mardi 5 avril 2022

Qu'est-ce qu'une oeuvre d'art ? (3) Heidegger et Van Gogh

 


Dans un autre passage de la même conférence Heidegger éclaire un peu la fin de ce passage en prenant un autre exemple que celui du temple, les souliers d’une paysanne peints par Van Gogh: 

« Prenons un produit connu : une paire de souliers de paysan. Pour les décrire, point n’est besoin de les avoir sous les yeux. Tout le monde en connaît. Mais comme il y va d’une description directe, il peut sembler bon de faciliter la vision sensible. Il suffit pour cela d’une illustration. Nous choisissons à cet effet un célèbre tableau de Van Gogh, qui a souvent peint de telles chaussures. Mais qu’y a-t-il là à voir ?

(…) D’après la toile de Van Gogh, nous ne pouvons même pas établir où se trouvent ces souliers. Autour de cette paire de souliers de paysan, il n’y a rigoureusement rien où ils puissent prendre place : rien qu’un espace vague. Même pas une motte de terre provenant du champ ou du sentier, ce qui pourrait au moins indiquer leur usage. Une paire de souliers de paysan, et rien de plus. Et pourtant…

Dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s’étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. A travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d’elle-même dans l’aride jachère du champ hivernal. A travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. Ce produit appartient à la terre, et il est à l’abri dans le monde de la paysanne. Au sein de cette appartenance protégée, le produit repose en lui-même.

Tout cela, peut-être que nous ne le lisons que sur les souliers du tableau. La paysanne, par contre, porte tout simplement les souliers. Mais ce « tout simplement » est-il si simple ? Quand tard au soir, la paysanne bien fatiguée met de côté ses chaussures, quand chaque matin à l’aube elle les cherche, ou quand, au jour de repos, elle passe à côté d’elles, elle sait tout cela, sans qu’elle ait besoin d’observer ou de considérer quoi que ce soit…

Nous n’avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van Gogh. C’est lui qui a parlé. Dans la proximité de l’œuvre, nous avons soudainement été ailleurs que là où nous avons coutume d’être.

L’œuvre d’art nous a fait savoir ce qu’est en vérité la paire de souliers. »

 

 Pour bien comprendre l’articulation des concepts utilisés par l’auteur ici, concepts qui sont apparus à l’occasion du texte portant sur le temple, il faut réaliser à quel point nous avons finalement suivi le trajet inverse de la considération habituelle de l’art selon laquelle l’artiste rajoute quelque chose à la réalité qu’il peint ou restitue au travers de son oeuvre. L’oeuvre n’est pas une copie ou une idéalisation, ou encore une sorte de mise en scène prolifique et génératrice de ce qui est. L'artiste est au contraire celui qui « n’en rajoute pas ». A bien des titres  il retire ou dépouille plus qu’il ne rajoute quoi que ce soit. Sa participation est plutôt « privative » et cela pourrait être le sens de ce qu’Aristote appelle la catharsis: la purification, c’est-à-dire une forme de réduction à l'essence presque au sens chimique du terme: purifier un composé quelconque pour n’en conserver que les molécules chimiquement pures. 

 

Mais quel serait ici cette pureté du motif faisant l’objet de l’œuvre? Son être-là.  Représentant les souliers du paysanne jetés par terre en fin de journée, Van Gogh peint leur « être là », c’est-à-dire ce que c’est qu’être là pour ces souliers. Le simple fait d’être ainsi isolés, de faire l’objet de l’œuvre de focalisation de la toile produit quelque chose, ou plutôt leur retire quelque chose qui nous empêchait finalement de les « voir », mais quoi ? Cet entourage qui les limite à leur usage. Peut-être pourrions nous parler « d’environnement codé ». Qu’est-ce qui code cet environnement? Ce que Bourdieu appelle « les habitus ». Les souliers s’inscrivent dans un environnement qui leur donne une signification au sein d’un système, lequel en l’occurrence est sans aucun doute celui du travail de la terre. Tant que nous resterons dans cet environnement là, nous ne verrons pas les souliers, nous éviterons leur être-là, nous suivrons ce processus de renvois incessants au sein duquel les choses ne cessent de s’envoyer des signes au gré de la dynamique de sens d’une systématique qui est celle de la fonctionnalité ou de la normalité. Quoi de plus commun qu’une paire de souliers laissés là sur le sol après une journée de travail intense?

 

Van Gogh n’invente rien, n’ajoute rien. Il se tient au plus prés de l’évènementialité des souliers, du fait qu’ils sont là, et c’est tout. Devant son tableau, nous pouvons nous dire: « Tiens! Des souliers » et c’’est vrai, ce n’est que « ça ». On utilise l’expression « retenir son attention » quand nous évoquons un détail qui bizarrement sans qu’on sache bien pourquoi passe du statut d’anodin, accidentel à celui de motif essentiel d’une vision ou d’une pensée. Devant la toile, on ne peut pas éviter de se dire qu’un être humain a « consacré » toute un temps de dépense somptuaire pour peindre ces souliers et « pour rien » les « restituer » dans la dimension d’une neutralité pure, d’un « pour rien », ce qui a pour effet de les extraire de cet environnement codé par l’usage et les habitus. Finalement les souliers n’étaient pas vraiment « là » avant que Van Gogh ne les peignent. Ils étaient engoncés, noyés dans le léthé, dans le fleuve de l’oubli dont nous ne cessons de recouvrir la vérité pure du da sein et des objets là, ou pour le dire autrement, de ce que Jean-Paul Sartre décrivant l’intuition fulgurante de Roquentin appelle « la nausée », à savoir la révélation qu’en fait « tout est là », rien n’est ailleurs ni autrement que pris dans « cette pâte d’existence » des choses, des êtres, des éléments qui ne constituent pas du tout notre environnement mais qui participent de cet « être là » dans l’instantanéité duquel tout ce qui a à être « est », et c’est tout. Cela n’est ni plus ni moins qu’un pur instant de vérité, qu’un instant de grâce dans la fulgurance duquel nous éprouvons exactement la définition la plus antique de la vérité comme Aléthéia, c’est-à-dire « dévoilement ».

 

Il y a une dimension sociale, économique de notre rapport à la réalité entièrement mobilisée par le souci de vivre, de vivre mieux et plus et plus longtemps, de demeurer vivant (voire bon vivant), de capitaliser ce rendement là: celui de la vie. Il n’y a pas lieu de le nier ou de le rejeter mais, par contre, il nous est impossible de nous en contenter parce que cette dimension est celle de l’inauthenticité, du divertissement pascalien, du déni de l’assomption du da sein. Ce n’est pas que la vérité soit « ailleurs ». C’est même exactement le contraire, elle est juste là, et c’est cela que l’artiste réalise, c’est cela que Van Gogh effectue en fait dans sa peinture: un dévoilement assez sidérant. Le trouble que nous ressentons devant sa toile ne vient pas tant de son style, ni de son originalité, ni de son « savoir peindre », ni de la volonté de critiquer la misère du monde paysan, mais simplement d’avoir brutalement creusé une brèche dans la dimension purement sociale, « humaine, rien qu’humaine », vivante de notre rapport au réel. Nous avons grâce à lui cessé de nous sentir seulement présents dans la société pour y vivre et nous nous sommes retrouvés projetés dans la vérité d’un « monde-là »  pour y être.

Il n’est pas dit que ce monde là soit plus agréable, plus pratique (sûrement pas!), ni même plus beau, mais une chose est sûre, il est vrai parce que, tout simplement, il est « là ». Grâce à l’Art, nous avons fait l’expérience de l’affleurement d’un « monde là » à la surface d’une vie polarisée par la seule dimension de la vie. Dans l’espace d’un moment dont on peut à juste titre considérer qu’il est un temps de suspension (le kaïros), nous nous sommes laissés envahir par l’évidence du monde, nous avons enfin abandonné ce mode de perception dominé par nos habitudes, nos besoins, nos désirs et aussi un certain mode de fonctionnement de pensée systématisé par la langue, pour nous rendre disponibles à la nouveauté d’un monde là qui auparavant ne faisait qu’exercer sur nos considérations vitales que l’incidente pression d’une vague pesanteur. « Oui un autre monde est possible! » nous disions nous avant, mais bon! Pas maintenant…parce que j’ai trop de choses à faire. » La vérité est qu’il ne s’agit pas d’un autre monde mais du seul  qui n’a jamais cessé d’être et qui n’attendait que ce moment où grâce à l’art, nous cesserions enfin de vivre pour être.


                C’est cela que Van Gogh a fait en peignant des souliers: il a cessé de seulement vivre pour se situer dans le même temps que celui des souliers, temps qui n’est pas Chronos (le temps social, le temps économique, divisible et mathématique de la vie humaine) mais Kaïros (éternité de présent d’un monde là: présent). Mais le Kaïros tout comme l’œuvre est le temps d’un seuil, d’un portique, d’une « stase » (sto: se tenir) qui pointe vers ce que Bergson appelle « la durée » que les grecs nommaient l’Aiôn, temporalité continue que la musique déploie plus et mieux qu’aucun autre art (à part le cinéma) et dans lequel, en réalité tout se fait. Toute oeuvre est donc à percevoir comme étant plus qu’un changement d’heure, une sorte de décalage avec le temps social et humain qui nous installe dans le temps fluide, continu et cyclique de « l’horloge »  du monde. Heidegger nous donne une idée de cet affleurement du monde qui pointe au seuil des souliers de Van Gogh, monde où tout est vrai: la lente et opiniâtre foulée à travers champs, les sillons toujours semblables, la solitude du chemin de campagne, etc. 

               

 Tout cela était bel et bien dans les journées de la paysanne avant chronologiquement que Van Gogh décide de peindre ces souliers, mais du point de vue de l’Aiôn, il n’y a plus ni avant ni après puisque tout n’est qu’un flux décomposable, indivisible. C’est le mouvement pur et objectif d’un temps dans la continuité duquel rien n’existe séparément, temps qui n’a pas été découpé par notre langue. D’être ainsi éclairés par la Kaïros de l’oeuvre, l’inquiétude pour la sûreté du pain, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace (sentiments humains obsédés par le souci de la vie) y gagnent une dimension autre, plus authentique parce que précisément perçus autrement que socialement, utilitairement. C’est un peu comme un sauvetage, une forme de grâce, ,de célébration. Ces sentiments que nous vivons dans la peur et dans l’anxiété nous sont rendus presque « inhumainement », mais pas négativement puisque l’oeuvre les restitue dans leur vérité en les arrachant au léthé de nos habitus et de nos préoccupations vitales ou sociales ou intéressées. Ce qu’ils y gagnent c’est un « visage » et par ce terme, il ne faut pas seulement entendre celui de figure humaine mais peut-être justement le contraire de cela à savoir la consécration d’être visés et situés dans l’aiôn, le temps non plus de l’humain mais du monde, du «  monde-là ». Dans l’oeuvre, le da sein assume et recouvre l'effectuation pure et littérale de son apparition et de son visage (le fait d’être visé) mondains.




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