jeudi 6 janvier 2022

Terminale HLP - Les métamorphoses du moi (2)

 Afin de gagner en clarté ainsi qu’en brièveté, il convient de revenir sur tout ce qui a été vu avant les vacances, de le résumer, de le prolonger et de donner idée de la totalité du cours portant sur les métamorphoses du moi.  Si toutes et tous les élèves de HLP en terminale pouvaient lire cet article avant mardi prochain, ce serait hyper génial…......Bon! Venons-en au fait!!!



  1. Etre soi-même: drame, destin, aventure ou récit?

(Tout ceci n’est qu’un résumé de ce qui a été travaillé avant les vacances). Nous avons évoqué trois figures de la mythologie et de la tragédie Grecque: Narcisse, Oedipe et Antigone en soulignant que chacune de ces figures illustrait la distinction conçue par Paul Ricoeur entre les différentes modalités de rapport à soi:

  1. La mêmeté, c’est-à-dire la considération de soi comme celle d’une identité fixe, figée dans le passé et inaltérable (« je suis tel que je suis ») décrit le piège dans lequel tombe Narcisse qui ne peut se détacher de cette apparence et qui meurt en s’y complaisant. 
  2. Antigone représente au contraire l’ipséïté, c’est-à-dire une consistance éthique qu'on acquiert par le respect de la parole donnée ou l’acte de se porter garant de soi-même aux yeux des autres et des autres à son propre égard. Issue d’une lignée maudite, fille et soeur d’un père/frère qui n’aurait jamais dû voir le jour, Antigone illustre précisément la fermeté de décision et d’âme qu’une personne est à même d’acquérir par ses actions et indépendamment de tout privilège de naissance.  L’ipséïté désigne exactement cette aptitude du moi à n’exister finalement « qu’au devant de soi », comme une déclaration d’intention qui prendrait corps à partir de soi. La résistance d’Antigone au pouvoir de Créon décrit quelque chose de ce « qu’exister humainement » veut dire en ce sens qu’elle ne se contente pas de vivre, de laisser aller, de se soumettre. Elle affirme son existence en inscrivant sa décision d’enterrer son frère dans une tradition, dans une histoire et dans un rapport vertical à la divinité qui ne se laisse pas impressionner par les décrets éphémères et arbitraires d’un souverain.  Comprendre l’ipséité c’est réaliser que le moi est davantage une forme d’attestation de soi à soi, d’engagement qu’une donnée génétique. 
  3. Oedipe pourrait se définir comme le héros type de l’identité narrative parce que sa vie ne fait finalement que décrire le trajet de la mêmeté (découvrir ses origines, déchiffrer les énigmes) à l’ipséïté (tout ce qui s’ouvre à lui à partir de la révélation de la vérité et  de sa vie de mendiant errant et aveugle sillonnant les routes de Grèce avec sa fille). A bien des titres, l’histoire d’Oedipe doit donc être interprétée comme celle d’une vie humaine exemplaire qui parvient à s’extraire de la détermination fatidique de la mêmeté jusqu’à l’affirmation pure et assumée de l’ipséité.

Mais qu’est-ce que l’identité narrative pour Paul Ricoeur? (Il convient en effet d’insister sur le fait que le rapprochement des concepts conçus par Paul Ricoeur et les personnages de la mythologie et de la tragédie grecque est un parti pris exploré par ce cours. C’est une perspective nouvelle qui peut mener très loin, notamment en prenant appui  avec Judith Butler sur la dimension éthique de la "sororité" (Antigone est la soeur archétypale du genre humain).

Pourquoi la sororité plus que la fraternité? Serait-ce là le parti pris féministe ou « woke » de l’auteur de ce cours qui projetterait de façon totalement arbitraire « ses lubies » ou ses « a priori » « idéologiques » sur ce rapprochement entre les tragédies de Sophocle et la notion d’ipséïté empruntée à Paul Ricoeur. Euh! Non!

Pour démontrer que ce n’est pas le cas, il convient de prêter une grande attention à deux épisodes de ces deux tragédies: d’abord le fait qu’Antigone s’oppose au pouvoir de Créon et ensuite, le fait qu’Oedipe devient le roi de Thèbes, celui qui a le pouvoir. De fait, détenir le pouvoir et jouir de sa puissance sont deux choses très distinctes, très opposées: avoir le pouvoir est un acte "déféré", donné par des évènements ou des suffrages ou des fonctions mais c’est du "social", ce n’est pas du "vivant". D’autre part la puissance désigne l’idée d’une force mais moins effectuée que contenue, efficiente, continue, tranquille, alors que le pouvoir désigne la capacité de recourir brutalement à la force effective éventuellement par contrainte. Le pouvoir suppose une forme de rupture  et de clarté alors que la puissance est toujours continue et confuse.  On peut ainsi s’interroger longuement sur ce qui va donner à Antigone la force de résister au pouvoir de coercition de Créon roi de Thèbes mais on arrivera toujours tout simplement au fait qu’elle se sait dans son droit mais d’où vient-il qu’elle le sache? De ceci que la sororité avec le genre humain, avec son frère, avec son père est continue, sans repère ni rupture, c’est une donnée absolue, comme un sentiment d’évidence qui tient de l’immanence et qui n'éprouve  à aucun moment le besoin de s’imposer brutalement, de se décréter, de se mettre en avant.  

Il faut ici faire un petit effort d’intelligence pour envisager la possibilité  que la distinction mâle/femelle ne recouvre en aucune façon la distinction masculin /féminin, et encore un autre pour identifier totalement la distinction Masculin/Féminin à celle du pouvoir et de la puissance. Face à la sphinge, Oedipe est le héros du pouvoir décrété, clair (mêmeté) qui veut identifier la réponse. Il est le déchiffreur d’énigme qui pense qu’il y a toujours une réponse à toute chose (en ceci il n’est pas très philosophe) et il montrera la même terrible exigence de lumière face à l’énigme de la peste qui ravage sa ville (terrible puisque elle lui vaudra de se prendre la vérité en plein dans les yeux) . La puissance et le pouvoir sont deux façons différentes de faire ce qu’on peut: soit on fait ce que l’on a le pouvoir officiel ou brutal de faire et on agit soudainement: on résout, on tranche dans le vif. C’est le pouvoir de Créon et du premier Oedipe, soit  on fait ce que on peut, c’est-à-dire ce dont on sent qu’on la puissance légitime et simple, « nourricière » de le faire et alors on le fait, tout simplement parce qu’on ne peut rien faire d’autre et Antigone ne peut pas éviter d’être la soeur absolue, archétypale de Polynice, d’Oedipe, de l’être humain (thèse de Judith Butler). 



 
            Antigone est l’héroïne de la puissance et du féminin en ceci qu’elle est la sororité même, la soeur de l’Homme, mais de fait la féminité est un qualité humain qui nous ouvre à autre chose que la seule société, la civilisation des hommes. La féminité est un pas de côté par rapport à la masculinité de l’Humanité et cela c’est bien ce que dit la monstruosité de la sphinge qui a une tête de femme mais un corps monstrueux composé de plusieurs animaux (ailes d’aigle, corps de lion, etc.). L’énigme même de la sphinge est très parlante sous cet angle: L’intelligence d’Oedipe n’est pas seulement masculine elle est humaine, trop humaine, humanisante. Il donne la réponse car dans son esprit de fait l’homme est le passage successif de ces trois phases: l’enfance (quatre pattes) la majorité (deux) la vieillesse (trois). Ce faisant il ne discerne pas qu’en un sens l’existence, en tant que libération de puissance, c’est précisément, ce qui, de chacune et de chacun, va vivre ces trois phases sans jamais passer brutalement de l’une à l’autre. L’humanité n’est pas la réponse à une énigme fondée sur un principe de dissociation (qu’est-ce qui a trois pattes le matin, etc.), c’est ce qui coule de source, c’est ce qui va de soi, comme l’évidente impossibilité de ne pas enterrer ses proches dans la terre de ses ancêtres, l’humanité, c’est le sacré, avant d’être le social. L’ipséïté est la parole qui s’origine en ce lieu là, dans cette évidence et ce mode d’être à soi là. Dans l’ipséïté d’Antigone, on pourrait dire que l’être à soi de l’ethos précède l’être aux autres de la polis (cité), mais si l’on cherche bien on comprend que c’est parce qu’en elle la puissance  (féminin) prévaut sur le pouvoir (masculin). Ce n’est pas là la dernière idée à la mode d’un féminisme idéologique, c’est du Sophocle.



2) Le stade du miroir - Jacques Lacan

Ce que l’on mesure parfaitement dans cette lecture c’est l’avertissement de la mythologie et de la tragédie contre la mêmeté, contre le narcissisme. Pourtant, cet avertissement ne semble pas avoir suffisamment prévalu dans une société au sein de laquelle les réseaux sociaux, les selfies et les troubles de personnalités reliés à un déficit de reconnaissance sont aussi nombreux. Il est possible de suivre une voir beaucoup plus scientifique et a priori concrète pour expliquer non seulement le narcissisme de nos contemporains mais plus philosophiquement le narcissisme inhérent à la condition même de l’homme. 

C’est Jacques Lacan qui insiste sur le fait que l’enfant humain se reconnaisse dans le miroir. Même si le psychanalyste n’insiste pas suffisamment à l’époque sur le fait que plusieurs autres animaux se reconnaissent également dans le miroir, ce qui intéresse Jacques Lacan est la conséquence spécifiquement humaine de cette reconnaissance. De fait si l’on compare un bébé humain et un bébé chimpanzé, on perçoit immédiatement à quel point le moment de cette reconnaissance (entre 6 mois et un an) va marquer le décollement des capacités psycho-motrices de l’enfant humain alors que le chimpanzé qui jusque là était plutôt en avance sur l’humain ne va pas spécialement progresser (d’ailleurs le chimpanzé ne se reconnaît pas dans le miroir.

Ce que Jacques Lacan en déduit c’est que la capacité de l’humain à se percevoir lui-même comme un individu naît à cet instant et qu’elle est « imaginaire ».  Par ce terme, ce qu’il faut entendre c’est le mot « image ». Nous nous identifions à nous-mêmes en faisant « notre » une image projetée hors de nous-mêmes. C’est en tant que nous prenons connaissance de nous comme silhouette découpée dans un miroir que nous disons « je » ou « moi » et plus physiquement que nous nous percevons comme l’auteur de nos gestes. Jusque là notre corps était dispersé, d’où des retards psycho-moteurs. A partir ce de cette épreuve, nous centralisons nos ressentis et nos actions, nos gestuelles.

Trois conclusions fondamentales sur le rapport du moi de tout être humain civilisé sont donc à en déduire:

  1. C’est en tant que corps de l’autre (projeté comme une image hors de soi) que j’identifie ce corps comme « mien ».
  2. Avoir un corps « mien » c’est avoir fait l’expérience d’un corps vu. Le corps senti n’est pas « un » corps mais un flux de sensations.
  3. Nous nous préoccupons moins de nous que de l’image que les autres se font de nous et nous jouons constamment de cet effet de projection (jusqu’à vouloir donner l’image du bonheur plutôt que le ressentir vraiment (mais le ressentir vraiment, ne serait ce pas aussi énoncer à le ressentir pour « soi » puisque l’unité vient du corps vu et non du corps senti?)) - D’ailleurs on pourrait rajouter le selfie comme l’une des conséquences lointaines mais certaines du stade du miroir.


            Quiconque réfléchit un tant soit peu au stade du miroir ne peut qu’éprouver en effet une sorte de vertige devant les conséquences évidentes de cette phase observable dans notre vie de tous les jours. Que je sois « moi », c’est ce que je conclus d’un processus d’assimilation à un Autre, car je ne suis pas cette image, je n’existe pas en tant qu’image….Mais en un sens: si! Etre moi c’est être même que cet autre dont je vois l’image « devant » moi. Je suis ainsi constamment impliqué dans une démarche de mise lumière, de promotion de cette image. Il y a un mode d’être promotionnel et imaginaire de soi qui pourrait parfaitement se définir comme une sorte de mode existentiel de publicité de soi comme « produit ». Je suis constamment  dans la promotion, dans la propagande de "moi" (et comment ne pas penser ici à tous ces youtubeurs professionnels défendant par leur vidéo des façons d’être eux-mêmes dont il veulent nous faire admettre  la justesse et la pertinence).  

Finalement, à partir du stade du miroir, nous ne faisons jamais plus l’expérience d’une sensation pure, je l’affecte imaginairement (c’est exactement le bon terme) à mon double. Je dis que j’ai chaud désignant ainsi le fait que ce clone qui s’appelle moi a chaud. Je est purement et simplement un effet de miroir. Est-il possible de retrouver cette sensation pure et première avant le stade du miroir? C’est une excellente question.

Nous saisissons aussi parfaitement cet authentique  jeu de dupes dans lequel réside la sphère sociale, le « public ». Que nous soyons vus par des autres, c’est ce  vous avons fait l’expérience première pour dire que nous sommes « nous-mêmes ». Quoi je vive entre moi et moi, quoi que je me dise, quoi que je pense, les autres y sont parce que le rapport à l’autre y est et que cet autre c’est moi-même. La torture dont parle Jean-Paul Sartre ne connaît pas en réalité d’autre « huis clos » que celui de l’’espace réflexif de moi à moi-même.

Que chacune et chacun de nous s‘interroge sur les biais et les techniques qu’il ou elle a utilisées pour s’insérer dans un milieu d‘amis, dans une profession ou dans une sphère sociale quelconque et nous retrouverons essentiellement immanquablement des parures, des artifices, des usages, bref des « faux semblants » c’est-à-dire des « faux ressemblants » parce que s’identifier en tant que soi c’est ressembler à celui pour lequel on se prend quand on dit moi sachant à la fois que c’est bien moi et, en même temps, que c’est un autre (car il faut le répéter, je n’ existe pas en tant qu’image et toute vie authentique est probablement celle qui, au moins, relève cette étrange et fondamentale supercherie du "clone", du jumeau spéculaire (spéculos: miroir) par lequel je suis constamment supplanté  et éventuellement travaille la possibilité d’un être soi non spéculaire, d’une façon d’être soi qui ne passe pas par l’image)




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