mardi 18 octobre 2022

Epreuve du baccalauréat de spécialité HLP - Texte de Françoise Le Corre


 « Tout le monde parle, entre autres par le biais d’Internet, qui peut aussi bien servir la maîtrise, l’organisation ou la communication des connaissances qu’offrir un terrain de prédilection à tous les défoulements individuels, irrationnels et chaotiques. Perplexes et même inquiets, les observateurs signalent une montée d’agressivité, d’irrespect, voire de haine sur la toile. Ces échanges (mais le mot est-il adéquat ?) évoquent un ping-pong géant, à cela près qu’il n’y a nulle sanction si la balle est mal lancée ; on n’y perd rien, le jeu continue, s’alimentant de lui-même et pour lui-même, sans autre enjeu que le « lancer », on serait tenté de dire trivialement : « la jactance ». Malheureusement, le fait de lancer sa propre parole, fût-ce sans violence et simplement pour donner son avis, échoue à être une suffisante catharsis, ce bouillonnement-défoulement ne requérant pas la présence de l’autre, comme s’il suffisait d’une présence « absente », une présence fantôme, au mieux une présence « profilée » qui se contente de prendre acte, et encore ! Nous vivons davantage sur des postulats de présence que sur des présences réelles, attentives, données. Rien ne prouve que quiconque soit présent à ce que vous dites. Commentaires et réactions ne sont souvent que des effusions de solitaires qui s’envolent comme des ballons gonflés à l’hélium, destinés seulement à être distraitement suivis du regard, s’envolant vers nulle part. Pas de réelles suscitations de présence, quel que soit le nombre de contacts dont on peut se prévaloir, mais des messages jetés, tels des bouteilles à la mer livrées au hasard des flux, alimentant des rêves vagues alors que cet autre, là, à côté de vous, à côté de moi, bien là, est absent du champ de conscience. Le fait de donner son avis aura primé sur le vis-à-vis, lequel trouvait davantage son compte dans ce qu’on appelait, il y a peu encore, la correspondance. Mot signifiant entre tous : il y fallait le temps de se mettre en présence de celui auquel on écrivait. L’activité prenait du temps, choisissait ses formules, déployait des nuances. Qu’il y ait là un continent oublié n’en fait pas un continent perdu. »

                                                                                                                                    Françoise Le Corre, « Se sentir vivre »

1 terrain de prédilection: un lieu privilégié, idéal, « tout trouvé pour ça »

2 jactance: parler, à tort et à travers, de tout et de rien, n’importe comment

3 catharsis: purgation, purification, c’est l’acte de s’exprimer pour se défouler ou pour exorciser quelque chose

4 postulats: c’est un point de départ, une supposition qui n’est pas fondée en elle-même mais dont on a besoin pour affirmer quelque chose

5 suscitations: ici, cela veut dire « signes de présence », stimulations attestant qu’une personne est bien « là »

6 Signifiant entre tous: ici Françoise Le Corre nous invite à considérer le terme de correspondance comme fondamental: correspondre, cela ne veut pas seulement dire échanger avec quelqu’un, mais aussi être en adéquation avec…




Essai philosophique: Peut-on échanger  avec nos semblables autre chose que des banalités? 



Introduction

La place  occupée par internet dans nos démarches et nos relations avec les autres a pris une telle ampleur qu’une partie appréciable de nos contemporains échange davantage par cet intermédiaire qu’au fil des rencontres physiques avec nos semblables. Il est vrai que la limitation de la proximité spatiale ne joue plus et que nous pouvons entretenir des relations avec quiconque se connecte avec nous en même temps sur la même plate-forme de réseau social, sur le même forum ou si la même boîte à commentaires.  Mais cette extension considérable du nombre de nos correspondants va-t-elle de pair avec la compréhension authentique des personnes contactées, avec un réel partage d’expériences? Nous pourrions penser que oui tant il est vrai que s’active continuellement dans nos échanges quotidiens avec les personnes que nous fréquentons quotidiennement une dimension d’usage, de politesse certes nécessaire mais sans surprise. Pour créer du « lien social » il faut se parler quoi qu’on dise, voire précisément parler pour ne rien dire tant il est vrai que ce seront sur des sujets communs abordés très superficiellement que nous avons des chances de nous entendre le mieux. Mais alors peut-on échanger avec nos semblables autre chose que des banalités? Est-ce que le parasitage, voire la « colonisation » par le net de la rencontre et des échanges humains rend possible le partage des expériences que nous vivons?

1) Le « no man’s land » de la toile


La position exprimée par François Le Corre est ici sans ambiguïtés. Le problème ne vient pas tant du fait que la réponse soit clairement « non », comme le terme de « jactance » l’illustre assez clairement mais qu’en réalité, même ces banalités ne sont pas réellement échangées mais plutôt « lancées » dans une sorte de « no man’s land », au sens littéral du terme: c’est-à-dire de terre que ne peuple « aucun homme », aucun « vis-à-vis », dans une sorte d’écoute désertée de la présence d’autrui. Nous parlons bien « de tout et de rien », mais plus grave que tout, nous n’en parlons à personne, comme si la toile n’était plus qu’un océan dans lequel les messages flottent au gré des caprices du flux et du reflux des vagues. 

Françoise Le Corre insiste, en tout premier lieu, sur le partage de connaissances dont la toile est aussi le cadre privilégié et qui d‘ailleurs historiquement est l’origine (l’idée même de Web a été lancée et organisée par des scientifiques européens souhaitant partager rapidement leurs articles et travailler ensemble sur des sujets communs - C’est par l’influence des EU que  l’idée même de cette plate forme a connu des élargissements et des applications plus étendues).  Comme toutes les innovations technologiques humaines, internet est ce que le grecs appelaient un « pharmakon », c’est-à-dire le poison, le remède, et le bouc émissaire. Par ce terme, il ne s’agit pas seulement d’étendre un moyen qui peut être utilisé pour des finalité bonnes et mauvaises mais surtout un instrument dont seul l’usage curatif , thérapeutique, pourra soigner les dommages. Mais joue-t-il son rôle de bouc émissaire puisque le terme a également cette signification pour les grecs de l’antiquité?

C’est justement tout l’apport de la réflexion de l’auteure de répondre « non » à cette question car les réseaux sociaux échouent à servir d’exutoire, même quand pourtant la violence des insultes verbales échangées éclatent au vu et au su de toute le monde dans cette nouvelle agora. Mais pourquoi?


                Tout simplement parce qu’autrui n’est pas là, parce que finalement cette violence ne s’adresse à personne. Elle est simplement exprimée comme l’expression la plus pure de la détresse de l’envoyeur sauf qu’il n’y a pas de destinataire. C’est comme si une personne hurlait sa peur, son angoisse, voire sa terreur dans une cellule en étant sûre d’être regardée, écoutée par toute une assemblée de spectateurs et de spectatrices, mais à tort car en réalité personne ne prend vraiment conscience de ce qui est ici exprimé, personne ne s’y intéresse « vraiment ». On se « connecte » mais pas du tout pour partager un fond d’expériences réel, donné, commun. Pour reprendre les termes de Max Scheler dans son livre « nature et formes de la sympathie », ce n’est que de la fausse sympathie qui circule dans cette modalité réticulaire (en réseau) de rapports entre les hommes. Personne ne « prend sa part » du ressenti de son prochain. Personne ne s‘éprouve animé d’une seule et même fibre sensible au fil de laquelle nous deviendrions ensemble quelque chose ou quelqu’un. 

Quelque chose ici vaut la peine d’être soulignée, en adéquation parfaite avec la pensée de l’auteure, c’est la relation entre cette désertification de la présence d’Autrui sur la toile avec la faillite même de sens du mot « démocratie » ou « liberté d’expression ». Il est ici question de tous ces moments au cours desquels des intervenants au sein d’un « débat » légitime leur prie de parole, voire la violence de thèses absurdes lancées sans la moindre justification argumentée par un « droit d’expression en démocratie » comme si le droit du peuple de se gouverner lui-même dans ce régime démocratique allait de pair avec une sorte de droit à dire n’importe quoi n’importe où à n’importe qui. On parle ainsi à tout le monde sans manifester réellement le souci d’être écouté par qui que ce soit. La parole devient exactement « la jactance » et, à un moment  historique durant lequel les femmes Iraniennes sont réellement privées de la liberté de s’exprimer, nous l’utilisons, nous, pour évoquer le salaire de Killian Mbappé ou la dernière émission de Christophe Dechavanne, et nous sommes « pour » ou « contre » et nous exprimons pêle-mêle des «  avis » qui « n’engagent que nous », qui expriment « ce que nous pensons », parce que « chacun a le droit de donner son point de vue » fût-ce sur les sujets les plus dépourvus de sens et d’importance humaine réelle.


                Alors même que la démocratie est née de la capacité d’une cité (en l’occurrence grecque) à constituer vraiment un peuple dans une démarche publique, au sein d’un espace public (le théâtre ou l’agora), elle devient le prétexte à l’exhibition la plus consternante et la plus veule de nos petites affaires privées. En fait ce que la toile rend possible, c’est que nous nous contactions sans sortir de nos foyers, c’est-à-dire de nos espaces privés respectifs, de ce que les grecs appelaient « l’oikos »: la maisonnée. L’idée même de constituer, au-delà de nos intérêts particuliers,  liés à la bonne tenue de notre maisonnée, un « peuple » a totalement disparu au profit du droit de chacun  de s’exprimer sur dans un lieu virtuel, non situable, évanescent, dépourvu de présence.

L’économie, en un sens étymologique (économie signifie les règles de la maisonnée), a totalement broyé la politique, au sens également étymologique du terme: cité.  Ce qu’internet rend possible, c’est une cité déserte dans laquelle chacun « donne son avis » sur des sujets divers, dans la totale illusion de croire que son avis compte, puisque il l’a donné, que les autres s’en soucient, puisque on ne cesse de nous demander de commenter ceci ou cela (on se dit peut-être que cela est lu quelque part), etc. Ce n’est donc pas tant que nous ne puissions échanger que des banalités, c’est plutôt que nous avons largement développé la « face poison » du pharmakon de la toile en exploitant davantage tout ce qui de lui rend possible la satisfaction exclusive de nos intérêts personnels, de la mise en valeur de notre « moi », de notre individualité au détriment de ce que Gilbert Simondon appelle notre individuation, c’est-à-dire de la formation biologique, psychologique et sociale de notre individualité sachant qu’elle est nécessairement et fondamentalement inachevée (ce que je suis c’est ce que j’ai à être: l’éthique est une démarche constante qui ne peut jamais se concevoir comme achevée). Notre «  Je » besoin d’un « nous »: c’est finalement cela l’individuation. Or internet est plus utilisé pour satisfaire note individualisme que concourir à notre individuation.

Il n’est pas indifférent ici de citer les travaux Jacob Von Uexkhüll qui dans son livre: « Milieu animal, milieu humain »  insiste sur l’une des différences essentielles entre l’être humain et l’animal. L’animal est toujours partie prenante de la nature en ce sens qu’il est appelé à y constituer un milieu génétiquement prédéterminé. De toutes façons, les animaux ne perçoivent la nature qu’en fonction de ce milieu qu’ils sont voués à habiter. L’homme n’a pas de milieu et par conséquent son être ne peut se constituer dans une résonance déjà achevée, déjà comprise. Par conséquent son individualité est toujours à la fois critique et indéterminée. C’est ce qui rend la présence de l’humain sur terre aussi problématique. Mais c’est justement ce travail qui demande instamment à être entrepris, nourri constamment, notamment par la constitution d’un « nous », d’un espace public, d’une cité sans laquelle aucun « je » ne pourra se mettre sur la voie effective d’en devenir un. 

Cette distinction conceptuelle fondamentale entre l’individuation qui est un processus (c’est-à-dire que ça ne s’achève pas) et l’individualisme, qui est le fondement même de l’économie capitaliste mondialisée éclaire complètement toutes les observations de Françoise Le Corre. La toile est utilisée pour proposer un substitut à l’espace public de la cité de telle sorte que les citoyens restent dans leur oïkos, dominé par les intérêts personnels de cet Oïkos sans le moindre du monde se préoccuper de continuer le « nous » grâce auquel il aurait pu se mettre en quête de leur « je ».  Ce n’est pas du tout un abus de langage que d’évoquer l’image du « no man’s land » pour rendre compte de cette désertification de la présence humaine pour désigner ls échanges internet. Il ne s’agit pas du tout de partager l’expérience mais purement et simplement de s’éloigner d’elle, de ne plus expérimenter quoi que soit en restant « chez soi », mais aucun « je » ne peut naître ni exister dans ce chez soi, qui finalement se trouve être le lieu de personne comme l’illustre l’extrême pauvreté des ressentis échangés.




2) De la mère perdue à la matrice linguistique 


La question qui se pose alors est de savoir si ce jeu de dupes (sur le je) que constitue malheureusement la toile définit un trouble qui lui est propre, qui est caractéristique de nos modes de vies modernes ou bien si, en fait, cette déréliction de la présence d’autrui et cette impossibilité qu’un partage d’expériences s’effectue en effet grâce à ce réseau ne viendrait pas d’un trouble plus fondamental, plus radical dont elle ne serait que l’aggravation ou la simple manifestation actuelle?

La fin du texte de Françoise Le Corre est très intéressante dans cette perspective dans la mesure où elle joue du double sens du terme de « correspondance ». Correspondre avec quelqu’un signifie lui « écrire » et Françoise le Corre met en regard cet échange de lettres avec le fait de correspondre « à » quelqu’un. En effet prendre le temps de rédiger sur une feuille un message à l’attention d’une personne de notre connaissance implique un effort de « reconfiguration ». On compose une lettre en pensant à cette personne, en lui adressant des mots qui correspondent à un certain type de rapport. « On porte à son attention notre attention » à bien choisir nos mots en fonction de ce que nous voulons lui adresser. En d’autres termes, on se met en présence d’une présence « autre » qui bien que non effective à l’instant de la rédaction est pourtant évoquée. Nous pouvons en effet nous interroger sur la perte qu’aurait impliqué l’existence du net entre Flaubert et Louise Collet sa maîtresse, ou bien entre Madame De Sévigné et sa fille. Nous pouvons même penser ici à la fameuse lettre de Franz Kafka à son père, lettre qui ne fût jamais envoyée ni même portée à la connaissance de son destinataire et qui néanmoins contient sans conteste quelque chose de la profondeur la plus édifiante du rapport de l’écrivain à la littérature (Franz Kafka écrit dans une forme de clandestinité qui finalement repose sur l’impossibilité d’être vraiment reconnu par son père - Mais n’est-ce pas toujours un complexe, une frustration, la souffrance d’un manque qui nourrissent l’écriture littéraire? Est-ce que l’oeuvre de Kafka ne tiendrait pas toute entière dans ce qu’il n’a pas dit à son père mais dans qu’il lui a écrit, sans avoir jamais osé le lui donner ?).

Ecrire à quelqu’un, c’est lancer une passerelle d’une solitude à l’autre, c’est jouir d’un temps « autre » au sein duquel on peut réfléchir aux tournures et mesurer vraiment le choix des termes. On correspond « avec », mais c’est à l’occasion de cet échange avec autrui que l’on oeuvre en vue de correspondre avec soi, c’est-à-dire d’envoyer la lettre dont les mots correspondent à notre intention, à notre sentiment et finalement plus profondément à notre style d’existence. Ce n’est donc pas tant, en soi, l’envoi de messages qui crée cette « bouillie » de commentaires et de « jactance » qui envahit l’écrasante majorité des échanges du Net que l’imposition d’une vitesse de réaction courte vient à rompre un silence embarrassant , comme si la mise en présence continuelle des humains sur la toile devait impérativement se remplir de bruit, bourdonner d’un bruissement sans réflexion ni pause, en constante agitation. « Qu’il y ait là un continent oublié n’en fait pas un continent perdu »: cette affirmation pleine de sous-entendus ravive l’espoir d’éclairer à nouveau le pharmakon de l’internet de cette perspective curative ou favorable qui et nécessairement aussi la sienne puisque tout poison est à lui-même son seul et unique remède. La toile ne cause que les dommages qu’elle seule peut réparer. Rien n’est irrémédiable dans tout ce qui est décrit ici et cela d’autant plus que de la correspondance aux échanges par le net, s’étend finalement une seule et même modalité d’échanges qui est l’écriture, « des mots! ». Mais comment faire pour que l’on passe d’un usage et surtout d’une vitesse d’échanges voués à seulement « parler pour parler » à celle par le biais de laquelle nous pourrions dire, se dire et nous dire autre chose que des banalités. Mais quoi alors? La vérité…Pourquoi pas? Nous passerions ainsi de l’ère de la communication dans laquelle nous nous sommes englués à celle de la correspondance, d’une nouvelle correspondance qui pourrait parfaitement circuler par le Web mais « autrement ».

« - C’est juste des mots!

- Des mots? Entre nous? Ne me dis pas que nous avons eu des mots.

- Non pas comme ça….pas des mots dont on dit qu’on les a eus…Justement! »

Cet échange de la pièce de Nathalie Sarraute permet de comprendre précisément ce décrochage par le biais duquel des « mots » se voient soudainement investis d’une autre dimension que celle de la communication.

« - Personne ne comprendrait du reste » dit l‘ami offensé de la pièce s’efforçant de faire comprendre à son ancien camarade qu’il ne peut pas dire tout à trac l’origine de son éloignement et sa volonté de rompre. Les mots que l’on échange ne sont pas exclusivement voués « à créer du lien social » mais peut-être plutôt à mettre à nu la vérité pure d’un rapport quitte à constater son usure ou sa faiblesse.


Préférons-nous nous entendre sur des versions consensuelles mais fausses de la réalité plutôt que d’affûter nos mots pour qu’ils nous la fassent percevoir, accepter, ressentir quelque soit sa laideur? C’est bien là non seulement l’enjeu de tout échanges de formulations entre des humains mais aussi celui très subtilement illustré de l’oeuvre de Nathalie Sarraute. « Personne ne comprendrait du reste »: c’est juste avant qu’il ne dise finalement l’origine de sa brouille et dans une autre pièce de Jean-Luc Lagarce « juste la fin du monde », le héros, au contraire ne dit pas pourquoi il est venu revoir sa famille, à savoir qu’il va prochainement mourir parce qu’il est atteint du sida. Dans ces deux pièces et même si elles choisissent des voies opposées (l’un dit et l’autre pas) c’est la même « fibre » affective des mots qui est visée, la même aptitude des mots à « dire » plutôt qu’à communiquer, la même contradiction propre à la langue quant à la possibilité d’un partage efficient. 

Finalement la solution, en l’occurrence la possibilité d’une réponse pleinement positive à la question posée impliqué deux chose:

  1. que l’on puisse dire la vérité par des mots (autre chose que des banalités: c’est finalement la vérité)
  2. Que l’on prenne au sens littéral le terme de « signes » si fondamental en linguistique. Toute langue est un sytème de signes, mais cela signifie aussi que l’on ne demande pas plus aux mots que de « faire signe » de la réalité ou d’en faire advenir une nouvelle par leur puissance évocatrice, thaumaturgique, sans jamais tomber dans  le piège de la fermeture de leur structure systématique au sein d’une langue. Toute langue est comme une serrure qu’on peut forcer et qui finalement ne demande qu’à l’être.

Grâce à Freud, nous savons comment nous passons d’un monde physique réel au sein duquel nous vivons des frustrations à un monde symbolique au sein duquel nous sommes investis d’un pouvoir (pouvoir dont nous serons à la fois les maîtres et les esclaves). L’enfant joue avec la bobine comme avec un substitut à la mère et de cette absence dont il souffre il fait une absence qu’il met en scène, qu’il nie pour la rejouer et la renier, et ainsi de suite. Dans la multiplicité fluide des évènements qui arrivent il va créer cette petite boucle temporelle dont il est à la fois l’orchestrateur, le sujet et l’objet. Mais une présence maternelle n’est pas une bobine pas plus qu’elle n’est un « da », ni ne présente le moindre rapport direct avec les phonèmes « M/E/R/E » ou « M/A/M/AN ».


Quoi qu’on puisse dire de ce jeu, de son inventivité, de sa nécessité afin d’entrer dans un monde humain, dans une société, dans une famille, il n’en reste pas moins évident et irréfutable que dans cette bobine, c’est aussi le passage d’une mère réelle à une mère virtuelle qui s’opère et que cette virtualité gagne encore en puissance dans les 4 phonèmes de « m/a/m/an ». La virtualité du net est donc finalement à mettre en perspective avec cette boucle temporelle au gré de laquelle un enfant choisit de jouer avec une bobine plutôt que d’attendre désespérément une mère réelle qui ne vient pas. 

Plus encore qu’au virtuel, le substitut de la bobine et des phonèmes ouvre le champ de la banalité et de la communication « commune ».  Du drame affectif de cette mère réelle perdue   on passe à la modalité opératoire d’une fonction maternelle retrouvée mais banalisée. Que cette « chose » puisse « valoir pour » la mère est à la fois rigoureusement impossible et monstrueusement possible, mais il ne convient pas de donner un sens péjoratif à ce « monstrueusement », simplement de saisir la portée de cet incroyable champs des possibles qui s’ouvre alors à l’enfant humain. Il n’est peut-être pas excessif de penser que tout ce que nous avons coutume de nommer « une vie humaine » ici prend corps dans le glissement de l’enfant au coeur de cette brèche par le bais de laquelle faible, impuissant , et privé de tout, il se dotera par les mots de tous les substituts aux choses.

Comment ne pas voir dans la répétition même du jeu tout le travail de banalisation de la souffrance et du manque ? Toi qui m’a quitté cette fois, je vais jouer la scène de ton absence toutes les fois et de ta réapparition, « à volonté ». Toi qui ne m’abandonnes qu’à des instants donnés, je vais mettre en scène ton abandon « généralisé dans un jeu de symboles , de signifiants qui sera détaché d’une temporalité où ne pointent que des instants donnés pour ouvrir la dimension d’une temporalité systématique au sein de laquelle ne s’activent non pas des situations mais des fonctions, des règles, des usages, des normes.

L’effet de bulle de l’internet est finalement déjà à l’oeuvre dans l’effet de bulle de toute symbolisation grâce auquel on joue de ce par quoi nous nous sentions joués mais rentrons par là même dans la soumission à une structure systématique de symboles. En effet, il n’y a pas de lien direct entre le signe et ce qu’il signifie. Ferdinand de Saussure insiste sur cette structure double de tout signe linguistique qui dissocie en lui le signifiant m/a/m/an et le signifié qui n’est pas du tout la mère réelle mais l’idée de la mère. De la mère réelle, en chair en os, ou peut dire qu’elle est « le référent » du signe mais elle ne fait aucunement partie intégrante de ce qu’il est. Le signe est donc dans sa nature même purement « mental », il est ce que l’on pourrait appeler « une vue de l’esprit ». 


3) De la littérature comme bégaiement (la fonction conjonctive contre la fonction prédicative) - Alice au pays des merveilles 


Mais qu’est-ce que cela signifie? Que les rapports entre l’enfant et la mère seront dés lors pris dans la dictature d’un système au sein duquel tous les signifiants sont reliés entre eux et n’ont plus le moindre rapport avec la vie. Ce qui les associent les uns aux autres est tout un ensemble de relations édictées entre des fonctions, des genres, des règles de grammaire, de syntaxe au gré desquels on ne vit « bien » que pour autant qu’on vit conformément à la seule loi qui prévale: celle de la langue. Rien ne peut s’échanger, se partager dés lors que conformément à cet usage qui est celui de la langue maternelle. De la mère perdue, on passe alors à la matrice dévorante et fasciste, et ce n’est nulle part ailleurs que naissent cet usage et ces échanges de banalités.

Quoi qu’on dise et surtout quelque expérience que l’on vive par le filtre de la langue, elle est potentiellement déjà dite, déjà prononcée dans ce tout prononçable qu’est une langue. En effet la systématique de la langue désigne ce que l’on appelle une combinatoire. Toute langue se compose de phonèmes, c’est-à-dire de la plus petite unité de son et de monème qui signifie la plus petite unité de sens. Avec 36 phonèmes, peut se constituer une multiplicité de monèmes dans une infinité de phrases. C’est ainsi que nos mots ont un sens mais qu’en même temps ce sens est potentiellement déjà contenu dans la systématique de la langue. Quoi qu’on dise, c’est finalement déjà dit, en tout cas si l’on suit les règles de la langue. Peut-être comprenons mieux le sens radical de l’affirmation e Roland Barthes selon laquelle « il n’y a pas de hors langage ».  Il n’est pas possible de parler sans répéter ce que de toute façon toute langue, en un sens, a déjà dit. Nous n’échangeons que sous la dictée de cette puissance combinatoire des mots qui certes est immense mais demeure dans sa structure même conventionnelle et normative. A cette aune rien e peut s’échanger que des banalités.

 


Finalement toute la question est de savoir si l’enfant à la bobine doit se satisfaire de ce substitut que lui offre la langue maternelle et si, parvenu grâce à ce système à l’expression de ses manques affectifs, à leur prise en compte dans un milieu social familial et professionnel humain, il a résolument perdu tout contact avec sa détresse initiale, physique, pure? Dans un système répétitif systématique et banalisé peut-on faire encore signe de la vérité première de la mère qu’on a toutes et tous perdue, de la réalité quittée, de la fibre affective authentique ? 

Si la superficialité et la désertification de la présence réelle de l’autre dont internet est aujourd’hui le théâtre ont leur origine dans cette banalisation par  l’enfant de son abandon par la mise en scène symbolique , alors c’est bien à lui qu’il nous faut revenir pour pour la question d’un retour possible à cette réalité pure que l’on a quitté. Peut-il la nier, la réfuter, s’en émanciper? Non, mais il peut exacerber la puissance ludique de ce jeu qui se prolonge dans le fascisme de la combinatoire linguistique. Il n’est ni plus ni moins question dé lors que de forcer ce qui nous force, de briser le joug de ce qui nous aliène en le jouant à notre tour, en le détournant de ses usages et en brisant ses règles. 

Cela n’est ni plus ni moins qu’un retour à l’enfance que nous propose finalement toute littérature. Dans l’émergence d’un style, c’est-à-dire d’une utilisation d’une langue qui ne vise aucunement à communiquer, à rendre commune une expérience mais bien au contraire à la singulariser, à l’exprimer dans toute l’étrangeté de son vécu, quelque chose de l’opacité de la vie prend corps dans la langue et génialement la désavoue, la désarme, la nie en son propre sein. « Bégayer la langue », pour reprendre l’expression de Gilles Deleuze, c’est revenir du désir de pouvoir de l’enfant à la bobine, renoncer à s’imposer à la situation pour au contraire la célébrer en tant que telle, dans toute sa justesse et son originalité.  On peut ainsi revenir de la banalisation des  noms et ds lieux communs en faisant l’idiot, l’innocent, en remontant à contre-courant la tentative du petit fils de Freud de noyer sa détresse dans la répétions du jeu jusqu’à revenir à sa source mais par les mots eux-mêmes. Bégayer la langue signifie la soumettre au bégaiement des situations qui justement ne se répètent pas identiquement. Il y a ceci et puis cela et puis cela. 

On peut tordre la langue de telle sorte qu’à la fonction prédicative du « est »  (qui suppose un jugement: ceci est blanc, ceci est mal, etc.) se substitue la fonction conjonctive du « Et », exactement comme dans le livre de Lewis Carroll Alice finit peu à peu à le comprendre. Il n’y a rien à juger, à banaliser, à transformer en maximes de ce qu’elle vit mais juste à le vivre dans le bégaiement d‘évènements qui se succèdent sans moralisations ni leçons à en tirer, ni jugements à émettre. C’est cette même fonction conjonctive du ET que les slashs de la poésie de Gherasim Luca. Ce qu s’échange dés lors est bien autre chose que des lieux communs, c’est un seul et même lieu de vie que nécessairement nous partageons parce qu’il n’en existe pas d’autre et cette vie est exactement ce qui constitue la trame d’ Alice au pays des merveilles, à savoir un pur flux d’affects, de devenirs au gré desquels Alice finit par renoncer à être Alice pour accepter le processus nécessairement inachevé de son individuation.


Conclusion


Nous sommes partis de l’analyse de Françoise Le Corre et notamment de la désaffection de toute présence d’Autrui dans un lieu désolé au sein duquel ne s’échangent que des lieux communs. Ce constat , comme le souligne l’auteure n’est pas du tout irréversible car internet est un pharmakon qui ne peut qu’être le remède à ce poison qu’il est aussi. Mais comment favoriser cette mutation, ce dosage? En remontant d’abord à son origine qui se situe dans la langue elle-même et en particulier dans son acquisition comme l’atteste l’observation par Freud de l’enfant à la bobine.  Emprunter la voie des signes et des symboles, c’est banaliser une souffrance pour l’atténuer. Délaissant le monde physique au profit d’un système linguistique, on se met en situation de ne pouvoir jamais dire autre chose que du dicible ou du déjà dit. Mais alors comment faire primer la vérité d’un fond d’expériences communs si l’échange est condamné à le dénaturer au profit de signifiants épurements mentaux et virtuels? Par le bégaiement et le retour à la véritable enfance en quoi toute littérature finalement consiste.




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