lundi 17 janvier 2022

L'humain comme seuil d'indiscernabilité entre langue et parole

       

 


            Ce qu’il faut parfaitement réaliser d’abord, c’est à quel point tout énoncé linguistique sur une situation réelle est fermeture à sa situation. Je vois un cheval courir dans un pré. Je dis à une autre personne: « un cheval court dans un pré. »  Dans cet énoncé, il y a un sujet, un verbe un complément de lieu. Le verbe s’accorde avec le sujet: tout est compréhensible. J’ai dit exactement ce que je voulais dire en un sens, ou plus exactement j’ai conformé ce que je voulais dire à la langue, à la grammaire, à la conjugaison. Ces « usages de la langue » sont en moi, tout simplement parce que, né en France, je parle français. Je n’ai pas mon mot à dire sur les règles organisant les mots que je dis. C’est comme ça: qu’un cheval court dans la prairie, ça se dit de cette façon. D’ailleurs cela tombe bien! Parce que finalement à aucun moment je n’ai pensé la situation autrement: j’ai vu un « cheval » son acte m’est apparu comme « courir » et je l’ai vu faire ça dans un « pré ». En fait,  la langue était déjà dans la perception de la scène: qu’un animal se déplace rapidement dans un champ ça m’est apparu « comme ça ». Qu’aurais-je pu voir d’autre? 

En fait qu’il y ait des choses ou des animaux à «  voir », si l’on y réfléchit bien, c’est déjà un préjugé de la langue, tout simplement parce que c’est grâce à cette idée qu’il y a des objets distincts, des catégories, des substances, des êtres, des animaux, etc, que je « distingue » toutes ces choses et ces êtres dans la réalité.  Toute langue est un système de classement qui découpe la trame de nos sensations en séquences qui correspondent à des noms. Ce que nous voyons dés que nous distinguons des objets, des êtres, des couleurs,etc; c'est-à-dire tout le temps, c'est toujours ce que notre langue voit.  Sans langue, nous pourrions dire, aussi bizarre que cela puisse sembler, que nous serions en situation de voir sans voir quelque chose. Voir se ferait purement, comme ça (de nombreuses toiles, notamment impressionnistes, ou dites (bien à tort) "abstraites" s'expliquent de cette façon: un "voir sans objet", un voir qui ne serait que "voir", voir le réel sans la langue qui le catégorise et donc le déforme). On peut penser ici par exemple à la Sainte Victoire de Cézanne.




On comprend ainsi qu’une langue avec tous ces termes, mais aussi avec tous ces connecteurs, toutes ces opérations, tous ces accords, ces exclusions, toute sa puissance de recoupement, de renvois de termes à termes, etc, agit dans ma pensée et précède absolument toutes mes perceptions en s'activant toujours préalablement en elles. Quand donc je dis: « un cheval court dans le pré, ce n’est pas vraiment moi qui ai voulu dire cela mais la langue. Le vouloir dire de la langue est là, il est d’ailleurs toujours là « AVANT». Quoi qu’on dise c’est toujours une langue qui le dit et qui le pense et moi je ne peux ni le penser ni le dire autrement. Si nous ne faisions que « dire » ou « penser », nous ne serions que des êtres de langue.

Mais il s’est quand même passé autre chose: j’ai parlé, j’ai voulu briser ce silence entre moi et mon ami pour dire que le cheval court dans la prairie (on pourrait presque dire que" j'ai voulu qu'il y ait du bruit: le son de ma voix"). Or comme il est un sujet de la même communauté linguistique que moi, la langue a toujours déjà dit en lui aussi que le cheval courait dans la prairie. En un sens, il l'a toujours su. La même langue a structuré sa perception, sa pensée de la même façon que moi de telle sorte que cette communauté de langue s’effectue, et, chose importante, cruciale, : « s’est toujours déjà préalablement effectuée » en lui aussi bien qu’en moi dés que nous sommes nés (peut-être même avant dirait Jacques Lacan). 

        Du point de vue de la langue, le cheval a toujours déjà couru dans la prairie, non pas que ce cheval-ci ait couru avant dans cette prairie là, non pas que cet évènement là se soit passé "avant", mais la phrase par le biais de laquelle je restitue cette situation, elle, a toujours été efficiente dans le fait même qu’il y ait de la langue (si l'on veut approfondir vraiment cet aspect il faut le relier à" la seconde articulation" (texte de Martinet)) . Le sens de cette phrase est viable. On peut le dire. Cela "fait sens" qu'un cheval vivant court ou pas dans la prairie (la langue fait sens mais la parole fait évènement). Le vouloir dire de la langue est toujours déjà à l’œuvre dans cette langue, c’est ce qui fait qu’un cheval est un "équidé", que « court » est la troisième personne du singulier du verbe "courir". C’est un vouloir dire, systématisé, qui fonctionne en circuit fermé et qui fait que quoi qu’on dise, le sens de ce que l’on dit vaut dans ce système là et finalement ne me livre aucune signification "réelle"  de ce qui se passe dans le réel (toute langue, et donc toute pensée humaine interprète généralement et logiquement ce qui n'est que singulier et irrationnel, inédit. Toute langue traduit donc les instants remarquables du réel en lieux communs de la pensée instituée. Tout ce qui se produit se passe comme jamais mais à cause de la langue, nous l'appréhendons comme si cela se passait "comme toujours").

La portée de ce paradoxe vaut ici d’être soulignée: jamais l’humain n’est plus convaincu de dire ce qui se passe dans la réalité que quand il produit un énoncé linguistique de la situation, plus encore: il est convaincu d’en dire la vérité (Il y aurait beaucoup de choses à dire ici sur cet effet de vérité - Nous devons à Nietzsche d'avoir parfaitement éclairé cet aspect purement linguistique de ce que nous appelons la vérité. En fait, une pensée structurée par la langue confirme une perception structurée par la langue de telle sorte que la langue ne fait que s'auto-valider à chaque fois que nous croyons dire quelque chose de profondément vrai alors que cela n'est que très, très superficiellement vrai. Nous  décrivons la vérité comme un effet de profondeur alors qu'elle n'est qu'un effet de surface, un pléonasme). 

        Mais en fait, ce que nous venons de saisir, c’est qu’en réalité, son énoncé se situe dans une dimension qui ne fonctionne que "hors réel". Il n'y a pas de "hors langage". La langue est le fait de "l'in-stituere" qui précède et ordonne toutes les institutions (qu'est-ce que c'est qu'une institution? C'est une maison qui n'est qu'un "dedans", qui n'a pas d'extérieur).  Les hommes vivent dans la réalité mais produisent des énoncés linguistiques dans lesquelles ils se soumettent intégralement au vouloir-dire totalitaire de cette langue, vouloir-dire qui ne fonctionne qu’en circuit fermé. Ce que les humains vivent de la réalité, c'est finalement ce qu'ils n'en perçoivent qu'au travers du filtre déformant de langue. C'est donc de l'intérieur même du huis clos de la langue que l'humain, animal vraiment étrange et structurellement "décalé", est en prise avec "l'extérieur". Ce qu'il vit du dehors, c'est ce qu'il en perçoit à partir d'un "dedans".

 

En même temps, il ne faut pas oublier que même si c’est pour être le pure dépositaire d’un vouloir dire linguistique qui n’est aucunement le mien, j’ai émis le son d’une voix articulée, j’ai voulu parler.  Il y a donc un vouloir dire de la langue et un vouloir dire de la parole, et autant le premier est impersonnel, systématique, communautaire, logique, totalitaire, programmatique, mort, autant le second est individuel, contingent, libre, irrationnel, inattendu, improgrammable, vivant. Il convient de bien comprendre qu’autant je ne peux pas dire autre chose que « le cheval court dans le pré » (totalitarisme de la langue), ou quelque chose d’approchant, autant j’aurai parfaitement pu ne pas parler (liberté de la parole). 

Comprendre les enjeux et les implications de cette articulation aussi étrange énigmatique, oxymorique, que nécessaire (parce que je ne peux pas davantage parler sans dire que dire sans parler), c’est indiscutablement se mettre sur la voie de cette zone d’indiscernabilité que et qui dessine l’être humain. Ce qui se joue de l’humain est là: dans cette ligne de fracture et de passage entre la langue et la parole.  Quoi que je dise, ce ne sera jamais moi qui le dirai mais la langue, mais alors pourquoi est-ce je m’obstine à parler? Cela ne signifierait-il pas que je m'efforce de croire en ma parole, que je n’ai pas renoncé à secouer ce totalitarisme pourtant écrasant de la langue par quelque ruse ou brutalité de la parole? 

 

Qu’on mesure à l’aune de cette réalisation tous les appels à libérer la parole des minorités, des opprimées. Si l’on entend par là cette parole instituée totalement maintenue sous le joug de la langue, à quoi cela servirait-il?  C’est un marché de dupe. Toute libération de la parole ne peut s’effectuer fondamentalement que contre la langue, contre la parole instituée.  Une prise de parole ne peut s’entendre que comme destruction des anciens cadres de pensée et ces cadres sont ceux de la langue. Quelle que soit la cause dont on se veut le porte parole, il faut passer nécessairement par cette capacité qu’a la parole de secouer la langue, de casser son horizontalité systématique par la verticalité d’un aplomb délibéré dans une parole assumée, pure, vivante. Une parole qui ne serait qu’ « habitée » (et il faut prendre ce terme dans tous les sens du terme: investie et hantée comme lorsqu’on perçoit du discours d’une personne qu’elle est entièrement dans ce qu’elle dit, pas dans son sens mais dans son timbre: Antigone et Greta Thunberg peuvent être perçues comme des héroïnes de cette parole là, malgré leurs différences de statut et de réalité - Ce rapport a d’ailleurs été déjà posé par Bernard Stiegler et JMG Le Clézio) 
 
 

 

 


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