Ce qu’il faut parfaitement réaliser d’abord, c’est à quel point tout énoncé linguistique sur une situation réelle est fermeture à sa situation. Je vois un cheval courir dans un pré. Je dis à une autre personne: « un cheval court dans un pré. » Dans cet énoncé, il y a un sujet, un verbe un complément de lieu. Le verbe s’accorde avec le sujet: tout est compréhensible. J’ai dit exactement ce que je voulais dire en un sens, ou plus exactement j’ai conformé ce que je voulais dire à la langue, à la grammaire, à la conjugaison. Ces « usages de la langue » sont en moi, tout simplement parce que, né en France, je parle français. Je n’ai pas mon mot à dire sur les règles organisant les mots que je dis. C’est comme ça: qu’un cheval court dans la prairie, ça se dit de cette façon. D’ailleurs cela tombe bien! Parce que finalement à aucun moment je n’ai pensé la situation autrement: j’ai vu un « cheval » son acte m’est apparu comme « courir » et je l’ai vu faire ça dans un « pré ». En fait, la langue était déjà dans la perception de la scène: qu’un animal se déplace rapidement dans un champ ça m’est apparu « comme ça ». Qu’aurais-je pu voir d’autre?
En
fait qu’il y ait des choses ou des animaux à « voir », si l’on y
réfléchit bien, c’est déjà un préjugé de la langue, tout simplement
parce que c’est grâce à cette idée qu’il y a des objets distincts, des
catégories, des substances, des êtres, des animaux, etc, que je
« distingue » toutes ces choses et ces êtres dans la réalité. Toute langue est un système de classement qui découpe la trame de nos sensations en séquences qui correspondent à des noms. Ce que nous voyons dés que nous distinguons des objets, des êtres, des couleurs,etc; c'est-à-dire tout le temps, c'est toujours ce que notre langue voit. Sans
langue, nous pourrions dire, aussi bizarre que cela puisse sembler, que
nous serions en situation de voir sans voir quelque chose. Voir
se ferait purement, comme ça (de nombreuses toiles, notamment
impressionnistes, ou dites (bien à tort) "abstraites" s'expliquent de
cette façon: un "voir sans objet", un voir qui ne serait que "voir",
voir le réel sans la langue qui le catégorise et donc le déforme). On peut penser ici par exemple à la Sainte Victoire de Cézanne.
On comprend ainsi qu’une langue avec tous ces termes, mais aussi avec tous ces connecteurs, toutes ces opérations, tous ces accords, ces exclusions, toute sa puissance de recoupement, de renvois de termes à termes, etc, agit dans ma pensée et précède absolument toutes mes perceptions en s'activant toujours préalablement en elles. Quand donc je dis: « un cheval court dans le pré, ce n’est pas vraiment moi qui ai voulu dire cela mais la langue. Le vouloir dire de la langue est là, il est d’ailleurs toujours là « AVANT». Quoi qu’on dise c’est toujours une langue qui le dit et qui le pense et moi je ne peux ni le penser ni le dire autrement. Si nous ne faisions que « dire » ou « penser », nous ne serions que des êtres de langue.
Mais il s’est quand même passé autre chose: j’ai parlé, j’ai voulu briser ce silence entre moi et mon ami pour dire que le cheval court dans la prairie (on pourrait presque dire que" j'ai voulu qu'il y ait du bruit: le son de ma voix"). Or comme il est un sujet de la même communauté linguistique que moi, la langue a toujours déjà dit en lui aussi que le cheval courait dans la prairie. En un sens, il l'a toujours su. La même langue a structuré sa perception, sa pensée de la même façon que moi de telle sorte que cette communauté de langue s’effectue, et, chose importante, cruciale, : « s’est toujours déjà préalablement effectuée » en lui aussi bien qu’en moi dés que nous sommes nés (peut-être même avant dirait Jacques Lacan).
Du point de vue de la langue, le cheval a toujours déjà couru dans la
prairie, non pas que ce cheval-ci ait couru avant dans cette prairie là,
non pas que cet évènement là se soit passé "avant", mais la phrase par
le biais de laquelle je restitue cette situation, elle, a toujours été
efficiente dans le fait même qu’il y ait de la langue (si l'on veut
approfondir vraiment cet aspect il faut le relier à" la seconde
articulation" (texte de Martinet)) . Le sens de cette phrase est viable. On peut le dire. Cela "fait sens" qu'un cheval vivant court ou pas dans la prairie (la langue fait sens mais la parole fait évènement). Le vouloir dire de la langue est
toujours déjà à l’œuvre dans cette langue, c’est ce qui fait qu’un
cheval est un "équidé", que « court » est la troisième personne du
singulier du verbe "courir". C’est un vouloir dire, systématisé, qui
fonctionne en circuit fermé et qui fait que quoi qu’on dise, le sens de
ce que l’on dit vaut dans ce système là et finalement ne me livre aucune
signification "réelle" de ce qui se passe dans le réel (toute langue,
et donc toute pensée humaine interprète généralement et logiquement ce
qui n'est que singulier et irrationnel, inédit. Toute langue traduit
donc les instants remarquables du réel en lieux communs de la pensée
instituée. Tout ce qui se produit se passe comme jamais mais à cause de
la langue, nous l'appréhendons comme si cela se passait "comme toujours").
La portée de ce paradoxe vaut ici d’être soulignée: jamais l’humain n’est plus convaincu de dire ce qui se passe dans la réalité que quand il produit un énoncé linguistique de la situation, plus encore: il est convaincu d’en dire la vérité (Il y aurait beaucoup de choses à dire ici sur cet effet de vérité - Nous devons à Nietzsche d'avoir parfaitement éclairé cet aspect purement linguistique de ce que nous appelons la vérité. En fait, une pensée structurée par la langue confirme une perception structurée par la langue de telle sorte que la langue ne fait que s'auto-valider à chaque fois que nous croyons dire quelque chose de profondément vrai alors que cela n'est que très, très superficiellement vrai. Nous décrivons la vérité comme un effet de profondeur alors qu'elle n'est qu'un effet de surface, un pléonasme).
Mais en fait, ce que nous venons de
saisir, c’est qu’en réalité, son énoncé se situe dans une dimension qui
ne fonctionne que "hors réel". Il n'y a pas de "hors langage". La langue
est le fait de "l'in-stituere" qui précède et ordonne toutes les
institutions (qu'est-ce que c'est qu'une institution? C'est une maison
qui n'est qu'un "dedans", qui n'a pas d'extérieur). Les hommes vivent
dans la réalité mais produisent des énoncés linguistiques dans
lesquelles ils se soumettent intégralement au vouloir-dire totalitaire
de cette langue, vouloir-dire qui ne fonctionne qu’en circuit fermé. Ce
que les humains vivent de la réalité, c'est finalement ce qu'ils n'en
perçoivent qu'au travers du filtre déformant de langue. C'est donc de
l'intérieur même du huis clos de la langue que l'humain, animal vraiment étrange et structurellement "décalé",
est en prise avec "l'extérieur". Ce qu'il vit du dehors, c'est ce qu'il en perçoit à partir d'un "dedans".
Comprendre les enjeux et les implications de cette articulation aussi étrange énigmatique, oxymorique, que nécessaire (parce que je ne peux pas davantage parler sans dire que dire sans parler), c’est indiscutablement se mettre sur la voie de cette zone d’indiscernabilité que et qui dessine l’être humain. Ce qui se joue de l’humain est là: dans cette ligne de fracture et de passage entre la langue et la parole. Quoi que je dise, ce ne sera jamais moi qui le dirai mais la langue, mais alors pourquoi est-ce je m’obstine à parler? Cela ne signifierait-il pas que je m'efforce de croire en ma parole, que je n’ai pas renoncé à secouer ce totalitarisme pourtant écrasant de la langue par quelque ruse ou brutalité de la parole?
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