lundi 4 avril 2022

Politique, Biopolitique et Bioéthique du point de vue du Zôon Politikon

 


  1. Le Zôon politikon

Dans son introduction à l’oeuvre qui a occupé la majorité de son activité de penseur Homo sacer, Giorgio Agamben pose la question qui a finalement orienté toute sa vie de chercheur et qui part de la fameuse phrase selon laquelle l’être humain est un animal, par nature, politique, ce que traduit en français le terme grec de zôon politikon. Tout ce qui va être dit ici reprend finalement et essaie un peu de prolonger les thèses de Giorgio Agamben sachant que ce philosophe poursuit à sa façon une intuition dont on pourrait dire qu’elle traverse également les oeuvres de Michel Foucault et de Hannah Arendt. Nous sommes donc en présence de trois penseurs qui ne se sont jamais croisés physiquement et qui, même si leurs conclusions ne sont pas forcément identiques, pointent la notion de biopolitique comme un danger, voire comme la cause même de la dénaturation totale de la politique en occident plus spécifiquement depuis le 20e siècle. 

Ce qui donc est extrêmement intéressant dans ce que l’on va essayer de mettre à jour, dans l’enjeu de ce qui s’y noue, c’est qu’il est possible que le sentiment de désolation, de consternation que l’on peut éprouver à bon droit devant les thèmes de campagne de l’élection présidentielle française ne viendrait pas du tout de ceci que la politique n’intéresserait plus les citoyens mais de ceci que la politique ne serait plus la politique et qu’elle aurait été parasitée, noyautée, subvertie, corrompue par la biopolitique et cela sans que la population, ni la plupart des intellectuels s’en aperçoivent.


                        Se pourrait-il que ce sentiment confus et un peu nauséeux que l’on éprouve au spectacle de la scène politique aujourd’hui vienne de ceci que nous avons failli à une sorte de feuille de route qui en fait nous aurait été fixée par Aristote dans cette tension qu’il instaure entre vie animale, pure, nue comme dit Agamben et la politique? Si tel est bien le cas (et ça l’est pour Giorgio Agamben), alors rien ne serait plus urgent que de la reprendre, ce qui implique non seulement des conséquences dans le domaine politique mais aussi dans le domaine éthique, ne serait-ce que parce que la phrase d’Aristote déjà présupposait sans aucun doute l’orientation d’une éthique et qu’alors la question se pose à nous de savoir si ce terme de Bio-éthique qui contrairement à celui de bio-politique est admis voire plébiscité dans les hôpitaux et dans les programmes scolaires d’EMC ne serait pas en réalité extrêmement dangereux, venimeux, porteur de catastrophes et de confusions particulièrement désastreuses pour l’être humain.

Donc, il nous faut faut partir de cette expression utilisée par Aristote de Zôon Politikon et pointer tout ce qu’elle induit de difficultés passées le plus souvent complètement inaperçues par de nombreux spécialistes de la pensée politique. Jusqu’à quel point peut-on tenir cette thèse selon laquelle c’est pour avoir totalement dévié, faute de l’avoir vraiment comprise, de la phrase d’Aristote que nous vivons et nous pourrions vraiment dire en ce moment même une dénaturation si profonde de la politique que le seul choix qui nous reste est celui-là même dont la guerre en Ukraine nous donne l’illustration la plus tragique et la plus instante: celui de démocraties libérales qui ont laissé le souci de la conservation de la vie l’emporter sur la politique et celui du totalitarisme qui, comme l’a bien prouvé Hannah Arendt n’a aucun rapport avec de la politique.


            Donc, si nous prêtons avec Giorgio Agamben une attention précise à la phrase d’Aristote, nous devons d’emblée constater une anomalie concernant la traduction de zôon politikon par animal politique, comme si la politique devait être considérée comme faisant partie de la donne génétique de l’être humain, comme s’il était compris dans le patrimoine génétique humain de faire de la politique alors même que le sens de la phrase signifie au contraire que l’homme est l’être pour lequel la pratique de la politique va brouiller la donne de son ADN, que l’Homme est la seule créature qui va tenter l’aventure de n’être pas son ADN, ou en tout cas, de ne pas se laisser dicter par lui sa conduite, son ethos.

Mais, pour cela, il faut faire un peu de grec. Cette langue dispose de deux termes pour exprimer la notion de vie: Zoê qui désigne le fait de vivre commun à tous les êtres vivants (hommes, animaux et dieux) et bios qui indique la façon de vivre d’un groupe ou d’un individu humain (Platon distingue par exemple la vie contemplative (bios theoretikos) de la vie vouée au plaisir (bios apolaustikos). Il n’utilise évidemment pas le terme de Zoê, terme qui d’ailleurs n’a pas de pluriel.  Parler donc d’une zoê politiké des citoyens d’Athènes n’aurait aucun sens, non pas parce qu’il ne serait pas bien de simplement vivre (Aristote insiste parfois sur la douceur de Zoê, sur le fait qu’il est est bon de seulement vivre: euméria) mais parce que Zoê ne désigne pas la vie telle qu’elle s’offrirait à des qualifications, à des catégories. Si c’est un bien de seulement vivre, ce n’est pas pour autant que l’on pourrait définir une façon particulière de vivre la zoê telle qu’elle serait un bien, parce qu’on serait alors en train de parler d’autre chose, de bios et pas de zoê qui s’applique tout autant que plantes et aux animaux qu’aux humains en tant que la vie pure, nue, organique a été donnée à ces êtres vivants en tant qu’ils sont des organismes. La phrase d’Aristote est une façon extrêmement précise de situer l’être humain en tant qu’il est un organisme et aussi une créature vouée à l’organisation, mais cette phrase est aussi une façon d’avertir qu’il convient toujours de se garder de confondre l’un avec l’autre, l’organisme et l’organisation. Si nous tenons fermement cette ligne de partage entre ce qui, en nous, tient de l’organisme et ce qui en nous tient de l’organisation en cités, alors oui, nous serons Humains, et nous suivrons cette aventure inédite d’avoir constamment à tenir ce défi de le devenir. La biopolitique, c’est justement échouer à le faire, et la bio-éthique aussi.


Dans le livre dont on pourrait dire qu’il contient la quintessence même du concept même de politique pour l’occident: « politique » d’Aristote, l’auteur distingue rigoureusement le politique de "l’oikonomos" (le chef d’une entreprise domestique)  et du "despotes" (chef de famille: le despote, c’est celui qui croit pouvoir réduire un peuple à une famille dont il serait le chef: une famille cela n’a rien à voir avec une cité. Le despotisme donc n’est pas un régime politique mais un  régime a-politique). A bien des titres et c’est ce qui fait sa force, Hannah Arendt ne fait que reprendre le fil net et rigoureux de cette distinction et l’appliquer à une Europe du 20e siècle  dans laquelle l’oïkos a écrasé la polis et dans laquelle donc la ligne de partage entre économie et politique n’est même plus perçue, vue, suivie, maintenue, un monde dans lequel on peut se faire élire pour des thèmes de campagne économiques sur le pouvoir d’achat, la sécurité, la consommation bref rien de ce qui constitue originellement, c’est-à-dire, pour Aristote, de la politique.


                Dans ce passage célèbre, décrivant l’être humain comme « naturellement politique », le terme de « politique » n’est pas à prendre comme un attribut du vivant comme tel. Une chose est dite « prédicable » quand vous pouvez lui attribuer des qualités, mais comme Kant le fera remarquer bien plus tard la vie (pour contredire Descartes), la vie, au sens de Zoê n’est pas prédicable. Elle est ou elle n’est pas,  mais elle n’est pas ceci ou cela

Mais alors puisque la zoê n’est pas prédicable, comment saisir le sens de zôon politikon? Comment créditer cette expression là de ce qu’elle revêt d’absolument exceptionnel oxymorique, anomal, grammaticalement, ontologiquement, politiquement? Comment être à la hauteur de cette énormité qu’exprime ici Aristote, de cette sorte de barbarisme linguistique dans lequel se dit au contraire l’oeuvre de civilisation la plus juste, la plus noble, la plus humaine et finalement la plus éthique qui soit? Celle-là même à la hauteur de laquelle il ne fait pas le moindre doute que nous ne sommes plus du tout aujourd’hui, que nous n’avons de cesse d’en profaner la parole, d’en mal-entendre le sens, et ce, jusqu’à nous être finalement voilé les yeux devant l’évènement même qui a pourtant exhibé dans toute leur nudité les ressorts à vif de la biopolitique, c’est-à-dire de la méprise du Zôon politikon aristotélicien: à savoir les camps de la mort?


                Le fait qu’Aristote ait utilisé le terme de Zoê et pas celui de Bios pour exprimer que nous sommes des animaux naturellement politiques ne signifie clairement pas que l’homme serait un être vivant qui aurait, parmi ces capacités, celle d’être politique et de jouir ainsi d’un « plus ». Cela veut dire bien plus que ça, à savoir que la pratique de la politique a suffisamment d’impact sur l’homme pour faire signe d’une condition absolument exceptionnelle qui le sort de la définition de la vie qui convient aux autres animaux simplement vivants. En d’autres termes, cela signifie qu’en tant qu’il est politique, l’animal humain n’est pas exclusivement vivant, et que donc, en lui, et seulement en lui, il conviendra de séparer, par une ligne ferme, infrangible, ce qui ne sert qu’à le maintenir en vie, et ce qui, de lui, s’effectue, se manifeste de purement politique, d’incroyablement humain, étant entendu qu’un humain, c’est une créature vivante capable de faire surgir dans le monde ce qui ne saurait entrer en aucune manière dans les  plans de la vie (zoê). Un Humain est un être qui va produire à l’égard du fait qu’il vive une attitude, un ethos qui en « sort », qui s’en exclue, qui ne se referme pas dans cette vie, en tant que Zoê, comme dans ce qu’il conviendrait seulement de conserver à tout prix, de maintenir. 

Par conséquent, à partir de cette définition aristotélicienne, tout ce qui dans le programme d’un candidat a trait à du pouvoir d’achat, à la consommation des ménages, à la conservation et à l’amélioration du confort de la vie en tant que Zoê, à donner à chacun les moyens de  se constituer un nid douillet dans lequel il pourra vaquer à ses affaires personnelles et privées bref à l’oïkos (la maisonnée) n’est pas politique en ceci que cela ne concerne pas la chose publique, ce qui deviendra pour les romains la Res Publica. Par conséquent, il est fort probable qu’il n’ait jamais existé dans le monde en tout et pour tout que deux peuples politiques, donc que deux « peuples » tout court: les grecs et les romains (la conséquence de cela pour Hannah Arendt c’est que ces deux peuples savent historiquement et philosophiquement ce que le mot « liberté » veut dire).

 


2) Politique et Biopolitique


C’est à partir de tout ce que vient de poser la distinction claire et évidente entre bios et zoê, c’est-à-dire qu’Aristote ne nous dit pas que l’Humain possède une certaine façon d’être politique mais plutôt qu’il consiste purement et simplement dans une tension entre vivre et existence, entre oïkos et polis, entre économie et politique, autrement dit qu’il va lui falloir inventer l’ethos génial grâce auquel habiter la condition humaine suppose que l’on soit voué par nature à réinventer continuellement ce que c’est qu’être humain dans le monde, par la parole et par l’action, donc à partir de tout cela, que Giorgio Agamben apparaît aujourd’hui comme le philosophe qui active le plus vivement le signal d’alarme par rapport à ce que la biopolitique est en train de faire subir à la politique et qui se révèle pire qu’une dénaturation, une pure et simple éradication et ce terme n’est pas sans avoir une connotation tragique et historique. 

L’humain est un être vivant dont l’ethos génial (il faut insister sur ce terme)  consiste à consacrer cette vie à réaliser des actes non indexables au vivant, et c’est cela que l’on appelle la liberté. L’humain, c’est l’ethos libre, et ici peut-être convient-il d’envisager qu’Aristote prend sur lui l’héritage de Sophocle et de cette héroïne si profondément politique qu’est Antigone. La trilogie de Sophocle: « Oedipe-Roi, Oedipe à Colonne et Antigone » nous raconte, en effet, finalement l’histoire d’une filiation, à savoir comment l’héroïne de l’ethos humain de la liberté peut naître de la figure même de la détermination tragique par un destin funeste, c’est-à-dire finalement comment de la liberté pure peut-elle naître de la non-liberté la plus absolue, de la fatalité pure.

Mais précisément, ce que nous vivons, nous humains du 21e siècle, surtout si nous embrassons notre histoire depuis la Grèce jusqu’à nos jours, c’est exactement le mouvement contraire, nous sommes passés de la Grèce Antique au 20e siècle, à savoir le siècle le plus empreint de la dictature de totalitarismes divers, de la cité aristotélicienne aux camps, et Agamben avec beaucoup d’intelligence attire notre attention sur ce terme de « camp », dans la totalité du spectre terrible qu’il recouvre d’un point de vue éthique. 

Peut-être convient-il ici de faire une petite parenthèse sur le point Godwin, c’est-à-dire sur ce point-limite à partir duquel toute référence d’un problème d’aujourd’hui au nazisme traduirait une volonté de faire perdre toute pertinence à un sujet. C’est parfois indiscutable mais il faut prendre garde à tout ce qui de cette « lucidité » historique qui se retiendrait de « faire des amalgames » pourrait aussi aller dans le sens de l’aveuglement à l’égard de ce que l’éradication de la politique par le biopolitique est en train d’accomplir sous nos yeux voilés. Qu’est-ce qu’un camp, en effet? C’est un lieu défini par le droit d’un état comme une zone de non-droit où l’on se donne tous les droits d’agir sur la Zoé d’une population soumise à une gestion que l’on peut baptiser dés lors de « bio-politique ».  Un camp c’est le topos même du biopolitique, c’est le biotope du biopolitique, ce à quoi aboutit nécessairement le « Lebensraum », l’espace vital, l’idée nazie selon laquelle chaque race aurait son biotope comme chaque animal a son milieu.

Mais c’est précisément à partir de sa définition première (zone de non droit décrétée par le droit d’un état, zone où le droit est en « stand-by ») qu’il faut peut-être enjoindre au point Godwin de se mettre un peu en veilleuse afin de voir, avec un peu de terreur, à quel point nous sommes en ce moment même en train de nous diriger vers la gestion des difficultés migratoires par des « camps » dits de réfugiés, le temps comme on dit de « régulariser », et cela dit assez les progrès inquiétants de la biopolitique dans des consciences totalement endormies. Pour être clair, même si les camps de réfugiés ne sont pas des camps de la mort, il relève tout autant de la biopolitique, c’est-à-dire d’une zone dans laquelle des états se mettent en situation de gérer de la vie nue, de la zoê, c’est-à-dire de violer la définition donnée par Aristote de l’être humain en tant zôon politikon.

De la cité grecque au camp de réfugié, l’histoire de la polis en Europe suit le trajet d’une considérable et très dommageable « déviation », dont Michel Foucault fut le premier à décrire les étapes, même si c’est à Hannah Arendt que nous devons en plein 20e siècle le rappel d’Aristote en pleine période de totalitarisme galopant.  


            Nous allons suivre l’analyse de Foucault en insistant sur le fait qu’il y aiguise le regard d’un sociologue, en bon Nietzschéen, plutôt que celui d’un historien de la philosophie, car si nous adoptions cette perspective là, nous pourrions plutôt voir en Thomas Hobbes l’amorce de cette première grande déviation de l’esprit de la polis grecque en biopolitique. Ce que soutient vraiment Aristote, en réalité, c’est que la raison qui relie entre eux les citoyens dans le mouvement même qui constitue la cité n’est pas tant la survie en tant que zôon que l’humanité en tant que politikon.  La seule vie humaine est la vie politique, non pas parce qu’elle seule nous permet de « demeurer » humains mais justement parce que l’humanité est un oxymore où s’exprime l’infini d’un situation. Ce qui s’effectue dans la Polis grecque c’est le miracle d’initiatives collectives grâce auxquelles les Humains inscrivent, par la parole et par l’action, dans la plasticité d’un monde à tous égards nouveau, des évènements complètement déconnectés de toute stimulation, satisfaction, prévisibilité vitales. L’humain, c’est l’être vivant capable de réaliser des actions dans un monde et non de répondre à des stimulations dans un milieu (animal).  C’est cela et seulement cela qui explique « la cité ». Par conséquent, tout discours politique qui se contenterait de défendre le droit des citoyens de se constituer une vie privée, de satisfaire les exigences de cette vie personnelle au sein d’un oïkos, de garantir à tout père de famille un niveau de vie suffisant pour s’occuper de ses proches, d’ancrer le citoyen dans le sentiment d’une appartenance ancienne et figée pour laquelle il ne serait question que de demeurer identique n’est pas politique, au sens réel, effectif, dynamique et exclusif du terme.

 



            Cette définition du politique est-elle tenable? Comment expliquer qu’elle soit si peu tenue? Comment comprendre que si peu de candidats aux élections puissent, à l’aune de ce critère  là, être considérés comme des politiques? L’insoupçonnable justesse de cette définition aristotélicienne de la politique apparaît pourtant pleinement dés lors que nous l’appliquons moins aux élections qu’aux institutions et nous efforçons de saisir à cette lumière là des procédures ou des protocoles que l’on accomplit tellement sans y penser que nous ratons leur dimension politique. On peut ici prendre un exemple qui nous touche toutes et tous ici et qui est l’appel pratiqué au début du cours donné dans un lycée public (il faut insister sur le terme de « public »). Quand l’enseignant appelle le nom de l’élève et que celui-ci lui répond « oui », il se produit bien autre chose que la validation d’une procédure administrative à savoir l’adhésion (consciente ou pas) de l’élève à un procès d’individuation politique par le biais duquel il accepte de sortir de l’individualisme de son espace privé. Tout « oui » marque le consentement de l’élève de sortir de son silence personnel pour faire place à la libération de la parole d’un « Nous », porté par l’enseignante ou l’enseignant mais pas seulement par elle ou lui. Tout cours qui commence, c’est une petite affaire privée qui finit, et heureusement, c’est de la cité et pas de l’oïkos, c’est de l’humain et pas de la satisfaction du vital. Tout appel de début de séance bien compris est en fait un retour à la cité d’Aristote bien comprise, un acte politique au sens simple fort et finalement exclusif du terme, c’est l’affirmation d’un « nous » humain, c’est-à-dire d’une cité.

Aussi exaltante et finalement juste que soit cette caractérisation du politique pur par opposition à la biopolitique que nous connaissons aujourd’hui, il convient de suivre à la face l’inventeur du terme. A la fin de son livre: « la volonté de savoir », Michel Foucault écrit: « l’homme pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote: un animal vivant et, de plus, capable d’une existence politique; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question. » 




C’est dans son cours au collège de France qu’il commence à définir le passage de l’Etat territorial à l’Etat de population. C’est Giorgio Agamben qui insiste sur cette étape, à savoir celle dans laquelle Foucault pointe l’importance grandissante de la santé biologique de la nation. Il en ressort ce qu’Agamben appelle une animalisation de l’homme effectuée par des techniques politiques très sophistiquées grâce auxquelles la possibilité simultanée de protéger la vie et d’en autoriser l’holocauste devient une pour ne pas dire « la » priorité de la politique en occident. 

                    Ce denier point est absolument crucial pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui et notamment l’articulation de la pensée dite des lumières avec les abjections du 20e siècle. Articulation ne veut pas dire assimilation, et rarement il n’est demandé aux penseurs d’avoir l’estomac aussi bien accroché que dans la digestion de cette idée là, de ce qu’elle sous-tend et de ce qu’elle requiert comme précision conceptuelle car c’est encore trop peu que d’affirmer que ce terrain là est glissant. Mais, en même temps, il est le seul qui puisse répondre à la question fondamentale de la fin du 20e siècle et du début du 21e qui est la suivante: comment une nation aussi riche, cultivée et profonde que l’Allemagne a-t-elle pu sombrer dans la Shoah? Même question pour l’Italie, ou pour la France dont la défaite militaire ne doit pas masquer la virulence d’un fond idéologique d’anti sémitisme et de pétainisme très actif. 




            Quelque chose en nous est profondément réticent à une telle proposition, mais quoi? Si la santé des citoyens n’est pas une affaire politique, alors il faudrait réputer comme absurde et caduque l’expression « politique de santé publique ». Faudrait-il renvoyer chaque citoyen à sa mort, à l’absolue non reconnaissance de sa mort ou de sa bonne santé comme affaire d’état et cela dans une population qui étrangement ne cesse de s’interpeller en se demandant si « ça va ? » Faut-il aller jusque là? Et puis surtout: que dire des professions de soin, de santé? Faut-il soutenir que ces professions là s’accomplissent dans un cadre qui n’est pas celui de la cité ou de l’état? Faut-il dire que dés que l’on est en prise avec des questions de mort ou de vie, chaque citoyenne et citoyen est renvoyé à son « je »  et exclu de tout rapport avec le « nous »?

Evidemment non!  Mais en même temps, avant d’aller chercher et trouver chez le seul qui puisse répondre à ces questions, à savoir Aristote lui-même, une solution, parce qu’il en faut absolument une, on peut tenter de souligner avec le plus de délicatesse possible, des interrogations formulées ou pas sur la possibilité pour la politique de gérer des questions de santé, par exemple de déterminer en temps de pandémie les commerces autorisés parce que « dits » de première nécessité et ceux qui ne le seraient pas, ou la possibilité pour une femme de pouvoir accoucher comme elle l’entend, chez elle plutôt que dans une maternité où seront imposés certains protocoles, ou encore l’intuition à la lumière de laquelle les questions de la légalisation de l’avortement ou de l’euthanasie seraient d’autant plus délicates qu’en réalité elles n’auraient pas, ni l’une ni l’autre lieu de se poser en des termes politiques en ce sens qu’il ne serait pas du ressort de la cité ou de l’Etat pas davantage d’autoriser que d’interdire ces actions. 

Le piège de ces deux questions pourrait-il venir de tout ce que le terme communément admis de bio-éthique recèle de danger, c’est-à-dire d’insinuation sournoise au fil de laquelle le processus de substitution de la biopolitique à la politique serait définitivement et très malencontreusement acté? Pour être plus clair, l’entreprise de falsification, d’éradication de la politique au sens formulé et voulu par Aristote ne serait-il pas directement impliqué dans le fait que l’on nous présente notamment ces deux sujets de la légalisation de l’avortement et de l’euthanasie comme des débats qu’il reviendrait à la société d’aujourd’hui de trancher politiquement alors qu'en réalité le seul fait qu’il y ait du « politiquement » repose originellement sur une solidarité fondamentale, existentielle sur la base de laquelle est fondée la cité mais qui en même temps n’est pas impliquée dans la cité? 

        Ces questions sont tellement sensibles qu’il faut encore affûter nos interrogations: l’extrême perversité de la biopolitique ne serait-elle pas la cause de cette inversion au fil de laquelle nous nous représentons ces questions de légalisation dans les domaines de la mort et de la natalité comme extrêmement actuelles alors qu’en réalité elles seraient toujours préalablement tranchées par la fait même qu’il y ait de la politique. Elles seraient aussi vivaces parce qu’en elles ce seraient les conditions de possibilité de la Polis qui seraient mobilisées, effectives, mais pas la Polis elle-même. Soyons encore plus provocateurs: ces questions (légalisation de l’euthanasie et de l’avortement) ne seraient-elles pas, en fait, les pièges ultimes dans lesquels l’esprit du pire totalitarisme biopolitique qui se puisse imaginer attire les bonnes consciences de nos démocraties libérales et individualistes, médiatiquement avides de talk-show et de punch-line ?




Parlant du bien poursuivi dans la cité, étant entendu que ce bien ne peut absolument pas consister en autre chose que dans l’excellence politique de ce que c’est qu’être humain, Aristote défend néanmoins l’existence d’un bien effectif dans le fait de simplement vivre: « telle est la finalité suprême, aussi bien pour tous les hommes en commun que pour chacun d’eux pris séparément. Ceux-ci toutefois, s’unissent et maintiennent la communauté politique également en vue de bien vivre, en tant qu’il y probablement un certain bien aussi dans le simple fait de vivre. S’il n’y a pas un excès de difficulté dans la façon de vivre, il est évident que la plupart des hommes supportent beaucoup de souffrance et s’attachent à la vie comme s’il y avait en elle une sorte de sérénité et une douceur naturelle (euméria: belle journée).

Il existe donc un certain bien à simplement vivre mais ce n’est pas le bien auquel s’attache l’homme, en tant qu’il est politique, c’est-à-dire humain. C’est un bien que nous partageons avec les animaux. Cette euméria, cette belle journée, c’est la joie sereine et calme de vivre, mais ce n’est pas celle d’exister humainement. C’est indiscutablement ce dont nous parle Epicure dans son « jardin » qui se tient à l’écart de la cité.  C’est aussi plus simplement ce qui nous vient en tête quand nous réalisons que naître, accoucher, mourir sont des évènements que nous partageons avec la vie animale, c’est-à-dire qui nous situe « NOUS » animaux et humains sur une même ligne. C’est donc bien un « nous » mais ce nous n’a aucun rapport avec le nous auquel nous convie un vote, une décision, un appel au début d’un cours. Ce n’est pas le « nous » d’une communauté politique.


3) L’Euméria dans la Polis


Nous nous rapprochons ici du coeur du problème, dans ce qu’il recèle de plus délicat, de plus terrifiant aussi dés lors qu’on réalise que le père de la politique occidentale nous avertit contre la confusion qui consisterait à substituer l’euméria au bien vivre du citoyen cultivant dans la cité un bien vivre exclusivement humain et de ce point de vue à prendre un certain « nous » pour un autre, à accepter que la biopolitique éradique définitivement la politique, ce que finalement l’acceptation généralisée du terme de « bio-éthique » dit déjà. Ce qu’il faut définir, c’est l’Ethique du zôon politikon, telle qu’elle semble tracée par l’héroïne de la tragédie qui, si l’on en croit Judith Butler, trace déjà, un siècle avant Aristote, la ligne de la liberté politique en défendant un acte totalement indépendant du vital et de la sphère privée de l’oïkos, de la maisonnée, à savoir Antigone, « la soeur du genre humain ». Or, on n’imagine pas Antigone défendant contre Créon que la cité reconnaisse le droit à l’avortement ou à l’euthanasie. Ce n’est pas cette communauté là qu’elle vise. Comme Jean Anouilh l’a bien vu, Antigone n’est pas tant l’héroïne de la rébellion contre le pouvoir politique que la garante de l’ethos du zôon politikon contre la décision de Créon qui illustre, au contraire, son renoncement, l’abandon d’un cadavre au cycle de décomposition du vivant, du «  zôon zôon ».

Parvenu à ce degré de clarté, nous atteignons paradoxalement le summum de la confusion: nous percevons bien à quel point ces combats pour la légalisation de l’avortement et de l’euthanasie  ont des arguments, ont donné lieu à des discours qui ont fait date dans l’histoire de la politique en France , et en même temps, nous percevons bien que la feuille de route fixée par Aristote à l’humanité, feuille de route dont Antigone est sans aucun doute la figure de proue nous avertit grandement contre la bioéthique et tout ce qui finalement fait d’elle le cheval de Troie d’une biopolitique qui ne dit pas son nom mais qui finalement s’est insinuée comme un poison dans la politique européenne jusqu’à lui faire perdre tout sens de la polis (et le niveau pathétique de la campagne présidentielle l’illustre dramatiquement).

Se pourrait-il que, quand nous demandons ces libertés politiques là, c’est-à-dire lorsque nous militons pour que soient autorisés, reconnus et pris en charge politiquement l’avortement et l’euthanasie, nous appelions de nos voeux sans nous en rendre compte la biopolitique de Créon plus que la politique d’Antigone, et, allons jusqu’au bout de ce questionnement, que finalement inconsciemment nous y favorisions le camp plus que la cité en donnant au politique un droit d’accès illimité à la vie nue, biologique du citoyen, ce contre quoi Aristote et Antigone nous avait pourtant averti? Quiconque comprend bien le sens du mot liberté tel qu’il est défini par Hannah Arendt dans « la crise de la culture » ne peut pas s’empêcher de répondre par l’affirmative à cette question. 

 


            Une remarque évidente s’impose ici, à savoir que ce regard de 25 siècles sur des débats contemporains nous permet de pointer que le fond de ces questions réside moins finalement sur l’acte lui-même (l’avortement et l’assistance au suicide) que sur le mot légalisation qu’il conviendrait peut-être de transformer en « politisation ». S’agit-il de sujets politiquement traitables? Est-ce ce « nous » là qui se voit convoqué par ces deux questions?  Est-ce l’humain en tant qu’il est seulement vivant « zôon zôon » ou l’humain en tant qu’il n’est pas totalement subjugué par le vital «  zôon politikon » qui se trouve ici concerné? La réponse ne laisse aucun doute à ce sujet et elle suffit à raviver nos craintes quant au terme même de « bioéthique ».

Cependant, le fait que ni l’avortement ni l’euthanasie ne puissent être traités comme des questions politiques donnant lieu à des lois n’induit pas qu’elles ne fassent pas l’objet dans la cité d’une prise en charge dont il reste alors à qualifier la nature, l’efficience du lien qui s’y activerait, mais plus que cela peut-être, qui s’y retrouverait toujours à l’oeuvre, comme si loin d’attendre de la cité qu’elle s’y applique par des efforts juridiques à grands renforts de protocoles et de décrets plus ou moins subtils, elle interrogeait quelque chose de plus primitif, qui aurait à voir avec l’euméria, avec la belle journée d’un bien vivre prenant acte de cette donnée fondamentale à la lumière de laquelle naître, accoucher, mourir sont des actions dont la ligne qu’elle dessine ne nous exclue aucunement du vivant. Ce dont il est question ici est un type de solidarité dont la concrétisation serait bel et bien effective dans la cité sans pour autant participer de ce qui fait d’elle une communauté. On pourrait parler ici d’une "solidarité".

Mais où et comment la situer puisque elle porte encore le sceau du vivant, sans qu’elle tombe dans la piège de la biopolitique et ouvre ainsi aux diktats d’une gestion purement politique la vie nue du citoyen? C’est dans un passage de « l’Ethique à Nicomaque » d’Aristote que nous pouvons trouver une réponse, passage extrêmement dense et étrangement assez peu commenté: 

« Celui qui voit sent qu’il voit, celui qui écoute sent qu’il écoute, celui qui marche sent qu’il marche, et pour toutes les autres activités il y a quelque chose qui sent que nous sommes en train de les exercer de sorte que si nous pensons, nous nous sentons penser, et cela c’est la même chose que se sentir exister: exister signifie en effet sentir et penser. Sentir que nous vivons est doux en soi, puisque la vie est par nature un bien et qu’il est doux de tenir qu’un tel bien nous appartient (euméria). Vivre est désirable, surtout pour les gens de bien puisque pour eux exister est un bien et une chose douce. En sentant avec d’autres, ils éprouvent la douceur du bien en soi, et ce que l’homme de bien éprouve par rapport à soi, il l’éprouve aussi par rapport à son ami: l’ami est en effet un autre soi-même. Et, comme pour chacun, le fait même d’exister est désirable, il en va de même pour l’ami. L’existence est désirable parce qu’on sent qu’elle est une bonne chose et cette sensation est une chose douce par elle-même. Mais alors pour l’ami aussi, il faudra consentir qu’il existe et c’est ce qui arrive quand on vit ensemble et qu’on partage des actions et des pensées. C’est en ce sens que l’on dit que les hommes vivent ensemble et non pas, comme pour le bétail, qu’ils partagent le même pâturage. Comme il en va pour soi-même, il en va aussi pour l’ami: et tout comme, par rapport à soi la sensation d’exister est désirable, ainsi il en va pour l’ami. »


                            Ce qui est remarquable ici c’est qu’il n’est à aucun moment question du bien vivre humain dans la cité. La douceur d’exister ne sort pas de l’euméria, c’est-à-dire du bien-être qui vient exclusivement du fait d’exister en soi. Mais en même temps, nous réalisons que nous ne nous situons pas du tout dans une dimension politique et qu’il n’est absolument rien de cette empathie qui se trouve ici évoquée entre les amis que l’on puisse retrouver dans les arguments utilisés par Antigone contre Créon. C’est toute la différence conceptuelle subtile qui se positionne entre l’autre soi qu’est l’ami et l’autre que soi qu’est l’humain. Antigone ne défend pas Polynice comme son frère mais comme cet autre être humain qu’elle est aussi est tant qu’humaine, et pas en tant qu’être sensible. Les amis sont liés par ce que l’on peut appeler la « consentance », une communauté du sentir, les Hommes sont liés dans la polis par l’esprit de communauté pur d’un collectif, d’une puissance de concertation à même de faire naître par la parole et par l’action des initiatives exclusivement humaines, c’est-à-dire libres.

   


Conclusion: le religieux sans religions

Ce que l’on peut déduire de ce passage fondamental dans lequel Aristote exprime exactement ce qu’est l’amitié concernant les questions de l’avortement et de l’euthanasie n’est peut-être pas audible aujourd’hui par la majorité des citoyens, à savoir qu’elles ne sont aucunement des problèmes d’actualité sur lesquels il serait urgent que l’état statue mais qu’au contraire, leur puissance de mobilisation est en réalité très ancienne, très basique, en ceci qu’elle est à chercher dans  ce que l’on pourrait appeler « l’arché » de la polis, dans sa genèse empathique, dans ce que l’on pourrait appeler avec Heidegger une solidarité de Dasein. Ce lien qui a à voir avec le recueillement dans lequel exister se révèle d’abord à nous comme un sentir et un penser anonymes, un peu inquiétants, font signe d’une assise, comme une sorte de plaque sédimentaire et souterraine sans laquelle la cité serait impossible. On ne peut pas comprendre cette assise sans la rapprocher du religieux, mais d’un religieux sans religions. Force est de constater en effet que ce sont les religions qui troublent le débat sur l’avortement et l’euthanasie faute d’interroger en elle ce fond religieux là, celui de cette solidarité entre da sein où finalement se jouent et se décident des sensibilités, des vocations, des compétences, des technologies et des structures qui pourront voir le jour dans la cité et s’exercer pleinement, heureusement, bénéfiquement pour le bonheur de l’euméria, mais sans lois. C’est à cette condition que la politique refoulera ce cheval de Troie de la biopolitique qu’est la bioéthique. 

 


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