jeudi 28 avril 2022

Epreuve du baccalauréat de spécialité HLP: Méthodologie


 A quelques jours de l'épreuve, il convient de rappeler la méthode en vue de l'examen de spécialité HLP.  Nous aborderons la méthode de cette épreuve en l’illustrant par le texte (bien connu)  de Sophocle extrait d’Antigone (le premier Stasimon):


Question d’Interprétation philosophique: 

Peut-on, selon Sophocle, fixer des limites à l’être humain? 


Il est bien des merveilles en ce monde mais il n’en est pas de plus grande que celle de l’Homme ( « Il est bien des êtres terribles en ce monde, mais il n’en est pas de plus terrible (deinos) que l’homme.) 

Il est l’être qui sait traverser la mer grise, à l’heure où souffle le vent du Sud et ses orages, et qui va son chemin au milieu des abîmes que lui ouvrent les flots soulevés. Il est l’être qui tourmente la déesse auguste entre toutes, la Terre,

 

La Terre éternelle et infatigable, avec ses charrues qui vont chaque année la sillonnant sans répit, celui qui la fait labourer par les produits de ses cavales.

Les oiseaux étourdis, il les enserre et il les prend,

tout comme le gibier des champs et les poissons peuplant les mers, dans les mailles de ses filets,

L’homme à l’esprit ingénieux. Par ses engins il se rend maître

de l’animal sauvage qui va courant les monts, et, que le moment venu, il mettra sous le joug et le cheval à l’épaisse crinière et l’infatigable taureau des montagnes.

 

Parole, pensée vite comme le vent, aspirations d’où naissent les cités, tout cela il se l’est enseigné à lui-même, aussi bien qu’il a su, en se faisant un gîte,

se dérober aux traits du gel ou de la pluie, cruels à ceux qui n’ont d’autres toits que le ciel 

Bien armé contre tout, il ne se voit désarmé contre rien de ce que peut lui offrir l’avenir. Contre la mort seule,

il n’aura jamais de charme permettant de lui échapper, bien qu’il ait déjà su contre les maladies les plus opiniâtres imaginer plus d’un remède.

 

Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal comme du bien.

Qu’il fasse donc dans ce savoir une part aux lois de son pays et à la justice des dieux, à laquelle il a juré foi !

Il montera alors très haut au-dessus de sa cité, tandis qu’il s’exclut de cette cité le jour où Il laisse le crime le contaminer par bravade.

Ah ! Qu’il n’ait plus de place alors à mon foyer ni parmi mes amis, si c’est là comme il se comporte ! »

                                        

    SOPHOCLE (495-406 av.JC) dans « ANTIGONE » Trad Paul Mazon)

  1. La difficulté de l’épreuve (comment la préparer et l’aborder ?)

Vous ne disposez que de 2h pour répondre à la question mais vous ne partez pas « sans rien » puisque ce texte s’inscrit dans un programme que vous avez passé deux trimestres à travailler. Quoi qu’il arrive, il importe de situer le texte et la question au premier plan. Les références du cours viendront d’autant plus au bon moment que vous vous donnez d’abord le temps a) de lire le texte et la question b) de voir le rapport entre l’un et l’autre c) de percevoir ce qui dans le texte constitue des éléments de réponse utilisables pour traiter la question d) en dernier lieu de laisser affleurer à la surface de votre mémoire les rappels du cours susceptibles d’être mobilisés (c’est très important: ne casez pas gratuitement un cours dont vous avez un souvenir très vif). Il va falloir redistribuer ces éléments en fonction du texte et de la question. Ce n’est pas parce que vous avez eu un cours qu’il faut l’appliquer au texte, c’est parce que vous avez un texte et une question à traiter que le cours peut être utile, mais il ne peut l’être que s’il s’articule autour de ces deux motivations premières: répondre à la question, traiter le texte.  Reprenons ces  4 étapes avec le texte de Sophocle:

a) En lisant ce texte, on perçoit rapidement que l’auteur décrit l’ingéniosité de l’être humain, les moyens qu’il a mis en oeuvre pour traverser les mers, cultiver la terre, domestiquer des animaux, soigner des maladies, etc. L’époque de cette oeuvre est ici vraiment fondamentale. 

b) C’est un texte très ancien du 5e siècle avant JC et l’un des tout premiers à pointer le fait que cette ingéniosité fait des êtres humains des êtres « remarquables », mais au sens propre de ce terme, êtres que l’on peut remarquer parce que c’est très étrange, et un peu inquiétant ce pouvoir, comme Sophocle le souligne à la fin: il peut prendre ensuite la route du mal comme du bien. Il évoque ici des limites morales et nous comprenons bien que c’est exactement parce qu’il n’y pas vraiment de limite à ce qu’il peut faire (excepté vaincre la mort) qu’il faut qu’il s’en fixe moralement. Il peut faire énormément mais il faut qu’il se limite en s’interrogeant sur ce qu’il doit faire. On voit bien le rapport ici entre le texte et la question: il est sans cesse question de ce que l’homme peut faire et de ce qu’il est susceptible de devenir en le faisant. 

c) Nous allons, nous beaucoup parler de ce que le traducteur retranscrit ici sous le terme de « merveille », à savoir le « deinos », parce que si l’on va voir dans un dictionnaire de grec ancien, on va trouver les sens suivants à ce terme de « deinos »: 1) ce que l’on craint, effrayant 2) dangereux, par extension: funeste 3) qui frappe l’imagination étonnant, merveilleux, extraordinaire 4) merveilleusement doué, ingénieux, habile (avec une part de blâme ou d’ironie) 5) terrible. Mais la plupart des candidats ne font pas de grec ancien et on ne peut pas savoir si une note vous avertirait ou pas de la profondeur que revêt ce terme de deinos. Il faut donc se fier à nous et à nous seul pour remettre un peu la cause de la traduction proposée, ou plutôt la mettre en perspective avec la fin du passage. Cela veut dire qu’il faut ici percevoir très vite que cette « merveille » que l’être humain est peut aussi se définir comme une anomalie, comme la fin le suggère. Ce texte très célèbre est souvent baptisé « ode à l’homme » mais ce terme est trompeur car Sophocle ne fait pas que louer l’être humain. Il l’avertit. On doit également se rendre sensible à une gradation dans le texte: on part de sa capacité à traverser les mers, puis on évoque ses « engins », on passe ensuite à sa parole et à sa capacité de créer la cité, puis la médecine et la lutte contre la mort est enfin pointée comme seule limite physique à son pouvoir. Le passage de la célébration de l’habileté humaine à celui d’une forme de mise en garde d’admonestation est crucial: « mais ainsi maître d’un savoir…. » L’Homme est remarquable mais les moyens qu’il met en place pour se donner du pouvoir sont aussi ceux qui le situent en posture de devenir une honte, un être malfaisant et « terrible », mais en un autre sens que celui qui est évoqué en premier lieu. Le texte se termine quasiment par une malédiction de l’homme qui perd ainsi toute mesure et qui tombe dans l’hybris (démesure en grec). Finalement le texte nous apparaît comme l’exploration des deux faces opposées d’un seul et même pic, d’une seule montagne, d’un seul concept, celui du « deinos ».

d) A quelles références ce texte doit-il vous faire penser? Il faut se souvenir peut-être d’abord des intitulés du programme de terminale: la recherche de soi et l’humanité en question. Ce texte est au coeur même (et honnêtement il en est peu qui le soit autant que lui) du deuxième intitulé: l’humanité en question. Sophocle nous fait comprendre ici que l’humanité est dans sa texture même une question. C’est ça le propre de l’homme, d’être un suspens, une question sans réponse, ou plus exactement encore une question dont l’absence de réponse est exactement ce que l’humanité « vit », ce qu’elle « fait », ce qu’elle « devient » sans cesse davantage, et nous qui lisons ce texte 26 siècles après sa rédaction ne pouvons qu’être heurtés par un sentiment de sidération devant l’extrême justesse de l’avertissement. Tout texte de grande ampleur suscite ce que l’on pourrait appeler des ondes de réalisation au gré des siècles ultérieurs qui le lisent et le retraduisent continuellement. Dirions-nous « merveille » aujourd’hui ? 


2) Rédiger un plan (minimal)

Vous ne disposez que de 2h donc il est hors de question de concevoir un plan aussi détaillé que pour un travail de philosophie (en 4 h). Un plan doit toujours être construit pour mener à bien deux tâches vraiment fondamentales, décisives: a) traiter la question et surtout ne pas faire de hors sujet b) progresser sans cesse en allant toujours du plus évident, simple au plus complexe, subtil. 

  Peut-on fixer des limites à l’être humain selon Sophocle? Si l’on ne se rend pas sensible à la notion de limite, de mesure et de démesure, on ne peut ni comprendre ni expliquer ce texte. De ce point de vue, la question posée se situe bien au coeur du texte, de son sens et de son ambiguïté: Eloge / Blâme (ou avertissement). Ce qui est le plus important dans la réponse à la question, c’est qu’on insiste bien sur la double nature de cette notion de limite: physique et morale. C’est justement parce que la réponse est « non » pour la première qu’il faut qu’elle soit: « oui » pour la seconde. Pourquoi l’homme est-il un être qui se pose la question du bien et du mal? Parce qu’il est en effet le seul qui soit susceptible de faire le mal, parce qu’il n’est doté d’aucun intuition naturelle, propre, « donnée » de ses limites.  Il n’est rien dont on puisse dire que c’est au-delà de ses capacités excepté vaincre la mort, mais même sur ce point, l’éclosion de la médecine comme pratique et non plus comme art divinatoire (honorer le dieux de la guérison) donnait déjà à Sophocle l’intuition de ce qui allait se passer, à savoir l’accroissement de la durée de vie. La médecine nous permet de lutter contre la mort.

Puisque c’est cette notion de « limites » qui s’impose à nous comme l’axe problématique du sujet. Il FAUT absolument en faire le concept autour duquel les parties de notre plan peuvent s’articuler. Limiter, c’est imposer des seuils, des règles, des lois mais c’est aussi circonscrire, « définir » au sens littéral de « rendre fini ». On peut essayer de se servir de ces différents sens de la notion de limite pour poser trois parties susceptibles de rendre parfaitement cet effet de progression de la lecture du texte, par quoi la définition de deinos appliquée à l’homme passe de « merveilleux » à « terrible », sans pour autant jamais sortir du sujet.

Le plan suivant simple mais clair peut alors s’énoncer:

  1. Ce que l’homme « peut »: dépasser les limites physiques par l’utilisation de son savoir faire technique
  2. Ce que l’homme « doit »: s’imposer à lui-même des limites légales, morales, religieuses
  3. Ce que l’homme « est »: un deinos terrible et merveilleux et précisément indéterminable (parce que ce que l’homme « est »: on en sait rien il est dans le suspens étonnant et terrible de cette ligne tendancielle dessinée par l’ambiguïté du « deinos »).

Dans chacune de ses parties, on traite un aspect différent de la notion de limite et de l’être humain sans qu’à aucun moment la question soit abandonnée. De plus on va du plus simple au plus complexe (ce qui est intéressant ici c’est que la notion de Deinos qui est au début sera plutôt envisagée à la fin).


3) Rédiger l’introduction

Toute introduction, que ce soit pour l’essai ou pour la question d’interprétation, consiste en trois étapes:

  • Amener la référence au texte en partant d’une situation, d’une observation, d’un constat plutôt simple et évident
  • Poser la question du sujet
  • L’analyser en précisant ses enjeux philosophiques

De tous les animaux de la Création, il semble bien que l’être humain soit le seul à être capable de concevoir et de formuler des « définitions » parce qu’il est doté du langage et que nous n’avons pas la preuve que les autres êtres vivants de notre planète dispose de cette faculté. Mais il est aussi, étrangement, le moins définissable puisque, comme le mythe de Prométhée tel qu’il est raconté par Platon dans le Protagoras le souligne, il ne dispose pas vraiment de qualités naturelles mais plutôt d’une certaine habileté, d’une ingéniosité grâce à laquelle il construit des artefacts, des objets techniques. Dans la tragédie « Antigone » de Sophocle, le Choeur exprime précisément cette ambiguïté dans laquelle l’être humain consiste: il dispose de pouvoirs techniques étendus, multiples, surdimensionnés, mais, par là même,  manifeste une nature inquiétante, susceptible de produire le pire comme le meilleur. Peut-on fixer des limites à l’être humain? Ce passage de l’oeuvre de Sophocle ne se contente pas de décrire le statut d’exception, d’anomalie qui caractérise l’être humain. Il en déduit la conséquence première: celle-là même qui donne à ce texte très ancien un sens assurément « actuel »: parce qu’il n’est pas définissable, l’homme est moins un être qu’un « devenir », de telle sorte qu’il court toujours le risque de se situer en-deçà de son humanité. 




4) Le développement

Il faut maintenant rédiger le développement en suivant le plan et en respectant quelques principes fondamentaux:

  • Ne rien affirmer qui ne fasse préalablement l’objet d’une argumentation (et pour cela utiliser des connecteurs logiques: car, néanmoins, donc, par conséquent, etc.)
  • Penser à citer le texte de temps à autre dans ses passages-clé
  • Rédiger des paragraphes et toujours penser à sauter une ligne quand on passe d’un sujet, d’une thèse ou d’un type d’argument à un autre
  • Affiner constamment le propos en suivant le plan et le principe de progression qui nous fait aller du plus simple, évident au plus subtil


(Nous reprenons ici les « titres » mais il va de soi qu’ils ne doivent pas apparaître sous cette forme dans la copie elle-même)

  1. Ce que l’homme peut: le savoir faire technique dépasse les limites de la nature

D’Aristote à Darwin, nous ne sommes pas seulement passés d’une zoologie qui classifiait les animaux à une phylogénétique qui les situait dans une évolution commune des espèces, nous avons également changé notre modalité d’approche en nous intéressant moins à ce qu’un animal est qu’à ce qu’il peut. Dans son livre Dialogue, le philosophe Gilles Deleuze illustre parfaitement la supériorité de cette perspective en développant l’exemple des chevaux de course et de trait. Tous les deux sont des chevaux mais en réalité, il  y a plus de proximité entre le cheval de trait et le bœuf de labours puisque ils font la même chose et dispose de la musculature correspondante qu’entre le cheval de trait et le cheval de course qui bien qu’étant de la même espèce n’ont pas exactement la même morphologie musculaire. Posons nous donc la question de savoir ce que l’Homme « peut ».

En guise de muscles ou d’organes, force sera de constater qu’il dispose plutôt d’engins: « Par ses engins il se rend maître de l’animal sauvage qui va courant les monts… » Déjà dans les vers précédents, il était question implicitement ou explicitement de bateaux, de charrue, de filets, de jougs.  Le terme grec de Deinos (merveille) utilisé par le chœur dés le tout début revêt plusieurs sens et il n’est pas excessif d’affirmer que chacun des siècles qui se sont succédés après l’écriture de cette pièce a donné sa version de cette ambiguïté sémantique, plongeant les lecteurs dans une perplexité hautement édifiante. Deinos peut en effet signifier merveilleux, extraordinaire, puissant, habile, ingénieux que terrible, effrayant, étonnant, et par extension funeste, malfaisant. L’homme est « Deinos » parce qu’il dispose donc de ces artefacts, de ces prolongements artificiels de ses organes que sont ces objets techniques, ces prothèses grâce auquel il jouit de tous les avantages de ce que l’on pourrait appeler un corps amélioré, augmenté.

Ce n’est pas parce que l’homme ne dispose ni de nageoires ni de branchies qu’il lui est impossible de traverser les mers. Ce n’est pas parce qu’il n’a pas de griffes ni de sabots qu’il ne peut pas labourer la terre pour l’ensemencer. Ce n’est pas parce qu’il ne dispose ni d’une très grande vitesse ni d’une mâchoire de prédateur qu’il ne peut pas chasser et capturer du gibier. Il a des « substituts » et ces instruments le rende « opérationnel » sur des terrains qui naturellement ne sont pas les siens et lui permettent d’accomplir des fonctions qui ne semblent pas lui avoir été naturellement assignées. Il est donc bel et bien merveilleux au sens de remarquable, d’extraordinaire, mais en un sens qu’il convient de ramener à son acception littérale: l’être humain se singularise, voire s’exclut du cadre de certaines répartitions naturelles. Il n’y a pas de limites à ce qu’il peut faire parce qu’il ne semble naturellement, ontologiquement « fait pour rien", exactement comme l’oubli d’Epiméthée l’illustrait dans le mythe de Prométhée.

Définir l’homme par ce qu’il peut est donc impossible. Il faudrait inventer un nouveau terme: « l’infinir » ou, de façon plus orthographiquement correcte: l’indéterminer. On ne peut qu’« indeterminer » l’homme, et cela se manifeste aussi dans son aptitude politique à construire des cités. Sophocle exprime d’ailleurs à ce propos une thèse contraire à celle d’Aristote selon laquelle « l’homme est un animal naturellement politique » (cette citation est postérieure d’un siècle à la pièce de Sophocle Politique a été écrit par Aristote en 330 avant JC, Antigone en 441 avant JC). Il est effectivement écrit: « tout cela il se l’est enseigné à lui-même ». Ce n’est donc pas la nature qui a permis à l’homme de concevoir l’idée même de cité, c’est lui qui se l’est donnée, et c’est en cela qu’il est aussi merveilleux qu’effrayant. L’homme est indéfinissable parce qu’il est autodidacte et cette auto-formation le gratifie d’un pouvoir sans limite: celui de dépasser les limites physiques de sa complexion organique, de créer des cités, mais pas de vaincre la mort.

L’être humain dépasse les limites de ce qu’il peut faire avec les seuls capacités de son corps. Il ne s’en tient pas là puisque il a recours à ces artefacts, à ces objets techniques. Dés lors, nous comprenons bien qu’il transforme le cours de la création. Une autre temporalité s’instaure, temporalité (time) qui n’est plus soumise aux aléas du temps (weather, climat) et qui dés lors est plus prévisible, plus programmatique par et pour cet être fascinant qu’est l’homme: « il ne se voit désarmé par rien de ce que peut lui offrir l’avenir. » Et cela d’autant moins, devrions nous rajouter, qu’il crée de ses propres mains son avenir. Il se fait son propre futur « protégé ». L’être humain crée donc cette anomalie d’une temporalité propre dans le mouvement cyclique des saisons et des orbites planétaires. 

Le choeur fait enfin référence à la médecine. IL’Homme ne vainc pas la mort mais il la repousse, il la combat efficacement. Il déplace la limite sans l’annuler. Il cultive donc ce paradoxe d’être à la fois mortel, donc fini mais non « délimitable », indéfinissable. Fini dans son existence individuelle, l’être humain crée et s’ouvre « à la machette » du fait de son aptitude autodidacte un « chemin » dont on ne distingue pas les limites. L’être humain suit donc techniquement une « ligne tendancielle » dont on ne peut dessiner définitivement la courbe.




  1. Ce que l’homme doit: l’auto-limitation 

Si nous relisons le texte à la lumière de ce que nous venons de développer, nous nous apercevons déjà de l’ambiguïté du terme utilisé dés le départ, de sa difficulté de traduction. l’homme est une « merveille » (« deinos », qui signifie aussi « ce qui inspire de la crainte ») et immédiatement suit une nuance de grandeur, de dépassement: « Il n’en est pas de plus terrible que celle de l’homme ». 

On peut mettre cette phrase qui résonnera bien des siècles après sa rédaction avec l’argument ontologique de l’existence de Dieu posé par Anselme de Cantorbéry (1033 - 1109) qui soutient que la pensée de Dieu est la pensée d’un être tel que rien de plus grand ne peut être conçu. Selon Saint Anselme, il serait donc contradictoire d’envisager la possibilité que Dieu ne puisse pas exister puisque si on le faisait cela supposerait que l’on se représente précisément quelque chose de plus grand que Dieu, à savoir un Dieu (autre) qui, en plus, aurait l’existence. Par conséquent, il faut bien que Dieu existe puisque la lui refuser supposerait une limite et que son concept est tel qu’il n’en a pas. Dieu c’est l’idée d’un être sans limite, et concevoir qu’il n’existe pas, qu’il ne soit qu’une idée, c’est lui imposer la limite de n’être qu’une idée. Dieu est donc l’idée d’un être dont l’être dépasse tout, y compris cette limite, cette restriction de n’être qu’une idée. Dieu c’est l’idée dont le contenu dépasse la forme, dont l’objet dépasse sa texture formelle d’idée. Dieu c’est du non-limitable, c’est le concept même de ce qui dépasse le conceptualisable. 

Ce raisonnement qui sera donc rédigé 1500 ans après la création d’Antigone est comme l’exact inverse de celui-ci. Tout ce que Saint Anselme décrit comme étant ce qui de la transcendance de Dieu induit son existence, Sophocle le pose dans ce qui de l’immanence de l’Homme, impose absolument l’indétermination de son essence. Ce qui rend Dieu existant, c’est qu’il soit Dieu c’est-à-dire illimité alors que Sophocle nous dit que ce qui rend l’homme illimité et donc capable de tout , indéterminable dans son essence, c’est qu’il ex-siste. 

En d’autres termes, Dieu sort de son concept même pour saint Anselme et nous contraint donc de le reconnaître comme existant, alors que pour Sophocle, l’être humain est ce dont l’existence ne cesse de sortir de toute limitation par le génie de cette habileté technique qu’il s’est forgée par lui-même et qui dés lors nous oblige à le considérer comme une sorte d’anomalie conceptuelle. Si c’est de l’intérieur même de sa nature, de son essence que Dieu nécessairement existe, c’est par son existence (ex-sistere: sortir de soi) que nous pourrions dire de l’homme qu’il « s’infinit ». Dieu, c’est l’idée même d’un être tel que l’on ne peut rien concevoir de plus grand, L’Homme, c’est la réalité même d’un être tel que rien de plus grand ne peut s’effectuer par lui-même. Si Dieu est illimité dans son concept, l’homme est inarrêtable dans ses actes et c’est en cela qu’il est « deinos ». Dieu et l’homme sont ainsi posés, dans le jeu de perspectives de ces deux références, comme les figures exactement contraires de ce passage de l’essence à l’existence, de l’être à la réalité. Ils franchissent tous les deux la même frontière mais dans le sens contraire, et l’homme est évidemment le plus dangereux des deux puisque son émergence dans le réel fait imploser l’idée même que l’on puisse imposer des limites conceptualisables à ce qu’il fait concrètement , réellement, techniquement.

Il faut aller jusqu’au bout de ce jeu de références entre saint Anselme et Sophocle car on mesure ainsi tout ce que ce texte à tous égards prophétique recèle en terme d’avertissement impérieux adressé à l’homme quand à lui-même. « Méfie-toi de toi! » Dit en substance le choeur d’Antigone au genre humain parce que précisément tu n’es pas vraiment un genre, ou une espèce, ni même un être, mais ce qui excède la notion même d’être, de concept définissable. Tu consistes dans un style d’être qui déborde de toute part l’idée même d’être. Tu te définis comme ce qui n’en finit pas de « devenir » et par là même, on ne sait pas jusqu’où tu peux aller, tu es le chaos qui s’insinue dans l’ « eidos », l’indéterminé qui rend impossible la fermeture de la conceptualisation. Tu es cette part maudite du réel suffisamment explosive et ex-sistante pour déranger le monde supraterrestre des Idées platoniciennes. 

Si le Dieu de saint Anselme est le concept dont l’idée même requiert qu’on lui accorde l’existence, l’Homme de Sophocle est la réalité dont la démesure inventive et ingénieuse force de lui-même et par lui-même (autodidacte) la frontière du concept, de l’un, de la définition, des idées et de l’ordre pour y insinuer du chaos, de la monstruosité, du désordre.

Le poète allemand Holderlin (1770 - 1843) n’est donc pas du tout insensé lorsqu’il décide de traduire Deinos par monstrueux, car même si cette traduction cadre moyennement avec la première partie du Stasimon, il correspond parfaitement à la deuxième et on ne peut qu’être surpris finalement de ce que la postérité désigne ce passage d’Antigone d’ « ode » à l’homme quand il est clair qu’il se termine par une malédiction: « Qu’il n’ait plus de place dans mon foyer, ni parmi mes amis! »

C’est indiscutablement dans le registre lexical du numineux qu’il nous faut chercher la bonne traduction de « Deinos », à supposer qu’elle existe, et avec tout ce que cela induit de paradoxal puisque l’homme précisément est une créature « du bas », vivante, existante, réelle dont l’effet de terreur donc ne peut pas venir d’une puissance supérieure, surnaturelle, mais au contraire d’une habileté fabricatrice, besogneuse, laborieuse, mais indéterminée dans son développement comme dans sa finalité. L’homme est un être dont l’immanence est menaçante, suffisamment en tout cas pour déranger l’ordre transcendant des idées. Le Dieu de Saint Anselme c’est l’être dont la transcendance « déborde » dans l’immanence, l’Homme c’est le deinos dont l’immanence fracture et viole l’ordre de la transcendance, de l’Idée, de l’Eidos. 

Si nous prêtons attention au début du passage, nous réalisons à quel point la description de l’action de l’être humain semble continuellement puiser dans le vocabulaire de la « résilience » (capacité à surmonter les traumatismes) et de la prédation. L’Homme « lutte »: il tourmente, enserre, prend, se rend maître, mettra sous le joug, etc. Il force les forces. Il s’arme contre tout et ne se voit désarmé contre rien de ce que peut offrir l’avenir. Autant de termes soulignant que son habileté n’est pas spontanée, ni naturelle, ni corporelle mais exosomatique: « Par ses engins, il se rend maître ». C’est ainsi que nous en arrivons à l’affirmation d’un savoir autodidacte, ce qui signifie que cette habileté ne lui pas été transmise mais qu’il se l’est donnée à lui-même.


Autodidacte, l’homme s’affirme acquiert ainsi une autorité: il est celui qui augmente la confiance que l’on peut placer en lui par son action. Et cette autorité nécessairement pose la question des « valeurs ». Capable de créer des cités, de les administrer, de lutter contre les éléments et contre la mort, il se révèle capable de créer de toute pièce une autre temporalité que celle cyclique des éléments. Dans un monde au sein duquel les éléments « sont », il insinue le décalage du devenir et pose ainsi la question des limites. Ce n’est donc pas seulement qu’il s’affirme dans la nature comme celui qui peut vaincre la résistance des éléments et troubler ainsi complètement les lignes de ce qui est possible et impossible dans le monde, mais c’est aussi qu’il dessine au coeur même d’une puissance établie et « donnée » la perspective tendancielle d’un « devenir », d’une indiscernabilité. Il est comme un rouage qui, dans un mécanisme, se donnerait miraculeusement la capacité de gripper l’engrenage, de créer une sorte de fonctionnement auxiliaire et autonome qui dés lors pousserait la machine dans une fonctionnalité démente, ou en tout cas improgrammable, distincte de sa finalité d’origine. Puisque il n’est pas de limites que la nature puisse imposer à cet être, il n’existe pas d’autre possibilité, voire nécessité que celle qui consiste pour lui à s’en fixer à lui-même. A l’anomalie que constitue cette aptitude autodidacte de l’Homme , il faut absolument que réponde une capacité auto limitatrice, c’est-à-dire la volonté et le pouvoir de se donner à lui-même des lois, des commandements. 

Peut-on fixer des limites à l’être humain? Techniquement non, selon Sophocle, d’où la nécessité qu’il s’en fixe à lui-même d’un point de vue, légal, moral, religieux: « Qu’il fasse donc dans ce savoir une part aux lois de son pays et à la justice des Dieux. » Il est sans conteste un fond d’athéisme, ou pour le moins d’immanentisme assez sidérant dans ce texte car c’est à l’homme lui-même de s’imposer l’obéissance aux Dieux. S’excluant par son habileté et l’esprit d’innovation de ces techniques des limites de la nature, il lui faut impérativement s’imposer à lui-même le devoir de piété, d’adhésion à l’idée même de justice des Dieux. Peut-on se faire un devoir  civique de croire? C’est cette question qui s’avère profondément troublante car le choeur ici n’évoque nullement qu’il encourt, faute de se soumettre, la punition des Dieux mais plutôt celle de se faire rejeter par la cité, par ses amis, comme si l’homme n’avait finalement pas d’autre juge de ses actions que l’homme lui-même. Il ne s’agit pas de croire aux dieux parce qu’ils sont les dieux mais pour ne pas sortir du cadre humain de la cité. L’inhumanité ou la non humanité est donc constamment à la portée de cet être merveilleux et terrible qu’est l’homme parce que rien hormis lui-même ne lui opposera jamais la résistance de limites, pas plus la nature que les dieux (qui dans les religions panthéistes ne font qu’un).

C’est donc une malédiction humaine et rien qu’humaine qu’encourt le criminel humain. Le chœur ici ne peut pas viser, au-delà de l’Humain lui-même, quelqu’un d’autre qu’Antigone, la « soeur fondamentale » du genre humain, la figure même de la sororité, de la fraternité, c’est-à-dire du primat du rapport horizontal sur le vertical (immanence). L’Homme est un être structurellement « sans forme », taillé dans la démesure dont il s’est dotée lui-même par l’acquisition exclusive d’un savoir technique et autonome. Si l’on fait passer l’amour d’une soeur pour son frère au-delà des lois de la cité, alors plus rien ne peut faire « limite ». Qe les lois d’un pays et la justice des dieux soit identique ou dise la même chose, c’est ce qu’Antigone contestera par la suite, mais le chœur lui ne fait pas cette distinction de telle sorte que les décrits d’un roi et ceux des Dieux ne font qu’un et qu’en refusant de s’y soumettre, Antigone s’inscrit totalement dans  ce qui fait de l’homme un Deinos, un être terrible qui n’est pas habitée naturellement du sens de la mesure.



  1. Ce que l’homme est: Deinos

Si par « on » dans la question « peut-on fixer des limites à l’Homme? » on entend un être ou une autorité extérieure à l’homme, alors la réponse est clairement « non » selon sophocle, ce qui révèle bien la nature immanentiste de ce stasimon. Il n’est pas de contrainte qui puisse peser sur ses actes. Le salut ne peut venir que de l’autonomie, ce qui fait de l’homme et seulement de lui un être moral. De la technique suit directement l’exigence morale car si nous étions de fait cadrés par des limites naturelles, aucun conduite ne se manifesterait à nous comme « devant » être la notre. Elle s’imposerait de fait, et c’est tout. L’homme est autodidacte, ce qui rend nécessaire qu’il s’auto-limite et cela impose qu’il soit autonome.

Mais la violence des termes de la malédiction formule assez clairement la très vive acuité du problème, sa nature indécidable en une seule fois. Cela se joue à chaque instant. L’être humain est une condition dont l’orientation vers la sanctification ou vers la malédiction se joue à tout moment de son évolution. C’est bel et bien dans ce suspens qu’il consiste, et c’est ce suspens que l’ambiguïté intraduisible du Deinos exprime.

Ce passage est ainsi comme le tain d’un miroir dans lequel l’esprit de toutes les époques traductrices vont se donner à elle-même le reflet qui correspond à ce qu’elles sont, ou plutôt à ce qu’elles pensent être.

La renaissance avec Pic de la Mirandole le définit comme une merveille d’ingéniosité. C’est avec Holderlin que l’autre versant du deinos est clairement assumé: monstrueux. « Beaucoup de choses sont monstrueuses en ce monde mais aucune ne l’est autant que l’homme. » Ce n’est pas seulement une traduction « possible », mais c’est aussi une traduction plus cohérente si nous la mettons en perspective avec l’oeuvre dans son entier. Il n’y pas de quoi s’étonner de ce que les ordres du roi soient enfreints dés lors que l’Homme définit lui-même comme ce qui ne peut accepter d’autres limites que celles qu’ils s’imposent à lui-même. Antigone se glisse dans une possibilité, dans une marge de manoeuvre humaine et rien qu’humaine.  Elle explore la monstruosité du mode d’être humain, lequel consiste précisément à n’être pas un être justement mais plutôt un « devenir » contingent, taillé sans chemin préconçu, sans piste tracée hormis celle qu’il dessine dans l’instance même de ses actes.

C’est aussi cette nuance que le philosophe allemand Heidegger va suivre et enrichir. Selon lui, ce stasimon et la traduction qu’en fait Holderlin constitue « le fondement même de la métaphysique occidentale ». Pourquoi? Parce que l’homme y est décrit non pas comme un être mais comme « une violence faite à l’être »  (Ungehuer). Le « Deinos » signifie « le violent conçu comme celui qui emploie la violence, qui non seulement en dispose, mais est faisant-violence, parce que l’usage de la violence est le trait fondamental non seulement de son faire, mais bien de son être-Là ». 

Sachant que ce passage se situe dans « introduction à la métaphysique » vingt pages avant ce qui a été interprété comme un éloge passionné du national-socialisme, la plupart des commentateurs se démarquent de cette traduction sans percevoir, au-delà de son contexte historique  (mais précisément cela renforce l’idée assez poignante d’un « texte-miroir » défiant du fond de l’antiquité chaque époque de se voir elle-même en sa surface comme en celle d’un authentique « miroir de vérité ») que l’on y retrouve exactement le sens qui s’était dégagé de la mise en perspective avec l’argument ontologique de Saint Anselme. L’Homme n’est pas seulement l’être auquel on ne peut pas fixer de limites, il est le « sans-limite », « l’informe », la faille par l’ouverture de laquelle du chaos pur s’insinue dans « la musique des sphères », dans l’harmonie idéale des concepts et des idées platoniciennes. Il est ce qui dans le fantasme d’un monde entièrement conceptualisable impose comme une vérité cinglante, et plus que cela encore comme un fait qu’il ne le sera jamais.


Conclusion

Le philosophe et traducteur suisse Etienne Barillier a parfaitement résumé l’ambiguïté philosophique, mythologique et historique de ce  stasimon  comme suit: « l’énigme du δεινόν, c’est tout simplement l’énigme de l’esprit européen, dans son origine grecque, dans sa destinée chrétienne, dans son élan renaissant, dans ses tentations totalitaires, dans son athéisme conquérant, dans sa capacité même de contenir en lui tous les possibles. C’est toute l’énigme de la « dignité » et de la « possibilité » de l’homme, qui est aussi possibilité de la destruction et de l’abîme. Pour mesurer à quel point cela est vrai, il aurait fallu lire l’ensemble du stasimon d’Antigone, afin d’y découvrir, plus largement déployé, le thème fondamental sur lequel l’Europe jouera ses variations. Dans ce chœur des vieillards qui définit l’homme comme l’être indéfini, infini, jusqu’à l’effroi, il aurait fallu commenter « il se l’est enseigné à lui-même », premier chant à l’« autocréation ». Sans parler de ce que l’homme s’est alors enseigné: la langue, la pensée et les « passions instituantes », comme le traduit poétiquement mais véridiquement Castoriadis. Et le δεινόν lui-même, peut-être pourrait-on le traduire par quelque chose comme « digne d’effroi » car l’homme est un être dont la grandeur mérite d’effrayer. Au demeurant, ce qui nous importe ici, c’est de savoir qu’au fil des siècles, jusqu’à nos jours, aujourd’hui surtout, l’homme européen n’est rien d’autre que ce qu’en a dit, ce qu’a permis d’en dire la « tradition classique ». Il est tout entier fils du δεινόν. »

Par ce Stasimon, l’écriture gagne un « sens », c’est-à-dire qu’à l’occasion de ce texte, l’écriture revêt un sens auquel peu d’oeuvres peuvent prétendre, celui de s’adresser, sans aucun risque de se tromper, à tous les hommes qui naîtront après lui. Si comme il est dit dans ce texte, l’Homme est bien fils du Deinos, terrible et merveilleux à la fois, monstrueux, violent, c’est-à-dire profondément instigateur de non sens absolu, d’absurdité, créateur de chaos, ce qui se dit dans la forme littéraire de ce texte, c’est-à-dire dans l’attention qu’il nous faut porter à sa texture même « d’Ecrit », c’est que cette absurdité, aussi confirmée soit-elle aujourd’hui même par nos actes, donne tout son sens à la tirade d’un chœur. Incapable de donner du sens à son histoire par la violence de ses actes, l’être humain se révèle toujours néanmoins à la hauteur de cette tâche qui consiste à créer par l’écriture le sens même du récit. Il se pourrait bien finalement que nos actes même n’ait d’autre finalité que celle de confirmer le sens de cet avertissement de Sophocle.



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