lundi 14 mars 2022

Terminale 2/4/5/6: Qu'est-ce qu'une oeuvre d'Art? (1) (Art /Travail / Technique / Culture / Vérité/ Religion)



Introduction

Nous nous souvenons de la Vita Activa et de la tripartition grâce à laquelle Hannah Arendt dans « conditions de l’homme moderne » distingue en l’être humain trois modalités d’être: 

  • L’animal laborans qui travaille en produisant des biens de consommation immédiats
  • L’Homo Faber qui crée des outils et des oeuvres
  • Le zôon politikon qui réalise des actions

La liberté dont jouit le zôon politikon par rapport à l’animal laborans et à l’homo faber lui vient sans aucun doute du fait qu’il est le seul des trois à accomplir la praxis, c’est-à-dire une action qui ne vise aucune autre finalité qu’elle-même. Ce n’est qu’en tant qu’animal laborans qu’un être humain peut être sujet à cette aliénation totale sous l’effet de laquelle il travaille en étant totalement étranger à ce qu’il fait parce qu’il ne le sait pas, parce qu’il est pris dans un processus au fil duquel ce qu’il fait est le moyen d’une finalité qui lui échappe dans tous les sens du terme. Bien que payé, un travailleur salarié qui participe à la chaîne de montage d’une voiture en usine ne se dissocie pas fondamentalement d’un esclave de l’antiquité grecque en ce sens qu’il n’est pas dans la praxis mais dans la poiesis, c’est-à-dire dans un monde de production au sein duquel ce qui est fait est parfaitement distinct, séparé de l’acte de le faire. Quelque chose de notre condition de zôon politikon, c’est-à-dire d’humain, s’annihile, s’auto-détruit dés lors 1) que nous agissons pour autre chose que cette action elle-même 2) que notre activité, notre gestuelle, notre effort physique sont voués à faire advenir un objet de consommation immédiate, au zôon tout seul, à l’animal vivant.  

Mais alors où situer l’oeuvre d’art dans la Vita Activa de Hannah Arendt? Un artiste effectue bel et bien quelque chose, et ce quelque chose peut être une oeuvre, une « chose » distincte de son auteur….ou pas. La danse, le théâtre, le ready made de Marcel Duchamp ou certaines oeuvres de l’art dit conceptuel (one and three chairs de Kosuth) attestent bien de la difficulté de situer l’art par rapport à cette relation d’un homme et d’un objet qu’il aurait créé. Qu’y-a-t-il derrière ce terme d’« oeuvre » quand nous parlons d’oeuvre d’art? Y’aurait-il quelque chose de l’être au monde de cette oeuvre qui pourrait se définir de façon identique ou proche de l’être au monde particulier du zôon politikon, de l’homme, soit « la praxis »? 


1) L’oeuvre d’art et le monde

« Toutes choses, objet d'usage, produit de consommation, ou oeuvre d'art, possède une forme à travers laquelle elle apparaît; et c'est seulement dans la mesure où quelque chose a une forme qu'on peut la dire chose. Parmi les choses qu'on ne rencontre pas dans la nature, mais seulement dans le monde fabriqué par l'homme, on distingue entre objets d'usage et oeuvre d'art; tous deux possèdent une certaine permanence qui va de la durée ordinaire à une immortalité potentielle dans le cas de l'oeuvre d'art. En tant que telles elles se distinguent d'une part des produits de la consommation, dont la durée au monde excède à peine le temps nécessaire à les préparer, et, d'autre part, des produits de l'action comme les événements, les actes et les mots, tous en eux-mêmes si transitoires qu'ils survivraient à peine à l'heure ou au jour où ils appartiennent au monde, s'ils n'étaient conservés par la mémoire de l'homme, qui tisse en récits et puis par ses facultés de fabrication. Du point de vue de la durée pure, les oeuvres d'art sont clairement supérieures à toutes les autres choses: comme elles durent plus longtemps au monde que n'importe quoi d'autre, elles sont les plus mondaines des choses. Davantage, elles sont les seules choses à n'avoir aucune fonction dans le processus vital de la société: à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. Non seulement elles ne sont pas consommées, ni usées comme des objets d'usage: mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation et d'utilisation, et isolée loin de la sphère des nécessités de la vie humaine. » 




a) Le désoeuvrement de l’œuvre 

Pour traiter cette question, nous pouvons emprunter le même chemin que Hannah Arendt qui dans « la crise de la culture » part précisément de l’œuvre en tant que « chose ». Comme n’importe quel autre type d’objet l’oeuvre d’art est là, offerte aux sens. On la voit, on la touche, on la perçoit. Elle a une matière et une forme, c’est-à-dire qu’elle se découpe dans l’espace selon des contours clairs, marqués. Elle est « là ». 

Mais d’emblée, nous pouvons, avant de poursuivre la lecture de Hannah Arendt insister sur cette façon qu’a l’oeuvre d’être « là », parce que sans aucune doute, elle n’est pas là comme ce stylo, cette fourchette ou cet ordinateur, lesquels ne sont là que pour servir à quelque chose. Quelque chose de familier nous rassure dans « l’être là » de ces ustensiles, à savoir qu’immédiatement, presque automatiquement notre corps se positionne dans la posture de l’utilisateur. Déjà quelque chose de moi s’y « reconnaît » mais quoi ou qui, au juste? L’usager. Je perçois dans l’ordinateur le prolongement de ma mémoire, le perfectionnement de ma main écrivante, de mon imagination imageante, de ma rationalité organisante. J’ai quelque chose à faire et quelqu’un à être dans le creux de ces objets qui jalonnent voluptueusement et opportunément mon quotidien. C’est comme si les occupations de ma journée se tenaient déjà un peu là, dans les contours de toutes ces plasticités technologiques, utiles d’où surgissent des lignes d’occupation. Ma voiture, mon ordinateur, ma télévision ne sont en fait que des futurs, des promesses des incitations à agir.

Mais en même temps, l’attention que nous leur accordons ne se porte jamais à leur être là ou en tout cas, pas trop. Même si la couleur, ou la douceur au toucher ou la forme à la vue m’importe un petit peu, c’est sur la base de l’usage que je les considère. Ces objets sont des vecteurs, des opérateurs où ne font que se profiler des actions à venir. Mais l’œuvre d’art, non! La plasticité pure d’une oeuvre, d’une peinture, d’une sculpture, d’une danse ne m’indique aucun avoir à faire. C’est presque comme un lieu dans lequel l’oeuvre me projette en me laissant étrangement et insupportablement désoeuvré. L’œuvre me désoeuvre. Elle me révèle soudain que tous ces objets techniques où j’ai cru pouvoir séjourner, où j’ai pris beaucoup de plaisir à demeurer puisque tout y était plein d’occupations était peut-être un leurre, un parc d’attractions (comme Pinocchio), une illusion qui doit cesser urgemment. L’oeuvre d’art est une pure présence, un être là, un « Da-sein », pour reprendre le terme utilisé par Heidegger pour désigner l’être humain.

C’est donc assez troublant: nous percevons bien tout ce qui distingue l’oeuvre d’art de l’ustensile précisément parce qu’elle se distingue en portant un coup d’arrêt définitif à ces horizons d’occupations humaines qui se détachent de la plasticité de nos objets utiles. C’est comme si tout « avoir à faire » , tout « affairement typiquement humain ici ne trouvait plus aucune résonance aucune source; l’œuvre d’art est muette dés qu’il s’agit pour nous d’y trouver un « répondant » par rapport à l’installation d’un monde humain (à condition d’entendre par humain « technique »). Mais il est plein de résonance avec le Da Sein de Heidegger.



Ce qui est donc complètement troublant, c’est que nous ayons autant de mal à nous représenter la réponse de l’artiste à cette question: qu’est-ce que tu fais? Quelle est la durée de vie de ce que tu fais quand tu fais une oeuvre et cela apparaît de façon encore plus vive quand nous comparons le flou de cette réponse de la netteté 1) de celle de l’animal laborans (produits de consommation donc produit à durée de vie très limitée)  2) de celle de l’Homo Faber (oeuvres destinés à poser un monde humain, au sens de « utilisable pour et par les hommes »)  3) de celle du zôon politikon qui fait des actions au sein d’un espace public qui est la cité   (action menées sur le modèle des arts d’exécution).

Nous comprenons mieux ainsi à quel point les œuvres d’art sont absolument insituables dans la classification de la Vita Activa proposée par Hannah Arendt, et cela nous est vraiment confirmé par ce face à face avec les oeuvres d’art qu’il nous a tous été déjà donné de vivre même si peut-être cela n’est pas apparu aux yeux de tout un chacun. L’oeuvre d’art est sidérante parce qu’elle ne nous parle pas, parce qu’aucune de ses attitudes qui définissent en nous et pour nous notre statut de  fabriquant ou d’acteur ne s’y retrouve. Mais en même temps, quelque chose de sa faon d’être là fait brutalement écho à notre façon à nous d’être là, telle que nous la retrouvons chez Aristote dans la place qu’il accorde à l’étonnement et, chez Heidegger, dans l’expérience de l’ennui qui définit l’être là. 

C’est donc dans cette disposition d’esprit qu’il nous faut accueillir avec attention la formulation de Hannah Arendt: « à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations »  L’oeuvre d’art partage avec le produit de consommation le fait d’être détaché, d’être un produit  fini, mais en même temps il n’est pas propre à la consommation. Il est inconsommable et aucune activité humaine ne s’y construit, ne s’y constitue. En même temps, elle partage avec l’action quelque chose de cette liberté infinie par quoi du nouveau et de l’imprévisible apparaîssent dans le monde. Il semble qu’elle revêt bel et bien une dimension politique par sa résonance absolument non vitale, par tout ce qui d’elle tient de l’inscription, de l’effectuation, du geste et de l’audience, de la mise en spectacle, mais contrairement aux effets des arts d’exécution, l’oeuvre d’art « demeure ». Sa venue au monde n’est pas limitée.

     Nous sommes confondus, émus par les dessins des grottes de Lascaux, et pas seulement pour des raisons historiques ou préhistoriques mais parce que nous percevons bien qu’ils ont été peints dans cette intention là ou justement dans une absence d’intention « durable ». Ils ne portent la trace d’aucun besoin vital. Ils sont sacrés, c’est-à-dire qu’ils portent en eux la trace d’un être au monde qui nous relie étrangement à leurs dessinateurs comme si le temps était annulé, comme si par ce mode de présence si spécifique de la peinture, leur « être là » confondait l’être là des dessinateurs préhistoriques avec l’être là du spectateur du 21e siècle.  Une oeuvre d’art porte en elle une capacité de présence non déclinable en termes d’époques, non pas qu'elle ne soit pas empreinte de la trace technique, sociologique, historique de l’époque à laquelle elle a été produite, mais elle atteste par sa capacité à se dérober à tout usage, à toute consommation, à toute vie d’une gratuité, d’un désintéressement qui relie les hommes non pas dans l’espace (comme la cité politique) mais dans le temps. Ce que l’action accomplit dans l’espace de la cité, l’oeuvre d’art le réalise dans ce que l’on pourrait appeler « le temps de l’Humain ». C’est la pérennité d’un monde dans lequel l’être humain a sa place indépendamment du rapport à « son » époque qui définit et vraiment justifie l’oeuvre d’art, si tant que le terme convienne car nous avons peine à voir ce qui finalement mériterait d’être davantage «  justifié ».



b) Nature / Milieu / Monde 

Ce terme de « justification » pose problème: a-t-elle à l’être? De quel point de vue? Comment comprendre ce rapport étrange et quasiment incroyable à la durée de toute oeuvre d’art? Il faut revenir aux oeuvres les plus anciennes, les plus troublantes dans cette perspective: les peintures rupestres.  Ce n’est même réellement une question d’intention. Nous ne savons pas vraiment pourquoi des hommes des temps préhistoriques ont conçu cette idée saugrenue d’aller dans des grottes pour peindre leurs parois avec des techniques picturales souvent extrêmement ingénieuses. C’est plutôt nous qui aujourd’hui regardons ces peintures qu’il s’agit d’interroger. Ces peintures, en deçà de toute interprétation, de toute spéculation, manifestent une «  solidarité » qui ne saurait se transcrire dans la teneur d’un « message ». Il n’est pas du tout avéré que ces hommes s’adressent à nous ni même qu’ils se soient dit qu’ils envoyaient à leurs descendants une forme de témoignage. Et pourtant cette dimension testimoniale est bel et bien présente mais cela ne vient pas d’eux, cela se détache des peintures elles-mêmes. Quelle que soit la signification que ces peintures pouvaient avoir pour eux, dans leur quotidien,  il est absolument impossible qu’elles puissent s’inscrire dans une attitude ou dans un comportement visant à satisfaire un besoin vital, et même s’il s’agissait comme l’hypothèse en a été faite de fasciner un éventuel gibier avant la chasse, de le capturer par l’image avant de le prendre dans ses filets ou par le fer de sa lance, ces dessins manifesteraient alors une croyance, un rituel, une adhésion à « une symbolique » qui se détacherait radicalement de toute poiesis, de tout rapport effectif de moyens à fins, du geste efficace du chasseur qui poursuit l’animal pour le tuer et qui le tue pour le manger et nourrir sa famille ou sa communauté.

 


                Nous retrouvons exactement ce rapport à l’oeuvre dans certains manches de harpons préhistoriques sculptés pour lesquels il apparait clairement que le temps passé à travailler le manche est nécessairement supérieur à celui qui est requis par l’affûtage de la lame (enfin plutôt du bois ou de la pierre pour qu'ils deviennent une lame ou une pointe). Il y a dans ce rapport la manifestation d’une dépense de temps que l’on pourrait dire « perdu » du point de vue de l’utilité, de l’oïkos, mais aussi d’un temps gagné sous un tout autre rapport au temps, mais lequel? Serait-ce celui de la polis? Historiquement, c’est absolument impossible puisque ce que l’on entend par « cité » viendra bien plus tard. Ce que Hannah Arendt entend par « monde », et seulement ça, peut correspondre à ce que nous cherchons ici, un temps dérobé à l’oïkos, qu’il convient d’entendre comme "demeure" du besoin vital, lieu de contentement, de satisfaction des besoins propres à sa famille et à  soi-même. Il y a un aspect cérémonial, sacré dans le temps dépensé dans la sculpture et ce temps ouvre le chasseur à un monde. Qu’est-ce que ça veut dire? Le monde était bien là avant, pourtant.

Pas nécessairement, la distinction entre le monde humain et le milieu animal peut ici être évoquée pour faire réellement apparaître tout ce qui se joue dans cette étrange dépense de temps du chasseur préhistorique passant plus de temps à orner le manche de son harpon qu’à en affûter le lame. C’est Jacob Von Uexkull qui le premier a fait comprendre cette notion de milieu animal, notamment en prenant l’exemple de la tique, cet animal de quelques millimètres qui attend au sommet d’une branche que passe un animal au sang chaud pour se laisser tomber sur lui et trouver un lieu où il pourra se nourrir de son sang. Ce que l’éthologue a découvert c’est la notion d’affects porteur de signification, à savoir que la tique dans la totalité des sensations qu’il est possible d’éprouver dans la forêt n’en perçoit que trois: la lumière, l’odeur et la chaleur. La tique n’est sensible qu’à ces trois signaux: elle ne dispose pas des yeux qui lui permettrait de distinguer le soleil mais sa peau est photosensible de telle sorte qu’elle peut grâce à cette sensation grimper sur la brindille, puis grâce à son odorat elle va percevoir le passage d’un animal et se laisser tomber sur lui avant de trouver grâce à sa capacité de détection de la chaleur l’endroit où le sang circule. Von Uexkull a même fait des expériences prouvant que la tique ne sent pas le goût du sang ni aucun autre. Ce qu’elle boit c’est n’importe quel liquide à 37 degrés. 

Cette description de la perception animale est d’une profondeur assez inouïe. Dans la totalité des affects que l’homme éprouve dans la forêt, la tique n’en saisit que trois et à partir de cette triangulation, on pourrait dire qu’elle se constitue elle-même dans la résonance pure avec un milieu. Comme le dit Heidegger, l’animal est pauvre en monde mais riche en milieu. L’animal est toujours déjà sous l’emprise de ces signaux qui, certes, l’enferme dans un milieu mais, en même temps, lui assigne l’être correspondant à ce milieu. La tique ne fait qu’une avec l’émergence de ce milieu dans la nature. Elle participe à l’activation naturelle d’un engendrement de ce milieu, ce qui n’est qu’une autre façon de dire qu’elle participe du processus par lequel elle « est », elle vient au….(ici nous serions tentés de dire au monde mais justement ce n’est pas au monde qu’elle vient mais au….) milieu. La tique, autrement dit, ne fait pas que se nourrir, elle se produit, ou plutôt participe à cette liaison d’affects dans la résonance de laquelle s’effectue dans la nature un milieu. 

Mais l’être humain lui n’a pas de milieu. S’il en avait un, il ne s’éprouverait pas comme jeté dans une nature mystérieuse, opaque, hostile. Nos objets techniques manifestent bien cette étrangeté. Nous vivons le fait d’être dans la nature autrement que l’animal parce que nous n’y sommes pas d’emblée, spontanément et inconsciemment embarqués dans cet ouvrage de la nature naturante que serait la constitution de notre milieu. Cette étrangeté,  Heidegger la décrit primitivement comme « ennui ». Nous sommes désoeuvrés par rapport à l’animal qui lui est d’emblée pris dans la constitution de son milieu et à ce désoeuvrement, nous répondons par un rapport à la nature radicalement autre que celui de l’animal. Là où ce dernier spontanément perçoit les affects requis par son milieu et que ceux là, nous transformons les matières premières de la nature en matières secondes qui deviennes les objets, les structures de notre environnement humain. C’est ce que l’on appelle la technique, ce qui fait de nous des Homo Faber au sens de Hannah Arendt. Nous faisons advenir dans la nature un environnement humain qui porte notre trace, notre marque et rend possible des modalités de vie humaines spécifiques, conscientes. Mais cela ne fait pas pour autant de nous des créateurs d’oeuvres d’art, puisque, comme il été dit, notre rapport avec un objet technique n’est en aucune manière comparable avec celui d’une oeuvre qui nous impose un certain silence, une forme de suspens, de coup d’arrêt par rapport à des façons de penser et d’être rigoureusement utiles, techniques, « humanisantes ». Il y a dans l’œuvre une façon d’être là qui nous rappelle à l’être-là premier, celui là même qui définit l’ennui fondamental, existentiel de la créature humaine dans la nature. « Elles ne sont pas fabriquées pour les hommes mais pour le monde » dit Hannah Arendt. 

 


              c) La dépense somptuaire
  Il convient de rapporter cette phrase au harpon préhistorique et spécifiquement dans cette division concrète du manche et de la lame: la lame est faite par les hommes pour les hommes mais elle n’ouvre pas de monde parce qu’elle se ferme dans la maisonnée ou dans la tribu, dans l’oïkos. Elle est ce grâce à quoi l’humain va rapporter de quoi manger à l’humain, mais finalement sans s’y effectuer en tant qu’humain, puisque ce sera en tant que zôon, animal vivant, qu’il nourrit sa famille comme la lionne apporte à manger au lion et eux lionceaux. Mais quelque chose se passe dans le manche sculpté: l’homme y prend du temps qui, du point de vue de l’oïkos est perdu, irrévocablement,  mais chasser n’est peut-être pas que se nourrir ou nourrir les siens, c’est peut-être et finalement sûrement chasser et ce qu’autorise la sculpture de la poignée du harpon c’est finalement que chasser soit « chasser », une activité en soi, pure, gratuite et sans finalité. Que l’on puisse trouver « beau » ou, mieux encore, « digne », important, crucial de chasser pour d’autres raisons que celle de rapporter à manger, c’’est cela que la sculpture du manche du harpon « dit »  et même « fait advenir » de telle sorte que, dans l’acte de la chasse, le rituel se substitue à la nécessité vitale de nourrir ou de se nourrir et la figure du zôon politikon alors se dessine à l’extrémité du manche alors qu’à l’autre extrémité c’est le monde qui commence à peine de poindre (mais pas encore la cité: ce point là est capital).

L’oeuvre d’art, c’est-à-dire le manche du harpon sculpté a sorti l’Homme du désoeuvrement existentiel profond dans lequel, en tant qu’être humain, il se trouvait (dépourvu qu’il était de milieu dans lequel il lui aurait été donné de se donner naissance dans la nature).  Le temps perdu, du point de vue de l’oïkos a été gagné au regard d’un monde à l’intérieur duquel chasser passe d’abord par l’action pure, effective de la chasse, par sa praxis, par ce qui va faire de cette chasse un évènement crucial même et surtout si le chasseur revient bredouille, mais de fait où et comment chasser le sanglier ailleurs que dans la forêt, c’est-à-dire dans le monde? 

 




            Il convient ici de prêter toute son attention à cet étrange renversement de perspectives au regard duquel le temps passé à sculpter le manche (celui-là même que Bataille baptise du terme de « dépense somptuaire ») prime sur celui passé à affûter la lame parce qu’on ne rapporte pas de gibier sans avoir chassé d’abord et qu’on ne chasse vraiment qu’en chassant exclusivement, gratuitement, intensément, en n’étant que ce chasseur occupé à chasser, ce qui suppose un art de la patience, et plus encore une attention entièrement absorbée dans l’acte (praxis)  plus que dans le but (poiesis). Cette praxis du chasseur, c’est ce que la sculpture du manche fait advenir. Cela veut dire que chasser n’aurait aucun sens si ce geste ne s’effectuait pas dans le monde ouvert par la ciselure de la poignée. Dans la découpe du manche et de la lame, s’effectue donc bien autre chose que la continuité d’un seul et même outil. Ce qui s’y produit, c’est la limitation d’un « seuil »  séparant l’oïkos ( la lame qui tuera l’animal et la découpera pour nourrir la maisonnée) et « le monde », monde ouvert par cette étrange dépense de temps consacré (terme incroyablement juste, ce temps est « consacré ») à sculpter inutilement la poignée, mais dans cette « dépense somptuaire » d’un temps apparemment perdu à ne pas affûter la lame s’effectue quelque chose de « l’être là humain », de son absence de milieu, de ce désoeuvrement par le biais duquel il se retrouve jeté dans une nature qui ne lui dicte rien, qui ne l’affaire dans aucune préoccupation et  dans laquelle, donc, un « monde » s’ouvre au sens où aucun milieu animal ne s’y referme. Bien sûr la chasse au sanglier va très vite se refermer sur l’oïkos mais le manche sculpté aura suffi à intercaler entre la nature et l’oïkos l’évidence d’un monde et c’est dans ce monde là que la chasse a lieu que le sanglier court et qu’il court pour être bel et bien chassé mais en même temps qu’il est chassé d’abord (et finalement seulement) gratuitement, respectueusement, religieusement, c’est-à-dire pas encore pour être réduit à l’état de « viande ».

On ne peut pas s’empêcher ici de penser à l’état de sidération et de dégoût dans lequel les tribus indiennes d’Amérique du nord ont découvert la façon de chasser des blancs venus d’Europe et d’un Buffalo Bill se vantant d’avoir tué 100 bisons en une journée  avec sa carabine à répétition en laissant pourrir les carcasses d’animaux sur la prairie. A chaque bison tué, le chasseur indien adresse une prière avant de le dépecer, ce qui manifeste bien quelque chose de fondamental et à quoi nous, occidentaux serions bien inspirés de réfléchir, à savoir que le chasseur indien a tué le bison dans le monde que lui avait préalablement ouvert ses peintures et ses danses rituelles alors que le lieu dans lequel Buffalo Bill a décimé les troupeaux pose réellement question puisque ce n'est même pas l’oïkos, ni un milieu puisqu Buffalo Bill est un humain (totalement abruti…une sorte de Donald Trump anticipé, mais humain quand même) mais ce qu’il convient d’appeler « une réserve », un peu comme un camp au sein duquel tuer est une question de record, comme une bulle au sein de laquelle chasser perd tout sens, toute praxis, jusqu’au non sens absolu d’un lieu dans lequel le « genos » du bison peut être massacré, annihilé, génocidé).

 


2) L’oeuvre d’art en tant que « seuil »: ni produit, ni message (Culture humaine / Culture de masse / Culture élitiste)

a) L’oeuvre d’art: seuil d’un monde Humain

                Pour situer parfaitement l’oeuvre d’art en nous aidant à la fois de la Vita Activa de Hannah Arendt (tripartition Travail /Oeuvre /Action) et de la notion de milieu découverte par l’éthologue allemand Jacob Von Uexkull, il faut donc articuler toutes les références que nous venons de poser en termes de lieu. Ce qu’il y a d’abord, nous pourrions dire que c’est « la nature » et cette nature est immédiatement perçue voire intégrée par l'animal en « milieu » alors que l’homme est désoeuvré, privé de milieu (et donc d’ouvrage). Comme il est aussi un animal, il est sujet à des besoins vitaux, il lui faut survivre, mais le fait qu’il soit privé de milieu l’empêche de vivre ce besoin sous l’emprise de cette constitution du milieu. Il est projeté dans une nature hostile et étrangère qui se refuse à lui. Cela signifie que le passage de la nature à l’oïkos ne peut en aucune manière se faire « naturellement », spontanément.  L’humain parce qu’il l‘éprouve comme "jeté là" n’est et ne sera jamais « dans » la nature comme dans son « milieu ».

Par conséquent, le passage de la nature à l’oïkos ne peut s’effectuer pacifiquement, au fil d’une partition qui serait déjà écrite comme c’est finalement le cas pour l’animal.  Ce qui s’explique ici et se déploie, c’est le caractère exosomatique de l’être humain, tel que le statisticien  Alfred Lotka l’avait ainsi baptisé en 1945, pour désigner la capacité de l’être humain à développer un corps extérieur fait de tous les outils qui prolongent ses organes endosomatiques (on dompte le cheval pour courir plus vite que le permettent nos jambes, on utilise des lances pour accroître la puissance d’emprise de nos bras, etc.). Or, c’est exactement dans cette nature exosomatique de l’être humain qu’il faut situer ce harpon en lui accordant une valeur, une importance exemplaire parce la dépense de temps utilisée pour la sculpture du manche apparaît improbable, voire incompréhensible,  à moins de réaliser que s’y cristallise l’écho exact de l’être-là de l’humain, son désoeuvrement fondamental et premier à tous égards. 

Que le harpon soit aussi une oeuvre par la sculpture du manche, ce n’est pas du tout anodin, ce n’est surtout pas accessoire, c’est justement ce par quoi ce harpon n’est pas qu’un accessoire, un outil, un ustensile mais bel et bien ce qui ouvre entre la nature et l’oïkos un « monde » comme une fenêtre d’opportunité dans laquelle il sera donné à l’homme d’être vraiment humain et cela notamment en y faisant advenir plus tard la cité (polis). 

 


                    Mais une question ici se pose: où court le sanglier en tant que proie de la chasse de l’homme? Dans la nature? Non, tout ce qui est dans la nature n’est pas chassé par l’homme mais vécu comme une totalité qui l’exclue, qui le désoeuvre. Est-ce dans l’Oïkos? Non, pas encore puisque il n’est de la viande qu’après avoir été abattu. Est-ce dans le milieu? Evidemment non: l’homme n’a pas de milieu. Il est clair que le sanglier en tant que bête de proie de la chasse humaine  ne peut courir que dans le monde et que, par conséquent, la dépense gratuite de temps consacrée à la ciselure de la poignée du harpon n’est pas si gratuite qu’il le semble, ou plutôt qu’elle est incroyablement « juste », effective dans sa gratuité même, parce qu’il n’aurait pas été possible de percevoir le sanglier comme gibier si la chasse n’avait pas été instituée et abordée comme un acte, une praxis, une activité ayant un sens en elle-même et pour elle-même. Le sanglier court exactement dans le prolongement de ce que le manche sculpté rend possible, « ouvert », à savoir le monde. Et si l’on veut objecter que Buffalo Bill aussi voit le bison alors qu’il n’a pas de manche sculpté ni de façon rituelle de percevoir la chasse, il faut rappeler que Buffalo Bill ne chasse pas mais qu’il tue (comme un crétin…mais c’est bien pire que cela, en fait, puisque il tue dans une réserve comme plus tard d’autres bourreaux tueront dans des camps)

Il est donc assez douteux que les peintres des grottes de l’ère préhistorique ait voulu fasciner le gibier mais bien plus évident qu’ils ont, en réalité, rendu la notion même de gibier « possible » en ceci que seules des œuvres d’art sont à même d’ouvrir le monde, d’intercaler dans la nature ce qui ne saurait être ni milieu animal, ni Oïkos vital mais monde humain et cette considération n’a rien d’idéologique ou de spéculatif, aussi vrai que nous voyons mal des aurochs ou des panthères chassées courir ailleurs que dans le monde. Si ces peintures nous émeuvent autant, ce n’est donc pas tant par le décompte des années qui nous séparent de leur réalisation (même si un peu quand même!) Mais surtout parce que ce monde qu’elles ont ouvert est encore là pour nous. 



        Deux remarques ici s’imposent à nous une fois vraiment mesurée l’ampleur de ce que Hannah Arendt nous fait comprendre: nous réalisons pourquoi fondamentalement capitalisme et communisme bien que totalement opposés se rallient dans leur ratage commun et radical du phénomène humain, de l’être là: ils partent d’une représentation de l’homme comme fondamentalement travailleur. Marx avait bien perçu que l’humain contrairement à l’animal produit toujours plus que ce qui serait nécessaire à sa survie mais il ne s’est pas rendu compte que « ce plus » traduisait en réalité l’absence de milieu, le désoeuvrement et qu’il faisait signe en réalité d’une capacité radicale d’extraction par rapport au vital. De plus, Marx sera fasciné par la dialectique du maître et de l’esclave hégélienne, c’est-à-dire de la capacité de l’esclave de faire advenir un monde à son image de telle sorte que le maître sera placé hors jeu, alors que finalement cette figure du maître qui a pris le risque de la mort et qui a ainsi gagné le duel des consciences dont parle la dialectique est celle là même de l’humain accomplissant la dépense somptuaire d’un temps utilitairement gâché mais politiquement (au sens de Zôon politikon) gagné.  

« Un homme est riche ou pauvre selon les moyens qu’il a de se procurer plus ou moins des choses nécessaires pour vivre. » Une telle affirmation signée Adam Smith suffit également à manifester l’incompréhension totale de ce penseur à l’égard de l’art, de la dépense somptuaire et finalement du monde lui-même.  Que l’économie, c’est-à-dire l’oïkos ou encore tout ce qui permet à un homme d’assurer à lui-même et aux siens de quoi survivre soit l’instance suprême, basique, cruciale grâce à laquelle tous les comportements de l’homme s’expliquent et s’originent est faux. Le manche sculpté d’un harpon préhistorique suffit finalement à le prouver, à condition de réaliser que c’est le monde qui s’ouvre à partir de la ciselure de cette poignée d’outil. 

Le deuxième point fondamental qui peut se déduire de cette brillante analyse de Hannah Arendt, n’est pas excessivement joyeux. La progressive transformation des oeuvres d’art en produit de l’oïkos n’envahit pas le monde, mais en fait elle le rend impossible puisque elle détruit complètement la capacité d’ouverture du monde et à lui dont seules disposent les œuvres d’art en tant qu’elle sont le préalable du Politique et aucunement l’objet de l’oïkos. 



            Les perspectives qui s’offrent à nous dés lors que nous comprenons vraiment le sens authentique de cette affirmation de Hannah Arendt: « à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde qui est destiné à survire à la vie limitée des mortes; au va et vient des générations. » sont assez abyssales. Toute oeuvre d’art est comme un portail, comme un seuil qui par sa gratuité, c’est-à-dire par l’aplomb que manifeste une plasticité, une séquence sonore, graphique, cinétique s’impose non pas seulement comme un « être là » pur et sans fonctionnalité ou « avoir à faire »  humain, mais ouvre un champ d’effectivité humaine que l’on peut à bon escient définir comme celui d‘une liberté opérationnelle, en acte au sein duquel ce mode d’être humain de l’être là devient possible, c’est-à-dire que l’épreuve d’une existence toute à la fois incompréhensible, étonnante et « là » se fait jour.  

L’oeuvre d’art nous sidère, elle nous désoeuvre, comme il a été dit, ce qui revient à pointer en elle une puissance nostalgique sans égal et par « nostalgique », c’est à l’expérience d’être là qu’il convient de penser en désignant ce trauma. « Moi qui ne suis que « là », je me manifeste à toi comme le pôle avec lequel tu entres consciemment ou pas (mais plutôt inconsciemment) en connexion, décrivant par là même ce champ d’aimantation qui constitue ce que nous avons coutume d’appeler monde. Nous pouvons toujours tomber en pâmoison devant la Joconde ou la chapelle Sixtine, la vérité est que, plus qu’une peinture à admirer, elles constituent exactement des pôles magnétiques de pure gratuité avec lesquelles nous entrons en résonance profonde, nostalgique parce que c’est l’expérience première et existentielle de l’humanité qui s’y dévoile en tant que pur « être-là ».

 

L’excès de temps passé à sculpter le manche plutôt qu’à affûter la lame manifeste dans la forme même du harpon, dans sa plasticité, l’écrasante et bienheureuse supériorité du sacré sur le profane, du monde sur la nature, de l’Humain sur le vivant donc de l’être-là sur le « vivre encore » Il n’y a pas de monde humain sans oeuvre d’art, et cette affirmation n’est, en aucune manière, une sorte de leitmotiv plus ou moins poétique ou à visée euphorisante. Elle ne décrit pas du tout ce qu’il faudrait que l’oeuvre d’art soit, mais ce qu’elle active en elle-même et cela efficacement, réellement. Une oeuvre d’art est comme un pôle magnétique électrisant un champ d’humanité. C’est bien ce que le manche du harpon permet concrètement de réaliser, notamment parce que le sanglier ne pourrait nulle part être perçu ailleurs que dans le monde, entre la nature et l’oïkos. 

En d’autres termes, cela signifie que devant l’œuvre d’art, tout humain est comme traversé par une sorte d’effet de sidération né de la mise sous tension de deux « être là », de deux verticalités pures qui « sont » sans être accaparé par un « avoir à faire » ou un « avoir à être ». Nous vivons dans le déni de ce dévoilement là, dans la dénégation de cette évidence qui se fait jour dans toute rencontre avec une oeuvre d’art. Si ce n’était pas le cas nous serions toutes et tous des artistes, alors qu’une simple attention à l’humanité suffit à nous faire comprendre qu’elle est composée d’une écrasante majorité de travailleurs dont la plupart considèrent l’art comme du temps perdu ou tout au plus un divertissement pratiqué proposé par des marginaux un peu fêlés.


b) Culture de masse / Culture élitiste / Culture humaine

Dans le meilleur des cas, c‘est souvent en rougissant, en ayant peur d’en dire trop que nous confessons une timide activité artistique. Mais il y a plus grave: les puissances combinées de l’oïkos et de ce que Hannah Arendt appelle le philistinisme s’allient pour étouffer le scandale de l’oeuvre d’art en tant qu’ouverture du monde. Par ce terme de philistins qui reprend le nouveau testament, il faut entendre des personnes plutôt cultivées et riches soucieuses de faire de l’art leur petite affaire personnelle  et très impliquées finalement dans cette tâche contre-productive de situer Shakespeare et Molière, par exemple, comme des apports à la culture personnelle des individus lors même que c’est un trauma existentiel de l’humanité qui ici est en réalité mobilisé.

  


                Culture de masse et culture élitiste ne s’opposent donc qu’en apparence par rapport à l’art puisque pour la première comme pour la deuxième, « l’essentiel est de rater l’essentiel » , c’est-à-dire de ne pas entrer dans le monde humain ouvert par le portique de l’oeuvre d’art. Cette dernière nous effraie, à très juste raison car le monde dont elle est le seuil ouvert n’est pas rassurant. Il est celui de la polis, au sens aristotélicien du terme de lieu du du zôon politikon, c’est-à-dire de cet animal vivant qui n’est pas que vivant. Le silence de l’oeuvre d’art doit être interprété de telle sorte qu’il se retourne et s’inverse vers une parole incroyablement plus parlante qu’aucune autre.

Rien ne semble donc plus nécessaire que de saisir cette articulation entre silence et parole, entre non-sens et sens si nous voulons vraiment saisir ce qu’une oeuvre d’art est et pourquoi quelque chose de l’humain se joue précisément « là » dans cet « être là » (l’œuvre) en résonance parfaite avec nous, humains qui pareillement « sommes là ». Finalement tout le texte de Hannah Arendt vise à nous faire comprendre cela: l’oeuvre d’art est silencieuse à quiconque y cherche un objet de consommation immédiate ou d’utilisation humaine à plus long terme. Cela suffit à en décourager beaucoup au son de cette question dont on peut dire à bon droit qu’elle est une question d’esclave: « à quoi ça sert ? », ce qui signifie « qu’y-a-t-il de cela que je pourrai ramener dans mon oïkos, dans ma maison ? », « pourquoi les chasseurs préhistoriques passaient-ils autant de temps à sculpter la poignée de leur harpon? ». 

   


             Si nous réfléchissons plus avant, nous arrivons finalement à cette interrogation consternante: qu’est-ce qui de cet objet ou de cette musique, ou de ce film ou de cette pièce de théâtre, ou de ce livre permet de me conserver vivant? Et évidemment la réponse est « rien »  mais dans ce rien ce qui s’effectue c’est le « tout »  de l’être humain en tant que zôon politikon. Cela veut dire que le rayonnement de l’oeuvre d’art aveugle et terrifie celles et ceux d’entre nous qui se refusent à assumer simplement leur condition et qui restent en-deçà, exactement comme on reste sur le quai de la gare d’un train qui part sans nous, alors que vraiment on aurait du le prendre (car c’est le train de ce que c’est qu’être humain qui part). Telle est le drame de la culture de masse qui va contourner ce problème (celui de rester à quai) en consommant l’inconsommable, en selfiant la Joconde, en allant voir en masse la chapelle Sixtine ou en allant dans des musées qui sont finalement des « grandes surfaces » à cette différence importante prés que l’on n’a pas le droit ni les moyens d’y acheter les produits. Andy Warhol est l’artiste dont l’œuvre, à tous égards, consternante consiste à prendre acte de ce refus en entérinant, en validant la réduction de l’oeuvre au produit. Dans une société au sein de laquelle les œuvres sont devenus des produits, j’engrange le profit d’une telle dérobade, d’un tel déni d’humanité.

Toutefois, ce déni, la terreur que la plupart de nos contemporains éprouvent à l’orée de ce seuil où ce qui s’ouvre à nous n’est ni plus ni moins qu’un monde dans lequel seul agit humainement se peut se manifeste tout autant dans une autre question que celle du « à quoi ça sert? », à savoir « qu’est-ce que ça veut dire? » Ou « encore que faut-il comprendre? », « quel est le message (politique) de cette oeuvre? » C’est exactement là que se situe la critique par Hannah Arendt du philistinisme, à savoir une façon d’aborder l’oeuvre qui consiste à en réserver l’accès à celle et ceux qui en ont du fait de leur culture personnelle la compréhension, qui possèdent les bons codes, qui savent comment il est possible de la décrypter. Comment une société humaine peut-elle se comporter devant cela même dont dont l’apparition consiste à maintenir ouvert le seuil même de l’humain, c’est-à-dire à ouvrir l’humanité comme cette tâche infinie qu’il reste à accomplir? Toi qui penses en avoir fini avec ton humanité, tu te trompes et l’humanité est ce qu’il reste encore et toujours à faire de l’autre côté de ce seuil. Si parole il y a de l’oeuvre d’art, elle est toujours fondamentalement, structurellement celle-ci.



C’est en ce sens qu’il faut comprendre les propos de Maurice Blanchot sur l’œuvre inachevée (Blanchot s’appuyant sur le regard d’Orphée,  dit de toute oeuvre qu’elle est inachevée, de cet inachèvement même qui explique le regard d’Orphée vers Eurydice (Il allait la ramener moins à la vie qu’à l’oïkos, qu’à la famille. En se retournant, il la renvoie dans les Enfers, dans le souvenir, bref dans tout ce qui va transformer son corps vivant en oeuvre immortelle) surgit l’oeuvre musicale qu’il va créer dans le souvenir de sa présence ouvrant ainsi  aux hommes un monde étrange dans lequel le souvenir d’une personne morte peut être honoré, célébrée, sanctifié). Toute oeuvre d’art en cela même qui fait d’elle un « être-là », une plasticité sonore, visuelle, tactile ou cinétique, juste « là » ouvre un monde dans le mouvement même par laquelle elle se ferme à l’oïkos, au vital, au consommable, à l’utile. Une oeuvre d’art est donc à la fois empreinte de la nostalgie métaphysique de l’être là et ouverture à une dimension au sein de laquelle ce souvenir est réactualisé, c’est-à-dire dans laquelle le mode d’être de l’humain est assumé comme celui d’une pure gratuité.

Dés lors le rayonnement humain d’une oeuvre ne peut être perçu autrement que comme infiniment dangereux pour toute société qui a fondé ses structures  sur l’économie ou bien sur un pacte sécuritaire, tout simplement en ceci que l’oeuvre d’art éclaire une piste humaine jalonnée d’actions non vitales, imprévisibles, non programmables, irréductibles à toute inscription dans une modalité profane. A un métabolisme dominé par la consommation, l’oeuvre d’art oppose une forme d’anorexie, de suspens.  Mais cette gravité plus religieuse encore que la religion est absolument inacceptable pour toute parole instituée, pour la sphère dominante étant parvenue à assoir son autorité sur les Humains en restant au seuil de ce portique de ce seuil, c’est-à-dire en les maintenant dans l'idée selon laquelle leur existence tenait à leur normalité. 




c) Le monolithe et le sacré (« 2001, Odyssée de l’espace » - Stanley Kubrick)

Il convient pour bien saisir ce mouvement de comprendre une fois de plus à quel point cette question de l’oeuvre d’art est absolument intraitable si l’on ne la situe par rapport à l’ambiguïté des lieux et des milieux, de la dimension qui s’ouvre ou qui se ferme à partir des objets et de leur connotation. L’homme et l’animal apparaissent dans la nature mais l’animal y fait son milieu alors que l’homme y bâtit ce que l’on pourrait appeler son « monde »  sauf que tant que ce monde est celui qui se profile à l’horizon des ustensiles, de tous ces objets utiles grâce auxquels s’ouvrent à nous des occupations liés à notre conservation ou à notre confort, nous ne sommes pas à proprement parler dans le monde mais dans le cocon de notre oïkos. Pour que «  LE » monde surgisse, il faut que s’effectue, comme un rite, la dépense somptuaire ou ce que Georges Bataille appelle aussi « la part maudite », une dépense de temps gratuite qui va se cristalliser, se concrétiser par un manche de harpon sculpté, par des gravures rupestres, par des statuettes, des plasticités sonores, tactiles, visuelles ou cinétiques résolument inclassables, irréductibles à toute stimulation vitale, à tout intéressement social ou économique, à tout usage, à toute usure. Un objet au sens étymologique du terme d’ob /jeté. Ce qui est ob/ jeté, laissé là, dans une sorte d’aplomb vertical pur qui n’est l’ombre portée de rien, qui ne se laisse réquisitionner par rien, par aussi processus d’intelligibilité ou d’usage quelconque. L’objet d’art est ce qui revient comme à sa vérité première au fait d’être ob/jeté (jeté là comme le da-sein) , c’est-à-dire aussi « sacré », puisqu’il ne se laisse profaner par aucun usage, par aucune poiesis, par aucune tentative d’oblitération, d’évitement  sous une finalité quelconque. 


                Voilà que par le biais d’une initiative humaine surgit dans la nature une matière découpée, travaillée de telle sorte, c’est-à-dire au gré d’une dépense de temps si délibérément gratuite qu’une perspective en émane, perspective empreinte de l’ob/ jection de l’objet, elle-même entrant en résonance avec le Da-Sein humain et tout dans le champ ouvert par cette résonance qui fait monde est incitation à l’action, à la praxis, au rite, à l’attitude religieuse, celle qui s’effectue AVANT LES religions.

Cette gratuité que nous appréhendons d’abord comme un scandale tant il est évident qu’elle produit un effet de contraste saisissant avec ces plasticités fonctionnelles qui nous permettent de nous réfugier dans l’oïkos recèle quelque chose de consacré, de puissant  de telle sorte que cette dépense de temps gratuite durant laquelle elle a été produite et dont elle est le fruit se libére de son apparition, de sa posture comme un rayonnement. Cette émanation, cette puissance de libération, quelque chose en nous la refuse, notamment parce qu’elle est infinie au sens propre, c’est-à-dire que nous ne percevons pas du tout vers quoi elle nous mène, jusqu’où elle nous invite à aller et de fait, cette perspective est sans limite tout simplement parce qu’elle n’est ni programmée, non programmable. Ce qui s’y libère c’est l’avoir-à-être indéterminé et infini d’une créature qui contrairement aux autres n’ a rien à faire ici, n’a pas de milieu grâce auquel il pourrait s’incarner en que créature finie comme la tique, l’abeille ou l’araignée, autrement dit d’un être pour lequel le fait d’être est une question.

C’est en ce sens que, comme le dit Maurice Blanchot, toute oeuvre d’art est inachevée. Mais alors toutes ces institutions politiques, toutes ces structures sociales qui se sont imposées aux hommes comme définitives, toutes ces cadres religieux tentant d’enfermer l’humanité dans des modes de vie, dans des usages, des coutumes et des codes à jamais écrits, posés, immémoriaux, immuables se retrouvent dans cette situation bancale d’être toute à la fois devant l’oeuvre d’art, devant la dépense somptuaire et sacrée en présence de ce qui leur a donné forme et de ce qui les menace en tant que structures. La culture de masse et la culture élitiste joignent ainsi leurs efforts pour dissimuler à toute force l’évidence du seul message effectif que l’on puisse à bon droit assigner à l’œuvre d’art et qui consiste à pointer la ligne de fuite, l’être en chantier de toute culture humaine.

 Etre en question tu es, être en question tu demeureras mais dans cette « demeure », c’est tout ce que le fait d’être humain implique de « devenir » proprement infini qui se dessine comme une ligne d’horizon ou plutôt comme un cycle sans fin (l’éternel retour Nietzschéen). Il nous est donné de voir ce passage de l’objet sacré, de l’oeuvre d’art à ce cycle là dans l’une des oeuvres cinématographiques  les plus marquantes du 20e siècle: « 2001, odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick. Rien ne peut rendre compte de la succession des séquences et des images de ce film exceptionnel si ce n’est cet itinéraire humain du monolithe noir au foetus cosmique qui  en est la dernière image. La séquence initiale de ce film nous décrit une horde de singes décimée par des conditions de survie extrêmement difficiles. Chassés de leur point d’eau par un autre groupe, terrés dans des grottes à la nuit tombée, la découverte de l’outil les gratifie d’un avenir technologique aussi fulgurant qu’inquiétant (l’ordinateur Hal) Mais cette découverte de l’outil (l’os) est précédé par cet épisode du monolithe, lequel constitue l’un des passages les plus difficiles à comprendre du film.

            


 C’est précisément le sacré, l’objet ob/jeté qui nous fournit la clé de compréhension de cette scène. Quelque chose se manifeste à l’animal et le fait basculer dans l’humanité AVANT l’outil, c’est le manche du harpon sculpté, la peinture des grottes mais c’est ici cette dalle noire polie et surtout verticale qui crée autant d’émoi dans la horde avant de donner naissance à l’outil. Avant cette découverte, cet aplomb, il n’y a pas de « monde » mais seulement la nature. L’idée d’aller sur la lune ne peut surgir ni dans la nature, ni dans l’oïkos. Elle ne peut apparaître que dans la gratuité d’un objet-là faisant surgir tout autour de lui un monde-là offert à la curiosité exploratrice d’un être-là. Le fameux fondu enchaîné de l’os blanc transformé dans le temps suspendu de son envol en station orbitale lunaire ne décrit pas tant finalement par une technique cinématographique de superposition d’image un effet de condensation temporelle que celui d’un déploiement spatial de « monde », de cosmos. Et l’os lancé n’est que l’outil de ce déploiement, pas l’ouverture laquelle est définie par le monolithe, seuil sacré à partir duquel le monde vient à l’idée d’une créature animale embarquée dans un devenir humain.

   

            Ce film a durablement marqué les consciences par l’incroyable audace philosophique de certaines images à ce point que l’on pourrait parler de Philographie plus encore que de cinéma (il s’agit de donner idée dans un film de la naissance de l’homme, de son développement technologique et de son ethos). Toutefois ce qui peut-être compte davantage que les images elles-mêmes c’est leur ordre, leur chronologie et surtout le fait que le monolithe noir apparaît avant l’outil. L’image de la dalle noire est d’ailleurs intercalée lorsque le singe manipule l’os, le réalisateur suggérant ainsi qu’il y a un lien entre elle et l’os. 

La dalle est l’Ob/jet, l’ouverture à un rapport à la nature comme extériorité. Elle est seulement « là » et dans l’évènement qu’est le surgissement pur de cet objet, de cette plasticité assumée d’un monolithe venu de nulle part, incompréhensible, inexplicable et sans origine, se cristallise une attitude marquée par l’esprit de « suspens », de gratuité. Plus tard l’os et finalement la technologie va permettre à l’homme de construire partout autour de lui la terre de reconnaissance de son oïkos familier, mais ce suspens là, celui du monolithe n’est pas assimilable ni réductible à ce qui va se passer juste après avec l’outil. Nous pouvons vraiment  comprendre ce que veut dire Hannah Arendt lorsque elle écrit des oeuvres d’art qu’ « elles ne sont pas fabriquées pour les hommes mais pour le monde. » 




La pauvreté de l’homme en milieux est exactement décrite dans toutes les images qui précèdent l’apparition du monolithe. Il est dans la nature le plus faible des animaux parce qu’il n’a pas de milieu assigné. Il semble voué à l’extinction rapide puisque il est au plus bas de la chaîne alimentaire. Ce qu’inaugure le monolithe précisément en cela que sa venue n’est explicable  par rien, c’est une forme d’assomption de l’être-là humain qui dans le surgissement de cet ob/jet décrit comme le seuil d’une perception non vitale, d’une perspective non naturelle de la nature, d’une présence non réquisitionnable par des impératifs d’ordre biologique, simplement dictés par l’exigence de survie. Cette zone dans laquelle nous pouvons situer toutes les actions qui finalement fondent l’être humain et sa gratuité, c’est le sacré. Cette émergence est comme un seuil qui fixe à l’être humain une feuille de route infinie parce que nous n’en finirons pas d’être humains exclusivement dans le rayon de cette direction là: celle de notre soustraction à des impératifs simplement vitaux. Nous cesserons lorsque nous ne discernerons plus cette zone, lorsque nous nous aurons laissé la nécessité de survivre l’emporter dans nos occupations sur celle de demeurer humain par le rapport au sacré, à la création, à la dépense de temps gratuite, à la Praxis. Mais peut-être cette catastrophe n’arrivera-t-elle jamais, surtout si nous la pressentons.

Cette infinité là est manifestée dans le film par la récurrence de la dalle sur terre d’abord puis sur la lune et enfin sur Jupiter, aux confins du système solaire. L’être humain ne cesse de suivre par la technologie d’abord, puis malgré elle ensuite (épisode de Hal) l’appel du monolithe dont il nous est dit qu’il émet des fréquences jusqu’à Jupiter. Là, le cosmonaute Dave réalise qu’être homme est un éternel retour, qu’il n’y pas d’autre issue, que ce n’est pas une ligne le long de laquelle il nous faut aller mais un cercle infini qu’il nous faut assumer au gré d’une praxis  pure dans l’émergence de laquelle le foetus humain se conjoint et s’aligne avec le cosmos. Nous ne distinguerons jamais la fin de l’homme, parce qu’être homme ne se définit et ne spécifie que par des actions inédites, non indexables au vivant, ce qui signifie que de deux choses l’une:  soit nous ne tenons plus cette humanité, mais alors il n’y a plus d’hommes pour s’en apercevoir (c’est peut-être ce qui est train de se passer) soit nous la maintenons et nous faisons alors advenir dans l’univers des actes miraculeux, imprévisibles, improgrammables (comme aller sur la lune) mais dés lors absolument non finalisables, infinis au gré d’une praxis un peu démente mais pas moins que celle de l'artiste qui n’a aucune idée de l’œuvre à venir, tout simplement parce que la dernière ne cessera jamais d’être inachevée (Orphée et Eurydice).

 



                Toute oeuvre d’art et tout objet sacré tiennent du monolithe de Stanley Kubrick qui représente tout simplement l’ob/jeté, l’ob/jactum. Le rapport de l’homme au monde y est ainsi à jamais marqué du sceau de la praxis la plus pure, la plus vraie et la plus impeccablement jouissive. Mais en même temps il va de soi que cette infinité là, celle de cette humanité toujours absorbée dans une praxis infinie comme Pénélope effraie l’ordre établi, la parole instituée, celles et ceux qui se sont faits admettre par nous comme les gardiens de l’oïkos, voire de la polis comme Créon, ceux que l’on appellent les archontes, c’est-à-dire les religieux et les souverains, qui  paradoxalement n’ont de cesse que de diminuer dans la société la part du sacré, la dépense gratuite, l’art. Il convient absolument de ranger parmi les tentatives de muselage et de domestication, d’anesthésie de l’œuvre d’art menée en nous main par ces archontes la croyance que nous sommes malheureusement trop nombreux à cultiver au sujet du message philosophique, politique, ou idéologique de l’œuvre d’art.  

Créditer une oeuvre de la volonté de son auteur de nous transmettre un message est une totale violation de sa dimension artistique et sacrée, laquelle   réside précisément dans le brouillage de tout message clair. Si message il y a il ne peut s’agir que de celui de l’ob/jet faisant écho à notre être là, mais  c’est moins un message qu’une résonance, que la mise sous tension d’un champ entre deux pôles, exactement ce que signifie Francis bacon quand il affirme qu’il faut « se connecter » sur ses toiles. Une toile a-t-elle une signification? Non. A-t-elle un sens? Oui si par ce sens, on entend précisément celui que décrit Stanley Kubrick dans ce trajet par lequel l’humanité va, dans son film suivre d’abord la voie linéaire du progrès avec de percevoir l’infini gratuité de la praxis Humaine et cosmique d’un monde simplement « là ».




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