lundi 3 octobre 2022

Terminales 3/5/7 - Ce que la pensée de l'éternel retour de Nietzsche apporte à la question: "avons-nous le temps?"


        Si nous revenons au sens le plus usuel de cette question, nous réalisons qu’avoir le temps pour tout un chacun, signifie « ne pas être pressé par l’urgence ». Avoir le temps,  c‘est pouvoir jouir d’un certain intervalle de temps avant un évènement qui implique de notre part une participation. J’ai le temps de « voir venir ». Avoir le temps, donc c’est ne pas être pressé par lui, ne pas en ressentir la pression et finalement la présence nécessaire. Paradoxalement avoir le temps revient à en être libéré, à pouvoir jouir dans le temps d’une certaine vacuité, comme si le temps pouvait nous presser, nous mettre en demeure, nous brusquer, mais aussi nous libérer, nous gratifier de la jouissance d’une non-urgence radicale.

Il est pourtant bien clair que cet événement à l’égard duquel on pense avoir le temps 1)  s’effectuera dans le temps 2) qu’il est même déjà en train de venir. En d’autres termes, ce temps que j’ai, je suis déjà en train de plus l’avoir, ou de l’avoir moins. Par ailleurs, finalement, ce n’est pas du tout de temps que je manque, en fait, parce que justement s’il est bien quelque chose qui ne cessera pas d’être dans l’intervalle qui me sépare de l’évènement en question et dans l’évènement lui-même, c’est bien le temps. 

Il est rigoureusement impossible que nous n’ayons pas le temps, parce que sans lui, il ne peut y avoir ni d’attente de l’évènement ni même de dimension déployante à l’intérieur de laquelle l’évènement si petit qu’il fusse pourra s’accomplir. Ne pas avoir le temps signifie en fait ne pas s’estimer assez prêt, assez préparé, assez entraîné, assez armé, pour vivre l’évènement. Nous avons presque toujours l’impression de n’être pas à la hauteur de ce que l’évènement attend de nous que nous soyons, qu’il nous prenne au dépourvu. Par conséquent, le sentiment de manquer de temps traduit en fait la peur de ne pas être dans le temps, alors même que je ne peux pas exister ailleurs que dans cette dimension là. Mais comment pourrai-je vivre une évidence rigoureusement incontournable comme si elle était hors de ma portée? Comment puis-je dans le temps douter de pouvoir y exister alors que ce doute même ou cette peur ou cette angoisse ne peuvent voir le jour que temporellement, dans ce flux même? Faut-il que l’être humain soit si peu sûr de lui-même pour entretenir l’illusion qu’il puisse manquer de cela même à l’intérieur de quoi il déploie ce doute, cette peur, ce manque? (si vous relisez attentivement ce début d'article, vous constaterez que cela peut parfaitement tenir lieu d'introduction)

  


                    Dans l’épreuve absurde qu’il fait de son insuffisance supposée dans un temps qu’il ne peut pourtant pas ne pas avoir se déploie finalement l’ouvrage même que l’on appelle « l’éthique », l’ethos, l’art de se forger une attitude qui soit à la hauteur de ce qu’aucun homme de bon sens ne peut s’empêcher de réaliser. Ce temps que je ne peux pas ne pas avoir, c’est-à-dire aussi dans lequel nécessairement je « suis », il me reste pourtant encore à l’être. Il n’est donc plus du tout question de me demander si j’ai ou pas ce temps dans lequel je suis mais justement de l’investir par le seul angle qui soit le bon, à avoir celui de la nécessité à y être sachant que cette nécessité n’est pas du tout un mot d’ordre que je me fixerai à moi-même, mais l’expression la plus pure et la plus adéquate de ce qui « est », tout simplement parce qu’en effet, c’est ça maintenant. 

Il y a dans le temps, dans le fait pur, brut et irrévocable de ce présent qui tombe en cet instant l’expression d’une absolue nécessité qui vient du temps lui-même. Rien ne saurait être plus nécessaire que ça: cet instant qui est là maintenant et donc aucune conduite ne saurait m’être davantage dictée comme la bonne la plus impérative qui soit que celle de participer « nécessairement «  à cette nécessité là. Que cet instant soit nécessaire signifie qu’il a toujours fallu qu’il soit  et pour moi qu’il a toujours fallu que je sois dans cet instant. 


                        Ce qu’il s’agit de comprendre ici, c’est que la nature irrévocable de tout présent, à savoir celle de tout « c’est ça maintenant » ne fait qu’une avec la structure infinie de la nécessité à être de cet instant. C’est une seule et même chose de dire qu’il est et qu’il a toujours fallu qu’il soit. Rien ne saurait dépasser la nécessité à être d’un évènement ou d’un acte ou d’un simple geste que le fait présent qu’il soit. Or aucune idée de nécessité infinie ne peut se concevoir ni se vivre autrement que dans la structure continue d’un cercle qui sans cesse revient à lui-même. Nous pouvons toujours nous demander: « Mais où est ce cercle? Quand l’aurais-je vécu? Quand et comment serais-je en train de le vivre puisque je n’en ai à aucun moment la moindre conscience? » Quelque chose ici vaut d’être rappelé, c’est tout simplement que « je suis moi » et que j’aborde les évènements au travers de ce filtre ou de ce crible qu’est « ma vie » sans suffisamment prendre en compte que la réalité dans sa nature la plus brute et la plus « donnée » c’est qu’il y a des évènements, voire plus encore: qu’exister est un événement différent de la conscience au regard de laquelle « moi, j’existe », et c’est de cette fausse perspective là qu’il nous faut revenir, et c’est ça que l’on peut appeler l’Ethique. Revenir de l’illusion selon laquelle les évènements m’arrivent pour se réconcilier et consentir à l’évidence selon laquelle ils arrivent « Avant » voire indépendamment du fait que c’est, entre autres, à MOI qu’ils arrivent.

Finalement rien ici n’est vraiment pointé si ce n’est le contenu même de l’expression  « être absorbé par une tâche » ou « abîmé dans une contemplation », tous ces termes qui expriment une annihilation de la conscience de soi au profit d’une attention pleine, sans partage, ni concessions, ni économie.  Nous pourrions ici parler de paroxysme de «  la praxis », de l’action à tel point détachée du fruit de l’action que l’on est noyé(e) dans l’évènementialité de l’action et coïncidons ainsi avec la structure temporelle de cette action « pure », laquelle ne peut être que le cercle. Pourquoi?

Il est une manière d’aborder l’Eternel Retour qui est peut-être plus éclairante que les autres et qui présente quelque rapport avec le rasoir d’Ockham. Pour concevoir une théorie plausible, belle, juste et la moins douteuse possible, il convient d’éliminer au maximum tout ce qui peut l’être de cette thèse. Pourquoi la thèse de l’évolution des espèces conçue par Darwin est-elle si convaincante? Parce que finalement, elle ne requiert de notre part pas la moindre croyance, pas la moindre concession, pas le moindre « imaginons que…» ou « faisons comme si… ». Tout ce qu’il y a, c’est le vivant, les distinctions entre les souches animales et ce principe qui est celui de l’adaptation au milieu, principe dont on voit mal comment nous pourrions le contester (même si certains s’y essaient). Sous cet angle, les résistances qu’opposent à cette thèse scientifique validée les milieux intégristes de plusieurs religions s’expliquent parfaitement: le désir de croire s’opposant à l’évidence de savoir. Ce n’est pas du tout que ces croyances veuillent donner du sens à ce qui leur apparaît comme insensé, c’est qu’ils veulent donner un sens divin, religieux à ce qui manifeste un sens « logique », « scientifique », très prosaïque, au sens que revêt « ce qui est » parce qu’en effet c’est comme ça que cela « est ». Parmi les critères indépassables qui font d’une thèse qu’on peut la dire scientifique figure en bonne place l’élégance, c’est-à-dire la simplicité, la capacité à ne pas en faire trop, la réduction la plus drastique des postulats, des points qu’il nous faudrait préalablement admettre. Il existe une beauté sceptique dans le dépouillement des plus belles théories scientifiques: l’évolution des espèces, la relativité générale, le big bang.

Or la théorie de l’éternel retour est totalement empreinte de cette beauté là et c’est exactement le sens de l’expression utilisée par Nietzsche pour qualifier la nature même des évènements, à savoir « l’innocence du devenir ».  Sur ce point , on pourrait situer Nietzsche dans la continuité d’une critique commencée par Spinoza, celle du finalisme. Il n’existe pas de nécessité  extérieure ou antérieure à ce que cette chose se produise…….Mais elle se produit, et, une fois produite, il a toujours fallu et il faudra toujours qu’ « elle soit »…. comme ça « sans raison », simplement innocemment parce qu’en effet, elle est « arrivée ».  Aucun autre destin ne s’effectue dans les évènements que celui des événements eux-mêmes.


Si je veux justifier ces évènements, notamment parce qu’ils sont trop durs à supporter en eux-mêmes, c’est-à-dire pour conjurer la hantise qu’ils soient juste là « pour rien » (parce qu’alors leur injustice serait sans recours), je vais aller chercher l’hypothèse d’un Dieu, ou d’un destin, d'un sens de l'Histoire, ou d’une nature surnaturelle, supérieure, si possible bienveillante. Mais c’est beaucoup trop « coûteux » du point de vue de la laideur même d’une thèse qui va ainsi s’alourdir, s’éloigner de la beauté dépouillée de l’évènement pur qui n’a aucune autre logique que la sienne propre, ce qui en fait revient à la structure du cercle. Par « laid », ce qu’il faut entendre, c’est « lourd » en termes de présupposés. S’il faut accepter beaucoup de postulats avant d’accéder à la pertinence d’une thèse, c’est que celle-ci suppose beaucoup de concessions, de limites, de cadres. L’éternel retour ne nous demande aucune concession, aucune croyance, aucun postulat de départ. C’est du scepticisme à l’état pur:  tout évènement est issu de sa propre nécessité d’être, d’avoir à être et il ne la doit qu’à lui-même. C’est cela « l’innocence » du devenir. Il faut « innocenter », rendre simple, pur, neutre et gratuit notre rapport aux événements, à la propension des choses à ce que nous pourrions appeler « la vie comme elle va ». Ce cours des évènements ne nous doit RIEN et nous ne lui devons Rien. « Unshuld » dans l’expression utilisée par Nietzsche: « Unshuld des Verdens » (innocence du devenir) signifie à la fois « sans faute » mais aussi « sans dette ». Comment saisir cette double acception? Il n’y pas lieu de regretter ou de remercier, de rendre grâce à une raison supérieure quelconque. Nous ne devons rien à personne et n’avons personne à remercier s’il se trouve que les évènements nous sont favorables, non pas parce que c’est le hasard mais parce qu’aucune raison, aucune providence, aucune présence supérieure aux événements ne veille au-dessus d’eux. Il n’y a qu’eux. Le moteur du devenir est ce devenir même et son moteur est «  à répétitions » ou plutôt il part de l’évènement pour y revenir.

Tout s’éclaire considérablement quand on est capable comme Philippe Lançon dans « le Lambeau » de dissocier l’impact de l’événement sur soi et l’évènement. Ce qui nous arrive arrive existentiellement d’abord « comme ça » anonymement: « en arrivant ». « La » blessure en soi arrive avant que Joe Bousquet ne fasse son affaire personnelle du fait d’être blessé, et en l’occurrence, il n’en fait jamais cela. Il parvient à cette juste hauteur parfaitement impersonnelle des faits qui arrivent. Ce n’est même pas qu’il faille les accepter, c’est plutôt qu’il faut se situer à ce diapason dont la tonalité n’est même pas questionnable. « C’est ! »  

Ici, il convient vraiment d’aller jusqu’au bout de l’idée. Ce n’est même pas qu’il faille se dire: « ça ne sert à rien de regretter que les choses se soient passées comme ça », c’est infiniment plus fort et plus juste que ça: c’est qu’il n’y a pas de « temps » pour faire ça: rien de ce qui se passe ne s’effectue autrement que totalement, cycliquement, infiniment. Quand on regrette ou quand on se laisse aller à rêver qu’il aurait pu en aller différemment, on erre dans le vide absolu, dans l’inanité absolue. C’est caduque et irréel.  C’est absurde! Mais n’est-ce pas l’évènement lui-même qui est absurde puisque aucune raison d’être ne le justifie supérieurement, divinement ou providentiellement? NON et c’est exactement le sens le plus puissant de l’éternel retour: sa structure cyclique est précisément ce qui fait sens même si ce sens ne vient que de lui-même. Nous ne vivons que des évènements qui font sens dans le mouvement de revenir à eux-mêmes. Que cela soit une seule et même chose « de se faire » et de « faire sens »: c’est cela que dit et que fait l’Éternel Retour. Dans l’éclosion existentielle de chaque fait, de chaque instant s’accomplit ponctuellement la justification circulaire de son retour à soi, de sa raison d’être. Il existe donc dans cette thèse quelque chose de profondément élégant au sens de « dépouillé » de radicalement non exigeant en termes de postulats de croyances d’hypothèses. En un sens tout ce qu’il faut concéder c’est que « cet instant soit », mais comment le réfuter puisque même si je suis en train de rêver que j’écris ces lignes, cela suppose bien un instant (d’écriture ou de rêve d’écriture ou d’auto-suggestion d’écriture.

Mais dans ce terme d‘« innocence du devenir » se profile également une attitude « innocente » et, par cette innocence même, « surhumaine ». Il nous faut vivre innocemment cette innocence là. Innocemment, cela veut dire « naïvement », nous pourrions même aller jusqu’à dire « bêbêtement »  ou primitivement, « comme un idiot », « comme un simplet » qui recommence sans cesse la même chose. Dans cette réitération d’une action menée sans anticipation de son supposé brut, s’effectue à la fois le rejet de tout finalisme et de toute finalité. L’Eternel retour nous apparaît alors comme la thèse qui conduit jusqu’à son terme les conséquences métaphysiques de la praxis. C’est la leçon de sagesse de Pénélope aux prétendants, aux Hommes, à Ulysse, voire à Homére lui-même et à l’esprit même de l’épopée guerrière: la nécessité de l’acte de tisser n’est nulle part ailleurs que dans le fait de tisser et en le répétant incessamment elle ne fait qu’une avec l’évènementialité même de l’acte, sans attendre de retour sur ses exploits, et encore moins attendre de son geste un résultat puisque la toile, en fait n’est pas visée ni espérée comme la finalité d’une action qui n’en serait que le moyen. 


                En d’autres termes, Il faut vraiment prendre à la lettre cet épisode de l’Odyssée, réaliser pourquoi il fallait qu’une servante la trahisse dans ce que l’on pourrait appeler sa logique chronologique ou « sa logique de Chronos », car ce que fait Pénélope n’est ni plus ni moins que de faire surgir  dans Chronos de l’Aiôn pur. Mais il faut aller plus loin encore pour saisir l’éternel retour de ce moment décrit par le tissage de la toile. Que fait Pénélope? Elle révoque radicalement toute poiesis dans une action qui semblait pourtant n’avoir d’autre sens que par elle. Elle prouve que finalement la praxis n’est pas tant un question de noblesse ou de contenu de l’action que d’état d’esprit de façon d’aborder un acte, n’importe quel acte. Il suffit de ne plus l’accomplir en visant une finalité, d’être en lui de telle sorte que l’on n’aspire même pas à en sortir, de rentrer dans la raison d’être actuelle de l’acte à savoir son éternel recommencement.  Être capable de faire comme Pénélope pour chacune de nos actions reviendrait nécessairement à incurver la courbe du temps, à contrarier totalement sa linéarité pour la tordre petit à petit jusqu’à ce qu’elle devienne ce qu’elle est, à savoir cyclique

Le constat de Pascal était juste mais dépassable: « Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »  Cette citation exprime un désespoir profond, une incapacité radicale selon Pascal à être heureux et plus encore à nouer un rapport au temps qui rende possible la satisfaction. L’homme serait voué à différer continuellement le moment d’être heureux en instaurant dans la relation du présent au futur une structure de moyens à fin. Nous œuvrons sans cesse en vue de trouver les moyens d’être heureux mais nous remettons ainsi continuellement à plus tard le moment de l’être. Dans cette perspective pascalienne, c’est exactement comme si le temps ne pouvait être autre que celui de l’attente. "Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux? » dit très justement la chanson, sauf que pour Pascal, la réponse est évidente: nous attendons le bonheur parce qu’il est inscrit dans notre façon de penser que toute action suppose de disposer des moyens en vue d’un but. Nous imposons ainsi à l’écoulement du temps la structure même de la poiesis de telle sorte que jamais un instant n’est vécu, appréhendé comme étant autre chose que la promesse d’un résultat, d’un but, d’une satisfaction, d’un bonheur
 différé. Chaque instant s’offre à nous comme un Kaïros, comme l’heureuse occasion de jouir d’un bonheur pur, instantané, « donné » dans le surgissement de ce moment là, structurellement opportun, mais c’est nous qui, assez absurdement, ne saisissons pas cette occasion. Nous conjuguons le bonheur à un autre temps que celui qui est de toute éternité le sien, à savoir le présent, de telle sorte que nous ne prendrons jamais le temps d’être heureux, alors même qu’il n’est pas d’autre temps que celui-là.

Il est toutefois un paradoxe qu’il nous faut bien saisir pour comprendre toute la richesse de l’Eternel retour et ce paradoxe tient à « l’innocence du devenir », à savoir qu’il y a une forme de « désespoir » ou plutôt de « non espoir » (il serait vraiment intéressant ici d’user du terme « d’inespéré »), d’aptitude à n’attendre rien de plus d’un instant présent que ce qu’il offre, dans la pure émergence de ce qui, indépendamment de son contenu, reste un « don ». Ne désespérer de rien, mais n’espérer rien non plus: tel est à la fois le secret de l’éternel retour, de la praxis et du bonheur. Puis-je m’installer dans cet instant  présent sans en attendre rien de plus que ce qu’il est, parce que de toute façon il ne fait que venir de et retourner à lui-même? Et je n’ai moi-même aucune autre tâche surhumaine à y accomplir que celle d’y devenir ce que je suis. En effet si cet instant n’est qu’en vertu d’une raison d’être cyclique qui revient à elle-même, alors je n’ai moi-même rien d’autre à faire que de suivre un mouvement auquel de toute façon je ne peux absolument rien. Amor fati (l’amour du destin, mais en l’occurrence il s’agit plutôt d’aimer cette innocence d’un devenir/revenir inéluctable et cyclique)

Si par « avoir le temps », nous entendons cette attente à l’égard d’une échéance dont nous parle Pascal, nous réalisons bien, à la lumière de l’éternel retour, à quel point il convient précisément de ne pas l’avoir, de ne pas l’insérer stupidement, vainement, presque de façon masochiste entre l’instant et nous, mais si au contraire nous rapprochons cette expression du subterfuge de Pénélope, elle revêt alors un sens surhumain, juste, adéquat, car Pénélope a le temps qu’elle « trouve », qu’elle impose au sein d’une structure cyclique qui existe nécessairement déjà et qui est celle décrite par Nietzsche, celle d’un rapport pur avec l’action, non seulement pur parce que dégagé de toute reconnaissance ou récompense humaine (poiesis) mais aussi parce qu’elle coïncide avec la raison d’être infinie de tout acte fini à savoir lui-même éternellement.

                Jusqu'où peut-on aller dans la réalisation du fait que notre conception du temps influe sur ce temps là? Ou encore que notre croyance conditionne notre façon de le vivre? Je n'ai nulle part et à aucun moment l'impression de revivre cet instant pour la 10000e fois, ou la 100000e, alors comment penser réellement que je le vive infiniment dans un cycle qui n'a jamais de fin? Nous pensons le temps comme chronos, c'est-à-dire comme chronologie. Cela se manifeste clairement quand nous pensons à l'histoire. Cela signifie que nous ne pouvons pas penser notre rapport au temps autrement que dans le cadre d'une temporalité humaine...trop humaine. 

               


                    Pourtant nous ne cessons de constater l'efficacité d'Aiôn, sa justesse, non seulement dans les saisons terrestres (même si elles sont de plus en plus déréglées) mais aussi dans nos observations de l'univers, dans les cycles de rotation des planètes, dans le magnétisme et les courbes qui règlent leur course. Que suis-je en train de faire mesuré à cette échelle là? Poser une telle question nous fait comprendre que finalement, nous n'agissons jamais qu'au sein de chronos, dans un temps social humain au sein duquel ce que nous accomplissons 1) a un but (poiesis) et 2) n'aspire qu'à se faire reconnaître aux yeux de la communauté humaine, de telle sorte que JAMAIS nous n'avons la moindre idée de ce qu'est vraiment notre action, l'évènement que nous vivons "en soi", ni par conséquent de ce que je suis en train d'être vraiment moi qui suis dans cet évènement, ou dans cette action.

                Nous vivons dans une famille, puis si nous agrandissons progressivement le cercle de notre localisation, dans une ville où habitent nos amis, puis dans une région, un pays, un continent, une planète, etc. Mais quel est le dernier cercle? Il nous est toutes et tous déjà arrivé de constater que lorsque nous nous sommes fixés un projet dans un certain cadre professionnel, nos amis ou un autre cercle de proches ne saisissent pas vraiment ce que nous accomplissons "par ailleurs". Nous réalisons ainsi que l'importance et l'authenticité de nos actions est une affaire d'interprétation. Si nous faisons un léger effort d'objectivité, nous le comprenons: l'émulation qui nous active au sein de tel groupe d'humains n'est pas compréhensible ni forcément partagée, voire partageable par un autre cercle d'humains. Mais alors que faisons-nous et quelle est la portée exacte de nos actions ou des événements?

               


Vivre au rythme d'aiôn plutôt qu'à celui de chronos impose une forme de décentrage, de décontextualisation radicale, vraiment radicale. Il est absolument impossible que l'évènement que nous vivons, aussi insignifiant, infime soit-il, ait lieu ailleurs que dans l'univers ou le Cosmos. C'est bien "son" lieu, et finalement c'est là une proposition absolument indiscutable, irrévocable. Ce qui m'arrive se produit dans le monde mais je ne le vis pas comme tel. Je l'aborde "humainement", socialement donc chronologiquement. Mais évidemment, ce sont là des cribles, des "vues de l'esprit" et des sens. 

                    Peut-on situer ce qui nous arrive à l'échelle la plus adéquate qui se trouve être aussi la plus éloignée, la plus "cosmique", celle dans laquelle, en toute dernière instance tout évènement a "lieu"? L'Eternel retour est à situer exactement là, dans l'oeuvre de cette authenticité là, celle qui évidemment pose de ce fait la question de l'aiôn, de la temporalité du Cosmos qui se trouve être pour les Stoïciens celle du cycle.  

                        Nous nous retrouvons dés lors sur le terrain de l'astrophysique. La thèse du Big bang, c'est-à-dire  une modélisation de l'univers comme dilatation et refroidissement d'une portion de matière très dense et chaude est aujourd'hui largement validée pour tous les astrophysiciens. Toutefois certains chercheurs comme Carlo Rovelli et Aurélien Barrau travaille à partir d'une hypothèse qui prend parfaitement en compte le big bang mais le situe dans une phase, c'est-à-dire dans un mouvement de resserrement et de dilatation de la matière à la lumière de laquelle plutôt que de Big Bang c'est de Big Bounce (Grand rebond) qu'il serait juste de parler. Cette dernière hypothèse correspond assez bien à la description de l'univers conçue par les Stoïciens. Elle n'est qu'une hypothèse mais force est de constater qu'à bien elle est plus élégante que beaucoup d'autres, dans les termes mêmes du rasoir d'Ockham, c'est-à-dire qu'elle est économe de présupposés. 




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