mardi 11 janvier 2022

" Qu'est-ce que la liberté? " - Hannah Arendt (1)


 1) Quelques repères biographiques

 

Hannah Arendt est née le 14 octobre1906 à Hanovre, dans une famille juive, laïque et lettrée (son père est passionné par les auteurs de l’antiquité grecque, et sa mère pratique le français et la musique). Elle se tourne dés ses études secondaires vers la philosophie. En université, elle est successivement l’élève de Husserl, de Heidegger et de Karl Jaspers.

        En 1933, elle est arrêtée par la Gestapo et relâchée, grâce à la sympathie d’un policier. Elle fuit immédiatement l’Allemagne et réside à Paris de 1931 à 1939. Mariée à Gunther Stern, elle milite en France pour la création d’une entité judéo-arabe en Palestine. Elle divorce en 1937 et se remarie en France avec Heinrich Blücher, un réfugié communiste allemand, qui sera son compagnon jusqu’à la fin de sa vie. L’avancée des troupes allemandes en 1940 provoque son internement au camp français de Gurs. Lors de l’armistice, en juin 40, elle est libérée, et retrouve son mari. Ensemble, ils se rendent à Marseille d’où ils obtiennent un visa pour le Portugal et en mai 1941, ils émigrent vers les Etats-Unis. Après une période financièrement difficile, elle commence sa carrière universitaire américaine en 1951.  C’est aussi l’année de sortie de son oeuvre essentielle: « les origines du Totalitarisme ». Parmi ses oeuvres fondamentales, on peut également citer "condition de l’homme moderne » en 1958, et « la crise de la culture » en 1961 (version définitive en 1968). Elle a alors 55 ans.

        Ses travaux sur le procès Eichmann qui furent publiés en 1963 provoquèrent un tollé qui mit en danger ses relations et sa carrière. Mais elle est finalement nommée à la nouvelle école de recherches sociales à New York, poste qu’elle occupera jusqu’à sa mort le 4 décembre 1975.

2) La crise de la culture

L’article dont nous allons expliquer les deux premières parties se situe dans le livre  de Hannah Arendt intitulé « La crise de la culture ». Pour saisir le projet du livre, il faut lire attentivement la préface. On y retrouve deux moments essentiels: a) une citation du poète français René char b) une parabole de l’écrivain tchèque Franz Kafka.  Cela nous permettra de comprendre que le propos de Hannah ARENDT est finalement de définir les conditions qui nous permettent de penser étant entendu que penser c’est nécessairement penser l’évènement ou penser à partir des évènements qui constituent l’époque à laquelle on pense. (Ce sera le c) penser l’évènement)


a) « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » - René Char

Cette phrase est absolument incompréhensible sans en saisir le contexte historique. René Char occupa une place essentielle dans la résistance française. Il évoque ici un trésor, un « bien », celui-là même que les parents ont l’habitude de léguer à leurs enfants quand ils sont en fin de vie. Mais quel est ce trésor?  Hannah Arendt s’appuie sur les écrits biographiques de René Char pour évoquer deux expériences dont parle poète pendant son activité. René Char évoque la vérité imposée par les conditions de ce combat. Il signifie par là que l’enjeu et les conditions de cette lutte étaient tellement dures qu’il était impossible d’y faire droit à un quelconque jeu de faux-semblant. On pourrait dire que l’occupation imposait par sa violence des modalités de vie en commun parmi les résistants qui ne leur donnaient pas le temps de se constituer une persona. C’est dépouillé de tout masque et de toute possibilité de s’en constituer un aussi bien professionnel, social, ou autre que le résistant menait à bien autant qu’il le pouvait son activité. Le deuxième trésor était « l’espace public ».  Pour le dire simplement, la liberté étant rendue impraticable par l’occupation, elle se manifestait avec d’autant plus de poids, de force et de gravité dans la vie sociale de la résistance. Les combattants de cette cause là ne pouvaient pas finalement être animés par une autre motivation que celle-là simple de redonner à la nation française une forme de parole dans un lieu, bref de donner du sens à ce qui était contraint, brisé, empêché par l’invasion d’une puissance étrangère. Le trésor de cette génération là est donc finalement la liberté en deux sens, la liberté d’être sans persona et la liberté politique. 

 

Mais qu’est-ce qu’un héritage?  C’est ce qui assigne un passé à un avenir, c’est-à-dire c’est ce qu’un passé lègue à des personnes plus jeunes pour qu’elles en fassent un usage dans le futur.  Peut-être comprenons-nous mieux le sens métaphorique de la phrase de René Char, sens dont la portée, au-delà même des destinataires de l’avertissement de Char peut tout-à-fait se concevoir comme un message envoyé à nous: sujets du 21e siècle.  S’il n’y a pas de testament, personne ne peut profiter de cet héritage qui pourtant est bien « là » mais reste inexploité, inutilisé, non légué aux générations auxquelles pourtant elles devraient revenir de droit. Cela signifie que la résistance a permis à celles et ceux qui l’ont vécue de vivre le trésor d’une expérience vraie de liberté politique mais pas de la transmettre aux générations ultérieures de telle sorte finalement que les français de l’après guerre, de la reconstruction n’ont pas joui de ce trésor là. « L’action, dit René Char, qui a un sens pour les vivants n’a de valeur que pour les morts, d’achèvement que dans les consciences qui en héritent et la questionnent. »  Et Hannah Arendt  poursuit: « la tragédie ne commença pas quand la libération du pays tout entier anéantit, presque automatiquement, les ilots cachés de liberté qui étaient condamnés de toute façon à disparaître, mais quand il s’avéra qu’il n’y avait aucune conscience pour hériter et questionner, méditer et se souvenir. Le point central est que l’achèvement qu’assurément tout évènement accompli doit avoir dans les consciences de ceux à qui il revient alors de raconter l’histoire et de transmettre son sens leur échappa; et sans cet achèvement de la pensée après l’acte, sans l’articulation accomplie par le souvenir, il ne restait tout simplement aucune histoire qui put être racontée. » 

On ne peut vraiment comprendre cette phrase de Hannah Arendt dans laquelle finalement réside tout le sens de la notion de testament que si l’on réalise que les liens par lesquels les hommes dans une civilisation donnée garde la mémoire de certains évènements n’ont aucun rapport avec les ressorts purement physiques de la trace des faits. Pour le dire plus simplement, ce n’est pas parce que des évènements se sont produits qu’un peuple en garde voire en célèbre la trace. Ce n’est pas parce qu’il y a un héritage qu’il y a forcément un testament. De fait il y a eu en France pendant l’occupation une expérience vraie de la liberté politique, c’est-à-dire au sens de Hannah Arendt, d’un lieu dans lequel des hommes se sont manifestés (et ont combattu) par la parole et par l’action au sein d’un espace public (celui de la résistance) mais cette expérience là s’est perdue, n’a pas été transmise, faute de testament, c’est-à-dire autre de relais pris par une « tradition ».  Quelque chose du trésor (la liberté) de cette époque n’a pas été pensé par les générations ultérieures, parce qu’une rupture s’est produite dans la tradition, dans l’histoire, du moins officielle.  


b) La parabole de Kafka

Pour expliciter davantage son propos concernant  cette rupture de tradition rendant impossible de relier les fils de l’histoire, Hannah Arendt cite cette phrase célèbre de Tocqueville: « le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. » Elle évoque ensuite une parabole décrite par Kafka et susceptible selon elle d’éclairer définitivement le problème posé par cette situation. Rappelons qu’une parabole est une histoire qui constitue en elle-même une unité et qui est citée par une personne en vue de faire comprendre à une autre par parallélisme ce qu’il convient de faire ou de penser. Dans le nouveau testament, Jésus christ s’exprime énormément par paraboles. C’est très habile parce que ce mode de communication contient toujours en germe une réponse, une chose à faire, un avertissement, voire un sermon, mais sans jamais en revêtir la forme directement injonctive.  A de nombreuses reprises,  des fidèles ou des apôtres s’adressent au christ attendant de lui une réponse et il leur raconte une histoire qui contient toujours la réponse ou la conduite à adopter mais « parallèlement », pourrait-on dire , par esprit de déduction ou en tout cas de médiation. Le christ ne dit jamais " fais ça! » mais: "tire les conclusions évidentes de mon histoire et tu sauras quoi faire." Voilà ce qu’est une parabole. Kafka raconte l’histoire suivante:

« Il a deux antagonistes : le premier le pousse de derrière, depuis l’origine. Le second barre la route devant lui. Il se bat avec les deux. Certes, le premier le soutient dans son combat contre le second car il veut le pousser en avant et de même le second le soutient dans son combat contre le premier, car il le pousse en arrière. Mais il n’en est ainsi que théoriquement. Car il n’y a pas seulement les deux antagonistes en présence mais aussi, encore lui-même, et qui connaît réellement ses intentions ? Son rêve, cependant, est qu’une fois, dans un moment d’inadvertance – et il y faudrait assurément une nuit plus sombre qu’il n’y en eut jamais – il quitte d’un saut la ligne de combat et soit élevé, à cause de son expérience du combat, à la position d’arbitre sur ses antagonistes dans leur combat l’un contre l’autre. »

Ce que se propose de faire Hannah Arendt c’est exactement d’appliquer le schéma de cette parabole étrange à la citation de René Char.  « Il » représente l’homme et ce n’est pas surinterpréter la parabole que de penser qu’elle décrit un homme pris dans le mouvement contradictoire de deux forces (les antagonistes), celle d’un passé qui lui dit « jamais plus! » Et celle d’un futur qui lui dit « pas encore ». En d’autres termes, cette parabole développe finalement le drame de l’homme pris qu’il est entre un passé qui le pousse à dépasser ce qui fût et un futur qui le retient de croire arrivé ce qui n’est pas encore. « Qui connaît ses intentions? » demande Kafka soulignant ainsi le fait que le sujet n’est pas seulement pris dans ce conflit physiquement mais surtout intérieurement, car ces deux moments se retrouvent dans la mémoire et dans l’anticipation. 

 


La lecture de Arendt va cependant plus loin. Elle considère  que le saut sur la ligne de combat  grâce auquel « il » (l’homme) pourrait devenir l’arbitre de ce duel entre le futur et le passé définit finalement la pensée, notamment celle de Platon et de Parménide selon lesquels il existe un monde suprasensible qui n’est plus sujet au temps ni à la corruption du devenir. La parabole devient donc une façon d’expliquer pourquoi et comment l’homme pense. Penser c’est rêver que l’on puisse se soustraire aux forces contradictoires de ces deux mouvements dans lesquels l’homme se trouve pris en tenaille: le dépassement du souvenir et l’anticipation du projet.  C’est la raison pour laquelle ces deux philosophes fondamentaux ont conçu cette dimension idéale et éternelle de la pensée « pure ». Penser est le rêve d’une possibilité de dégagement de l’effet de tenaille du temps entre anticipation et rétention.

Hannah Arendt fait toutefois varier ce schéma qui n’a jamais été présenté ni conçu par Kafka qu’à titre de parabole (Kafka n’a jamais prétendu donner à cette histoire un sens philosophique ou historique particulier). Selon elle cette lutte entre le passé et le futur ne peut  s’effectuer sur un plan rectiligne, tout simplement parce que l’homme ne se situe pas sur le tracé linéaire d’un pur continuum temporel. En d’autres termes, l’homme vit davantage dans l’histoire que dans le temps physique. L’homme vit dans le fil des évènements qu’il se raconte, dont il garde le souvenir, dont éventuellement il commémore le rappel. Par conséquent il se produit par l’homme une déviation par rapport au passé et au futur lesquels ne s’exercent pas sur lui sur un plan mai plutôt comme deux côtés d’un triangle dont il est le sommet. A partir de ce triangle dont la base est le continuum temporel, les côtés, le passé et le futur et le sommet l’homme se dessine en se prolongeant un parallélogramme dont il devient ensuite possible de tracer la diagonale. Dans ce schéma qu’Hannah Arendt substitue à la parabole kafkaïenne, penser est cette diagonale.


c) La pensée de l’évènement

Hannah Arendt adhère totalement à ce schéma. Penser, c’est exactement ce qui se passe « là » dans cette brèche entre le souvenir et l’attente où se rencontrent en s’opposant les forces du passé et du futur. Pour que penser se fasse, il faut donc ces deux forces antagonistes, cette déviation entre le temps physique et le temps historique, et l’homme lui-même. Mais précisément si notre héritage n’est plus précédé d’aucun testament, c’est-à-dire si la tradition ne permet plus que soit conservée cette continuité du temps historique alors penser n’est plus possible et c’est une humanité bel et bien aveugle et chaotique qui dérègle totalement le schéma de la parabole Arendtienne.  Il faut effectuer des exercices de pensée » permettant de combler ce déficit de l’époque de l’immédiat après guerre, période de rupture de la tradition.  Il ne fait aucun doute connaissant les déboires éprouvées par Hannah Arendt après la publication de ces articles dans la banalité du mal que c’est bien aussi dans cette perspective que se situent ici les exercices de ce livre. Il faut penser ce qui s’est passé, c’est-à-dire notamment la Shoah, car cette rupture  à cause de laquelle l’héritage n’est précédé d’aucun testament a bien rapport avec le refus de certains intellectuels comme Hans Jonas, ou Adorno de penser la Shoah. Hannah ARENDT propose donc de penser et plus encore de penser cette liberté, ce trésor dont parle René Char ainsi que la Shoah dont la seconde guerre mondiale fut aussi l’époque pour retisser les liens décrits par la parabole de Kafka corrigée par Arendt.

Tout le propos de Hannah Arendt dans ce livre est finalement d’insister sur le fait que l’on ne pense jamais qu’à partir des évènements de notre histoire. L’exercice même de penser n’est aucunement déconnecté du fil des évènements qui tissent le fil de notre modernité mais aussi plus largement de notre situation temporelle coincés que nous sommes entre le passé qui nous pousse vers un hypothétique présent (hypothétique parce que nous ne vivons jamais le présent « pur » mais seulement le présent historique, notre modernité) et le futur qui finalement nous retient de trop spéculer. Par conséquent pour penser il faut que la tradition relie ces fils, mais cela n’a pas été le cas pendant la guerre et dans l’immédiat après guerre. Ne pas penser une époque mais surtout ne pas penser dans son époque est « le » danger qui menace tout régime politique de sombrer dans le totalitarisme, c’est ce que Hannah Arendt avait déjà mis à jour dans l’un de ses livres les plus connus: « les origines du totalitarisme ». 

Dans la banalité du mal, Hannah Arendt avait déjà averti contre ce danger notamment à l’encontre de celles et ceux qui, choisissant de considérer que l‘horreur de la Shoah était le fait de « monstres » contribuaient à enterrer cet évènement, à ne pas y réfléchir (sous prétexte que comprendre reviendrait à excuser les bourreaux et à ne pas rendre hommage aux victimes). Elle avait subi personnellement les conséquences de cette position. Dans son entourage très proche plusieurs amis comme Hans Jonas s’étaient détournés d’elle et son poste  d’enseignante en université avait été fragilisé aux EU).  Par conséquent, quelque chose d’essentiel est engagé dans ce livre, c’est d’exercer sa pensée parce que de fait penser est fragilisée par une époque « traumatisée », sidérée, stupéfaite. Il faut patiemment relier les fils et penser à nouveau, montrer que « penser se peut » parce que de fait, la tentation de ne pas penser l’époque et de ne pas penser dans cette époque n’a jamais été plus vivace qu’à cette époque. Nous qui vivons le 21e  siècle ne pouvons pas éviter d’être frappés par la justesse du diagnostic de Hannah Arendt car il ne semble pas du tout évident de penser cette époque (la notre) ni même que cette époque soit l’occasion de « penser ». La très grande pauvreté des débats dits d’idées ou des programmes électoraux en sont une manifestation évidente.  De fait, notre modernité se révèle absolument incapable de penser le politique. Nous assistons, en ce moment même à une dénaturation de la sphère politique au profit de l’idéologie (nationaliste) et de l’économie (capitaliste).  Aucun autre auteur (à part peut-être Michel Foucault) ne saurait donc nous aider à voir plus clair dans la déshérence de notre époque que Hannah Arendt. 

C’est la raison pour laquelle l’étude de cet article revêt quelque chose d’urgent (même si nous n’en expliquerons que les deux premières parties).  Le livre dans son entièreté est une incitation à penser comme un exercice nécessaire, quelque chose que l’on fait pour rester en bonne santé sauf que là cette bonne santé est celle de l’humanité et l’enjeu est simplement notre « devenir » en tant qu’espèce.  Hannah Arendt n’est pas catastrophiste. C’est même le contraire puisque elle constate une situation et s’efforce d’y remédier par la philosophie elle-même. 

 


Il faut vraiment insister sur cette préface tant, en effet il est rare qu’un texte sans prétention aucune se situe lui-même dans l’activité même de penser, au sens historique du terme et en fait, il n’en existe pas d’autre.  Penser est toujours le temps d’une « suspension », une sorte de « zone de patinage »,  de « mou » dans les rouages très serrés des évènements. L’utilité de la parabole de Kafka s’impose dés lors à nous avec clarté. Kafka suggère en fait que les deux forces dans lesquels nous sommes pris, comme dans un étau, au coeur de la temporalité sont antagonistes, non seulement l’une contre l’autre mais aussi contre l’homme lui-même pressurisé qu’il est entre deux mouvements contradictoires: le souvenir et l’attente. Penser c’est finalement la résultante de ces trois facteurs: le souvenir l’attente et le « il »:  pour que « ça » pense, il faut ces trois choses: de la mémoire, de l’attente et de l’humain.  Nous pensons dans le temps mais nous pensons aussi le temps de telle sorte que nous sommes tout à la fois dedans et dehors l’époque ou les époques dans lesquelles nous pensons. C’est cette ambiguïté qui se joue à la fois dans la parabole et dans le livre de Hannah Arendt. Penser est donc à la fois un pas de côté et une implication dans le temps que nous vivons. « Ce petit non espace-temps au coeur même du temps, contrairement au monde et à la culture où nous naissons, peut seulement être indiqué, mais ne peut être transmis ou hérité du passé; chaque génération nouvelle et même tout être humain nouveau en tant qu’il s’insère lui-même entre un passé infini, doit le découvrir et le frayer laborieusement à nouveau. » 

Cela signifie, en fait, qu’aucun héritage jamais n’est vraiment précédé d’un testament.  C’est un peu comme si chaque génération présente avait elle-même à se charger d’écrire le testament de son propre héritage, mais concernant cet immédiat après guerre, quelque chose de la tradition s’est rompue rendant cette implication dans l’héritage du passé plus difficile (et cela a probablement à voir avec la Shoah), d’où la nécessité à s’exercer à penser.


3) Explication linéaire

Tout le propos de Hannah Arendt va consister à définir la liberté comme un concept plus politique que moral, plus historique que vraiment philosophique. Mais elle insiste d’abord sur l’extrême difficulté à définir cette notion, notamment par rapport à son opposé qui est le déterminisme, ou la notion de causalité.  Qu’est-ce en effet que la liberté initialement pour la philosophie? C’est croire à la possibilité pour l’homme de s’extraire des causalités ou des mécanismes de la nature. Pourquoi Spinoza est-il un philosophique qui n’adhère pas à la notion de libre-arbitre? Parce qu’il adhère totalement, au contraire, à l’idée selon laquelle « l’homme n’est pas un empire dans un empire ». Nous avons le sentiment d’être libre mais cela vient seulement de l’illusion de ma conscience, selon Spinoza (exemple de la pierre jetée et convaincu de se mouvoir d’elle-même).


                Prenons un exemple simple: je décide de lever le bras: oui, il s’agit bien d’une décision individuelle, que j’ai prise par moi-même. Mais cela ne saurait rien enlever au fait que cette volonté se conçoit comme la volonté d’un esprit doté d’un corps pris dans le jeu de plusieurs forces physiques comme la gravitation. Lever le bras est une idée qui ne saurait me venir si je n’étais pas d’abord ça: un corps pris dans un certain rapport de forces avec la terre, avec la nature.  Et ce n’est pas moi qui ai voulu être un corps ni la gravitation. C’est donc toujours sur le fond de déterminations préalables que vouloir prend sens. Si vouloir signifie être libre, alors je ne suis libre que sur un fond de déterminations au regard duquel je ne le suis pas.

« La difficulté peut être résumée comme la contradiction entre notre conscience qui nous dit que nous sommes libres, et par conséquent responsables, et notre expérience quotidienne dans le monde extérieur où nous nous orientons d’après le principe de causalité. »  Nous avons le sentiment de prendre des décisions dont nous avons à répondre car elles nous semblent venir de nous. C’est ça « le libre arbitre », mais dés que nous prêtons vraiment attention au monde qui nous environnent nous voyons s’exercer une chaîne de causalités dont la science nous révèle le fonctionnement et sur la base duquel nous effectuons des prédictions, comme pour la météorologie, par exemple. L’homme ne fait que constater l’efficience d’un rapport entre des causes et des effets et lui ne fait que prendre corps dans ce rapport. 

Nous pouvons donc, selon Hannah Arendt distinguer politique et science en ceci qu’autant nous semblons libre dans le premier domaine (politique) autant nous sommes déterminés à la lumière du second (science). « Nihil ex nihilo » (rien ne vient de rien) « nihil sine causa »  (rien ne se produit sans cause) sont des expressions latines qui illustrent cette aptitude de la science à tout expliquer en vertu d’un principe de non-liberté, c’est-à-dire de non commencement absolu.

 

Nous sommes dans un monde phénoménal: cela signifie que nous sommes dans un monde de phénomènes qui sont soumis à des causes. Exister, pour un humain, c’est aussi avoir à s’insérer dans ce tissus de causalités là.  Autant la liberté peut donc apparaître comme la  condition d’un citoyen au sein d’une république, autant cette affirmation souffre dés lors que nous nous situons dans le monde physique. En d’autres termes: autant il nous est impossible d’être libre dans un monde où tout est prévisible à cause d’un déterminisme qui supprime la liberté, autant nous serions libres dans la société puisque de fait nous ne pouvons pas en prévoir l’évolution. L’histoire se différencie totalement de la physique, parce qu’il est impossible de prédire le cours des affaires humaines. Ne serait-ce pas justement parce que l’homme, à l’inverse des forces et des éléments naturels, serait libre?  

Aucunement répond Hannah Arendt parce que cette imprévisibilité loin d’être causée par les décisions des citoyens est plutôt provoquée par la multiplicité des causalités entrecroisées qui jouent en société.  Nous ne savons pas ce qui motive les décisions des hommes et ces motifs n’apparaissent pas au grand jour.

Kant est le philosophe qui a proposé une solution assez radicale sur ce sujet en distinguant la pratique et la théorie.  Si théoriquement, il est absolument indiscutable que nous ne sommes pas libres, pratiquement, c’est-à-dire aussi moralement, il FAUT que nous le soyons. L’existence humaine ne peut revêtir de sens que dans cette dissociation là. Même si la science nous révèle notre soumission à des conditions imposées, la morale décrit un champ d’activités humaines à l’intérieur duquel il faut partir de la liberté humaine, comme principe.

Nous pouvons avoir la certitude d’avoir agi librement, mais dés que nous pensons, nous réalisons que 1) nous avons agi sous l’impulsion d’un besoin, d’un désir ou d’une pulsion (donc pas librement) et 2)  que nous avons composé avec un monde régi par des causes à l’intérieur duquel il n’est pas possible d’être libre. Il y a une raison théorique à la lumière de laquelle nous ne sommes pas libres et une raison pratique dans la constitution de laquelle il faut que nous le soyons. Il faut qu’il y ait de la volonté humaine et donc du libre arbitre, sans quoi l’idée même d’humanité, de morale, de devoir, de respect et de rapport entre les humains ne pourraient ni se concevoir ni avoir de sens. C’est bien là le fond de la philosophie morale de Kant.

On pourrait finalement définir toute la partie de la philosophie Kantienne sur la morale comme le déploiement d’un postulat: étant entendu que l’homme dispose d’un libre arbitre, il se doit de suivre la loi morale et l’impératif catégorique.  Rien à redire au déploiement rigoureux de cette loi morale,  de ses conséquences, ni de ces postulats: la gratuité d’une volonté moralement pure. Toutefois, dit Hannah Arendt soucieuse de pointer l’insuffisance d’une telle « solution » (fausse). Rien de toute la philosophie morale de Kant ne parvient à contredire le fait que tout effort de pensée nous place devant l’impossibilité de poser la liberté humaine. Il Faut qu’on la pose dit Kant mais ce principe est sans fondement. C’est exclusivement en tant que postulat qu’il vaut. Qu’il faille poser la liberté humaine, c’est ce qui ne se démontre pas du point de vue de la pensée mais se légitime en vue de la morale, et des lois. C’est donc insuffisant aux yeux de quiconque veut « penser » plus que légiférer ou instituer.

Hannah Arendt est ici (p188) soucieuse finalement de se démarquer de la conception Kantienne de la liberté, laquelle est morale. L’autre argument qu’elle produit contre Emmanuel Kant réside dans la volonté. Pour ce dernier, en effet, le fondement même d’une action morale est une bonne volonté, c’est-à-dire une intention « pure ». Il n’est pas possible que j’agisse bien, conformément à la morale si je suis « intéressé », c’est-à-dire si ce que je fais est soumis à un avantage que j’en retirerai, moi, en tant qu’individu. Une action bonne est une action que j’accomplis pour le bien. Le critère de la valeur morale de cette intention gratuite résidera par conséquent  dans le fait que je pourrai vouloir que la maxime de cette action soit universel, que tout homme puisse identiquement la vouloir. Une action bonne est une action dont le principe peut être universellement habitable par la volonté de tous les hommes sans exception. 

Mais, objecte Hannah Arendt, le principe même de la volonté est de commander. On dit de toute volonté qu’elle est « détermination ». Vouloir, ce n’est pas seulement « émettre un souhait », c’est oeuvrer en vue que ce souhait devienne réel (c’est d’ailleurs ce qui le différencie d’un désir).  Vouloir, c’est finalement soumettre les faits, la nature, les autres à un projet. Il  y a une incohérence à faire résider le fondement de la liberté dans une faculté de commandement (nous verrons que la liberté pour Hannah Arendt sera plutôt définie par une aptitude à la création plus que la volition).

Au fur et à mesure que nous allons avancer dans cet article, nous allons nous apercevoir que l’une des thèses fondamentales de Hannah Arendt est qu’il faut déposséder la philosophie de toute prétention à définir la liberté et se tourner entièrement vers la politique. Dans cette visée, il convient donc pour elle de prouver à quel point les philosophes ne sont jamais parvenus à donner de la liberté une vision satisfaisante. Si nous voulons comprendre comment la liberté est apparue comme préoccupation humaine, c’est dans le champ de la politique qu’il faut nous déplacer et déserter celui de la philosophie. 

Les notes de ce début d’article (1 et 2)  sont toutes référées à un livre du physicien Max Planck qui s’intitule « Initiations à la physique » et dans lequel le savant pose scientifiquement la question du rapport entre la liberté humaine et la causalité physique.  C’est dans cet ouvrage que se situe l’évocation de ce « bois obscur où la philosophie s’est égarée ». La question de la liberté est ce bois, cette forêt. Hannah Arendt est totalement en accord avec max Planck. 

Pour Arendt, la liberté est une question dans laquelle la philosophie s’est perdue et cela pour la bonne raison que ce n’est pas historiquement dans la philosophie que les hommes ont fait l’expérience première de la liberté, mais bien dans la politique. Cette thèse qui tout aussi audacieuse que profonde a des conséquences dont nous n’allons jamais cesser de mesurer la profondeur.  La liberté n’est pas un concept né ou expérimenté par la pensée mais par un corps politique ou plus encore par la nécessité humaine d’en constituer un, une cité.

En d’autres termes, il n’est pas vrai que cette question se serait originellement posée aux hommes sur le mode de l’interrogation introspective ou réflexive: « suis-je libre? » mais plutôt selon le mode de l’injonction: « agir ensemble! » Que des hommes puissent se rassembler et s’entendre pour faire advenir dans le réel  de façon concertée quelque chose d’humain, n’est pas du tout évident et c’est cela la liberté, c’est « l’action collective »; or c’est aussi finalement la cité, la polis, la politique.

 

Que chacune et chacun de nous s’interroge un minimum et nous nous apercevrons qu’en effet, la question de la liberté est d’emblée perçue comme une interrogation individuelle, intérieure, indexée au sujet « je ». Suis-je libre? Hannah Arendt nous invite donc à un bouleversement complet de perspectives. La liberté c’est fondamentalement et originellement l’affaire d’un « nous ». Autrement dit la notion même de liberté intérieure est une illusion, un mythe, une erreur. 

La liberté est née dans le cadre intersubjectif de la citoyenneté, du rapport entre des hommes liés par des lois communes, et pas du tout dans le rapport intime de soi à soi. Si nous considérons la philosophie et plus encore la métaphysique, c’est-à-dire l’étude des premiers principes (les questions du monde, de l’âme, de l’être, de la matière, du temps, etc.), nous constaterons que la liberté apparaît tardivement et sous l’influence de la pensée chrétienne.

            Tous les efforts de Hannah Arendt visent en fait dés le début de son article à déposséder la philosophie de ce concept là: la liberté et ce n’est pas une mince affaire. Mais c’est exactement la raison pour laquelle elle s’attaque au philosophe le plus engagé et le plus pertinent dans l’affirmation d’une liberté philosophique, morale: Kant.

Le coeur de la philosophie moral de Kant est le suivant:  il n’est rien du domaine de l’inclination, de la sensibilité, du sentiment qui puisse fonder une action morale, tout simplement parce que ces motifs sont de l’ordre de la passivité, de la réceptivité. Etre «  sensible », c’est subir (pathein en grec) et rien ne peut être moral dés lors que vous l’effectuez sous la pression, sous la dictée d’un sentiment, d’une sensation, d’une passion. Ici, nous pouvons pointer une sorte de carrefour décisif entre les philosophes qui, comme Spinoza, ne croient pas que nous puissions agir autrement que sous l’influence d’une cause. De ce point de vue, le libre arbitre est une illusion de la conscience. Mais Kant ne suit pas Spinoza dans cette perspective, même s’il reconnaît qu’une action libre et morale est rare, voire improbable. Cela, selon lui, explique précisément la nature la plus authentique de la morale: la capacité de l’homme en tant qu’être doté de raison de se détacher des motifs de sa sensibilité et finalement de « planter » un monde du vouloir pur, de la volonté gratuite en lieu et place de ce monde sensible dans lequel tout n’est qu’enchaînement de causes.  Le propre de l’homme, c’est d’être une volonté et pas exclusivement un désir. L’homme peut « vouloir vouloir », c’est-à-dire vouloir ériger un monde dans lequel quelque chose comme une volonté pure peut se lever, et poser au-delà des lois naturelles « une loi morale ». 

              


                 Mais qu’est-ce qu’une loi morale? Une morale qui nous rend libres, c’est-à-dire dont le respect pur et sans conditions nous permet de n’être plus soumis à ce qui nous détermine, à nos inclinations (sens sensibilité, sentiments, passions, etc., ce qu’il appelle les motifs pathologiques). Une volonté pure est finalement une volonté active, purement  et exclusivement « voulante ». Mais de quoi peut-on dire que nous le voulons sans le désirer (puisque dans le désir il y a de l’inclination, de la passivité, de la non-maîtrise)?  La réponse de Kant est la suivante: de ce dont on peut vouloir que tous les hommes ensemble, universellement, le veuillent également.  Dés lors qu’une action m’apparaît comme pouvant universellement faire l’objet de la volonté de tous les hommes, elle peut être dite « morale ». 

Puis-je universellement vouloir le vol ou la trahison de la parole donnée? Non, parce que ces actions se retournent contre leur principe. Si je voulais que soit décrétée une loi qui légaliserait la trahison ou le mensonge, alors tout le monde mentirait et aucun rapport humain encore moins monde humain ne serait envisageable. Tout ce à quoi nous pouvons donner une forme universelle peut faire l’objet d’une volonté pure. C’est ça la loi morale et c’est aussi comme ça que l’homme peut être dit « libre ». La liberté, c’est la volonté active (et pas le motif pathologique, la causalité) donc, c’est la raison, et la raison c’’est universel, donc c’est la loi, loi purement formelle (l’universel c’est la forme de toute loi).


            Qu’est-ce que Hannah Arendt oppose à cela? Nous pourrions dire tout simplement: la pensée. Dans ce raisonnement Kant ne pense pas l’être humain, il le postule, il ne le situe pas dans son histoire, mais dans un devoir-être moral.  Nous pourrions dire de cet homme libre qu’il est un peu comme une tomate hydroponique cultivée hors sol. 

« Car dés que nous réfléchissons sur un acte qui a été entrepris avec la conviction que nous sommes un agent libre, il semble tomber sous l’emprise de deux causalités, d’un côté la causalité de la motivation interne, et de l’autre celle du principe causal qui régit le monde extérieur. Kant sauva la liberté de cette double atteinte en distinguant entre une raison « pure » ou théorique et « une raison pratique » dont le centre est le libre arbitre - et ici il importe de se souvenir que l’agent du libre-arbitre, qui est pratiquement de la plus haute importance, n’apparaît jamais dans le monde phénoménal ni dans le monde extérieur de nos cinq sens, ni dans le champ du sens interne grâce auquel je me sens moi-même. » 

Ce passage qui peut sembler difficile, surtout si l’on ne connait pas du tout la conception kantienne de la morale, s’éclaire (un peu) dés que l’on comprend de quelles causalités Hannah Arendt veut parle. Celle de la motivation interne désigne la passion, les pulsions, les désirs, tout ce qui nous pousse à….nous incline vers….sans qu’il y assit aucunement question de VOULOIR.  Nous sommes sous l’emprise de la causalité quand nous désirons du plaisir, ou un « mieux », ou quoi que ce soit qui s’impose à moi sous la forme d’un appétit, d’une nécessité, d’une tendance à satisfaire, à assouvir (notons d’ailleurs que là, déjà, la définition la plus pauvre et la plus partagée de la liberté manifeste sa plus totale absurdité: je suis libre quand je fais ce que je veux. Je suis libre quand je satisfais tous mes désirs, c’est-à-dire quand je suis leur esclave: bref je suis libre que je suis esclave). Pour être vraiment libre, au sens kantien du terme, il faut donc déjà se détacher de cette causalité passionnelle ou pulsionnelle là.  

« Le principe causal qui régit le monde extérieur », c’est celui des lois naturelles, le fait que rien dans la nature ne se réalise sans cause déterminante. Comment l’homme pourrait-il exister sans être déterminé par ces deux déterminismes, par ces deux mécanismes qui en lui (passion, passivité) et hors de lui, s’appliquent à lui comme à toute parcelle de vie, à toute partie du monde? La distinction entre la raison pure et la raison pratique est, chez Kant de la plus haute importance. C’est finalement le postulat même de la liberté de l’être humain. Nous sommes dotés d’une aptitude à l’activité, c’est-à-dire que nous ne sommes pas simplement des individus structurés par notre « constitution » physique ou par notre immersion dans un milieu naturel et causal. Nous avons le pouvoir de « légiférer », de poser par un acte d’initiative absolue un devoir être, au delà même de notre implication et intrication « dans ce qui est ». Nous sommes des êtres de raison et pas seulement des êtres sentimentaux ou sensibles, et c’est cette raison que Kant appelle « raison pratique ». Au-delà de notre immersion sensitive dans ce qui est, nous pouvons, en tant qu’être de raison pratique légiférer sur « ce qui doit être » et cette articulation entre ce que Kant définit comme le monde phénoménal (monde où s’effectuent des phénomènes sensibles, physiques) à l’intérieur duquel nous enregistrons ce qui est et le monde nouménal (monde où l’homme légifère sur ce qui doit être armé qu’il est de la loi morale et de l’impératif catégorique) que nous sommes en mesure de poser à chacune de nos prises de décision est le libre arbitre même.


Que nous soyons libres, c’est ce qui ne peut que se postuler, mais en même temps, avons-nous le choix? Non, justement pare que la liberté c’est justement ça, choisir de choisir, poser ce commencement par le biais duquel quelque chose comme un monde humain peut ainsi s’insinuer dans les rouages écrasants de la nature. Ce qui sera vraiment fascinant, une fois que nous aurons avancés dans notre lecture, c’est de constater ce paradoxe au fil Duquel Emmanuel Kant et Hannah Arendt sont profondément et radicalement opposés, quasiment sur tout, alors même qu’en un sens, ce que la philosophe veut décrire (mais justement comme une réalité et pas du tout comme un impératif idéal de la raison pratique) c’est la même chose. Ce que Hannah Arendt ne peut en aucun cas accepter, concéder à Kant, c’est la métaphysique, le devoir-être, la morale parce que cette insinuation de l’être humain dans les rouages de la nature, c’est précisément ce que la cité grecque a fait, c’est l’oeuvre même de la civilisation occidentale et que là où Kant veut faire de la philosophie, Hannah Arendt, elle, fait de l’histoire.

Au fondement même de la morale Kantienne se trouve le postulat d’un être humain libre. Qu’est-ce qu’un postulat, en mathématiques? C’est « une proposition qui ne peut pas être démontrée mais qui est nécessaire pour établir une démonstration ». La liberté est le postulat de la morale et c’est exactement ce qui fait sa faiblesse et sa force. Il ne pourrait exister aucun raisonnement mathématique sans postulat et de la même façon, il ne pourrait exister aucun devoir, aucune norme, aucune loi, aucune prescription à agir bien, aucun droit, bref aucune direction à donner à un vivre ensemble humain  sans ce principe d’un être humain libre. Le remettre en cause, c’est remettre en cause tout ce que nus avons édifié depuis plus de 25 siècles, mais en même temps, personne ne peut contester pour autant que la liberté de l’être humain n’est pas démontrée. Plus que cela: elle n’est pas démontrable, et dés lors que nous fixons sur notre existence un regard froid et en un sens, pas vraiment humain, nous ne pouvons que constater cette évidence: dans les lois naturelles, l’homme n’est pas libre. Spinoza a raison. 

 

Spinoza et Kant s’opposent radicalement et Hannah Arendt n’est d’accord avec aucun des deux, comme nous le verrons mais à Emmanuel Kant, ce qu’elle oppose, c’est cela: tout effort de pensée visant à situer objectivement la place de l’être humain dans le monde ne peut discerner nulle part de liberté. Pourquoi Hannah Arendt s’oppose-t-elle également à Spinoza? Parce que son regard ne s’appuie jamais sur la métaphysique. Si Spinoza a raison de dire que la liberté n’existe pas métaphysiquement, ce n’est pas parce qu’il n’y pas de liberté mais parce qu’elle ne se situe pas sur ce plan là. La liberté des hommes est un fait politique et historique. C’est cela que Hannah Arendt affirme, contre Spinoza et aussi contre Kant. 

P 188: Pour la question de la politique, le problème de la liberté est crucial, et aucune théorie politique ne peut demeurer indifférente au fait que ce problème a conduit au coeur du bois obscur où la philosophie s’est égarée. » la conviction de Hannah Arendt et la thèse qu’elle soutient dans la totalité de cet article est que la liberté n’est pas du tout ce qui apparaît à l’être humain dans le dialogue qu’il entretient avec lui-même mais qu’elle définit la modalité d’un acte qui surgit dans l’expérience brute que nous avons du monde. C’est la raison pour laquelle la philosophie a) ne dit rien qui puisse dépasser l’antinomie de la causalité et du libre arbitre b) doit être « dessaisie de ce dossier là ». Il ne faut pas reculer devant cette évidence: Hannah Arendt est une philosophe qui dans l’exercice même de la philosophie s’emploie à destituer la philosophie de toute habilitation et compétence à traiter cette question là avec pertinence. La liberté n’est pas l’affaire des philosophes mais des citoyens, des historiens, des politologues.

Il convient de ne pas faire de quiproquos. Hannah Arendt ne disqualifie pas la pensée. Elle est convaincue que le totalitarisme se manifeste par l’absence de pensée et, comme nous l’avons vu, l’un des leitmotivs les plus puissants de son oeuvre et de sa vie est de « penser l’évènement », mais la plupart des philosophies de la liberté des stoïciens à Jean-Paul Sartre s’égarent précisément parce qu’ils pensent la liberté hors évènement, hors sol, hors histoire. On pourrait dire qu’ils sont exactement dans la définition de la pensée telle qu’on la retrouve dans la parabole de Kafka: le rêve d’un arbitrage atemporel, supraterrestre, incorruptible, idéal de ces deux antagonistes qui se disputent dans le temps. De ce fait, la liberté a été déracinée de son sol véritable, de ce terreau politique dans lequel elle est née et dont elle se nourrit (malheureusement nous pouvons conjuguer le verbe à l’imparfait). Ce n’est pas « en lui-même », dans l’intériorité d’une attention introspective que l’être humain rencontre cette question de la liberté mais hors de lui et surtout « à plusieurs », en tant que citoyen d’une cité, d’une nation qu’il éprouve l’interrogation sur son « inscription dans le monde » qu’est finalement la politique mais que faut-il entendre par ce terme? L’action. 

La liberté, contrairement à ce que Kant a affirmé n’est pas du tout une question de volonté, de pureté d’intention, de « motif », mais d’acte. La liberté ne peut en aucune manière, selon Hannah Arendt, se concevoir comme cette rumination sur la qualité de nos arrières pensées, sur ce coeur de la motivation qu’est notre volonté mais plutôt sur nos actes.   



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