vendredi 12 novembre 2021

Peut-on dire de la science qu'elle est naturelle? (Nouvelle version)

 (Certaines difficultés exprimées par plusieurs élèves m'ont décidé à  proposer une nouvelle problématisation du sujet, parce qu'il est évidemment impossible de traiter une question que l'on n'a pas comprise. Cette problématisation a finalement pris le teneur méthodologique d'une introduction, peut-être plus claire que la précédente. Cette refonte du sujet m'a également amené à changer quelques éléments du plan proposé. Si vous avez déjà bien avancé sur cette dissertation en utilisant des éléments de la proposition antérieure, cela ne pose évidemment aucun problème. Cette nouvelle version s'efforce de mieux faire comprendre le sujet à celles et ceux qui ne parvenaient pas à voir le problème. J'espère qu'elle atteindra son objectif) 


Introduction: De la science on peut dire qu’elle est un scepticisme organisé qui s’applique à la tâche de connaître. Cela signifie que, de toutes les activités humaines, elle est celle qui aspire à la plus grande rigueur et exactitude quant aux conclusions qu’elle retire de ses raisonnements, de ses observations, de ses expérimentations. Par conséquent, il n’est pas excessif de considérer la science comme une discipline dont le but est de parvenir à des résultats objectifs, c’est-à-dire débarrassé de tout parti pris, de tout intérêt personnel, de toute sentimentalité, ou passion. Cela signifie que nous créditons la science, et particulièrement aujourd’hui, de nous donner de la nature la connaissance la plus conforme à ce qu’elle est effectivement. Si quelqu’un est considéré comme le plus qualifié pour nous dire ce qu’est le climat, c’est un climatologue, ce que sont les forces c’est un physicien, ce qu’est la vie, c’est un biologiste. Mais ces savoirs sont complexes, symboliques, « médiats ». Ils développent non seulement des compte-rendus d’expériences ou d’observations pour les sciences expérimentales, mais aussi de longues chaines de raisonnements ou de calculs mathématiques. La présence du suffixe « logue » ou « logie »  « logiste » dans la plupart  des sciences pointe vers le terme de « logos » en grec qui désigne à la fois le langage et la raison, la logique, le savoir rationnel.  Cela signifie que la science consiste à rendre « raison »  de l’existence des phénomènes. Mais n’y aurait-il pas dans cette tentative scientifique visant à rendre raison des phénomènes de la nature  une sorte de décalage ou d’interprétation humaine voire d’évitement qui interdirait en fait la totale adéquation entre le savoir et l’objet naturel de ce savoir? C’est finalement la question de la connaissance et peut-être aussi de l’excellence de la connaissance en tant que science qui est ici interrogée. La connaissance d’un objet suppose une forme d’adéquation d’un esprit, d’une pensée avec cet objet. On connait un objet quand on sait « ce qu’il est » mais lorsque cet objet est naturel voire lorsque il est « la nature », cette connaissance me permet-elle de saisir naturellement cette nature ou artificiellement? La façon dont on connaît une réalité naturelle ne ferait-elle pas obstacle à l’objectivité de cette connaissance en ciblant cette réalité au travers d’une forme médiatisée, symbolique, déduite, construite, constituée, travaillée, culturelle? L’homme peut-il acquérir une connaissance naturelle de la nature, ou bien est-il condamné à ne jamais pouvoir la saisir ni l’expliquer qu’au travers de processus, de méthode, d’instruments artificiels, culturels, humains? Ne serait-il pas envisageable que l’homme, en tant qu’il est aussi une créature née de la nature et en elle, puisse saisir, penser et connaître la nature naturellement? 




Elucidation de la problématique:

Cette question s’impose assez logiquement à toute personne s’étonnant de ce paradoxe à la lumière duquel la connaissance que nous avons de la nature n’a jamais été aussi juste, aussi précise qu’aujourd’hui alors même que l’influence négative de l’homme sur elle et notamment sur le climat n’a jamais été aussi prouvée, testée, affirmée et précisément elle l’est par la science. C’est exactement comme si la science aujourd’hui mesurait des dommages dont elle ne peut entièrement se dédouaner puisque fait partie intégrante des progrès accomplis par l’homme notamment dans l’extraction et l’exploitation des ressources d’énergies fossiles, cause principale du réchauffement climatique. On pourrait s’interroger sur la fonction auto-réalisatrice des tristes prophéties dont elle est aujourd’hui le porte-voix à plusieurs titres. Mais ce n’est pas exactement à cette question là qu’il est fait référence dans ce sujet. Que la science soit naturelle, c’est pour le moins douteux si l’on prête attention au fait qu’elle est comme le bras armé d’une présence humaine dont le moins qu’on puisse en dire est qu’elle est aussi envahissante que profondément  et naturellement dommageable.  Mais comment la nature peut-elle s’en vouloir au point d’avoir engendré une créature si complexe, si atypique et si peu naturelle qu’elle se révèle aujourd’hui porteuse d’une dérégulation irréversible de l’écosystème?

 

On se doute bien qu’il n’est au pouvoir de personne de répondre à une telle question, à moins de verser dans le style de la fable théologico-superstitieuse. Il importe plutôt de s’en tenir à la question parfaitement philosophique de savoir si la science n’aurait pas dévié de sa trajectoire première, laquelle la définissait dans le sillage d’Aristote comme née de l’étonnement humain devant l’existence de la nature, du monde et de la vie. Des premières définitions des présocratiques aux nano-technologies que s’est-il passé qui puisse rendre compte d’un indiscutable changement d’esprit? La réponse est dans la question: la technologie, c’est-à-dire la techno-science. Mais comment et surtout pourquoi celle-ci est-elle apparue? Nous verrons que la naissance de la science moderne au 17e siècle avec notamment l’importance cruciale de l’expérimentation, notamment grâce à Galilée n’est pas indifférente à cette évolution (2e partie). Mais avant cela, il est clair que  la possibilité d’une science naturelle ne saurait s’envisager sans que soit questionnée la nature même de notre volonté ou désir de savoir (libido sciendi) . Sommes nous naturellement portés à connaître, à savoir, à percer les secrets de la nature? (1ère partie) Enfin, dans cette expression de « science de la nature », nous comprenons généralement le génitif du complément de nom comme un génitif objectif désignant ainsi la science dont la nature est l’objet, mais que la nature puisse être le sujet de la science ou d’une forme de science, de savoir, d’intelligence, cela ne peut peut manquer de donner à la question une profondeur authentique et particulièrement propice à approfondir la perspective d’un éventuel « dévoiement » de la science, d’un détour qui l’aurait fait devenir autre chose que ce qu’elle était censée être (techno-science). Existerait-il un savoir naturel venant de la nature elle-même et produit par elle?

Plan: 

Nous disposons ainsi de trois questions qui sont toutes directement présentes impliquées dans la question du sujet:

    1) L’homme est-il par nature voué à connaître?

a) L’étonnement (Aristote)

b) La rupture avec l’opinion (la science ne va pas de soi)

c) La libido sciendi  (pulsion de savoir et d’apprendre) est-elle naturelle?


   2) La nature est-elle vraiment l’objet de la science ou seulement le prétexte trouvé par l’homme en vue de favoriser un progrès exclusivement technologique ?

    a) La notion de modèle d’intelligibilité de la nature

    b) L’expérimentation et la science moderne

    c) La  techno-science et le transhumanisme


3) Existerait-il une science de la nature au sens d’intelligence mise en oeuvre dans la nature, par la nature elle-même? (Que l’on puisse connaître la nature: n’est-ce pas nécessairement la preuve que la nature se connaît par elle-même?)

     a) Nature naturée et nature naturante

     b) Deus sive natura

     c) Connaître en co-naturer: la science et l’art 




1) Est-il naturel à l’homme de savoir (scio: science)?

a) L’étonnement (Aristote)

Le fait le plus marquant de cet intéressement (au sens étymologique) de l’homme à la nature semble être l’étonnement et il est troublant de constater à la fois que Platon et Aristote s’accorde sur cette origine et à quel point évoquant le début de la philosophie, il lui adjoignent spontanément la science car, de fait, les interrogations sur la lune, le soleil et les étoiles furent le sujet d’étude de penseurs présocratiques comme Empédocle, Pythagore, Parménide, Thalès qui sont connus comme étant tout autant philosophes que savants.  Mais quelle est exactement la nature de cette pente inclinant ces hommes à s’étonner? Est-elle naturelle? 

« Ce fut l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux pensées philosophiques. Au début, ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Etoiles, enfin la genèse de l'Univers. Apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance (et c'est pourquoi aimer les mythes est, en quelque manière se montrer philosophe, car le mythe est composé de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, il est clair qu'ils poursuivaient la science en vue de connaître et non pour une fin utilitaire. Ce qui s'est passé en réalité en fournit la preuve : presque tous les arts qui s'appliquent aux nécessités, et ceux qui s'intéressent au bien-être et à l'agrément de la vie, étaient déjà connus, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Il est donc évident que nous n'avons en vue, dans la philosophie, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons homme libre celui qui est à lui-même sa fin et n'est pas la fin d'autrui, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit libre, car seule elle est sa propre fin. »

Métaphysique - (4e siècle avant JC)


 

Pourquoi Aristote dans cet extrait de son ouvrage « Métaphysique » fait-il immédiatement à la mythologie: « c’est pourquoi aimer les mythes est, en quelque manière, se montrer philosophe (savant) car le mythe est composé de merveilleux. » Que sont les mythes? Une modalité d’explication surnaturelle de la nature. Cela signifie que l’émerveillement que nous éprouvons à leur lecture fait partie intégrante de l’étonnement que nous ressentons à l’égard de ces phénomènes, comme si, seul, le caractère irrationnel, extraordinaire et magique des aventures décrites dans la mythologie était à la hauteur de l’étonnement humain devant la nature et finalement en donnait idée, formulation, expression. 

On ne peut pas s’empêcher, et à juste raison, d’opposer la mythologie et la science parce que, de l’un à l’autre, nous passons d’une modalité d’explication irrationnelle surnaturelle de la nature à une modalité rationnelle et naturelle, mais, ce faisant, nous passons totalement à côté de ce premier mouvement d’étonnement d’où partent finalement aussi bien la science que la mythologie. Un terme s’impose ici: c’est celui de « ravissement » avec tout ce qu’il induit d’élévation et de potentiel « d’embarquement ». Qu’il y ait de l’espace, de la lumière, de l’extériorité, cela ne peut pas se vivre, se réaliser autrement qu’au fil d’une narration extraordinaire, d’un récit fascinant et terrible au sein duquel se mêle tous les tabous à venir de l’humanité: le viol, l’inceste et le parricide, c’est la castration d’Ouranos par son fils Chronos tranchant le membre de son père de l’intérieur même de la matrice de Gaïa. (Théogonie de Hésiode 8e siècle avant JC).

 


Il n’est pas vraiment question ici de croire ni même de « croire que l’on ait cru » à ces mythes littéralement, mais plutôt de réaliser à quel point la création de ces récits s’efforce de donner idée du potentiel de ravissement de l’homme, et plus particulièrement de l’aède, c’est-à-dire des premiers poètes grecs oeuvrant afin de concevoir les images et les récits les plus à même de traduire cet effet de sidération, comme s’il était finalement aussi difficile de croire à Ouranos et Gaïa qu’à « l’existence de cette existence », de cet espace commun, de cette lumière nous permettant de voir et d’être vus, etc. Les mythes matérialisent le potentiel d’imagination dont les hommes sont capables afin de donner chair à leur ignorance, laquelle ne nous rend pas inertes  ou hébétés, mais étrangement productifs, inventifs, bien au contraire.

 


Il convient donc que les humains portent leur étonnement devant la nature jusqu’à la « surnature » de leurs récits mythologiques pour être à la hauteur de leur statut de « penseurs ».  A tous égards cette insinuation de la mythologie dans l’étonnement philosophique et scientifique de l’homme devant la nature répond à elle seule et déjà négativement à la question. S’il est autant question de surnaturel dans les toutes premières modalités mythologiques de la pensée des hommes, c’est bien qu’il ne leur semble pas naturel de penser la nature. Cela ne va pas de soi qu’il y ait la lune, qu’il y ait l’espace et la lumière. A ce titre il n’est pas incohérent de définir  le « phénomène humain » en tant que « modalité de perception non naturelle de la nature ».

Qu’il y ait sans nul doute, pour Aristote, quelque chose de proprement humain et suivant de non exclusivement naturel dans l’étonnement philosophique et scientifique, cela nous est également confirmé par la suite du passage dans lequel le philosophe grec insiste sur la naissance de cette préoccupation. Ce n’est qu’après avoir résolu des nécessités premières, vitales par les arts (techno en grec), c’est-à-dire des savoir faire que les humains se sont impliqués dans ces recherches.  L’humanité a donc d’abord conçu des pratiques à visée utilitaire (poiesis) avant d’oeuvrer à des activités plus nobles (praxis) pour culminer dans l’acte contemplatif par excellence (la théoria). Une activité est d’autant plus élevée qu’elle est animée par un esprit de la plus totale gratuité: on la fait pour la faire. C’est ce que l’on peut dire de toute praxis (politique) et plus encore de la theoria (philosophie).  La science se range dans cette dernière catégorie, ce qui signifie que l’on ne peut, dans l’esprit d’Aristote, la pratiquer que pour elle-même en tant qu’homme libre, libéré des nécessités premières de la vie organique. La science donc ne constitue en aucune façon un type de savoir naturel sur la nature mais spécifiquement et hautement humain. Dans la philosophie et dans la science, l’homme se constitue et se définit tel qu’il est dans sa plus noble et sa plus spécifique acception: celle d’un esprit pur, d’un noûs, c’est-à-dire d’une âme contemplative et divine.  Ce que disent la science et la philosophie, ce n’est pas la nature, mais l’intellect divin  tel qu’il s’effectue  en l’homme  par un certain type d’intéressement à  la nature et en elle.

  


                Ce qu’il importe vraiment de comprendre, c’est qu’il faut attendre Descartes (donc très longtemps)  pour envisager qu’il existe en l’homme une puissance de concevoir des idées. Pour les philosophes de l’antiquité grecque comme Platon et Aristote, les idées sont d’essence divine et il est seulement au pouvoir des humains d’en être les dépositaires. Il y a dans la science et dans la philosophie une sorte d’élévation par le biais de laquelle l’Homme s’essentialise, se purifie, se spécifie, actualise une forme d’excellence de son être. Le mouvement suivi par l’homme pour s’intéresser à ces objets que sont l’existence de l’univers, du soleil, des étoiles suit donc bel et bien en un sens une sorte de « nature » si par ce terme nous entendons ce que c’est pour l’homme que d’être homme. L’être humain cultive le fait d’être humain en pratiquant une étude qui ne peut être qu’à elle-même son propre objet de telle sorte que la gratuité de sa démarche est comme le corollaire de la liberté de son agent. 

Est-il donc naturel à l’homme de pratiquer la science et la philosophie, étant entendu que les deux sont originellement liées? Oui si par naturel, nous entendons « ce qui est le propre de… » mais non si par naturel nous entendons « premier », originel natal, puisque de fait les premières formes de pensées furent historiquement la mythologie et la religion. La référence d’Aristote à la mythologie est en ce sens, très pertinente: la mythologie donne idée de l’étonnement de l’homme devant la nature par la puissance thaumaturgique (magique, miraculeuse) des récits légendaires. Il s’agit bien par le mythe de rendre raison du fait que ce qui est soit tel qu’il est.  Cela signifie que la mythologie rend compte de la nature par le récit d’une sur-nature, et que la naissance de la science qui se produit sur ce fond d’écran de la mythologie se définit comme une rationalisation de la démarche mythologique. Peut-on qualifier cette rationalisation de naturelle au sens de « spontanée »? Non, ne serait-ce qu’à la lumière de tout ce que le raisonnement va induire de médiation et de rigueur dans l’émergence d’une conclusion qui sera tout sauf naturelle. Faire de l’univers, du soleil, du climat, du corps humain, du passé, un objet de science suppose préalablement une sorte de « crible » par le biais duquel sa présence passe d’un statut à un autre, de celui de « donné », il devient « causé », déterminable par ce qui l’a précédé ou engendré, c’est-à-dire construit, constitué, conditionné.

L’homme est comme un poisson qui, dans l’eau, se poserait la question de l’eau, vivrait son immersion dans cet élément comme questionnable, étonnante, propice à une enquête et cela donne d’abord la mythologie et ensuite la science. Rien donc ne va de soi, aucune réalité ne se manifeste à l’homme comme suffisamment « là », « auto-légitime » pour se soustraire à un questionnement émerveillé d’abord (et c’est le mythe) et questionnement en règles ensuite (et c’est la science). De la science, on peut donc dire qu’elle « est » le mythe (en ce sens qu’elle participe de ce même étonnement)  mais avec « la thaumaturgie en moins et la méthode en plus » .

   


 b) Rupture avec l'opinion (Gaston Bachelard)

« La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n'est jamais immédiate et pleine. Les révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n'est jamais "ce qu'on pourrait croire" mais il est toujours ce qu'on aurait dû penser. La pensée empirique est claire, après coup, quand l'appareil des raisons a été mis au point. En revenant sur un passé d'erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l'esprit même, fait obstacle à la spiritualisation. »

Dans son livre « la formation de l’esprit scientifique », Gaston Bachelard précise les contours de la démarche scientifique et surtout de la rupture qu’elle présuppose par rapport à l’opinion, laquelle finalement se caractérise comme de la non-pensée. Pour reprendre la formulation du philosophe, l’opinion c’est justement ce que du réel « on pourrait croire ». Par exemple, on pourrait croire que le soleil tourne autour de la terre ou que les objets tombent d’autant plus vite qu’ils sont plus lourds. Mais ces conclusions ne sont pas « ce qu’on aurait dû penser ». La « tournure d’esprit » requise en science, et, en cela, parfaitement identique à celle de la philosophie, consiste donc bel et bien à ne jamais s’étonner suffisamment de ce que les choses soient et plus encore qu’elles soient « ainsi ».  Ce n’est donc pas que les apparences ou les évidences,  celles d’un monde « là » soient trompeuses, c’est plutôt qu’elles sont inacceptables en l’état, qu’il nous est impossible de les ratifier « comme ça » , en vertu du simple fait qu’elles soient. 

Le propre de l’esprit scientifique est donc de considérer que ce n’est pas « naturellement » que la nature est telle qu’elle est. Cela « s’explique » et pour parvenir à cette « clarification », à cette efficience de la loi sous les phénomènes, il faut se départir de toute interprétation préalable, ou « donnée ». C’est le sens profond de la fin du passage: rien ne va de soi, rien n’est donné, tout est construit. » Cela suppose non seulement cette défiance à l’égard de tout ce qui, de la nature, nous est donné naturellement, c’est-à-dire « comme ça », mais aussi et principalement par rapport à ce qui dans notre esprit se pose comme « toujours déjà là », le préjugé, l’idée reçue  et acceptée depuis tellement longtemps qu’elle fait partie des « meubles » et qu’elle constitue comme un passage obligé de l’interprétation des phénomènes. 

  

Il arrive que l’histoire mette en présence des peuples dont chacun d’eux considérait comme naturel tel ou tel principe; ainsi par exemple, pour les européens découvrant l’Amérique, il va de soi que la propriété est un « droit naturel », comme cela est d’ailleurs écrit dans la déclaration des droits de l’homme de 1789. Cela expliquera que plus tard le chef indien Seatlle adresse un discours au gouverneur Isaac Stevens, commissaire aux affaires indiennes dans lequel il exprime sa difficulté à vendre aux blancs des terres qu’il n’a jamais eu le sentiment de posséder. Ce que les européens conçoivent comme naturel, à savoir l’instinct de posséder, d’acquérir est totalement propre à leur culture et l’on peut parfaitement envisager un modèle de société dans lequel ce n’est pas la terre qui appartient aux hommes mais les hommes qui se déplace au gré des ressources que leur propose la terre et la nature (les bisons en l’occurrence).

Il n’est pas certain que l’on puisse penser sans préjugés mais l’activité scientifique et philosophique progresse à mesure qu’elle s’attaque à ces couches d’idées reçues de telle sorte qu’elle se définit moins par sa capacité à découvrir de nouveaux faits qu’à travailler suffisamment son esprit, à le rajeunir, comme dit Gaston Bachelard afin de s’ouvrir à une nouvelle dimension plus problématique de faits que l’on croyait « compris ».

  


Mais la critique de l’opinion ne s’arrête pas là pour Gaston Bachelard. « l’opinion traduit des besoins en connaissances. En désignant des objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. » Qu’est-ce que l’opinion, en fait? C’est la doxa, c’est-à-dire si l’on consulte le dictionnaire: « l’ensemble des opinions communes aux membres d’une société qui sont relatives à un comportement social. » Doxa vient du grec dokéo qui signifie sembler, paraître, avoir l’apparence. Selon certains hellénistes, la doxa s’oppose dans son origine à « aléthéia » qui décrit le mouvement de dévoilement de la vérité (retirer à la nature son voile pour la découvrir dans sa vérité). C’est à la lumière de cette étymologie et de cette origine de la doxa qu’il nous faut saisir le sens des propositions de Gaston Bachelard. Donner son opinion, c’est donner son avis et partir du principe que cette action de donner son avis est légitime en soi, par soi, qu’il n’y a pas besoin de justification pour exprimer « ce que l’on pense ». Or de fait, toute personne donnant ainsi son opinion sur quelques sujets que ce soit exprimera nécessairement le lieu commun correspondant à son « intérêt » à la lumière de ce qu’il est, de son milieu social, de sa corporation, de sa famille, etc.  Il est finalement difficile de trouver de plus grande opposition que celle de la doxa et de l’esprit scientifique. 

                L’opinion est totalement immergée dans l’interprétation d’une réalité dont elle ne réalise pas qu’elle n’est qu’une interprétation et qui se limite aux apparences. L’opinion ne se pose aucune question et quand elle exprime un « avis », celui-ci ne porte et n’aspire qu’à défendre des intérêts de classe, de milieu, de tradition, des préjugés, des présupposés qui ne sont même pas relevés, ni perçus comme tels. Quelque chose de ce qui est ici pointé par Bachelard fait finalement écho aux blessures narcissiques de Freud. Pourquoi la science a-t-elle ainsi imposé à l’homme des révélations cuisantes qu’il a mis du temps à accepter, voire qu’il n’a pas encore acceptées? Parce que l’opinion ne se pressent pas, n’a aucune aperception de soi. Il va de soi pour l’opinion que la terre ne peut pas tourner autour du soleil parce que la terre ne peut pas ne pas être au centre de l’univers, parce que l’homme ne peut pas ne pas être ce à partir de quoi la nature prend sens. L’opinion traduit finalement cette fixation, cette phase de sédimentation, de solidification avancée de la demande de sens qui va se contenter d’une réponse satisfaisante, c’est-à-dire de nature à assouvir rapidement et de façon simpliste l’angoisse de l’homme à l’idée d’être ainsi jeté dans un univers non-humain.

 


                Le rapport de l’opinion à la nature est donc extrêmement ambigu selon le sens que l’on donne à ce terme de nature. Projeté qu’il est dans une nature brute et finalement profondément « étrangère », « Autre », la nature de l’homme au sens de mouvement spontané et « humain » (ce que l’on veut dire quand on affirme que l’erreur est humaine) est donc de présupposer dans sa connaissance de la Nature l’avantage d’être humain comme un postulat, une base dont on part mais qui en elle-même n’est pas (et n’a pas à être) justifiée, démontrée.  Avoir une opinion, un avis et l’exprimer, en tant qu’opinion, c’est donc nécessairement céder à une forme de narcissisme inconscient, si ancré qu’il n’est pas même repéré par les radars de l’examen de soi sur soi. Etant entendu que l’homme est ce qu’il est, il ne peut pas être apparu sur une planète excentrée dans le système solaire, pas plus qu’il ne peut être le produit d’une évolution phylogénétique d’une souche animale. 

S’il n’est pas pour autant certain ni même envisageable de penser sans présupposé, le problème de l’opinion vient de ce qu’elle n’aperçoit pas les présupposés à partir desquels elle s’exprime, de telle sorte qu’en effet elle transforme qu’en effet, elle traduit des besoins (demande de sens) en connaissance et ne croit progresser qu’en se trompant parce que de fait tout ce qu’elle connaîtra ou tout ce dont elle fera l’expérience ne sera connu qu’en tant que cela satisfait le besoin d’où part la démarche.  Ce qui caractérise au contraire l’esprit scientifique, c’est de toujours travailler ses présupposés, de toujours les remettre en cause, de s’interroger moins sur ce qu’il y a à savoir que sur les présupposés à partir desquels elle croyait savoir. C’est justement cet inconscient, cet impensé de l’opinion qui constitue finalement l’objet même de la démarche scientifique et philosophique, deux disciplines qui, sur cette question fondamentale à tous égards, sont indissolublement liées.

 


                Il faut approfondir cette opposition et la formuler dans l’expression la plus juste de son efficience paradoxale (dans tous les sens de ce terme: para- doxa):  l’opinion dit qu’elle pense et ne pense pas, la science et la philosophie ne disent pas qu’elles pensent mais pensent effectivement, parce qu’elles posent sans cesse la question de savoir ce que penser « est », c’est-à-dire celle de savoir à partir de quoi ce que l’on affirme a été le produit d’une pensée « légitimante ».  Ce qui taraude les pensées scientifique et philosophique, c’est la question du fondement de la connaissance, plus que celle de son objet. L’opinion au contraire s’affirme et affirme inconsciemment la demande angoissée à partir de laquelle elle affirme (sans fondement aucun) ceci ou cela. Et peu importe si parfois, ce qu’elle affirme est juste parce que ce sera juste « par hasard » et pas « nécessairement », indiscutablement, rationnellement, conclusivement.  Si la science et la philosophie sont donc plus à même de nous dire en effet ce que la nature est, ou peut-être mieux encore ce qu’elle n’est pas, c’est justement parce que leur démarche commune n’est pas naturelle du tout, au sens de spontanée, allant de soi. On pourrait même dire qu’en un sens, ce sont des démarches « torturées », taraudées par un questionnement et une remise en cause de soi permanente, tout comme un homme qui parlant, s’interrogerait sans cesse sur la légitimité de sa parole. Il existe en tout homme un « souci de soi » qui n’est ni psychologique, ni psychanalytique, ni même personnel. Ce n’est pas sa petite affaire privée, c’est sa condition humaine qui s’effectue et s’affirme dans ce questionnement et c’est cela qui donne naissance à la philosophie et à la science. 

  


c) Le désir de savoir (libido sciendi) est-il naturel?

Quelque chose de ce rapport torturé au fondement et à l’origine définit l’homme comme créature animée d’un désir de savoir, d’une curiosité naturelle.  On peut considérer cette soi de connaissance comme non naturelle si par ce terme de « naturel » nous entendons facilité, apparence, « automatisme », mais comment se rallier à une telle interprétation? Quoi de moins naturel qu’un automatisme? La croyance qu’a souvent l’opinion à la nature des êtres et des choses: « c’est naturel, ça ne changera pas » n’est pas naturelle en ceci qu’elle est empreinte de ce mouvement propre à la doxa qui consiste à se satisfaire des apparences, du paraître, bref des artifices plutôt que de s’interroger sur la nature authentique de l’univers. 

Ce n’est pas donc la nature de l’homme qui s’exprime dans l’opinion mais plutôt une forme de croyance en la nature, c’est-à-dire à une condition donnée et immuable qui rendrait inutile la recherche et qui ainsi donnerait raison à) toute paresse. Sous cet angle, le combat contre l’opinion mené par la science s’identifie précisément à l’expression d’un désir authentique enfin rendu à lui-même celui d’être curieux, de chercher, de ne pas se contenter de ce qui semble évident. C’est bien ce que les grecs désignaient sous le terme de dévoilement « alethéïa » (vérité). « La nature aime à se cacher » comme dit Héraclite et c’est bien l’expression simple et pure du désir de dévoiler la nature qui ‘exprime dans la recherche scientifique et philosophique de la vérité.

                


                Mais jusqu’à quel point peut-on vraiment défendre l’idée d’un désir naturel de savoir? Saint Augustin dénombrait trois types de désir: la libido sentiendi (désir sensuel) la libido dominant (désir de dominer) et la libido sciendi (désir de savoir). Il est d’autant plus essentiel de s’interroger sur le caractère naturel de cette libido sciendi qu’elle projette sur la question de l’éducation et de la pédagogie une lumière décisive. S’agit-il pour un enseignant de forcer l’acquisition d’une connaissance dont l’intérêt ne s’imposerait pas naturellement à l’élève ou au contraire de seulement guider, entretenir et éventuellement cadrer une soif de savoir qui nécessairement serait comprise en son être? L’idée d’une « pulsion irrépressible » de connaître peut aujourd’hui faire sourire tant il est vrai que l’institution scolaire est synonyme de contrainte, de répression, de devoir et de notation. Pour autant, l’observation de l’attitude et des jeux des nourrissons semble corroborer l’hypothèse d’une curiosité native (qui d’ailleurs ne se limite aux bébés humains). 

Nous avons vu à l’occasion de la célèbre observation de Sigmund Freud à quel point l’imitation dans le jeu d’une situation anticipait en réalité sur une authentique maîtrise et sur l’acquisition de la langue.  Il est d’ailleurs totalement envisageable de retrouver les trois catégories de « concupiscences » établies par Saint Augustin dans l’enfant à la bobine. En effet, le petit fils de Freud était d’abord soumis aux absences de la mère, de sa proximité physique, de l’allaitement et des caresses maternelles: c’est la libido sentiendi (des sens). A ce manque affectif, physique, l’enfant essaie de pallier par un désir de maîtrise, c’est la libido dominandi qui le prédispose à reproduire la situation en la symbolisant par la bobine. Enfin, nous avions vu que cette symbolisation n’était que le premier pas vers l’acquisition par l’enfant du langage, lequel déjà pointe vers la question du sens et de la curiosité (libido sciendi). 

             

 Freud ne manquerait pas, évidemment de définir originellement cette libido, cette soif de connaissance comme la dérivation culturelle d’une pulsion naturelle sexuelle. C’est finalement sa thèse de la sublimation qui explique par la sexualité refoulée les formes et l’intensité de tous nos désirs culturels. La science serait donc naturelle moins par les objets auxquelles elle s’applique que dans sa dynamique même, dans sa forme.  Le savoir tout comme le désir originel de la mère finalement est le produit de cette pulsion frappée d’interdiction et dérivée vers des objets intellectuels. On mesure bien à quel point l’hypothèse freudienne est à la fois de nature à expliquer la totalité de nos inclinations mais en même temps, et à cause de cela, légitimement sujette à caution. Tout dans les attitudes socialisées de l’être humain est affaire de réinvestissements pulsionnels et sexuels, de « transferts », de dérivations d’énergie libidinale. Toutes les médiations et constructions sociales civilisatrices se réduisent donc dans cette optique à des logiques compensatrices par le biais desquelles la pure jouissance du « ça » est reconduite, transformée, reconvertie.


                La difficulté des thèses soutenues par le psychanalyste réside ici dans la question de savoir jusqu’à quel point l’idée selon laquelle toutes les activités culturelles humaines peuvent légitimement se réduire à la sublimation de la jouissance du « ça » car si tel est bien la cas, alors l’édifice entier de la culture se résume à du « négatif » à de la jouissance sexuelle différée, détournée, transformée. Nous comprenons bien par ailleurs à quel point, dans cette perspective, la réponse à la question ici posée est tout autant « oui » que « non » car si l’élan qui nous pousse à connaître et à savoir est bien naturel quant à son origine (sexualité), il ne l’est pas par son objet:  celui du « savoir » qui, au contraire, n’est que l’une des nombreuses médiatisations d’un désir sexuel qui ne dit ni son nom, ni sa force. Le problème ici consiste dans le fait que ce ne serait pas pour la science en elle-même que nous nous appliquerions à connaître et qu’ainsi l’idée même de la gratuité positive d’un savoir ne serait plus défendable.

 


                De plus, il existe une différence notable entre la thèse selon laquelle le désir de savoir est le refoulement d’une pulsion sexuelle naturelle (Freud) et celle qui défend l’idée d’une pulsion érotique assumée pour la sagesse et la connaissance. Or c’est bien cette dernière idée que nous retrouvons à la fois dans le Banquet et dans le Phèdon de Platon.  Dans ces deux dialogues, Platon situe précisément l’importance et le rôle de l’amour dans la connaissance, mais ce n’est pas l’amour en tant que « Philia » (amour qui partage, convivialité, amitié) ou en tant qu’ « Agapè »  (amour désintéressé et saint qui ne fait que donner) auquel Platon fait référence mais à « Eros », au désir pulsionnel. Pourquoi?

 


                C’est Diotime de Mantinée, l’un des seuls personnages féminins présents dans les dialogues de Platon (et d'ailleurs elle n’y est pas physiquement présente) qui répond clairement à cette question par l’intermédiaire de Socrate dans « le banquet ». Il nous faut situer d’emblée notre soif de connaître dans une perspective idéale, voire idéaliste. Comment peut-on rendre compte de que nous trouvions « beau » un visage, « juste » une décision, « vrai » un résultat? Comment expliquer que nous ne cessions dans notre vie matérielle de tendre vers une perfection qui, elle, de toute évidence, ne l’est pas? (Lequel de nous a vu la beauté même, la justice, et la vérité « pures » dans cette vie?). Nous ne cessons d’exprimer dans notre existence finie, mortelle et physique un désir aspirant à ce qui est infini, éternel et idéal. Cela ne peut s’expliquer que par un concept dont la pertinence a nécessairement besoin d’illustration quasi mythologique. Ce concept est celui de la réminiscence. Il est impossible d’expliquer que l’homme soit animé d’un désir à l’égard de ce qu’il n’ jamais connu (les idéaux de  Beauté, de  Justice, de Vérité) sans supposer que ces Idées ont laissé quelque part en nous des semences, des traces, un souvenir. Avant d’être des corps, nous n’étions que des âmes auxquelles ont été offerte l’expérience pure et intuitive de ces Idéaux. Quand nous sommes frappés par la beauté d’un visage, c’est finalement le souvenir de l’expérience originelle de la Beauté en soi, pure et idéale qui nous revient confusément et il faut toute l’énergie du désir (Eros) pour nous mettre sur la voie de la réminiscence de cette idée.

 

C’est comme la madeleine de Proust sauf qu’ici c’est une expérience universelle, originelle, spirituelle, surnaturelle et qui ne vient pas du passé personnel de l’individu mais de cet âge originel au sein duquel il n’était qu’une âme.  L’un des aspects fondamentaux et troublants du discours de Diotime vient de ceci qu’elle insiste sur ce mouvement ascendant qui part de l’amour que nous ressentons pour le corps (Eros). Nous aimons la connaissance parce que nous avons d’emblée été marqués par l’intuition des essences  (idées) dans toute leur pureté et que l’amour au sens de désir décrit finalement un mouvement d’élévation par le biais duquel nous allons grimper les paliers d’une échelle qui de l’expérience physique que nous faisons de la beauté va peu à peu nous élever vers la beauté de la connaissance en elle-même. Tout ici n’est affaire que de réminiscence et d’amour, mais tout commence avec une attirance « physique ». Il est affaire d’Eros dans la philosophie et dans la science et c’est bien grâce à une pulsion que nous nous élevons, paliers par paliers, de l’amour d’un corps à l’amour de tous les corps, puis à l’amour des âmes, ensuite à l’amour des lois, enfin à l’amour pur des idées par la connaissance. Sans cela, les différents niveaux resteraient statiques, inaccessibles. C’est bien le désir qui est le moteur même de la connaissance des idées, idées dont nous avons eu l’intuition dans un « Avant » pur et insituable. 

        


                D’où naît le désir naturel de savoir? D’un rapport à la connaissance qui est d’emblée marqué du sceau du manque. C’est comme si nos âmes avaient été coulées dans un moule dont les contours impriment en nous par leur absence la dynamique d’une recherche et d’une connaissance des concepts. Il convient toutefois de ne pas sous-évaluer ici l’importance décisive du mythe dans la description de Diotime, c’est-à-dire du registre de discours utilisé par Platon pour fonder cette conception d’une connaissance motivée par l’amour. La connaissance et donc aussi la connaissance de la nature s’expliquent en l’homme par un récit surnaturel que l’on ne peut considérer autrement que comme une fable métaphysique. C’est par un recours mythologique au surnaturel que le mouvement de connaître tel qu’il se produit et s’actualise dans nos âmes se donne  notamment la nature comme objet. Que l’homme soit naturellement fait pour connaître, c’est ce qui finalement donne sa « morale », son sens à cette fable dont le caractère surnaturel s’explique par le sujet qu’elle se propose, lequel n’est ni plus ni moins que de décrire finalement le mode de fabrication des hommes, le métal et le moule dans lequel on coule des âmes et on leur insuffle le désir de perfection, la quête d’un idéal, la dynamique même de la sagesse et du savoir. Que la science, en tant que savoir,  soit naturelle c’est donc ce qui ne peut se justifier que surnaturellement, métaphysiquement, fabuleusement, au sens étymologique du latin « fabula ».


2) La nature est-elle vraiment l’objet de la science ou seulement le prétexte trouvé par l’homme en vue de favoriser un progrès exclusivement technologique ?


1) La notion de modèle d’intelligibilité de la nature

C’est l’envie de savoir, telle qu’elle se manifeste dans la science dont nous venons d’essayer de saisir le mouvement, d’analyser la texture jusqu’à devoir reconnaître précisément que cette origine n’est pas scientifiquement définissable. Il n’y a pas de discours méta-scientifique en ce sens, c’est-à-dire que nous ne pouvons caractériser scientifiquement la démarche scientifique et si nous le pouvons philosophiquement c’est uniquement grâce à la métaphysique, c’est-à-dire vers cette partie de la philosophie qui, à tous égards, est la plus problématique, la plus limite, en ce sens qu’elle se donne pour objet les questions les plus premières.

Mais cette interrogation sur le caractère naturel de la science se formule différemment si nous nous intéressons moins au mouvement qui l’anime qu’au résultat, qu’au savoir produit, développé, structuré de « la » science. Qu’entendons vraiment par ce terme de science, de démarche scientifique? Quand pouvons nous considérer qu’un savoir ou qu’une démarche est scientifique? Cette démarche est-elle naturelle?

Jusqu’à l’éclosion de la science moderne avec Galilée au 17e siècle, c’est l’autorité d’Aristote qui a prévalu dans ce domaine. Dans cette démarche aristotélicienne on connaît un phénomène naturel quand on est capable d’en déterminer la cause. Mais il existe quatre types de causes: 


« Il est évident qu’il faut acquérir la science des causes premières puisque nous ne pensons savoir une chose que quand nous croyons en connaître la première cause. Or on distingue quatre sortes de causes, la première est l’essence et la forme propre de chaque chose (cause formelle); car il faut pousser la recherche des causes aussi loin qu’il est possible, et c’est la raison dernière d’une chose qui en est le principe et la cause. La seconde cause est la matière et le sujet (cause matérielle); la troisième le principe du mouvement (cause efficiente); la quatrième enfin celle qui répond à la précédente, la raison et le bien des choses (cause finale); car la fin de tout phénomène et de tout mouvement, c’est le bien. »

Pour bien comprendre ces quatre causes, nous pouvons prendre l’exemple d’une statue: 

  1. Quelle est la cause formelle de la statue? Son modèle, l’essence, l’être dont elle est une image. Les phénomènes sont toujours des manifestations d’une essence. 
  2. Quelle est la cause matérielle de la statue? C’est le marbre dans lequel elle est sculptée, de quoi elle est faite. 
  3. Quelle est la cause efficiente de la statue? Le sculpteur c’est ce qui donne naissance à…
  4. Quelle est la cause finale de la statue? C’est l’esthétique, la beauté en en vue de quoi elle a été faite. On mesure bien à quel point la détermination de cette cause peut être établie « à courte vue ». On peut bien définir par exemple la finalité d’un organe dans un corps, on formulera finalement sa fonction mais très vite, ce sont des questions métaphysiques (et donc insolubles) qui se dessineront à l’horizon des premières réponses (insuffisantes). Si je peux voir à quoi sert le coeur dans un corps, puis-je savoir à quoi sert ce corps, ce rapport entre les corps, bref la nature? Aristote insiste à plusieurs reprises sur le fait que « la nature ne fait rien en vain ». Il y a une cause finale à l’existence de toute chose et de tout être et c’est ce qu’Aristote appelle « le bien ». 


Ce qu’il importe de bien saisir de cette conception première de la science, c’est qu’elle vise à connaître les causes des phénomènes et pas à les provoquer. La science aristotélicienne n’est pas expérimentale. Aristote s’interrogeant sur la cause efficiente évoque à plusieurs reprises la notion de « premier moteur », c’est-à-dire finalement la cause première de toutes les autres, étant entendu qu’il en FAUT une, absolument, syllogistiquement, mais ce premier moteur auquel il est difficile de ne pas donner une nature divine, supraterrestre n’est pas dépassable ou substituable. Il est parce qu’il faut qu’il soit et dans l’expression de cette nécessité, ce n’est pas tant un objet de croyance qu’Aristote définit que l’exigence pure et à tous égards première d’un « savoir » (scio), d’une science.

Or, quelque chose de cette adhésion tout autant nécessaire qu’indémontrable va se trouver mis à mal ou, pour le moins, « relativisée » avec l’émergence de philosophes et de scientifiques du 17e siècle qui, comme Descartes et Galilée, considèrent que nous pouvons aller plus loin dans la compréhension de ces causes en expérimentant des modèles de compréhension de la nature. Le savoir ne peut pas se satisfaire de la passivité à laquelle la science aristotélicienne le réduisait. Si la nature crée des corps, l’homme lui produit des machines, des artifices, des dispositifs et nous progresserons considérablement dans la compréhension des corps et des éléments naturels en la comparant au savoir faire des hommes en vue de créer des mécanismes:

« Je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l'agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu'une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire des fruits. C'est pourquoi, en même façon qu'un horloger, en voyant une montre qu'il n'a point faite, peut ordinairement juger, de quelques-unes de ses parties qu'il regarde, quelles sont toutes les autres qu'il ne voit pas : ainsi, en considérant les effets et les parties sensibles des corps naturels, j'ai tache de connaitre quelles doivent être celles de leurs parties qui sont insensibles. »

Ce passage des principes de René Descartes (Partie IV - Art 203) va finalement très loin dans le dépassement de la conception aristotélicienne car Descartes affirme ne voir aucune différence entre un corps naturel et une machine conçue par l’homme si ce n’est « de grandeur ». Nous voyons les ressorts d’une machine car ils sont à l’image de la pensée et de l ‘échelle de visibilité des hommes, mais nous ne voyons pas les « mécanismes » à l’oeuvre dans la nature. Nous pouvons donc faire exactement comme un horloger qui devant une montre qu’il n’aurait pas fabriquée et dont les rouages seraient recouverts par un boîtier, déduirait sans difficultés le dispositif à l’œuvre. Bien sûr, on peut toujours affirmer qu’il est question pour Descartes comme pour Aristote de « connaître les causes » des phénomènes mais on mesure aussi tout ce que cette idée d’un modèle mécanique de compréhension des « rouages » de la nature sous-entend du point de vue du philosophe français, à savoir la substitution d’une représentation active de la connaissance à une représentation passive. C’est à la lumière du pouvoir qu’a l’homme d’être la cause efficiente d’un mécanisme qu’il peut pressentir et connaître le pouvoir du principe créateur d’être la cause efficiente de la nature.



        Avec Descartes il se produit une différence entre comprendre la nature et prendre la nature comme une réalité donnée à laquelle nous allons appliquer des modèles d’intelligibilité. L’artisan sait comment fonctionne un mécanisme puisque il en est l’auteur, puisque il en a agencé les pièces. Les organismes vivants de la nature sont « là », ils nous sont donnés comme des éléments bruts et cette immédiateté nous empêche de les percer à jour, mais nous pouvons « faire comme si » leur fonctionnement était similaire à celui des mécanismes dont nous sommes les auteurs. C’est comme une limite que l’esprit humain ne peut pas franchir, ou plutôt qu’il ne peut franchir qu’à la condition d’une assimilation sujette à caution, en ce sens qu’un organisme n’est pas une machine mais néanmoins productive puisque ce rapprochement décrit comme en creux ce que l’homme peut comprendre d’un organisme. Il est particulièrement intéressant de mettre cet extrait des principes en relation avec ce passage d’un livre d’Albert Einstein: « l’évolution des idées en physique » non seulement parce que le physicien reprend l’image de la montre mais aussi parce qu’il décrit les limites dont fait signe cette comparaison:

  « Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingénieux il pourra se former quelque image du mécanisme, qu’il rendra responsable de tout ce qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne peut même pas se représenter la possibilité ou la signification d’une telle comparaison. Mais le chercheur croit certainement qu’à mesure que ses connaissances s’accroîtront, son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il pourra aussi croire à l’existence d’une limite idéale de la connaissance que l’esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité objective. »

Il y a quelque chose qui paradoxalement est aussi humble qu’entreprenant, voire conquérant dans cette perspective de Descartes. Il nous faut « faire comme si » nous étions les auteurs de ces montres que sont les organismes vivants tout en sachant bien que ce n’est pas le cas, mais en misant sur les connaissances pratiques que ne manqueront pas de nous faire acquérir cette simulation active. « Il n’y a aucun moyen d’ouvrir le boîtier » dit très justement Einstein. Le chercheur « ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. » Aucun modèle de compréhension n’a la prétention de se substituer à l’original mais simplement de fournir un paradigme et pourquoi pas une sorte de « cliché », de représentation normative susceptible de suggérer de hypothèses qu’il sera possible de soumettre à une procédure de validation. Les termes utilisés par Einstein et appliqués à ce que dit Descartes nous permet de définir le mécanisme comme une interprétation du « fonctionnement » de la nature, tout en limitant cette assimilation puisque la nature, précisément ne « fonctionne pas » mais « vit ». En d’autres termes, le mécanisme n’explique pas la nature mais il nous donne matière à formuler des propositions auxquelles elle sera sommée de répondre par des observations et des tests que l’on pourra qualifier à bon droit d’ « expérimentaux ».

 

Nous retrouvons pleinement ce nouvel esprit imprimé à la science et par elle dans ce passage du « discours de la méthode » de Descartes, déjà largement et souvent mal commenté car trop hâtivement  et rétrospectivement décrit comme le point de départ de la techno-science:

“Car ces notions générales que j’ai acquises en physique m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu'au lieu de cette philosophie spéculative, qu'on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie.”


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