mardi 11 janvier 2022

Cours sur le langage - Explication du texte "La double articulation" de André Martinet

 


Vous trouverez sur ce blog l’explication entière et rédigée du texte de Merleau-Ponty sur la parole constituée. Je vous rappelle que cette explication tient à la fois lieu de cours sur la méthode du sujet 3 pour le baccalauréat et de cours sur le langage.  La nécessité dans laquelle nous nous trouvons de passer maintenant au cours suivant (liberté/politique avec Hannah Arendt) nous impose de ne pas perdre de temps sur des références qui ne seraient pas vraiment cruciales et éclairantes. C’est dans cet esprit que je reviens dans cet article à ce texte d’André Martinet sur la double articulation. Quiconque comprend parfaitement cet extrait peut à mon sens considérer qu’il a vraiment saisi l’essentiel du cours sur le langage. C’est pourquoi j’attire vraiment votre attention, notamment dans la perspective du bac blanc mais aussi d‘exercices que nous ferons prochainement, sur l’importance de ce texte et sur la nécessité de ne pas vous laisser décourager par l’utilisation de termes linguistiques. Si cet extrait est aussi éclairant c’est évidemment par ce qu’il a été rédigé par un linguiste. Je m’efforce de le rendre clair et accessible à toutes et à tous,  notamment en faisant le lien, à la fin de l’article avec le texte de Merleau-Ponty.  Pour être hyper CLAIR, si vous voulez gagner du temps et comprendre vraiment l'essentiel du cours sur le langage, lisez cet article. Bon! Assez « parlé »,  allons droit au but!


Non c'est pas ça....Voilà! (je sais, je l'ai déjà mise mais j'adore!!)




« La première articulation est la façon dont s’ordonne l’expérience commune à tous les membres d’une communauté linguistique déterminée. Ce n’est que dans le cadre de cette expérience, nécessairement limitée à ce qui est commun à un nombre considérable d’individus, qu’on communique linguistiquement. L’originalité de la pensée ne pourra se manifester que dans un agencement inattendu des unités. L’expérience personnelle, incommunicable dans son unicité, s’analyse en une succession d’unités, chacune de faible spécificité et connue de tous les membres de la communauté. On ne tendra vers plus de spécificité que par l’adjonction de nouvelles unités, par exemple en accolant des adjectifs à un nom, des adverbes à un adjectif, de façon générale des déterminants à un déterminé. Chacune de ces unités de première articulation présente, nous l’avons vu, un sens et une forme vocale (ou phonique). Elle ne saurait être analysée en unités successives plus petites douées de sens : l’ensemble tête veut dire « tête » et l’on ne peut attribuer à tê‑ et‑ te des sens distincts dont la somme serait équivalente à « tête ». Mais la forme vocale est, elle, analysable en une succession d’unités dont chacune contribue à distinguer tête, par exemple, d’autres unités comme bête, tante, ou terre. C’est ce qu’on désignera comme la deuxième articulation du langage. Dans le cas de tête, ces unités sont au nombre de trois; nous pouvons les représenter au moyen des lettres t e t, placées par convention entre barres obliques, donc /tet/. On aperçoit ce que représente d’économie cette seconde articulation : si nous devions faire correspondre à chaque unité significative minima une production vocale spécifique et inanalysable, il nous faudrait en distinguer des milliers, ce qui serait incompatible avec les latitudes articulatoires et la sensibilité auditive de l’être humain. […] Un énoncé comme j’ai mal à la tête ou une partie d’un tel énoncé qui fait un sens, comme j’ai mal ou mal, s’appelle un signe linguistique. Tout signe linguistique comporte un signifié, qui est son sens ou sa valeur, et qu’on notera entre guillemets (« j’ai mal à la tête», « j’ai mal », «mal »), et un signifiant grâce à quoi le signe se manifeste, et qu’on présentera entre barres obliques (/ze mal a la tet/, ze mal/, /mal/). C’est au signifiant que, dans le langage courant, on réserverait le nom de signe. Les unités que livre la première articula­tion, avec leur signifié et leur signifiant, sont des signes, et des signes  a minima puisque chacun d’entre eux ne saurait être analysé en une succession de signes. Il n’existe pas de terme universellement admis pour désigner ces unités. Nous emploierons ici celui de monème.

 

Comme tout signe, le monème est une unité à deux faces, une face signifiée : son sens ou sa valeur, et une face signifiante qui la manifeste sous force phonique et qui est composée d’unités de deuxième articulation. Ces dernières sont nommées des phonèmes. »

                               [André Martinet, Eléments de linguistique générale, 1967, p 13-14, Collin]



            Aussi empreint soit-il de notions linguistiques, ce texte de André Martinet est vraiment de nature à nous faire comprendre, plus précisément encore que celui de Ferdinand de Saussure, ce qu’est vraiment une langue, ce que veut dire le fait qu’elle soit systématique, et conséquemment ce qu’il y a d’absolument distinct, voire d'incompatible entre la langue et la parole (et pourquoi dés lors le langage, c’est-à-dire ce qui tient des deux, constitue tout à la fois l’anomalie et la spécificité humaines. Quiconque se met vraiment en tête de savoir ce qu’est l’humain, ce en quoi il consiste, doit nécessairement s’engager dans cette énigme que définit cette aptitude (mais en est-ce vraiment une? N’est-ce pas plutôt une fatalité?): être à la fois doté de parole et de langue.

Il faut bien avoir en tête ici qu’André Martinet se fait seulement ici le dépositaire de notions linguistiques finalement minimales, mais de très grandes conséquences philosophiques. Quiconque fait des études (de première année) de linguistique doit assimiler très vite ce qu’est un monème (plus petite unité de sens, cela correspond finalement aux mots)  et ce qu’est un phonème (plus petite unité de son - c’est une variable de son toujours représenté entre deux slashs).

La première articulation désigne finalement la capacité par laquelle une communauté linguistique s’entend pour rendre compte d’une expérience par des mots qui sont communs à ce groupe. Je dis: « le petit chat est mort » et toutes les personnes de langue française me comprennent. On ne peut communiquer à l’intérieur de cette communauté qu’en utilisant des mots ayant le même sens pour tous les membres de cet « ensemble ». « L’expérience personnelle incommunicable dans son unicité »: que veut dire ici Martinet? Que le sentiment personnel que la mort du petit chat me fait à moi est incommunicable, en soi, que cette mort me fasse de la peine ou pas, en tant qu’il est personnel, propre à moi, il faut renoncer à croire que les mots me permettront d’exprimer précisément mon émotion ou man absence d’émotion,  mais je pourrai éventuellement agencer de façon inattendue les mots de telle sorte que je m’approcherai tout de même un peu de ce que j’éprouve. On comprend bien ce qu’est la langue: un système de termes généraux que nous appliquons à des situations qui sont nécessairement particulières (parce que cela ne fait pas le même effet à tout le monde que le petit chat soit mort) et par le biais duquel nous communiquons imparfaitement un fait, une réalité. Je peux éventuellement rajouter des mots, faire des phrases précises, longues, avec plein de termes, ce qui rendra mon sentiment un peu plus clair mais jamais pour autant exprimé tel qu’il est. Il est impossible que les mots expriment une réalité sentimentale ou sensitive tel qu’elle est parce que les mots sont communs alors que les Fiats sont toujours ressentis singulièrement.

Quoi qu’on fasse, et surtout quoi qu’on dise, quand on utilise une langue, on se rallie d’abord à une communauté à un système dont la fonction est de faire groupe, plus que de dire la vérité pure et littérale de ce qui se produit dans le réel. Toute langue fait donc de celui qui la détient un être qui est davantage dans un système global de pensée que dans une réalité physique. Nous vivons donc toujours dans un monde de signes AVANT de vivre dans un monde de choses.

André Martinet parle ainsi d’unités en disant que chacune est de faible spécificité: c’est exactement à cela qu’il fait allusion. Nous préférons nous faire comprendre des autres membres de notre groupe linguistique en disant que le petit chat est mort, même si cela ne rend compte que globalement de la mort du petit chat plutôt que de nous engager subjectivement et surtout seul (d’une solitude dont nous n’avons absolument aucune idée) dans la précision abyssale de ce qu’est cet évènement « pur ». La solitude du poète ou du romancier s’expliquent par le fait qu’ils tentent quelque chose de cet ordre quitte à tordre un peu la logique systématique et généralisante des mots.

Sans aller jusqu’à l’expérience poétique ou littéraire, nous pouvons préciser en faisant des phrases plus longues: « en accolant des adjectifs à un nom, des adverbes à un adjectif, de façon générale des déterminants à un déterminé. «  J’ai mal à la tête » On comprend le sens de cette phrase parce que chaque mot a un sens. C’est la première articulation et elle fonctionne entre unités de sens, c’est-à-dire entre les mots qui dans cet agencement là recouvre des fonction (sujet, verbe, complément) . Le mot « Tête » a un sens en tant qu’il est un mot, mais il est lui-même composé de variables sonores: tê et te. Si je remplace le premier tê par fê, cela fait fête et cela n’a plus du tout le même sens par le mot (monème) sera différent. 

On saisit alors la deuxième articulation qui ne relie plus entre eux des mots mais des sons tê ou fê.  Ils désignent ce que l’on appelle en linguistique les phonèmes et décrivent toutes les variables sonores qui font un énoncé vocal. Dans « tête » il y en a trois: /t/ê/t. 

On saisit alors que comprendre un énoncé linguistique suppose de la part du membre de la communauté en question l’articulation de ces deux axes: je comprends une phrase parce qu’elle est constituée de mots (Première articulation) mais aussi parce que chacun de ces mots est composé de phonèmes et surtout que je possède « déjà » (et ce déjà a des conséquences philosophiques ENORMES)  cette « toile » totale et incroyablement subtile au regard de laquelle tout changement de phonèmes entraîne des conséquences de sens décisive. Pour que je saisisse par exemple qu’une personne qui me dit qu’elle a mal à la tête  n’est pas est en train de me dire qu’elle envisage de faire une chose répréhensible ou malhonnête, il faut que je possède déjà en moi le sens de la distinction entre avoir le mal en tête et avoir mal à la tête. Il faut également évidemment que j’ai saisi tout ce qui se joue à chaque phonème tête n’est pas fête ou bête, ou crête, etc. Il y a quelque chose d’incroyable dans la langue, c’est que nous la possédons d’un seul coup entièrement. La compréhension d’un mot est absolument impossible isolément. Je ne peux pas comprendre le monème « tête » si en moi ne s’effectue pas souterrainement une mécanique d’une incroyable subtilité mais surtout d’une systématisation totale au fil de laquelle je possède inconsciemment le sens de la plupart des vrillions de phonèmes possibles. 

Dire que la langue est totalitaire, c’est aussi dire ça: elle est totalitaire parce qu’elle est TOUTE et que je ne peux la posséder que TOUTE, même si j’apprends petit à petit de plus en plus de mots, je possède en moi le sens de cette seconde articulation, c’est-à-dire que j’opère inconsciemment un jeu de distinctions perpétuel et total entre toutes les variables phonétiques de sons qui du coup deviennent des mécaniques de précision du point de vue de leur sens. Il est fort probable que l’homme n’est pas allé chercher ailleurs que dans la langue l’idée même de «  totalité » qu’il en fasse un bon usage ou pas (politique). 

    André Martinet parle à juste raison de « principe d’économie » de cette seconde articulation par rapport à la première, c’est-à-dire que la puissance combinatoire des unités de première articulation (phonèmes) pour composer des unités de seconde articulation, à savoir des mots qui ont un sens nous permet de pouvoir exprimer un nombre quasiment infini d’énoncés pourvus de sens à partir d’un nombre limité de phonèmes. Pour le dire autrement: nous n’avons pas besoin d’un nombre infini de nuances phoniques pour exprimer une infinité d’énoncés sensés, car nous sommes à même de les combiner (Tête ne veut pas dire fête qui ne veut pas dire crête etc.). S’il fallait qu’à chaque nuance de sens correspondent un phonème particulier et univoque, nous ne disposerions pas d’un spectre de nuances vocales assez étendu pour pouvoir signifier tous ces énoncés. Heureusement je retrouve le T dans « tête » mais aussi dans « tri" ou « tuteur », etc. La langue est donc un système fermé sur lui-même dans lequel opère une dynamique combinatoire d’une extrême virtuosité et précision. Mais en même temps, cela met en valeur ce fond d’écran «  total » agissant nécessairement et continuellement de façon implicite dans la compréhension d’un seul énoncé. Si je comprends précisément ce que me dit mon interlocuteur quand il me dit qu’il a mal à la tête, c’est qu’inconsciemment je fais « toujours déjà" la différence entre fête et crête ou bien encore entre avoir mal à la tête et avoir le mal en tête, etc. On pourrait die que dans la pensée de tout être doté d’une langue opère souterrainement un nombre absolument incalculable d’énoncés de sens possible, et cela pareillement dans l’esprit de celle ou celui qui va l’écouter, de telle sorte que c’est toujours sur le fond d’une totalité potentielle et systématique inouïe que nous nous «  entendons », sachant en même temps que nous nous « entendons » parce que cette communauté grâce à laquelle je comprends l’autre membre de ma communauté linguistique rate autant que moi et dans les mêmes proportions que moi la spécificité pure de l’expérience décrite, nommée, racontée.

André Martinet résume finalement son propos dans les dernières lignes. Dés qu’un énoncé fait sens comme « j’ai mal » ou « mal », nous l’appelons « signe ». On peut reprendre ce que dit Ferdinand de Saussure en soutenant que cet énoncé « j’ai mal » en tant que signe a un signifié, ce qu’il veut dire, son sens: « j’éprouve de la douleur ». Il a aussi un signifiant c’est-à-dire qu’il revêt une manifestation sonore ou graphique /j’ai/m/a/l/ (5 phonèmes). C’est ce que De Saussure appelle son image acoustique. Les unités de deuxième articulation désignent donc les unités que l’on peut distinguer au niveau du signifiant, puisque ce sont des unités sonores mais elles ont un impact au niveau du signifié puisque la différence de leurs variations fait changer le sens, la signification au niveau du signifié. André Martinet appelle monème les unités de première articulation (plus petites unités de sens)  et l’on peut parfaitement les assimiler à des mots. Les unités de seconde articulation sont les phonèmes mais l’on ne peut pas les apparenter à des lettres, ce sont plutôt des variables sonores. Nous passons d’un phonème à un autre dés que nous passons d’une certaine consonance à une autre. Dans « chien »,  il y a trois phonèmes /ch/i/en/. 

Nous faisons une phrase et joue immédiatement un axe de différences entre tous les monèmes présents dans la phrase: j’/ai/mal/à/la/tête. Ces différences et la place du monème dans la phrase se positionnent en fonction de leur fonction grammaticale en français. Tout cela fait que je comprends la phrase dans sa première articulation de monèmes (de mots). Mais en fait je ne la comprendrai pas si n’agissait pas plus souterrainement en moi tout un axe de différences en absence et celui-ci est le plus intéressant parce que le plus incroyable, celui qui pointe en chaque membre d’une communauté linguistique un réservoir presque infini d’expression et de compréhension possible. Pas un instant je ne confonds le sens de cet énoncé avec d’autres énoncés phonétiquement très proches comme « Djemmal a la tête", ou « j"aime Allah tête », ou « j’aime aller à la fête », etc.  

Il est vraiment éclairant ici de citer l’homme comme un simple animal parmi tous les autres animaux communiquant. Les communications des dauphins par exemple, sont très fines et révèlent un ordre de nuances dans les ultra-sons très efficace et très subtil. Nous humains faisons du bruit en parlant. Parler c’est toujours moduler de la matière phonique: la seconde articulation nous permet d’entrer de plain-pied dans la compréhension de ces modulations, et de mesurer l’extrême subtilité de nos modulations vocales. 

Or il y a une différence entre les dauphins et nous, c’est que chez les mammifères marins, chaque unité prise dans la séquence d’ultra sons émise a UN sens et seulement UN. Nous n‘avons pas trouvé, jusqu’à maintenant, d’autre espèce animale utilisant cette double articulation entre monèmes et phonèmes. Les dauphins communiquent et avec beaucoup de finesse et d’efficacité. Ils se transmettent des énoncés qui ont un sens, mais, en tant qu’ils n’utilisent pas cette double articulation, on ne peut pas dire qu’ils « parlent », ni qu’ils « se parlent ».

Cette observation est d’une importance fondamentale puisque elle nous permet de comprendre ce que nous sommes en tant qu’humains. Il faut donc aller de l’avant dans l’analyse, aller plus loin que Martinet dans la piste qu’il nous a ouverte. On comprendra aisément de quoi il est question quand nous aurons saisi qu’à chacune de ces deux articulations correspondent deux formes différentes de « vouloir dire ». Dans la première articulation, il y a le « vouloir dire » (ou la signification)  de chaque monème, c’est un vouloir dire de pure convention: "tête" veut dire « la partie  la plus haute haute de l’individu ». C’est comme ça, c’est un vouloir-dire que l’on trouve toujours « tout fait » dans la langue. Il est propre à cette langue et c'est cela que ça veut dire: "parler cette langue", à savoir accepter (se soumettre) au fait que « tête » veuille dire « partie la plus haute d’un individu ».  Mais il y aussi le fait que moi, « un tel », être humain en chair et en os  je veuille dire quelque chose en parlant ici et maintenant. Ce vouloir-dire qui a donc une origine physique, donnée, spécifique, individuelle et qui va se frayer un certain chemin parmi ce réservoir incroyable et quasiment infini d’énoncés possible pour dire telle chose à tel moment à telle occasion est un « vouloir dire » dont Saussure lui-même dirait qu’il tient de la parole (individuelle), de la prise de la parole même s’il va utiliser la langue. Quelque chose de la spécificité individuelle de ce vouloir dire va très vite se dissoudre dans la masse de différences de toutes ces vocables généraux que sont les mots.

Très rapidement le « vouloir dire » du sujet physique  de la parole va se trouver écrasé, commué, banalisé par le vouloir dire des mots, de la langue. Quelque chose de cet effacement par quoi une indicible présence, indivise et propre, fait l’expérience d’être « tue », interrompue, dénaturée et banalisée par la masse écrasante et systématique de la langue dit « fugacement » «  l’animal humain ». Cela signifie concrètement que c’est précisément dans la façon qu’a la seconde articulation de se greffer à la première que quelque chose de l’être humain s’effectue passagèrement. Ce que je « veux dire » ne sera jamais jamais rendu par le vouloir-dire de la langue. Si je prends la parole ou le stylo c’est bien que je veux dire quelque chose en tant que personne, en tant qu’individu (peut-être en tant qu’aspirant à la littérature, à la poésie, au style) mais ce vouloir dire là « vertical », émotif, concret, gestuel, physique, s’effectuant dans la réalité d’un ici et maintenant donné, va devoir s’exprimer dans un jeu de différences qui, lui, a toujours été « déjà là » et, quoi que je  veuille dire, c’est toujours au travers d’une dynamique qui a toujours déjà « voulu dire » que je le dirai, par quoi je ne le dirai « pas exactement ». Ce que ma prise de parole activement, librement, s’efforce de dire, c’est, de toute façon, ce que le vouloir-dire de la langue fera taire. Parler, en ce sens, c’est choisir d’être interrompu par la langue (mais évidemment nous pouvons être interrompu plus ou moins bien: le silence que la langue va imposer à mon vouloir-dire à moi portera plus ou moins une certaine trace, une certaine résonance de mon vouloir-dire propre). 

Plus je parle, plus la langue va défigurer, banaliser, faire taire mon vouloir-dire propre, mais il faut s’obstiner, miser sans se décourager sur la subtilité des ces résonances diverses que le silence de la langue va nécessairement imposer à mon vouloir-dire propre. Il faut « ruser » de telle sorte que ma prise de parole ou mon écriture puisse forcer la langue à la faire taire d’une telle façon que quelque chose de l’énoncé tu soit quand même empreint de l’originalité et surtout de la liberté d’une volonté pure de dire même si ce qui sera dit en soi portera la trace du totalitarisme de la langue.

Julien Rochedy soutenu
par son pouce et son index
Qui parle quand je parle? On pourrait quasiment répondre: "jamais vraiment « moi »" mais toujours le vouloir dire impersonnel de la langue.  Si « les français parlent aux français », pour reprendre les messages de la résistance, c’est toujours d’abord effectivement parce que c’est la langue française qui parle, et finalement dans la plupart de nos échanges, c’est toujours ça: le français se parle et « moi » en tant que « vouloir dire » propre, individuel, je ne dis rien. Je fais signe de présence mais pour dire « rien » puisque ce qui parle c’est l’esprit « français » de la langue française (si seulement les abrutis nationalistes (voir vignette ci-jointe) de tout poil pouvaient comprendre ceci, ils réaliseraient à quel point ils ne sont ni plus ni moins que les pantins d’une langue qui les fait taire).

            Savoir exactement ce qu’on dit quand on parle est donc extrêmement difficile, voire impossible, d’une part parce que je ne le dirai qu’au travers du vouloir dire de la première articulation (celle qui relie conventionnellement les signifiants aux signifiés) et donc ce ne sera pas ce que moi je voulais dire, et d’autre part parce que ce que je voulais dire m’échappera à moi-même dés lors que ce sera au travers de cette combinatoire reliant ces axes de différences en présence et en absence que je l’exprimerai.  Mais alors que reste-t-il de moi dans tout ça? L’intention, une pure intention de faire signe de présence, peut-être aussi une forme de lucidité sidérante de sobriété et de justesse. Puisque quoi qu’il arrive, le vouloir-dire de la  langue interrompra le vouloir-dire de ma parole, pourquoi justement ne pas tenter de la prendre à défaut en m’efforçant de ne rien vouloir dire, en n’exprimant que de l’insignifiant, de l’anodin, du sans importance? Décevoir le sens, comme dit avec beaucoup de justesse Roland Barthes. 

« C’est pourquoi ce temps qu’il faisait ici ou là que Loti note inlassablement a une fonction multiple d’écriture: il permet au discours de tenir sans rien dire (en disant « rien »), il déçoit le sens, et, monnayé en quelques notations adjacentes (« des avoines poussaient entre les pavés de galets noirs….On respirait partout l’air tiède et la bon odeur de mai), il permet de repérer à quelque être-là du monde, premier, naturel, incontestable, in-signifiant (là où commencerait le sens, aussi l’interprétation c’est-à-dire le combat). On comprend ainsi la complicité qui s’établit entre ces notations infimes et le genre même du journal intime: n’ayant pour dessein que de dire le « rien » de ma vie (en évitant de la construire en destin) le journal use de ce corps spécial dont le « sujet » n’est que le contact de mon corps et de son enveloppe et qu’on appelle le temps qu’il fait. »

Si nous ne parlons que finalement pour ne jamais être exactement entendu, pourquoi ne pas renoncer à dire quelque chose mais en insistant simplement pour le faire savoir? Cela reviendrait littéralement à parler pour ne rien dire mais plus subtilement pour que ce rien que nous disons quand même suggère innocemment, souterrainement, « l’air de rien » quelque chose et que ce quelque chose soit le sillage d’un auteur, c’est-à-dire une oeuvre. Les romans de Pierre Loti, de Marcel Proust, de Nathalie Sarraute, et en un autre sens, de Samuel Beckett trouvent ici, sans aucun doute une forme d’explication), Parce qu’en fait ils disent l’essentiel tout en ne disant rien ou presque: le temps qu’il fait, le gout d’une madeleine, l’anodin, le sans importance, le rien.

Ce qu’il faut comprendre, c’est tout ce qui dans cette tentative un peu désespérée de dire quelque chose par l’intermédiaire d’un filtre dont toute l’efficacité vient de son aptitude à le bâillonner, à le passer sous silence, est « humain ». C’est le geste humain dont parle Maurice Merleau-Ponty: ce que je dis "dans ma parole" sera toujours annexé par ma langue mais ce que je fais en parlant, par contre, fait signe d'un geste par quoi quelque chose de moi s'effectue.  L'homme en tant qu'individu est dans ce geste, et aussi dans le silence que ce geste interrompt.

La parole instituée dont il est question dans la première partie du texte s’explique parfaitement par ce réservoir infini de sens dont chaque sujet d’une langue bénéficie et grâce auquel il comprend toujours préalablement  tout ce qu’un autre membre de la même communauté linguistique « veut » lui dire (mais justement ce n’est pas « lui » qui veut, c’est le vouloir dire de leur langue commune). Oui toute parole en ce sens est fondamentalement et antérieurement déjà instituée. Ce faisant nous oublions qu’un énoncé tout aussi criblé soit-il de l’obligation impérieuse de ne rien vouloir dire que ce que la langue veut lui faire dire,  s’effectue  maintenant dans la sonorité d’une salle ou la page blanche d’une feuille. Il y a un acte, un vouloir dire qui va très rapidement être réduit au silence de la banalisation des mots et des formules mais il y aura eu un « ACTE » et cet acte s’appelle parole, son émis, trace graphique dessinée. Cela signifie que derrière ce silence que la langue impose à notre vouloir dire, il y a un autre silence plus pur, qui est celui que notre vouloir dire propre a pris l’initiative de rompre. Nul doute que ce geste porte en lui quelque chose de ce silence qu’il rompt et c’est lui, ce silence là que l’artiste exprime dans ses oeuvres. C’est probablement aussi ce silence là qui nous pousse à vouloir dire quelque chose en tant qu’humain, aussi inutile et impossible que cela puisse apparaître à tout sujet de langue qui réalise ce qu’une langue est vraiment.




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