samedi 26 mars 2022

Terminales 2 / 4 / 5 / 6: Qu'est-ce qu'une oeuvre d'Art? (2)

 3) L’œuvre, la terre et le visage 

a) Récapitulatif des deux premières parties en 10 points

A ce moment du cours, au vu de sa difficulté, il est nécessaire de récapituler tous les « épisodes » précédents, en dix moments:

Tout est parti de cette question: « Où situer l’action de créer une œuvre d’art dans la Vita activa? »


  1. Quand nous sommes en face d’une œuvre nous percevons sa capacité à nous désœuvrer et donc à nous impliquer dans une dimension temporelle qui n’est plus celle d’un temps de consommation ni celle d’une occupation humaine. Il y a là un décalage temporel qui nous ramène à l’ennui du dasein. L’œuvre d’art manifeste l’évidence d’une gratuité qui ouvre à un monde, à un espace libéré d’une urgence, de l’accaparement consumériste ou technicien.


  1. En même temps ce désœuvrement est propre à l’être humain. L’animal ne le vit pas parce que comme le fait remarquer Jacob Von Uexkull, il est d’emblée pris dans la constitution de ce milieu au sein duquel il vit. L’animal participe de la nature naturante qui tisse en même temps son milieu et son effectuation à lui, animal, dans la nature. C’est ici qu’il faut situer l’oeuvre d’art: non seulement elle ramène l’être humain à une condition fondamentale et existentielle « donnée » qui est celle décrite par Heidegger comme étant celle du da sein, être qui vit le fait d’être comme un questionnement (et non comme l’effectuation d’un milieu, ainsi que le fait l’animal). Le surgissement de l’œuvre d’art crée un rapport au temps « autre », empreint de désoeuvrement et de gratuité. De ce fait c’est un nouvel espace qui s’ouvre, espace qu’il convient de nommer « monde ».


  1. Devant les gravures rupestres, c’est finalement cela qui nous touche et nous émeut: pas tant leur ancienneté que l’esprit de dépassement de la condition mortelle de celles et ceux qui les ont peintes et qui ouvre ainsi un monde partagé, habitable par des humains en tant que Da Sein.  Une œuvre c’est un clin d’oeil de Da Sein à Da Sein.


  1. Deux questions s’imposent alors: que faut-il que soit une oeuvre d’art pour créer cet effet là? Où situer alors l’oeuvre dans la tripartition Arendtienne? Pour répondre à la deuxième, Il est déjà possible de l’exclure du travail, de l’œuvre en ce sens que l’œuvre, au sens de Hannah Arendt est fait pour les humains, c’est l’activité technique, celle par rapport à laquelle l’œuvre d’art surgit comme autre comme désintéressée. Elle ne s’impose pas comme désœuvrement  à l’homme en tant qu’Homo Faber mais à l’homme en tant que Da Sein. L’homme est Da Sein avant d’être Homo Faber. Cela signifie donc qu’il faut que quelque chose se soit passé AVANT l’esprit technique par le biais duquel l’homme est devenu Homme. Cela nous met sur la piste de la réponse à la première question. 


  1. L’idée de créer des objets n’a pas pu se manifester à l’être humain d’abord pour se maintenir en vie, ou pour résister au froid, aux prédateurs, etc. C’est une affirmation qui peut sembler absurde mais qui apparaît dans toute sa vérité dés lors que nous réalisons vraiment la différence entre le milieu animal et le monde humain. Le Da Sein est d’abord dans la nature sans y être impliqué dans l’effectuation de son milieu. C’est en cela qu’il est Da-Sein. Avant de faire des objets dans le monde, il a bien fallu qu’il nous apparaisse qu’il y a « monde ». C’est cet « il y a » qui se cristallise dans l’émergence de l’objet au sens étymologique du terme: « l’ob/ jactum »,  le « jeté devant ».  Dans la création d’un objet dépourvu d’usage, d’utilité vitale, c’est la venue à la nature d’un être étonné d’être là qui s’effectue et qui concrétise ce rapport à la nature « autre »: celui d’un monde.  Les objets sacrés disent et font advenir la primauté de l’efficience d’un rapport à la nature sacrée par le biais duquel s’effectue un monde. On ne voit pas comment la perception de la nature comme milieu « Autre » aurait pu surgir sans que quelque chose effectue ce rapport à la nature comme Autre, comme pur  « il y a » et c’est ça que fait «  l’objet » vraiment , étymologiquement. L’idée de faire hors de soi un objet autre que soi ne peut s’imposer que dans la plaine et entière conscience que la nature est Autre et l’objet sacré fait advenir cette altérité. La tique de Von Uexkull ne vit pas son rapport aux trois affects de lumière, de chaleur et d’odeur comme une relation à des choses « Autres ». Comprendre cela, c’est comprendre pourquoi l’objet sacré est AVANT l’objet utilitaire, pourquoi si l’humain est technologique ou politique, c’est parce qu’il est essentiellement un Da Sein et que le Da Sein est initialement un créateur d’ob / jet, c’est-à-dire d’objets sacrés.


  1. On comprend alors ce qui se passe de fondamental dans «  la chasse »: elle est moins l’occasion pour l’être humain de satisfaire son appétit que d’abord, avant cela, l’effectuation d’une différence entre le milieu animal et le monde humain, le moment où ces deux êtres: Animal et Humain peuvent et doivent se rencontrer tout en marquant clairement leur absolue différence. La chasse est le lieu de rencontre du Da Sein et de l’être impliqué dans la nature naturante. C’est comme si, dans la chasse, deux êtres dont chacun se situe de l’autre côté de la ligne de partage de la nature (dedans pour l’animal, à l’extérieur pour l’humain) se rencontraient, se poursuivaient et se tuaient, non pas tant pour se vaincre ou se nourrir de l’autre (mais de fait, ce sera cela aussi) que pour sacraliser cette rencontre. Il y a donc une nature toute à la fois sacrée et sacrificielle dans la chasse qui n’a qu’un très lointain rapport avec ce qu’elle est aujourd’hui, à savoir « une tuerie ». Dans ce qu’il faut bien appeler une confrontation mais davantage au sens de rencontre qu’à celui d’adversité ou d’hostilité (comme en témoigne les cérémonies des indiens d’Amérique du Nord avec le dieu bison) s’opère la délimitation sacrée du milieu et du monde. (Dans "Vendredi ou les limbes du Pacifique" de Michel Tournier, il faut ici penser au duel entre Vendredi et le bélier)
  1. Quelque chose ici est absolument évident, fondamental et, en même temps étrange. Mais c’est seulement cela qui nous fait comprendre la dépense de temps gratuite et en fait pas du tout gratuite durant laquelle le chasseur préhistorique consacre plus de temps à sculpter le manche de son harpon qu’à affûter la lame. C’est le fait qu’il n’aurait pas « rencontré » le sanglier sans cela, sans ce manche sculpté, c’est-à-dire « sacré ». Pour voir le sanglier, et le voir comme la proie de la chasse, il faut que cette confrontation ne se fasse pas dans un milieu, tout simplement parce que si cela avait été le cas, l’homme ne l’aurait pas vu (l’eau n’est pas perçu comme « autre » par le poisson parce qu’il n’est poisson que dans l’eau, de la même façon que la tique n’est tique quand dans la triangulation de l’odeur, de la chaleur et de la lumière). Elle ne se passe pas dans la nature parce que ce terme ne désigne en fait que le fond indifférencié sur la base duquel l’animal fait son milieu et l’homme le monde. C’est donc en tant que le manche sculpté de son harpon l’a éveillé à un « monde-là » que le dasein du chasseur peut voir le sanglier, malgré le fait que le sanglier, lui, soit dans son milieu. Dans la chasse, monde et milieu se côtoient parce que c’est un rituel et qu’en fait le rituel, c’est-à-dire le sacré est la seule dimension dans laquelle milieu animal et monde humain se rencontrent. L’Animal et l’Humain sont deux êtres vraiment et totalement distincts, Autres. Ils ne sont pas ouverts à la nature de la même façon, mais ils le sont à partir d’un même seuil qui est le sacré, le temple dont parle Baudelaire dans son poème « correspondances », même si ce temple est ouverture au sémiotique (signaux / langue) pour l’animal et ouverture au sémantique (signe / parole)  pour l’être humain.


  1. A partir du rite, Humains et Animaux partent dans deux directions différentes, opposées (mais il n’est pas exclu que la praxis de l’animal soit plus pure que celle de l’homme). L’animal crée son milieu par des affects, et l’Humain crée le monde par des oeuvres d’art, lesquels sont donc des seuils, des repères, des portiques dont on mesure réellement maintenant à quel point ils ne sont vraiment pas affaire de goût, de jugement, ni de culture, du moins au sens de bagage culturel. La culture de l’homme au sens où la culture s’oppose à la nature, par contre, se situe bel et bien « ici ». Quand nous rencontrons une oeuvre d’art, pour autant que nous la « reconnaissions », c’est à l’ouverture d’un monde que nous sommes exposés, et c’est cela qui explique l’intensité du trouble, du trauma ressenti (ou pas, malheureusement). Par cette ouverture, la condition humaine se profile comme un horizon infini. Nous ne sortirons jamais de notre condition de dasein, ce qui signifie que nous n’en finirons jamais d’être ces êtres mettant éternellement en question le fait qu’ils soient. Le fait qu’être humain soit vécu par les humains comme une question explique qu’ils ne cesseront jamais de relancer le chantier ouvert de ce que c’est qu’être humain (et c’est un peu cela que l’on appelle « philosophie »). Toute oeuvre d’art est donc à la fois ce seuil à partir duquel le monde humain s’ouvre et l’incitation perpétuellement renouvelée à questionner, à remettre en cause ce que c’est qu’être humain, et cela par la nouveauté d’une oeuvre inédite, imprévisible, non programmatique.


  1. Cela explique l’incroyable exigence dans laquelle consiste une oeuvre d’art: tenir cette tâche surhumaine par laquelle on relève ce défi d’être humain et cela par la création d’objets ou d’actes (performances) jamais vus, jamais entendus, jamais perçus, inconcevables. Si l’on tient vraiment à faire exprimer quelque chose de précis à une oeuvre d’art, cela ne peut être que ça: tu n’es et ne seras jamais qu’au seuil de ce que tu as à être. Une oeuvre d’art resitue toujours inlassablement celle et celui qui la rencontre au seuil de cette humanité qu’elle a à être. Plusieurs perspectives extrêmement pertinentes et fructueuses se  retrouvent ici, notamment sur le caractère politique de l’oeuvre d’art, qui n’a aucunement à s’encombrer d’une cause particulière qu’elle aurait à servir nominativement, spécifiquement, puisque de fait, en apparaissant, elle marque ce seuil , seuil à partir duquel un peuple humain éternellement est à refaire, seuil éminemment révolutionnaire donc, mais en même temps structurel, c’est-à-dire déjà inclus dans ce que c’est pour une oeuvre d’art que de surgir, d’être là. Vouloir soumettre une oeuvre à une cause politique spécifique est donc un piège visant à dissimuler son essence  politique révolutionnaire fondamentale, basique. Le trauma causé par la rencontre d’une oeuvre d’art, c’est-à-dire ce qui fait d’elle un seuil ouvert vers l’inachevé, c’est la manifestation pure de la structure révolutionnaire de l’Humanité en ce sens qu’être homme est mis en demeure (au seuil de…) de se renouveler par l’émergence d’une plasticité inconditionnelle, inédite, insoupçonnable dans la réalité.



  1. Dés lors, toute œuvre bien comprise, c’est-à-dire comprise dans cet inachèvement même, dans cette infinité vers laquelle elle tend et vers laquelle elle nous aspire, est une menace et une offense à tout pouvoir établi, mais elle revêt aussi une dimension quasi insoutenable, peut-être aussi insoutenable que la liberté dont nous parle Hannah Arendt. En même temps, rien ne vaut davantage la peine d’être soutenu que cet insoutenable là. Deux phénomènes peuvent être alors pointés comme manifestation de défaillance et d’incitation à la défaillance par rapport à ce défi là. C’est Hannah Arendt qui les caractérise avec précision au début de son article sur la crise de la culture (dans le livre du même nom) en évoquant la culture de masse et la culture élitiste (qu’elle baptise du terme de « philistinisme »). La première essaie de rabattre l’oeuvre d’art vers les produits de consommation immédiate ( Andy Warhol - tourisme culturel organisé, la Joconde prise en selfie, etc.). La deuxième croit ou feint de croire que les oeuvres d’art participent à notre développement personnel et se révèle à notre culture de classe. Mais qui peut croire sérieusement que Baudelaire ou Mozart aient éprouvé l’impérieuse nécessité de créer des oeuvres pour que je me sente personnellement « bien »? Qu’une oeuvre d’art nous trouble individuellement ne s’explique que pour autant qu’elle manifeste la présence d’un monde au seul être capable de la recevoir comme telle, à savoir un dasein. C’est donc à la fois en tant qu’Humain et en tant qu’incitation à le devenir et à le redevenir sans cesse que chacune et chacun de nous la perçoit. L’homme est dans le monde parce que le monde est ce champs de force qu’installe la mise en présence du dasein et de l’ob/jactum en tant qu’objet sacré. Rien ne saurait être plus objectif que cela et toute réduction d’une oeuvre à des émois subjectifs qui ne tiendraient qu’à la sensibilité particulière de chacune et de chacun tient du déni. On peut aimer plus ou moins des occasions de se divertir mais cela n’a aucun rapport avec l’œuvre d’art. 


                Nous pouvons créditer une oeuvre cinématographique de nous révéler de la façon la plus évidente tout ce qui vient d’être développé. « 2001, Odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick ne raconte rien de moins que cette odyssée là: celle de l’espace mondain qui s’ouvre à partir de cet effet de réciprocité performative de l’humain et de l’objet sacré (le monolithe). C’est exactement comme si Kubrick avait souhaité manifester par l’image la corrélation de l’humain et de l’espace du monde en décrivant à la fois le trajet de l’homme dans un espace de plus en plus lointain (jusqu’à Jupiter) et la conversion finale de cet espace en éternel retour, en cycle inachevable dont le monolithe est tout à la fois le seuil et le relais (attention spoiler!)

Une société dans laquelle le rapport des humains au sacré n’est pas renouvelé, nourri par la création incessante d’œuvres d’art est une société qui, absurdement, réduit son territoire, se ratatine et se referme sur elle-même dans un monde de plus en plus impraticable, inhabitable (le dernier des hommes pour Nietzsche dans "ainsi parlait Zarathoustra"). C’est un monde où se déploie la figure politique du réfugié placé dans des camps de détention parce qu’on a cru que l’on pouvait ramener la terre à la seule dimension de servir de ressources, parce qu’on a cru que l’on pouvait exclusivement vivre la nature comme un Oïkos, ce que dit assez clairement le terme à tous égards ruineux d’Ecologie (auquel il faudrait substituer celui de cosmopolitisme, mais en un sens (non kantien) qui reste à établir et c’est exactement là que se situe la tâche des générations à venir). 




b) Le temple et la terre

Cela manifeste assez l’urgente nécessité de saisir le rapport entre l’oeuvre d’art et le sacré, rapport tout à la fois évident et éclairant par tout ce qu’il induit de connivence entre l’art et la religion ou plus exactement le religieux (le religieux est l’attitude religieuse, indépendamment de toute confession religieuse). Le religieux c’est finalement le monolithe de Kubrick.

Or nous retrouvons dans une conférence de Martin Heidegger appelé l’origine de l’œuvre d’art ce texte qui ne décrit en fait que l’apparition d’un temple grec dans une vallée. Non seulement ce passage élucide totalement la relation voire l’identité profonde entre le religieux et l’œuvre mais il éclaircit aussi le rapport de l’homme à la terre et celui de l’œuvre au Visage:




« Un bâtiment, un temple grec, n’est à l’image de rien. Il est là, simplement, debout dans l’entaille de la vallée. Il renferme en l’entourant la statue du Dieu et c’est dans cette retraite qu’à travers le péristyle il laisse sa présence s’étendre à tout l’enclos sacré. Par le temple, le Dieu peut être présent dans le temple. Cette présence du Dieu est, en elle-même, le déploiement et la délimitation de l’enceinte en tant que sacrée. Le temple et son enceinte ne se perdent pas dans l’indéfini. C’est précisément l’oeuvre-temple qui dispose et ramène autour d’elle l’unité des voies et des rapports, dans lesquels naissance et mort, malheur et prospérité, victoire et défaite, endurance et ruine donnent à l’être humain la figure de sa destinée. L’ampleur ouverte de ces rapports dominants, c’est le monde de ce peuple historial. A partir d’elle et en elle, il se retrouve pour l’accomplissement de sa destinée.

Sur le roc, le temple repose sa constance. Ce « reposer sur » fait ressortir l’obscur de son support brut et qui pourtant n’est là pour rien. Dans sa constance, l’oeuvre bâtie tient tête à la tempête passant au-dessus d’elle, démontrant ainsi la tempête elle-même dans toute sa violence. L’éclat et la lumière de sa pierre, qu’apparemment elle ne tient que par la grâce du soleil, font ressortir la clarté du jour, l’immensité du ciel, les ténèbres de la nuit. Sa sûre émergence rend ainsi visible l’espace invisible de l’air. La rigidité inébranlable de l’oeuvre fait contraste avec la houle des flots de la mer, faisant apparaître par son calme, le déchaînement de l’eau. L’arbre et l’herbe, l’aigle et le taureau, le serpent et la cigale ne trouvent qu’ainsi leur figure d’évidence, apparaissant comme ce qu’ils sont. Cette apparition et cet épanouissement mêmes, et dans leur totalité, les Grecs les ont nommés très tôt « phusis ». Ce nom éclaire en même temps ce sur quoi et en quoi l’homme fonde son séjour. Cela, nous le nommons la Terre. De ce que ce mot dit ici, il faut écarter aussi bien l’image d’une masse matérielle déposée en couches que celle, purement astronomique d’une planète. La Terre, c’est le sein dans lequel l’épanouissement reprend, en tant que tel, tout ce qui s’épanouit. En tout ce qui s’épanouit, la Terre est présente en tant que ce qui héberge.

Debout sur le roc, l’oeuvre qu’est le temple ouvre un monde et, en retour, l’établit sur la terre, qui, alors seulement fait apparition comme le sol natal. Car jamais les hommes et les animaux, les plantes et les choses ne sont donnés et connus en tant qu’objets invariables, pour fournir ensuite incidemment au temple, qui serait venu lui aussi, un jour, s’ajouter aux autres objets, un décor adéquat. Nous nous rapprochons beaucoup plus de ce qui est, si nous pensons tout cela de façon inverse, à condition, bien sûr, que nous sachions voir avant tout comment tout se tourne vers nous. Le simple renversement, effectué pour lui-même, ne donne rien.C’est le temple qui, par son instance, donne aux choses leur visage, et aux hommes la vue sur eux-mêmes ».


                Comme souvent avec ce philosophe dont le style se rapproche suffisamment de la poésie pour nous faire croire qu’il quitte le terrain de l’argumentation ou de la réflexion pure pour s’abandonner à une sorte d’exaltation verbale qui aurait renoncé à la philosophie, il convient au plus haut point de maintenir une forte intensité de lecture et d’attention car peu d’écritures sont aussi subtilement conceptuelles que celle de Heidegger. Tout ce qu’il décrit du temple ici ne saurait être lu comme faisant écho à une quelconque expérience précise faisant état d’un temple en particulier. C’est un temple grec et c’est tout. Il est essentiel qu’il soit voué au culte d’un Dieu mais hormis ces caractéristiques qui finalement sont celles de toute enceinte religieuse, il n’y a rien d’autre à vouloir situer dans un espace-temps précis, connoté. C’est de l’œuvre et du sacré dont il est ici question et seulement  cela. 

Soyons attentives et attentifs à tout ce qui de cette description a trait à la notion de seuil.  Lorsque Heidegger écrit de quoi que ce soit « il est simplement là », il est absolument impossible de ne pas avoir en tête le Dasein. « Le temple n’est à l’image de rien »: nous pourrions avoir envie de répondre que si, au contraire: il est à l’image du Dieu dont il sacralise le culte, mais c’est dans l’enceinte que ce dieu est célébré. Extérieurement il est là. Sa présence renferme bien quelque chose et c’est même en cela qu’elle est sacrée. Elle recèle quelque chose d’obscur, d’opaque et de caché exactement comme toute oeuvre d’art qui s’impose comme un opacité, non compréhensible.  La présence du temple  ne signifie rien. Elle s’impose à nous du dehors comme un « dedans » et ce dedans ne laisse rien deviner de qu’il est en dedans, de ce à quoi il sert, ni du Dieu qu’il vénère. 

Le temple est « là » comme il est nécessaire à l’attitude religieuse de concevoir que ce dieu est « là ». Que ce dieu soit là c’est ce qui s’effectue dans le fait que le temple soit « là », ce qui signifie que sa présence est l’enceinte sacrée du temple. Pourquoi Heidegger a-t-il choisi l’exemple d’un temple en tant qu’oeuvre d’art? Précisément parce qu’un temple est une enceinte sacrée et qu’on retrouve dans l’étymologie du terme « profane »:  pro fanum, au seuil du temple, la référence à cet édifice. Quand on voit un temple surgir dans un paysage, quelque chose s’articule autour de cette présence. Et en un sens c’est simplement ça que l’auteur ici essaie de décrire. La notion de seuil est constamment mise en avant pour nous faire saisir le caractère spécifique de l’œuvre. Toutefois tout ce qui va être ici dit du temple vaut très exactement dans les mêmes termes pour une œuvre d’art moins imposante.

 


                    Il est établi qu’un temple voué au culte d’un dieu ou d’une déesse renferme la présence de ce dieu.  Cette présence divine est donc « là » dans le périmètre de ce temps en tant qu’il est simplement « là ». «  Le temple et son enceinte ne se perdent pas dans l’indéfini »: que signifie cette phrase? Il convient de la rapprocher de tout ce qui se produit devant un ustensile. Devant un stylo ou un ordinateur, une idée d’occupation humaine m’est clairement suggérée, mais elle l’est comme un temps familier au sein d’un espace indéfini. Je peux, à partir de cet objet envisager telle ou telle action, mais le décor dans lequel l’ordinateur se trouve n’est d’aucune manière impactée ou transformée, ou envisagée à partir de cette présence. Cet ordinateur fait sens mais ce sens ne se libère que de lui. Il se détache de son environnement et me propose de donner à mon temps libre le sens d’un usage. Le rapport qui se tisse avec la présence du temple n’a aucun rapport avec cette modalité de perception. 

Il y a bien un sens qui se détache du temple mais ce n’est pas celui d’une occupation à faire de mon temps. Il s’agit plutôt de la révélation d’un certain espace. Le temple et son enceinte ne se perdent pas dans l’indéfini parce que, loin de suggérer par les contours de sa plasticité architecturale une activité comme prier, ou vénérer le dieu, le temple s’intègre au paysage en revêtant d’un certain sens tout ce qui l’environne, et ce sens est celui du sacré. C’est exactement comme si le temple marquait une sorte de dévidement, de souffle de déperdition, d’aspiration du vide par le biais de laquelle quelque chose disparaissait radicalement de tout ce qui  se situe dans sa proximité, dans son champs et cette chose est le hasard ou l’absurde. La présence du temple fait disparaître de la vallée la possibilité même de non-sens. Il est un bloc de nécessité qui invalide toute contingence.  Naître ou mourir, être heureux ou malheureux, gagner ou perdre, souffrir ou renoncer: tout ceci n’est plus laissé au hasard. Il ne s’agit pas du tout de penser qu’à partir de l’émergence de l’œuvre, tout est écrit. C’est plutôt que l’être humain, en tant que Da sein, se rend compte qu’il existe. Il ne sait pas pourquoi ni en vue de quoi, son existence l’étonne, le stupéfie et l’inquiète mais elle est néanmoins un fait, elle est irrévocable tout comme quelque chose d’irrévocable se libère de l’existence de ce temple tout simplement parce que l’idée d’un « usage »  du temple fait défaut. Il est impossible de définir les actions de prier, d’adorer, de pratiquer un rite comme des usages.

 


La pureté des lignes du temple, sa sobriété même manifeste une certaine façon d’être là qui, comme nous l’avons vu est finalement celle de l’Ob/Jet.  Pour être plus précis, ce qui vraiment nécessaire ici, au vu de la difficulté de ce passage, il convient de réaliser que ce temple échappe à deux modalités de présence, tout à la fois celle de l’objet hasardeux qui serait seulement là comme il pourrait être ailleurs (le temple apparaît ici comme ayant à être ici) et celle de l’élément requis par la construction d’un milieu (animal). Ni contingent, ni nécessaire à l’avènement d’un milieu, le temple est l’ouverture d’un monde à une créature spécifique en ceci qu’elle est « historiale ».     

Mais que signifie ce terme? Rien d‘autre en fait que ceci: est historial ce dont on peut raconter l’histoire avec un début une fin et surtout une trame narrative. L’être humain est un être auquel il est impossible de supposer qu’il arrive quoi que ce soit par hasard, non pas que cela ne soit pas le cas, mais cela ne peut être vécu par lui ni par les autres humains de cette façon. Le da sein ne peut autrement vivre le fait d’être là que comme une fatalité, entendons par là une « factualité », un fait inconditionné, sans cause, ni but apparent, mais alors justement à cause de cette absence de cause, de but et finalement de sens, l’existence du Da Sein est « donnée » comme un plein, comme un tout, comme un bloc de nécessité pure. Devant le temple, se fait jour la manifestation de ce dont l’émergence fait purement et simplement sens par soi-même, c’est-à-dire sans autre référence que soi-même.


            Nous ne pouvons en dire autant ni d’un ustensile ni de l’élément d’un milieu. L’outil est toujours relié à son époque et nous savons bien qu’un être humain du néolithique ne saurait pas quoi faire d’un ordinateur, tout comme nous savons que la tique de Von Uexkull ne saurait pas quoi faire d’un seul affect. Le temple ne se rattache à rien, mais il fait sens à lui tout seul, exactement comme un visage humain. C’est une modalité de présence qui semble se suffire à elle-même comme le sens d’un visage s’impose à nous sans se livrer, sans se laisser décrypter mais sans pour autant s’abstraire. Le visage est bien là, et il est là en tant que sens, mais ce sens est irréductible, irrévocable. Il est simplement là sans que je sache ce que sa présence veut dire, mais sans pouvoir nier qu’elle veuille dire quelque chose. Et il en va exactement de même pour le temple.
                    L’une des clés essentielles de ce texte apparemment difficile (mais pas tant que ça en fait!), c’est son caractère désanthropocentré. En fait ce n’est pas à partir de l’humain que la nature, la terre et le temple prennent sens, c’est plutôt à partir du temple que l’être humain prend naissance (exactement comme dans « 2001 Odyssée de l’espace ») Ce que nous lisons pour l’instant (paragraphe 1), c’est plutôt ce qui va rendre possible que l’être humain soit. Nous avons donc une articulation de concepts mais ces concepts sont aussi des expériences, des apparitions, des affects et des résonances symboliques à partir desquels être humain devient une condition possible et effective.

Mais pour l’instant tout ce qu’il y a c’est la terre et le temple. Il nous faut quasiment oublier qu’évidemment ce sont les humains qui ont construit le temps, parce que si de fait ils l’ont construit, c’est comme un lieu sacré, comme les pyramides ou les gravures rupestres. L’idée d’une dépense de temps « pour rien » s’impose à l’homme en tant que Da Sein. Mais qu’est-ce que ça veut dire concrètement? Qu’il est nécessaire, pour que le monde soit, que la nature soit d’abord appréhendée comme Autre, et finalement, c’est exactement cela que fait advenir le temple. Un enclos sacré n’est ni plus ni moins qu’un périmètre de territoire dont on dit qu’il est « tabou », qu’on  n’ y rentre pas « comme ça », c’est-à-dire c’est une partie de la terre dont on dit qu’on ne va pas le cultiver, l’arpenter, le traverser indifféremment. Finalement c’est une façon de dire que l’on n’est pas sur terre comme sur un lieu anodin ou familier, et cela n’est ni plus ni moins qu’une sorte de réalisation concrète de la façon d’être du Da Sein.


            Que j’existe, cela ne m’est pas dû, et c’est incompréhensible, mais je dois appréhender comme tel ce mode d’exister en tant que question, et cela passe par l’émergence de la nature comme être-Autre, radicalement Autre, c’est-à-dire Sacré et c’est ainsi que naît le temple, moins de l’humain que du Da-sein (mais tout aussi bien du Da sein en tant qu’il est humain et rien qu’humain). Ainsi peuvent se comprendre ce couplage de termes: « naissance et mort, malheur et prospérité, victoire et défaite, endurance et ruine ».  C’est comme si ce que c’est qu’être humain se profilait peut à petit de tout ce que ces notions opposées dessinent comme une ligne de faille ou de partage commune. « Dispose et ramène autour d’elle l’unité des voies et des rapports ». Ce n’est pas parce qu’il y a de l’humain qu’il y a après toutes ces façons d’aborder des évènements. C’est au contraire dans ces façons d’être que que quelque chose comme de l’Humain trace sa route. 

Autant il est vrai que chronologiquement il faut qu’il y ait des humains pour que des temples soient construits autant ontologiquement il faut que l’idée vienne de faire des temps pour que des humains soient. Et cette idée est celle du sacré. De la même façon que dans le film de Stanley Kubrick le monolithe apparaît « comme ça », inexplicablement (ou finalement comme un cycle éternel, infini), il nous faut envisager que l’idée du temple dans le texte de Heidegger apparaît sans cause, sans passé, comme ça!  Pourquoi et comment un visage apparaît-il? Pourquoi s’impose-t-il aussi autoritairement et primitivement comme « sens »? Je comprend la signification d’une expression ou d’un vêtement, d’un accessoire, d’un élément de maquillage, d’un ornement en fonction du contexte social, historique, de l’époque mais que le visage soit « là », n’est pas compréhensible à partir d’autre chose que de lui-même et du fait qu’il soit « sens » « vouloir dire » (mais je ne sais pas ce qu’il veut dire: il est « sacré », c’est-à-dire qu’il s’impose comme Autre).

 


                
Un visage fait rayonner du sens tout comme le temple, et, dés lors qu’il est là, disparaissent de la surface de la terre le hasard et la contingence. Rien n’est plus « là » comme cela aurait pu être ailleurs, tout est là dans une forme de fatalité qui est comme un aplomb vertical. C’est! Il y a! Tout prend sens et devient Histoire, récit, légende. « L’ampleur ouverte de ces rapports dominants, c’est le monde de ce peuple historial. » L’usage des termes est ici à considérer comme taillé au scalpel. Nous ne sommes plus dans la nature mais dans le « monde ». Quelque chose dans ce monde prend corps et c’est le « peuple » le temps n’est plus simplement un flux mais une histoire, c’est-à-dire une écriture par le biais de laquelle des évènements acquièrent une trace, sont susceptibles d’être lus, une « légende », au sens étymologique (digne d’être lue). La référence au peuple est déterminante, c’est comme un devenir politique qui là s’énonce. 

Le temple manifeste l’altérité sacrée du rapport à la nature telle qu’elle est vécue par le Da-Sein et nous avons tout intérêt à prendre ce terme comme ne dessinant pas encore la figure humaine. Après tout le da sein, c’est une certaine façon très typée de prendre le fait d’exister. Ce mode d’existence s’effectue dans le champs de force installé à partir de l’émergence d’un objet ou d’un lieu sacré. Dés lors le hasard, l’absurde, le chaos, la contingence sont évacuées de la nature et apparaît ce que Heidegger appellera la terre et au-delà de cela: le monde.


c) Chronos, Aiôn et Kairos (chronologie, ontologie et esthétique)

Nous commençons alors à entrer dans un registre lexical assez trouble au fil duquel poésie et philosophie semblent se mêler, mais répétons le, au-delà des choix de traduction, il faut rester bien « calé » sur le fait que Martin Heidegger est un philosophe. « Ce reposer sur » fait ressortir l’obscur de son support brut et qui pourtant n’est là pour rien. »  Dans l’aplomb du temps, dans le phénomène purement physique de sa « pesée » sur le rocher, quelque chose se libère de sa présence. Finalement le terme le plus important est peut-être « fait ressortir » qui signifie « exprimer ». Le temple est comme une boîte opaque qui dissimule ce qu’il y a à l’intérieur mais de ce fait même libère le sens de cette opacité. Ici encore le rapprochement avec le visage est très fructueux. Ce n’est pas que le visage soit une boîte mais qu’il renferme dans cette plasticité constamment et exhaustivement signifiante un sens. Le visage est « fermé » en ceci qu’il nous est impossible d’épuiser cette dépense constante de sens qu’il libère par sa présence. Je ne le comprends pas, Mais en même temps il est ouvert puisque ce sens énigmatique se « libère ». 


                Comme les statues énormes de l’île de Pâques, quelque chose de brut, de donné, de sacré s’impose brutalement dans la terre, à partir d’elle. «  L’obscur de son support brut » est une référence à cette brutalité. Le terme qu’il convient d’utiliser ici est « inconditionné ».  Qu’il y ait un temple est sans cause, ne s’explique par rien, ne se se justifie par rien. Si l’on objecte que « Si ! Pour honorer un Dieu », on ne fait en réalité rien d’autre que d’exprimer un pléonasme: il y a du sacré parce qu’il y a du sacré (ce n’est pas parce qu’il y des dieux qu’il y a des temples, c’est parce qu’il y a des temples qu’il y a l’idée des Dieux: immanence). Comme le Da Sein, la présence du temple n’effectue rien d‘autre qu’une présence aussi incontournable qu’incompréhensible, Autre. Être un Da sein articule en fait deux certitudes: celle de l’ignorance des raisons pour lesquelles on est « là » et celle d’être « là ». Mais de ce fait notre présence est aussi ce à partir de quoi l’idée qu’il y ait peut-être une raison se libère. Et plus cette idée n’est pas confirmée, plus l’éclairage de son suspens rayonne et diffuse autour d’elle comme un fait donné son aura questionnante. Or, évidemment cette « possibilité » d’une raison ne sera jamais validée ni invalidée. 

Finalement il faut rapprocher le temple du « je pense donc je suis » de René Descartes et de son « ratage ». Descartes fait résider dans le questionnement « pensé » la certitude d’être, ne serait-ce, au moins qu’en tant que pensée, mais il ne prend pas suffisamment en compte le fait que c’est en tant que question que j’existe et que le fait d’exister en soi est déjà et finalement seulement « question ». Cette question n’est pas du tout pensée, elle est le temple, le temple réel, tel qu’il s’incarne ici et maintenant dans la vallée. En d’autres termes, le fait que je pense être ou même ne pas être n’est pas la preuve que je suis car cette question que me vient à la pensée n’est qu’une pensée. Que je me pose la question de savoir si je suis ou pas ne prouve qu’une chose c’est que je ne suis qu’en question et cela ne résout rien. Cet « être en question », c’est cela que dit le temple. Heidegger exprime et prouve l’inverse des méditations de Descartes: ce n’est parce qu’il pense que l’être humain en tant qu’être pensant « est », c’est parce qu’être en question est une façon d’être réel que le Da-sein est. La plasticité muette des choses, des éléments, des paysages fait advenir et incroyablement plus intensément et plus irrévocablement, plus pesamment qu’une pensée le vacillement vertigineux de l’existence. Là où Descartes affirme: « je pense être ou n’être pas, donc je suis », Heidegger ne sort pas finalement de ce que le da sein est, à savoir qu'il n'est que la question d’être et que cette question dans son suspens sans réponse ouvre l’espace même de ce qui fait sens. Ce qui fait sens n’est pas de répondre à la question de savoir si je suis mais au contraire de ne pas le savoir (de marquer ainsi toute chose du sceau de cette énigme signifiante) et de donner ainsi un visage à la nature par le suspens même de la question de l’être (qui seule fait sens).

 


                Cela signifie que toute oeuvre d’art est en fait un cogito réfuté parce qu’incarné. Je ne consiste en tant que da sein que dans le questionnement de savoir si je suis, ce qui ne prouve pas que je sois (en fait ce n’est pas la question) mais ce qui effectue un certain mode de présence aux choses, à l’espace. Ce mode de présence aux choses, c’est ce qui la présence de la chose en tant que sacrée, en tant qu’œuvre d’art. Le Da sein déplace la question de Descartes en la situant non pas dans la pensée qui se révèle à elle-même mais dans un mode d’étre à l’espace qui ouvre de fait un certain espace: le monde, et tout cela par l’émergence pure, donnée du sacré. 
Nous touchons ici du doigt le fond même de tout ce qui constitue la rencontre avec une oeuvre comme l’expérience même. Un objet qui se présente et s’effectue dans l’évidence d’une présence pure est appréhendé par un Da sein (un humain qui est revenu de l’illusion d’être autre chose que « là », et tout cela dans un monde révélé dans la transparence d’un pur et simple espace. L’art c’est la réalité brute de ce qui est tel qu’il est. C’est exactement pour cela que la comparaison avec Descartes est si riche car en fait, je n’ai pas besoin de méditation, et surtout par de « donc » entre « je pense » et « je suis ». Je n’ai pas à chercher ailleurs que dans le fait d’être et dans le questionnement existentiel qui s’y effectue la preuve que j’existe. Être et questionner le fait d’être est une seule et même chose qui s’effectue dans un même temps: le présent, dans un même espace: le monde et en un être: le da sein. L’ob-jeté des objets renvoie l’humain à son Da sein parce qu’il n’est rien en fait de la plasticité des choses, des éléments, des paysages qui soit tissé dans quoi que ce soit d’autre que ce vacillement même de n’être que « là ». 

  


                Descartes a tout à fait raison de douter mais il s’égare dés qu’il pense en être sorti par la certitude d’exister. La certitude d’exister ne transcende pas le doute. Elle est plutôt prise, effectuée en lui. Il n’y a rien derrière. Tout est là, tout n’est « que là ». La plasticité assumée de l’oeuvre, c’est-à-dire le fait qu’elle consiste en tant qu’oeuvre d’art à n’être que ça: « là », comme le dit Maurice Blanchot a ceci de sacré qu’elle nous met en demeure de faire une expérience: être ici et maintenant dans l’efficience d’une tension entre un objet qui n’est que là et un être qui n’est que là. Toute rencontre avec une oeuvre d’art est finalement ça: la remise à zéro des compteurs de notre conscience à l’évidence irréfutable de l’ici-maintenant. « Tu peux toujours te doper à cette drogue que diffuse le profilage prometteur des ustensiles en t’incitant à faire ceci ou cela, la vérité c’est qu’il n’y a que ça: que le dasein, l’oeuvre d’art, et l’espace qui naît de la rencontre en tant que monde révélé. Le fond de cette épreuve là c’est que tout y est et qu’en même temps, tout ne fait que ça: qu’y être, que s’y résorber. C’est comme si l’oeuvre d’art nous disait cela, en fait: n’attends rien de plus du fait d’être présent (c’est-à-dire existant) que cette présence même. L’expérience artistique est une sorte de paroxysme stoïcien dans l’émergence duquel la présence s’effectue dans une gratuité fatale. Qu’est-ce que ça veut dire? Qu’il faut saisir cette expérience comme étant  à la fois toute, pleine, exhaustive (le temple « est » et tout prend sens de sa présence) et en même temps réduite, ténue, minimaliste (le temple ne fait qu’être là, ici maintenant dans la fragilité de son apparaître). C’est le summum de l’expérience restrictive, minimaliste et en même temps exhaustive, totale, aboutie, cyclique.

Il est vraiment extrêmement éclairant de positionner le « je pense donc je suis » de Descartes en contrepoint de cet extrait de Heidegger, car en fait, la formulation de Descartes ne tend à rien d’autre qu’à établir une dimension performative de la pensée: « je pense donc je suis » , alors que Heidegger développe ici la thèse d’une performativité du sacré et de l’oeuvre d’art: le temple éclaire les choses, les êtres, les paysages de l’aplomb d’une immanence pure, comme si « la présence » dans l’art et dans le sacré s’imposait de façon tellement brute, telle auto-suffisante que tout dés lors à partir de lui pouvait rayonner de l’éclat d’une évidence toute à la fois simple et hallucinante, parce que passée inaperçue avant cette présence là: celle de l’œuvre. Que le temple soit donne à tout ce qui est la dimension purement gratuite d’être en effet, et d’être pour rien, mais être pour rien c’est ne consister que dans le tout d’être présent. 

 


                Ce qui relie profondément le religieux et l’art, c’est la dépense somptuaire, c’est-à-dire l’activation d’une praxis pure, d’un acte faisant advenir la présence d’un objet, d’un bâtiment ou d’une séquence sonore ou cinétique qui se renferme en elle-même plutôt que de faire signe d’un usage. Dans cette épaisseur instante qui ne débouche sur rien, qui n’invite à rien, qui réside dans le pur et simple fait d’être là, se révèle une ouverture sans précédent que l’on pourrait finalement formuler en ces termes: « se pourrait-il qu’il en aille finalement de même pour tout, pour cet arbre, pour ce brin d’herbe, cet animal, cette pierre, ces humains, ces cités, etc? Se pourrait-il que tout cela aussi soit pour rien et, donc, ne consiste qu’en cette présence pure, instante, pleine? Etre là « pour rien », cela signifie que tout n’est rien que « là », c’est atteindre cette révélation existentielle à tous points de vue que finalement tout ça (c’est-à-dire l’univers, l’être, le réel) ne réside en fin de compte que dans un apparaître commun, un pur et simple phénomène de plasticité « donnée », brute. Le secret de l’univers alors ce serait précisément cela: n’être que « là ».  La contingence et la nécessité s'effectuent de concert dans la manifestation d'une plasticité qui n'est que ce qu'elle est, c'est-à-dire qui est là "pour rien" (contingence) et qui de ce fait pointe l'existence de cette dimension dans laquelle tout n'étant là que pour rien, est entièrement là comme un tout (nécessité).

Crier c’est seulement rajouter du son au son (Munch). Exister humainement c’est faire advenir des objets « là »,  dans l’ob/jactum de ce cycle qui, d’objet sacré en objet sacré, de monolithe en monolithe, ne fait que dessiner l’odyssée d’un espace humain, d’un être à l’espace humain que l’on appelle « le monde ».  Tout ce passage qui commence dés le second paragraphe est complètement incompréhensible si on ne l’éclaire pas rétrospectivement  de ce qui est exprimé par Heidegger à la fin du passage: « car jamais les hommes et les animaux, les plantes et les choses ne sont donnés et connus en tant qu’objets invariables, pour fournir ensuite incidemment  au temple, qui serait venu lui aussi , un jour, s’ajouter aux autres objets un décor adéquat. »  Ce qui est dit ici est difficile à admettre puisque il ne s’agit ni plus ni moins que d’abandonner une perspective chronologique de la construction des choses et des édifices pour lui substituer un point de vue ontologique ou existentielle. Pour bâtir un temple, il faut des constructeurs et du temps mais pour que l’idée de consacrer du temps à bâtir un temple viennent aux hommes il faut le Da sein, de telle sorte que le temple tout comme le monolithe sont premiers par rapport à la technique (il faut de la technique pour que le temps tienne debout). A bien des titres, on pourrait résumer le temple à un debout, à un pur surplomb, peut-être aussi à la station debout de l’être humain, à ce qui se joue de l’être là dans cette verticalité étrange si cruciale anthropologiquement. 

 




L’être-debout du temple est à saisir dans la résonance au Dasein comme être-debout de l’être humain, droit, dressé dans le sol (humus) de telle sorte que ce n’est pas parce qu’il y a des hommes qu’il y a le temple mais parce qu’il y a le temple qu’il y a des humains. Chez les grecs de l’antiquité existaient trois types de temporalité: 

  1. Le temps chronos, c’est -à-dire le temps physique (social en fait), le temps divisé en minutes, en heures, etc.
  2. Le temps aiôn qui est le temps des cycles, des ères, temps qui n’est pas divisible si ce n’est par des mutations cosmiques. 
  3. Le temps Kaïros qui est le temps métaphysique, le temps opportun, intuitif, celui qui donne à un instant-là la profondeur d’une éternité.  Le Kaïros c’est le temps tel qu’il fait sentir son efficience temporel en tout instant indifféremment. Aussi distinct que puisse être les instants par ce que s’y déroule, tous les instants sont faits d’une seule et même substance de temps et c’est la sensibilité à cette texture là qui fait le kaïros. Il n’existe plus ici de perspective chronologique. Ce qui se fait dans le temps en-deçà des écarts entre les années  se fait dans la même substance de temps, c’est du temps. 


            Une fois réalisée cette évidence au gré de laquelle le temple s’impose à nous dans la fulguration d’un kaïros, on saisit mieux ce passage difficile. Il n’est absolument rien de tout ce qui entoure le temple de prés ou de loin qui ne puisse finalement être perçu autrement qu’à partir de son émergence dans la mesure où la distinction même, l’évènement de la découpe visuelle, sonore, tangible, etc, de quelque objet ou être que ce soit s’effectue à partir de la gratuité du temple. Qu’il y ait le soleil, le jour, le ciel et la nuit, l’aigle, le serpent, le taureau, etc: tout ceci ne peut se distinguer qu’à partir du sacré tout simplement parce que rien ne peut être respecté et sais en tant qu’autre, si ce n’est à partir de l’émergence du sacré lui-même. Le sacré c’est la nature saisie comme autre, à partir de quoi elle s’effectue grâce au temple en tant que « monde ».

Même si nous n’avons pas encore expliqué le texte dans sa totalité, nous commençons à percevoir même timidement la nature assez détonante de sa révélation, de ce qu’il porte à notre connaissance ou peut-être à notre réalisation et nous saisissons également sa structure qui épouse les trois paragraphes:

  1. Le destin - Le premier paragraphe décrit le rapport entre le temple en tant qu’oeuvre et l’être humain, est anti que Da-sein. Son apparition provoque un certain rapport à l’espace, comme si l’être là du Da sein faisait grâce à l’oeuvre l’expérience de l’espace comme « espace là » et évacuait totalement de son être au monde tout hasard. La réalisation de cet espace là ouvre le temps chronologique de l’histoire, dans lequel être humain va pouvoir devenir le récit, la trame et le destin d’un peuple.
  2. Le baptême - Le deuxième paragraphe décrit comment à partir de la constance purement physique de l’œuvre, c’est-à-dire de son aplomb, de cette plasticité assumée que l’on pourrait finalement tout aussi bien appeler « l’être-chose » de toute chose, les éléments, les animaux, les plantes apparaissent dans leur figure d’évidence. Tout ce qui nous est décrit dans l’évangile selon jean comme venant du verbe divin est ici pareillement exposé mais à partir de la présence du temple. Heidegger rebaptise ainsi des noms connus pour les ordonner d’une façon plus claire: nature, terre, hébergement. 
  3. Le visage et l’origine - L’auteur décrit enfin la chaîne dans sa totalité: l’oeuvre-temple établit sur la terre un monde qui dés lors se transforme en terre natale de l’être humain. Cette perspective est absolument incompréhensible si nous avons oublié le paragraphe 1 dans lequel il était dit que le temple fait advenir un temps chronologique, linéaire avec une naissance et une fin. Autrement dit, ce n’est pas parce que l’homme apparaît dans un temps chronologique qu’il va bâtir un temple qui prendra simplement place comme une autre chose parmi toutes les choses déjà présentes, c’est parce que l’oeuvre, en tant qu’ « être là » de ce que c’est qu’être là advient que tout se révèle à l’être humain en tant que monde mais qu’est-ce qu’un monde? C’est l’espace au sein duquel chaque chose, chaque être, chaque animal est restitué recueilli, perçu comme une présence propre, comme un visage. Ce qui s’effectue donc par l’émergence pure de l’œuvre, c’est « l’expérience » même, l’épreuve que nous faisons de l’être là de la présence en tant qu’ « autre ». Nous avons déjà évoqué l’importance déterminante du nom en tant qu’activité de découpe linguistique de la trame d’une réalité « Une », continue, mais il manquait à cette efficience linguistique l’origine de cette épreuve de la nature en tant qu’autre, expérience que les animaux n’ont pas. Nous pouvons toujours en rester à une perspective chronologique devant le temps et alors nous resterons enfermés dans cette idée selon laquelle ce sont les humains qui ont bâti le temple mais quiconque réfléchit un tant soit peu perçoit bien que l’initiative de bâtir ce temple ou tout autre objet sacré, religieux réclamant un temps à tous égards « consacré » ne peut pas venir d’une autre vérité que de celle du da-sein. Une oeuvre d’art est donc l’origine même du monde pour l’Humain.


Si, comme le dit le philosophe Wittgenstein, le monde est tout ce qui a lieu, encore faut-il que cet avoir lieu soit éprouvé comme tel et il ne saurait l’être sans ce sentiment d’étrangeté, d’altérité dont l’oeuvre d’art est tout autant l’origine que la cristallisation. 

Ainsi pouvons-nous mieux saisir cette énumération de choses et d’éléments, d’animaux dans le second paragraphe. Il y a l’aplomb du temple et, sur le temple, une tempête mais il n’est rien de la tempête qui finalement ne soit quasiment contenu, expliqué par le temple parce que grâce au temple la tempête apparaît comme un phénomène aux yeux d’un être qui est un da sein et qui donc intègre le déchaînement des éléments à cette présence d’un monde devant lequel il se sent lui, et se sentira toujours, « mis en question ». C’est la même chose par le soleil et il convient ici de mesurer toute la précision requise pour la compréhension de ce passage: « éclat de la pierre (du temple) qu’apparemment elle ne tient que par la grâce du soleil », mais justement nous nous trompons dans le sens même de ce rayonnement: ce n’est pas le soleil qui donne à la pierre du temple son éclat mais exactement l’inverse. « Il n’y aurait pas de soleil sans le temple »: comment peut-on émettre ce qui ressemble à tous égards à une absurdité? En concevant que le soleil n’est perceptible en tant qu’élément  « autre », « pur », reconnaissable, envisageable, visagéïfié qu’à partir de l’intuition de son altérité, de sa présence, ce qui implique « le sacre » du temple.

Le soleil n’est pas une illusion d’optique. Il est une vérité, mais une vérité que l’on ne percevrait pas sans cette origine du monde qu’est l’oeuvre d’art. Et tout ainsi prend sens dans ce second paragraphe: la tempête, le soleil, le jour, le ciel, la nuit, le taureau, le serpent, etc. Ce n’est ni plus ni moins qu’à la création même que nous assistons, mais rien de tout cela ne saurait venir d’une autre origine que l’oeuvre d’art. Rien n’est plus religieux que l’oeuvre d’art, mais ce religieux là se situe à un niveau « originel » de l’origine, tel qu’il n’est pas encore question de religions (il faut opposer ici le religieux et les religions, surtout monothéistes puisque ce qui se fait jour c’est le soulèvement d’un monde à partir de l’immanence de l’oeuvre).

 


Le second paragraphe déroule un inventaire de termes précis qui verra son apogée au début du troisième:  « Phusis » est l’un des concepts les plus anciens de la pensée grecque. Il signifie « nature » mais au sens où comme le dit Héraclite « la nature aime se cacher » parce que finalement le temps qui y oeuvre est celui de l’ aiôn, du cycle. Nous pouvons considérer que l’oeuvre est ce Kaïros dans la pure intuition duquel l’aiôn se laisse percevoir comme chronos, mais sans disparaître pour autant, sans s’y effacer.  Cette phusis, cette nature pure et cyclique aussi mystérieuse que « là », nous y installons notre demeure d’humains et nous l’appelons « la terre ». Ce terme n’est pas du tout ici à saisir « scientifiquement ». Il n’est à proprement rien de ce texte qui puisse vraiment être appréhendé scientifiquement (probablement parce que s’y affirme le primat d’une expérience esthétique de la présence). De fait la science, c’est ce qui longtemps n’a raisonné qu’au sein d’une temporalité chronologique. La physique quantique est probablement en train de révolutionner cette perspective et de révéler quelque chose de l’aiôn (l’expérience de choix retardé de Wheeler).

Le temple est l’aplomb d’une verticalité érigée, un pur « debout »  qui est là «  pour rien » et d’où rayonne un monde parce que rien de « donné » ne saurait se manifester comme présence « Autre » sans être « pour rien », c’est-à-dire gratuitement. Eclairant l’être-là des choses et des éléments dans un monde, le temple est aussi ce qui l’installe, « en retour » sur la terre, mais en retour de quoi? De cette gratuité précisément, l’émergence de cette présence d’un monde qui n’est là « pour rien » crée comme son « retour » la manifestation du berceau de l’homme dans lequel rien ne sera plus « pour rien », mais prendra le visage d’un destin, d’une chronologie, d’un avis de naissance et de mort, bref d’une histoire, d’un récit, d’une trame humaine où tout, absolument tout prendra heureusement, authentiquement et humainement SENS. C’est bel et bien ici que le sens prend naissance: dans cette adéquation d’un monde et d’une terre. Les hommes, les animaux, les plantes, les éléments n’apparaissent pas sur terre pour servir de décor au temple. Ils n’ont pas d’existence séparable du temple (ni entre eux, ni à l’égard de l’oeuvre d’art). Finalement c’est à peine si l’on peut dire que l’oeuvre d’art « est », car tout le texte de Heidegger s’éclaire dés lors que l’on saisit que l’expérience d’être, c’est l’oeuvre. « Le fait d’être »étrangement abordé comme expérience, c’est ça: une oeuvre. L’aiôn perçu dans la fulgurance d’un kaïros comme pouvant donner lieu à Chronos de telle sorte qu’Aiôn et Chronos soient comme ces deux montagnes dont les versants se conjuguent dans la vallée de l’oeuvre en tant que kaïros (instance): tel est l’énigme de toute oeuvre, cela même par quoi toute présence s’y résout et s’y origine d’un seul même mouvement qui est le vacillement d’une présence érigée entre contingence et nécessité (et dans laquelle se combine ces deux perspectives).




Conclusion

Nous ne faisons pas l’expérience d’une oeuvre d’art comme étant celle d’une réalité parmi d’autres. Un retournement saisissant s’opère dans cette mise en présence au cours duquel c’est finalement l’Expérience même en tant qu’épreuve de ce qui est appréhendé comme Autre et donc comme Sacré qui s’effectue dans toute rencontre avec une oeuvre d’art. Cette altérité par le biais de laquelle la nature devient monde transforme tout en visage, en ce sens que les choses, les éléments, les animaux, la nature, les autres apparaissent dans la manifestation plastiquement assumée d’un « pour rien », mais qu’en même temps, ce « pour rien » qui annule toute perspective d’usage (aucun usage) fait littéralement sortir de terre comme les géants de l’île de Pâques un sens vertical, qui vient du sol, humain donc. Ici s’accomplit la réconciliation entre la contingence et la nécessité, un peu comme un miracle: de cette présence pure et presque anodine dont on a envie de dire qu’elle aurait tout aussi bien pu s’accomplir ailleurs et autrement naît brutalement tout le contraire, à savoir l’évidence que tout est bien là, à la seule place et au seul moment qui convienne. L’art apparaît alors dans la révélation philosophique de son stoïcisme le plus radical (stoïkos désigne le portique, le seuil). Toute oeuvre est la quasi causalité qui sauve le monde de la menace du chaos et du non-sens tout simplement parce que rien de ce qui manifeste ne saurait être perçu autrement que gratuitement, en tant que tel, « pour rien » et que cette gratuité ne peut s’effectuer que par le visage dont l’oeuvre qui ouvre le monde et porte étrangement le rayon même dont elle est éclairée, comme on pourrait dire de la lumière qu’elle est l’éternel retour (visage vu et voyant)




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