"Il n'y a pas de limites aux « besoins » de l'homme en tant qu'être social (c'est-à-dire producteur de sens et relatif aux autres en valeur). L'absorption quantitative de nourriture est limitée, le système digestif est limité, mais le système culturel de la nourriture est, lui, indéfini. Encore est-il un système relativement contingent. La valeur stratégique en même temps que l'astuce de la publicité est précisément celle-là : de toucher chacun en fonction des autres, dans ses velléités de prestige social accompli. Jamais elle ne s'adresse à l'homme seul, elle le vise dans sa relation différentielle, et lors même qu'elle semble accrocher ses motivations « profondes », elle le fait toujours de façon spectaculaire, c'est-à-dire qu'elle convoque toujours les proches, le groupe, la société tout entière hiérarchisée dans le procès de lecture et d'interprétation, dans le procès de faire-valoir qu'elle instaure.
Dans un groupe restreint, les besoins, comme le concurrence, peuvent sans doute se stabiliser (…) Mais dans une société de concentration industrielle et urbaine, de densité et de promiscuité beaucoup plus grandes, comme la nôtre, l'exigence de différenciation croît plus vite encore que la productivité matérielle, Lorsque tout l'univers social s'urbanise, lorsque la communication se fait totale, les « besoins » croissent non par appétit, mais par concurrence.
Jean Baudrillard, La Société de consommation, 1970, Folio essais, 2003, p. 86-88.
Question d’interprétation: Peut-on dire de la vie en société qu’elle nous interdit de satisfaire nos désirs humains ?
Toute personne vivant aujourd’hui dans une démocratie libérale ne peut occulter de son quotidien tous ces messages dont elle est la destinatrice et dont les intentions sont apparemment plus que bienveillantes: « parce que je le vaux bien », « just do it! », "le bonheur si je veux" etc. Jamais l’individu ne s’est trouvé être autant considéré, « estimé », ciblé, appréhendé comme l’élément essentiel dont il s’agit de prévoir les demandes et de les combler de telle sorte que jamais les exigences de croissance de….la croissance ne soient lettre morte et que la dynamique du progrès humain ne soit pas entravée, ni retardée. Mais comment rendre compte alors très concrètement du nombre important d’anxiolytiques et d’antidépresseurs consommés par les européens et notamment les français?
Le paradoxe atteint ainsi son apogée en ceci que le social, sphère investie de cette tâche de faire vivre ensemble des êtres humains, oeuvre en réalité à les diviser de telle sorte que le « nous » politique qu’ils sont censés former au sein d’une cité devienne impossible. Mais une telle distorsion serait-elle possible si l’une des composantes essentielles de notre « nature » n’était pas déjà sujette à défaillance? Que la vie en société nous trompe et nous fasse ainsi exister dans une profonde et catastrophique mésentente à notre propre égard pourrait-il se produire sans notre assentiment conscient ou pas? De quoi la ville telle qu’elle est conçue aujourd’hui consacre-t-elle le déni pour s’éloigner à ce point de la cité antique grecque d’Aristote?
Tout le propos de Jean Baudrillard, ici est donc de décrire comment, à partir de cette stimulation de besoins qui se voit d’emblée travaillée, investie d’une dimension signifiante à la fois à cause de la nature sociale de l’être humain et peut-être aussi des caractéristiques mêmes de tout désir humain en soi (l’enfant à la bobine de Freud), « tendre vers », « aspirer à » vont se révéler être des mouvements pris dans la trame même du marché de l’offre et de la demande de masse, avec des effets de compétition et de spécularité exponentiels.
Or cette exacerbation s’effectue dans le cadre d’une gestion concentrique de l’espace urbain, de telle sorte que ces désirs dont il est déjà évident qu’ils sont symboliquement voués à ne pas se satisfaire vont donner lieu à des effets de compétition, de hiérarchie, de concurrence et d’estime de soi différée, médiatisés par le jugement d’autrui.
L’auteur évoque alors « le discours de la ville » comme parole un peu anonyme, revendicable par personne mais affectant tous les citadins en les soumettant à la férule d’un mot d’ordre de consommation et de semblance extrêmement dommageable à l’unité de la cité, laquelle ne traduit plus que la quête effrénée d’objets pourvus de la valeur d’estime suffisante à assoir une position, laquelle ne sera jamais définitivement établie sur l’échiquier des rapports sociaux.
Il s’agit alors de mettre en perspective deux modes de concentration: industrielle et urbaine. Il ya les produits, et, de l’autre côté, l’espace même où se joue la mise en scène de leur pseudo nécessité et de leur destruction, de leur dévoration par un mode de vie (comme un Moloch un peu terrifiant dans la bouche duquel il faudrait verser un nombre croissant de produits de consommation). Il s’agit finalement de créer de toutes pièces une sorte de lieu fantasmatique au sein duquel des entités s’inventeraient des choses à faire, des personnages à devenir, des relations à dramatiser et tout cela dans un décor d’objets consommables dont chacun revêtirait une incroyable puissance symbolique, une « aura » cadrant de façon rigoureuse et codée des « niveaux » (ce que l’on appelle "un niveau de vie" mais cette expression a-t-elle un sens? peut-on hiérarchiser le fait de vivre?). Toutefois la concentration urbaine et surtout cette surenchère fantasmatique dont elle l’occasion, le prétexte et peut-être le « camp retranché » va plus vite que la concentration industrielle de telle sorte que l’exigence de croissance se manifeste alors pour ce qu’elle est: une pure systématique fonctionnelle sans aucune finalité humaine, un « camp » de créatures toute à la fois repues et frustrées.
La nature même de notre divergence à l’égard du vivant ne se situe pas dans une excédence quantitative mais dans une différence qualitative, dans une existence "Autre" et assumée comme telle. Nous n’avons pas en réalité à produire plus que notre subsistance, nous avons à inventer un mode d’être qui n’est pas subsister et c’est cela la politique, le religieux, le sacré, la culture. Dans cet autre mode d’être, la sémantique est évidemment cruciale, mais encore convient-il de ne pas s’égarer à son endroit. Ce que le sémantique produit, c’est un vouloir-dire propre, distinct du vouloir de la sémiotique. Quand l’appétit stimule le besoin de se nourrir, nous sommes en présence d’une sémiotique simple: stimulation / réponse, mais la sémantique va activer sur cette sémiotique naturelle un effet de transformation qui devrait consister à accorder à l’acte de se nourrir une consécration, une symbolique plus noble, plus gratuite, quelque chose que l’on retrouve peut-être dans la manne nourricière, dans ce sentiment d’être plus et mieux au contact d’une substance ou d’un contact effectué. Nous sommes ici très loin de cette logique distributive qui semble consister finalement dans une appréciation purement quantitative de l’exceptionnalité sémantique.
La distinction besoin (sémiotique) / désir (sémantique) n’est alors que le prétexte à traduire comme un « plus » ce qui après tout s’effectue avant tout comme un « autre que.. » On dit souvent de l’être humain qu’il est vénal et « qu’il en veut toujours plus », mais cette approche nous permettrait de dépasser cette simple analyse en réalisant qu’en réalité son problème vient de ne pas se comprendre suffisamment pour saisir qu’il consiste plus dans un désir infini d’exister, désir de persévérer dans son être plus que dans un besoin vital de survivre. Multipliant les moyens de vivre, d’augmenter « son niveau de vie », il finirait par alimenter la logique absurde d’un vivre pour vivre qui à aucun moment ne lui permettrait d’accéder à ce qu’il est vraiment à savoir « un zen politikon fait pour être ce que c’est que de ne pas consister simplement à vivre ».
Tout ce qui intéresse donc ici Jean Baudrillard, c’est de cerner au plus prés cette dénaturation du désir humain dans tout ce que son exceptionnalité sémantique va générer de malentendus et finalement de dysfonctionnements.
Mais comment se manifeste tout ce que le désir humain a de spécifique? C’est bien ce que l’observation de l’enfant à la bobine par Freud révèle, à savoir une appétence au symbole. Soumis aux absences de sa mère, l’enfant qui n’a pas un an n’exprime pas directement sa frustration, mais il la médiatise par un jeu: celui du lancer et de la réapparition de la bobine. Dans ce jeu, c’’est son "je" qui va acquérir un droit de cité dans le monde par le symbole: la bobine et par la langue (Fort et Da). La puissance de l’être humain sur le réel s’effectue par le passage au plan symbolique par des substituts. D’ailleurs les psychanalystes et psychiatres qui suivront Freud insisteront sur le rôle de l’objet transitionnel comme Winnicott ou sur le doudou, la ritournelle comme Deleuze. Ce n’est pas tant que le désir se médiatise par frustration d’une jouissance pleine, c’est plutôt que le désir humain est médiatisé et médiateur par sa nature même. Dés lors, il va pouvoir devenir l’enjeu de toutes ses tactiques de pouvoir, de tous ses jeux d’emprise et de subversion dont notre histoire donne continument le spectacle.
Mais l’optique de Baudrillard est plus sociologique, anthropologique, comportementale qu’historique. Dans son analyse deux références sous-jacentes sont déterminantes:
- Le désir mimétique de René Girard
- La société du spectacle de Guy debord
- Tout désir est en réalité tissé dans l’évanescence du transfert, dans la continuelle dérobade du symbole. Il n’est fait que de ça: il réside dans un processus de déviation, de report.
- Il n’est jamais de sa nature d’être satisfait mais abstrait, rendu irréalisable. Il est fantasmatique
- La matière de ce fantasme est celle du désir de l’autre? Jamais nous ne désirons quoi que ce soit « pour ce qu’il est » mais pour tout ce qu’il peut susciter de convoitise pour les autres. Nous ne voulons pas jouir de quelque chose mais de la jouissance symbolique d’apparaître aux yeux des autres comme jouissant. La jouissance même est un leurre (nous retrouvons aussi cela avec Jacques Lacan).
Or Guy Debord, dans son livre: « la société du spectacle » souligne encore ce trait en marquant le lien entre le capitalisme et le spectacle. La satisfaction du capitalisme ne réside pas dans la jouissance des biens de consommation mais dans "l’aura de pouvoir" qui émane du privilège assigné à celui qui la possède, avec tous les ressorts inhérents à cette aura: « la culture, devenue intégralement marchandise doit aussi devenir la marchandise vedette de la société spectaculaire. »
Nous pénétrons ainsi au coeur de ce mécanisme sournois qui opère au sein même du seul endroit capable de faire de nous des humains au sens aristotélicien, à savoir la cité, pour le transformer en parc d’attractions pour des simulateurs nés qui font semblant de s’amuser à cette seule fin de susciter l’envie des autres. L’homme est donc un zôon politikon capturé dans le piège spéculaire du stade du miroir jusqu’à préférer la simulation de vivre à l’éthique d’être (le da sein).
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