lundi 10 octobre 2022

Terminales 3/5/7: Est-ce inconsciemment que nous disons la vérité? (1)


 

1) Réaliser le problème posé par le sujet

Le 5 septembre 2015, le Président de la république Nicolas Sarkozy déclare à la Baule: « Dans cette identité à laquelle je crois, il y a quelque chose que je suis très attaché, c’est que la France de toute éternité a toujours été du côté des opprimés et toujours été du côté des dictateurs, toujours été du côté de celui jeté en prison qui croyait en ses idées. »





Il y a deux erreurs dans cette phrase. La première est de pure syntaxe: on ne dit pas: « quelque chose que je suis très attaché » mais « une chose à laquelle je suis très attaché. ». La deuxième est ce que l’on appelle un « lapsus », un dérapage qui fait surgir à la surface même de notre parole un sens qui n’était pas du tout celui que l’on voulait donner à notre propos. Ce ratage a été particulièrement commenté parce qu’il ne fait aucun doute par exemple, en Centrafrique, au Cameroun, au Tchad, au Gabon, au Congo, dans la plupart des anciennes colonies de la France que « cette identité nationale évoquée par le président était, en effet, bel et bien du côté des dictatures.  »  C’est exactement comme si la vérité était « sortie de son puits »  pour surgir dans un éclair très fugace au coeur même d’un discours dont l’intention était plutôt en l’occurrence de ne pas dire la vérité.


Il n’est pas toujours facile pour un orateur de maîtriser parfaitement son discours mais la langue est un instrument d’une finesse et d’une subtilité telle qu’une omission, qu’un simple télescopage ou remplacement de termes, se révèle porteur d’un sens qui échappe au locuteur. De plus le président a ici continué son discours comme si de rien n’était, de telle sorte qu’en apparence, c’est de la vérité pure qui est sortie de sa bouche « à son insu ». En tant que puissance coloniale et en tant que pays développé qui exploite à son profit des ressources énergétiques dans de nombreux pays en voie de développement , oui c’est vrai: la France a plutôt été du côté des dictateurs que des peuples opprimés. Ce n’est pas vraiment là une affirmation contestable par quiconque possède un minimum de connaissances politiques, historiques et géographiques. 

                D’autres types de lapsus existent dans l’émergence desquels notre pensée semble avoir été comme devancée, presque court-circuitée par une parole qui est bel et bien la notre physiquement mais pas intentionnellement. Force est de constater que ce qui est dit est vrai, mais justement ce n’est pas ce que nous voulions dire: cela peut être par exemple un tutoiement à l’endroit d’ une personne qui pourtant n’est pas assez proche de nous pour que ce type d’adresse soit autorisée par les convenances sociales. Mais le tutoiement marque bien un désir de rapprochement ou une familiarité que quelque chose en nous « souhaiterait » mais que les usages réprouvent. Nous avons alors exprimé la vérité d’un désir précisément parce que nous n’avons pas dit ce que nous voulions dire. Et nous nous excusons alors….Mais de quoi? D’avoir dit la vérité? Nous pouvons alors dire: « ça m’a échappé! » Et c’est bien cela: la vérité d’un sentiment s’est échappée d’un processus d’auto-censure qui, en moi, oeuvre et veille constamment en vue de contrôler sans cesse les paroles émises.

Dans cette perspective, c’est justement parce que je suis conscient, parce que je sais ce que je dis et que je suis attentif à maîtriser mes paroles que justement je ne dis pas la vérité, que je maintiens les usages en règle, fût-ce pour contenir la plupart des mes interventions parlées à des formules vides, très générales, banales, ultra-communes, usées. Je parle alors pour ne rien dire ou très peu de telle sorte que la vigilance de ma conscience me permet d’évoluer au milieu de mes pairs, caché à leurs regards, abrité par une armure de mots qui ne dit rien du fond de mes pensées de mes sentiments, de mes émotions et nous garde toutes et tous en « bonne relation ». On pourrait dire alors qu’on s’entend d’autant mieux qu’on n‘a rien à se dire et qu’on ne s’entend pas se dire vraiment réellement quoi que ce soit. On s’entend bien pour ne rien échanger, pour se rater mutuellement d’un commun accord sur le fait que jamais une seule vérité ne sera dite de l’un à l’autre, à moins que miraculeusement un lapsus ne surgisse et ne fasse éclater le scandale d’une vérité pure « dite » entre nous.

Mais jusqu’à quel point pouvons nous adhérer à cette conception d’une vérité qui tout à la fois vient de nous et nous échappe, « fuit » au travers de notre parole sans que nous le sachions, et précisément à cause de cette ignorance même? Faut-il attendre les lapsus, les rêves et les actes manqués pour que la vérité soit dite? Si tel était bien le cas, alors il faudrait convenir que tout effort conscient visant à dire la vérité serait voué à l’échec, que notre usage de la langue devrait trouver une forme d’autonomie, de fonctionnement interne et propre susceptible de s’activer à notre insu et, clandestinement, à notre corps défendant, de dire une vérité pure, brute, indépendante de la conscience de celle ou de celui qui la cherche et qui parle.

Or une telle possibilité nous semble d’abord totalement inepte et contraire à l’évidence car enfin comment pourrais-je dire la vérité si ce n’est de mon propre mouvement, parce que je l’ai voulu et parce que j’accompagne cet aveu, ou cette révélation de la conscience de la communiquer, de la « dire »? D’ailleurs, n’est-ce pas justement tout ce qui fait la valeur de cette démarche? N’est-ce pas justement parce que je l’accomplis « en conscience » qu’elle est fiable, susceptible d’être accueillie avec un indiscutable crédit? Comment une vérité énoncée dans un état d’inconscience pourrait-elle convaincre qui que ce soit de son statut de « vérité »? Comment ce que je dis pourrait-il être accueilli comme étant vrai si je ne suis pas moi-même partie prenante, voulante et consciente de ce discours que je tiens? Quelle cour de justice accepterait le témoignage d’une personne ivre ou hypnotisée? 




Bien sûr « dire la vérité » est une expression plurivoque (plusieurs sens), et nous pressentons qu’il existe différents registres de vérité dont certains nous apparaissent comme rigoureusement incompatibles avec l’ignorance ou l’inconscience. La recherche de la vérité notamment dans le domaine scientifique ne semble pas compatible avec la moindre forme d’inconscience. Elle implique au contraire un effort d’une totale transparence méthodologique et rationnelle grâce à laquelle la chercheuse ou le chercheur sait ce qu’il cherche, ce qu’il expérimente ou étudie et ce à quoi elle ou il aspire.

Mais les scientifiques disent-ils la vérité? Ne pratiquent-ils pas, au contraire, l’activité qui, plus et mieux que tout autre, oeuvre à constamment remettre en cause leurs résultats, à les expérimenter, à les ouvrir à des perspectives nouvelles susceptibles de contrarier leurs plus récentes conclusions? Aucune théorie scientifique n’est jamais vérifiée, mais elles se doivent tout d’être vérifiables. C’est bien le point sur lequel  l’épistémologue Karl Popper a insisté: la falsifiabilité plus que la vérité. Ce que la science « dit », c’est justement ce que l’on peut vérifier mais aussi ce qui une fois validé par autant d’expériences que l’on veut ne pourra jamais pour autant se dire « vrai ». Il existe des thèses dont le niveau de probabilité est extrêmement haut, comme le big bang, l’héliocentrisme ou l’évolution naturelle des espèces mais ce niveau de probabilité ne peut néanmoins pas revendiquer le terme de vérité ultime. Même l’héliocentrisme qui pourtant énonce une vérité indiscutable mais dans un cadre limité au système solaire. Au regard de ce système, oui la rotation de la terre autour du soleil ne faut aucune doute mais ce système lui-même ne se conçoit que comme l’une des galaxies de l’univers. L’héliocentrisme exprime dont une vérité relative, pas absolue.


            D’autre part, si par « vérité »,  nous entendons vérité sur soi, aveu ou sincérité, il n’est pas incohérent d’envisager la possibilité que ces révélations soient « innocemment » proférées, qu’elles se manifestent en effet à notre insu, au détour d’un dérapage ou d’un moment d’absence de votre conscience. On insiste souvent sur la « nudité » de la vérité. Mais alors de quel vêtement se serait-elle dépouillée? Serait-ce du voile de la conscience que la vérité se défait pour se donner à voir et à réaliser dans une forme d’évidence brute, soudaine et  aussi fulgurante que « pure »? 


2) Travail de définition des concepts effectifs dans le sujet ( Conscience/ Incoonscient / Dire la vérité ) 


(Dans tout ce qui va suivre, il convient de maintenir la différence entre un cours et une dissertation. Au sein d’un exercice dont le temps limité est de 4h, il serait absolument impossible de mener à bien une telle analyse de termes.  Nous allons profiter du temps dont nous disposons nous dans les séances de cours pour aller assez loin dans ces analyses mais le jour du bac, même si une analyse de termes pourra se révéler très utile, elle ne pourra en aucune manière être autant développé. Ce serait méthodologiquement absurde. Une dissertation ne peut se réduire à une tentative de définition des termes)


a) la conscience 


Que nous disions la vérité sans le savoir et donc sans le vouloir laisse également planer la possibilité d’un déni quasi-continuel qui précisément ne serait interrompu que par ces moments d’égarement, d’absence de notre conscience, comme si celle-ci finalement ne servait qu’à endormir en nous tout instinct de vérité, toute soif d’exactitude et d’authenticité.

Or c’est justement le contraire qui s’impose à toute personne s’efforçant de définir la conscience, puisque celle-ci ne semble pas pouvoir se comprendre autrement que comme un travail de lucidité, de transparence de soi à soi-même.

Conscience, en effet, vient du latin « cum scientia » qui signifie « avec savoir » c’est-à-dire « en le sachant ». Nous sommes conscients quand nous nous rendons compte de ce que nous vivons, ressentons, pensons.  Ce que je vis se trouve être en même temps restitué, réalisé par moi de telle sorte que je suis à la fois acteur de ma vie et spectateur.  La conscience est donc comme une vitre qui sépare en moi deux instances: le sujet qui est dans la vie et celui qui se voit vivre. C’est grâce à cette distanciation que je peux revendiquer mes actes, mes sentiments, mes pensées.

Il suffit pour s’en rendre compte de penser à l’importance de la conscience dans les déclarations et les procédures pénales, judiciaires ou juridiques.  Lors d’un procès pour meurtre par exemple, la question de la conscience de l’accusé au moment des faits est cruciale et elle est proportionnelle à la peine qui lui sera infligée. Plus cette conscience sera prouvée, plus il sera avéré que c’est librement que l’accusé présumé a choisi de tuer. Si, au contraire, il est démontré que l’accusé n’était pas « lui-même » au moment des faits parce qu’il a agi sous l’emprise d’une substance ou d’une situation qui lui a clairement faite perdre la conscience de lui-même, alors la peine pourra être allégée, ou du moins atténuée par cette inconscience passagère. 

Cela nous permet de constituer comme une chaîne d’implications conceptuelles à partir de la conscience. Celle-ci se définit donc par la capacité de savoir ce que l’on ressent, ce que l’on vit, ce que l’on pense. Par conséquent, rien de ce que nous vivons consciemment n’échappe à une forme de contrôle, de vis-à-vis. L’acteur agit toujours dans une zone de visibilité ouverte au spectateur, lequel, de ce fait, devient un "superviseur". Cela suppose qu’une action consciente est une action contrôlée, maîtrisée par son auteur, qui est donc accrédité précisément comme auteur de l’acte ou de la pensée. Il est libre d’agir ou de se retenir d’agir. Cette visibilité de l’action consciente et le pouvoir de contrôle qui en découle, tout comme la liberté, qui en est à la fois la manifestation et la résultante, dessine quelque chose que l’on peut appeler la « responsabilité » du sujet conscient. Responsabilité vient du latin « responsa ». Un être humain conscient peut et doit répondre de ce qu’il a fait consciemment parce qu’il l’a fait librement.


Il est un terme qui finalement imprègne de bout en bout cette chaîne d’implication conceptuelle, c’est la volonté. Si je suis conscient, je sais ce que je vis et ce que je fais, donc je peux sciemment vouloir puisque cette visibilité me donne le contrôle de mes actions, et cette volonté me rend responsable de mes actes. 

Nous réalisons ainsi par ce début d’analyse que l’une des dimensions essentielles du sujet consiste à poser le problème de savoir si nous voulons dire la vérité. Se pourrait-il que notre conscience soit finalement une puissance de falsification qui nous enjoint finalement de dire le faux plutôt que le vrai? N’est-elle pas plutôt au contraire, cela même qui nous permet de mener à bien notre effort volontaire de révélation du vrai? Comment pourrais-je dire la vérité sans le vouloir? Faudrait-il aller jusqu’à envisager la possibilité d’une vérité parfaitement indépendante des sujets qui la cherchent et qui aléatoirement déciderait d’apparaître, de se donner à voir dans toute sa nudité, ici plutôt que là? Serions nous condamnés à ne valoir qu’à titre de porte parole de vérités qui nous échapperaient? 

Disons nous la vérité quand "nous parlons sans savoir" ou bien au contraire quand nous savons parfaitement ce que nous disons? (C’est ça le sujet).

En philosophie, on a coutume de dissocier trois types de conscience:

  1. la conscience spontanée - Nous savons ce que nous ressentons: j’ai chaud et je sais qu’il fait chaud. Je prends conscience du monde
  2. La consciente réfléchie, je me situe moi-même par rapport à ce que j’éprouve. Je ne ressens pas seulement qu’il fait chaud, je me vois moi-même comme ayant chaud. Je prends conscience de moi dans et éventuellement face au monde.
  3. La conscience morale - je m’interroge sur la valeur morale de mes actions ou de actions des autres. Est-ce bien ou mal? 

Il est particulièrement intéressant de situer ici la troisième acception de la conscience par rapport au sujet. Est-ce parce que nous jugeons moralement nos actions ou celles des autres que nous exprimons la vérité à leur sujet? Ou bien est-ce justement parce que nous les jugeons que finalement nous renonçons à en saisir la vérité pure? Il y a ce moment où la pensée juge et ce moment finalement correspond aussi à celui par lequel la pensée abandonne, se saborde, se défait et préfère renoncer plutôt que de continuer à être elle-même et à chercher la vérité. Peu d’exemples illustrent parfaitement cette évidence mieux que celui du génocide juif et tzigane pendant le 3e Reich car les jugements aussi bien moraux que légaux nous ont finalement largement éloignés de la quête de vérité, notamment celle de la continuation aujourd’hui même dans nos modes de fonctionnement sociaux, économiques et  politiques de principes développés au temps du nazisme (au premier rang desquels il faut situer le management, voir sur ce sujet les travaux de Yohann Chapoutot sur Reinhardt  Hoehn dans « libres d’obéir »). Il peut exister dans la conscience morale l’œuvre d’une efficience déformatrice, manipulatrice. 

           


 Qu’est-ce qu’être conscient finalement? C’est la capacité d’une personne à instaurer de soi à soi une clarté, une transparence, une sorte de « vitre » de part et d’autre de laquelle elle se situe, se sait, se voit agir, penser, être. Vous nous dédoublons grâce à notre conscience en voyant et en vu, en sujet et objet, en maître et en agent exécutant finalement les ordres de ce maître que l’on est pour soi-même. Cette « vitre » est donc la cause de deux déterminations  humaines qui font partie intégrante de la considération sociale de l’être humain: la responsabilité et la réflexion (au sens de radicale « non-spontanéïté »). Puisque la personne consciente sait qu’elle agit, pense, vit elle est maître et responsable de ses actes, pensées et de son existence. Mais pour la même raison, rien de ce qui est vécu par elle ne l’est « entièrement », immédiatement.

Nous retrouvons exactement ces deux caractéristiques propres à l’être humain dans la distinction de Friedrich Hegel entre le pour soi et l’en soi:

 

            « Les choses de la nature n'existent qu'immédiatement et d'une seule façon, tandis que l'homme, parce qu'il est esprit, a une double existence ; il existe d'une part au même titre que les choses de la nature, mais d'autre part il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n'est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi. » 

Les choses de la nature, les plantes, les animaux vivent inconsciemment. Elles sont donc exclusivement impliquées dans des actions ou des ressentis « bruts », immédiats, sans recul ni effet de distanciation possible. Elles "sont", mais sans savoir qu’elles sont.  Elles sont donc « en soi », c’est-à-dire prises dans une modalité de vie spontanée à l’égard de laquelle elles sont privées de la moindre capacité d’initiative et de mise à distance. L’animal, selon Hegel ressent bel et bien la douleur mais sans distinguer « ce qu’il est » de la douleur qu’il éprouve. Ayant mal, il est cette douleur même, englué en elle. Il ne fait qu’un avec elle. L’être humain, parce qu’il est conscient, sait qu’il a mal, se rend compte qu’il a mal, dissocie donc, dans cette douleur, « lui en tant que sujet » et cette douleur en tant que sensation l’affectant à tel moment, en tel lieu. C’est ce que Hegel appelle le « pour soi ». Ce que l’on est, à savoir par exemple, un être souffrant, c’est ce que l’on est « pour soi », c’est-à-dire à ses propres yeux, à sa propre conscience. L’être humain existe donc à la fois « en soi », en ce sens qu’il a un corps, qu’il revêt une certaine opacité organique, brute, physique, en soi-même et « pour soi » puisque qu’il se sait vivre, puisque il a une conscience au travers de laquelle il est spectateur (et maître, et juge)  de lui. On pourrait dire qu’il n’est pas seulement une présence brute au monde (en soi) mais aussi une présence réfléchie (ou plutôt réflexive) à soi dans le monde (pour soi).

Mais alors quand un être conscient dit-il la vérité? Quand il sait ce qu’il dit, c’est-à-dire quand c’est un effort volontaire qui l’anime et l’oriente vers un travail, ou un processus (expérimentation) visant à tenir un propos « vrai » parce que prouvé, vérifié (pour soi), ou bien au contraire quand sa parole lui échappe et qu’étrangement une vérité pure, valant « en soi » s’échappe involontairement de sa bouche dans une sorte de délire ou de transe dont il ne se sait pas «  atteint », dont il ne perçoit même pas qu’il en est l’objet?

iI est une figure centrale et à tous égards « originelle » de la philosophie dont on peut considérer qu’elle est au cœur, pour ne pas dire « le » cœur de cette question. C’est Socrate. Nous savons, en effet, comme cela nous est dit dans « l’apologie de Socrate » de Platon qu’il a fait sienne la maxime du fronton du temple de Delphes: « connais toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux. » Cela fait sens dans notre lecture comme un appel à une forme de prise de conscience (même s’il faut prendre en compte que le terme de conscience est d’origine latine et qu’il n’a pas vraiment d’équivalent en grec: avoir la connaissance de soi n’est pas exactement la même chose que la prise de conscience mais c’est bien vers soi qu’il faut tourner notre soif de savoir, si nous voulons l’orienter ensuite vers les Dieux et l’univers).


            De plus, nous savons bien, comme c’est dit dans ce dialogue, que Socrate passait son temps à faire accoucher les athéniens d’eux mêmes au gré d’un processus de dialogue qu’il appelait lui-même la maïeutique (l’art d’accoucher les âmes). Si je sais que je ne sais pas, j’en sais plus qu ’une autre personne qui croit qu’elle sait ou qui fait tout pour en donner l’impression mais qu,i en réalité, l’ignore. Contre les sophistes qui à son époque diffusaient aux jeunes athéniens l’art de projeter aux autres l’impression que l’on sait par des techniques de rhétorique, Socrate défendait l’authenticité d’un rapport à soi plus pur, la nécessité absolue de ne pas s’illusionner sur soi comme commencement de la sagesse. Une âme accouchant d’elle même dés lors, c’est une âme qui n’est plus sa propre dupe, qui ne s’est pas laissé prendre au piège de l’apparence et de la renommée et qui sait qu’elle sait ou éventuellement qu’elle ignore, et plus souvent qu’elle ignore en fait.


C’est donc comme si Socrate, ou Platon, nous disait que toute vérité commence par un effort visant à ne pas être inconscient, ou à ne pas dire inconsciemment ce que l’on pense être une vérité. Mais l’origine même de cette sagesse si proche de ce que d‘aucuns considèrent comme la philosophie même (mais c’est faux et Nietzsche le fait remarquer: la philosophie existait avant Socrate grâce à des penseurs comme Héraclite, Parménide, Empédocle, Thalès, etc.) est pour le moins troublante, puisque il s’agit d’un oracle, c’est-dire d’une personne possédée qui ne sait pas ce qu’elle dit, une porte-parole d’Apollon, en l’occurrence qui, sous l’effet de substances diverses, émet des paroles obscures traduites par les interprètes de ce temple. C’est en effet la pythie (oracle) du temple de Delphes qui, à la question posée par Chéréphon, un ami du philosophe, consistant à demander s’il existait en Grèce un homme qui soit plus sage que Socrate aurait répondu: « non ». Cela signifie donc que l’origine même de toute la démarche Socratique dont la finalité est d’être conscient afin de dire la vérité et de ne pas se tromper sur soi vient de la parole même qui par excellence ne sait pas ce qu’elle dit.

Lors de son procès, Socrate insistera beaucoup sur le fait que cette parole de l’oracle lui est apparue comme difficile à admettre et conséquemment comme cela même qui aurait motivé ses premiers entretiens: vérifier les paroles de la pythie. On appelle « glossolalie » le type de discours échappant totalement à la personne même qui le tient. Lorsque nous répétons des mots dans une langue étrangère sans avoir la moindre idée de ce qu’elles signifient , nous pratiquons ce type de parole, tout comme l’oracle qui porte la parole des dieux sans en être d’aucune façon l’auteure, ou encore un certaine conception de la poésie pour laquelle on évoque les muses, c’est-à-dire les déesses qui vont inspirer au poète des mots et des tournures dont finalement il n’est que le vecteur inconscient, le réceptacle hasardeux et contingent. Se pourrait-il que la méthode Socratique elle-même, celle qui a prise dans la philosophie une place éminente sous le terme de dialectique (le dialogue) ait en réalité comme origine la glossolalie?

(En marge de cette analyse philosophique des termes, il faut mobiliser et orienter notre réflexion vers le problème qui nous est posé. Or, on peut d’emblée remarquer: 

  1. la conscience est l’instance qui nous permet de prendre le contrôle et d’assumer la responsabilité de nos actes. Comment dire la vérité si je ne souhaite pas la dire? Mais cette vérité vers laquelle je tendrais de tous les forces de ma volonté et la maîtrise de soi dont je suis capable, ne courrait-elle pas le risque d’être précisément trop « voulue » , trop «  attendue », trop souhaitée? Que je dise la vérité parce que le je veux ne serait-ce pas du coup dire la vérité que je veux, en tant qu’être conscient?  Comme Kant le définira grâce à sa définition du je transcendantal qui s’oppose au moi empirique, il ne s’agit pas ici d’affirmer que la vérité de ma conscience serait celle de mon désir, de mes pulsions, de mes motifs pathologiques, sensibles, particuliers, personnels, mais plutôt que cette vérité dite, voulue, travaillée, par un sujet rationnel rigoureux et soucieux de définir objectivement une vérité contiendrait quelque chose de trop humainement voulu pour être objectivement valide, et par objectivement, ce qu’il s’agit d’entendre ici est désanthropocentré, « non-humain ». On perçoit alors tout ce que cette perspective a de riche pour notre question: la pureté desanthropocentrée de la notion de vérité « pure » ne supposerait-elle pas une forme de mystification ou de décharge de la notion de sujet conscient? Ne serait-il pas nécessaire pour que la vérité soit dite qu’elle ne le soit pas par un humain conscient mais par une voix qui la porte, un porte parole au sens littéral qui se trouve exactement dans la même position que certains métaux conducteur d’un courant dont ils ne sont aucunement la source mais seulement le relais?
  2. Tout être conscient, à cause de cette conscience accuse un retard (même infime) à l’égard de ce qu’il vit éprouve, et même fait, accomplit, tout simplement parce que cette transparence, cette réalisation de ce qui nous arrive ou de ce que nous effectuons présuppose un temps d’assimilation. C’est exactement la même chose que ce que nous avons déjà souligné en parlant de la vitesse de la lumière ou de celle des neuro-transmetteurs (notre cerveau a besoin de 100 ms pour réagir à un bruit comme un coup de klaxon)  pour le sujet « avons-nous le temps? ». Tout ce dont nous prenons conscience est forcément du passé, même très proche. Mais alors, est-ce qu’un lapsus, par exemple, ne serait pas, justement à cause même de son « ratage », c’est-à-dire de sa capacité fulgurante à devancer ma conscience,  une parole instantanée qui contrairement à toutes mes autres paroles, dirait la vérité de cet instant?)


b) L’inconscient


La notion d’inconscient peut revêtir plusieurs sens:

1) Lorsque Hegel définit la conscience par le « pour soi, » cela implique que l’« en soi » est inconscient. On peut donc entendre, en ce sens le terme d’inconscient par les notions d’immédiateté, de spontanéité, de physique, de naturel, d’organique. Il existe un certain mode d’être au monde qui correspond à l’en-soi, mais dans l’esprit de la philosophie de Hegel, cette façon brute d’être au monde ne peut en aucune façon nous permettre de « dire » la vérité. Elle revêt peut-être une certaine vérité mais c’est celle de la matière. Être en soi, c’est « être là », en tant que corps, en tant que pulsion ignorante d’en être une. C’est être une présence qui ne se sait pas exister. Le souci de dire ou de chercher la vérité ne peut donc absolument pas se manifester à un être dont le mode d’être est « l’en soi ». 

La prise de position de Hegel n’est pas la seule qui puisse être retenue, même par rapport à l’en soi. Que nous disions physiquement, corporellement une vérité qui nous échappe est finalement une thèse que nous retrouvons parfaitement dans le langage corporel (body language), mais que l’on peut prolonger, approfondir. N’existent-ils pas des signaux tangibles, qui dans des attitudes qui la plupart du temps de notre vie sociale sont maîtrisés, voire empêchés, parviennent néanmoins à tromper une vigilance impossible à tenir en continuité et au travers desquels quelque chose de l’en soi filtre, s’évade du « pour soi »?

2) Le terme même d’inconscient renvoie à la psychanalyse chez Freud (1856 - 1939). Mais cette pratique qui en un sens consiste à faire jaillir à la surface de la parole d’un sujet la vérité dite, évidement  sans le savoir, par l’inconscient a une histoire. Le jeune Freud se démarque en effet très tôt des autres neurologues qui ont à cette époque à vienne une approche très organique de certains maladies comme la paranoïa, l’hystérie. Grâce au professeur Charcot, il découvre que l’hypnose permet de faire cesser certains symptômes, pendant l’hypnose elle-même. Mais si cet état d’auto-suggestion hypnotique permet de faire cesser les signes hystériques comme la cécité (être aveugle) ou la paralysie, alors cela prouve bien que ce n’est pas le corps qui est atteint mais la pensée, la psyché. En d’autres termes, quelque chose de la pensée de la patiente ou du patient utilise simplement le corps pour signaler un dysfonctionnement psychique, c’est-à-dire une donnée faisant partie intégrante de la vie de la personne mais que quelque chose de cette personne rejette, nie, refuse de prendre en compte et d’admettre. Avec Freud la notion d‘inconscient gagne un sens et une portée qu’aucun autre auteur n’avait vraiment suspecté avant lui, du moins pas sous une forme aussi « scientifique » (même si ce terme pose question, il traduit néanmoins parfaitement l’esprit de Sigmund Freud).


            L’inconscient n’est pas une partie innée de notre psychisme. Ce n’est pas quelque chose avec quoi nous naissons. Mais en même temps aucun être humain socialisé ne peut éviter d’en posséder un, parce qu’il est le produit d’un mécanisme psychique qui s’appelle le refoulement et auquel aucune, aucun d’entre nous n’échappe. Pourquoi?

Parce que nous ne pouvons pas échapper à deux données absolument incontournables de toute vie humaine en ce monde: a) la sexualité b) la socialisation. Ces deux données inhérentes à notre existence même étant contradictoires, il en résultera en nous la formation d’une partie de notre psychisme qui se dérobera à cette transparence de soi à soi que l’on appelle la conscience.

Tout être humain est en effet d’abord un être vivant, sujet comme tous les autres de pulsions sexuelles. C’est ce que Freud appelle le « ça ». Ce pulsions qui contrairement à ce que l’on pensait à l’époque sont effectives chez l’être humain dés la naissance sont actives dans toute recherche de satisfaction, y compris celles qui nous semblent les plus innocentes comme la nutrition, les satisfactions buccales, la tétée du nourrisson, etc.

        Mais au fil de son éducation par ses parents, l’enfant va assimiler l’autorité, la tutelle à laquelle nécessairement il sera soumis. Il « l’assimile » au sens propre, à savoir qu’une autre instance va se constituer dans son psychisme à partir de ce pouvoir parental qui le contraint pendant toute l’enfance? Cette instance,  Freud la baptise « le sur-moi », c’est-à-dire l’intériorisation par l’enfant d’une « voix », d’un appareil répressif et intimidant (qui le juge continuellement) qui lui interdit certains actes, certains désirs, certains plaisirs. Au fil de cette opposition constante entre le ça et le sur-moi, une troisième instance, la plus fragile, va faire son chemin dans le tracé  sinueux d’une tentative de négociation permanente entre le ça et le sur-moi, c’est le moi.

            Ce qui fait de Freud l’un des trois philosophes fondateurs d’une authentique modernité philosophique (avec Marx et Nietzsche), c’est précisément cette historicité du « moi », à savoir cette idée selon laquelle notre psyché se constitue dans le choc même de ces deux entités contradictoires que sont la nature (sexualité) et la culture (socialisation). Notre profil psychique se construit dans le fil ténu, fragile de cette opposition que recouvrent le sur-moi (société, famille) et le ça (pulsions et libido). Dés lors que peut bien signifier le travail visant à se connaître soi-même, à se faire une idée même floue de celle ou celui que l’on est?

Dans un premier temps, il faut reconnaître en nous l’existence de notre inconscient, c’est-à-dire renoncer à cette illusion selon laquelle nous saurions tout de notre pensée sous prétexte qu’elle est « nôtre ». C’est la troisième blessure narcissique.  Mais il faut bien comprendre ce terme car ce n’est même pas que notre amour propre soit posé par les thèses freudiennes comme ayant à subir telle ou telle vexation, c’est plutôt qu’il a à réaliser à quel point son existence même en tant qu’« amour du moi » pour le moi lui-même est mis à mal par tout ce que les travaux de Sigmund Freud mettent en lumière. On n’est pas soi-même naturellement. On consiste dans le chemin que va se tracer laborieusement « une » sexualité dans l’expérience qu’elle va réaliser des interdits, au premier rang desquels l’inceste prend la plus grande part. L’effort qui nous est demandé pour saisir cette intuition freudienne à partir de laquelle toutes ses théories s’articulent  s’assimile moins à celui d’une forme de désanthropocentrisme que de dépersonnalisation  du sujet (par ce terme, il faut entendre, une sorte de remise à plat, on est "quelqu'un" avant d'être telle ou telle personne - "on existe" anonymement avant d'avoir ce" vécu là" à partir de "ce nom propre là".

Aucun de nous n’a le sentiment d’éprouver une inclination pour ses parents. L’idée même de relations incestueuses nous fait plutôt horreur. Mais quiconque réfléchit un tant soit peu à cette question réalise que l’idée même d’amour dans ce qu’elle présuppose de « catégories »:  amour filial, fraternel, sororal, parental, familial, érotique, etc, relève de tout un jeu de distinctions assez précises que nous apprenons inconscient petit à petit  jusqu’à ce qu’il aille de soi qu’on n’aime pas ses parents comme on aime notre partenaire amoureux. Mais le nourrisson et l’enfant de moins de deux ans ne peuvent pas connaître instinctivement ce jeu de classification et de codes sociaux.  Et d’ailleurs cela ne nous ferait-il pas horreur précisément parce que finalement c’est l’idée même de famille et de société qui finalement s’y joue ? 


L’idée même de vérité ne serait-elle pas nécessairement reliée à des processus de cette sorte: désanthropocentrisme, dépersonnalisation, de destruction de tout ce qui tendrait à nous accorder à nous-même une sorte de primat ou de privilège. La vérité pourrait être ce que finalement, au sens propre, nous n’osons même pas imaginer parce que notre civilisation s’est construite à partir de sa négation? Revenir de la croyance en notre « élection », en notre prédilection, dans la finalisation d’un univers qui aurait été conçu pour l’homme, ou d’une vocation, d’un avenir humain là où en réalité ne s’effectuerait que le processus d’un devenir: ne serait-ce pas exactement et exclusivement l’ouvrage même de toute vérité? Si tel était le cas, dire la vérité reviendrait à dissiper « des illusions arrangeantes », à désamorcer une à une toutes les croyances édifiées par les hommes pour entretenir la fiction d’un « avoir à être », tout ce qui, au sens propre, est trop beau pour être vrai? Se pourrait-il que l’humain soit un être dont le développement entier repose sur une œuvre de dénégation du réel?  Qu’il y ait quelque chose de fondamentalement mensonger dans notre évolution, dans notre rapport à la vie, au monde, voire à nous-mêmes? Dire la vérité, ce serait alors dire l’inavoué qui se situe à la base, aux origines mêmes de notre psyché, là où règne l’interdit aussi fondamental que fondateur de notre existence, de notre sexualité, de nos penchants premiers.

Mais comment avons-nous réalisé ce « pli là » ? Comment pourrions nous être à la fois les dissimulateurs et les chercheurs? Comment concevoir que nous puissions partir en quête de la vérité dont nous serions aussi les fossoyeurs ? Et quelle serait exactement la nature de cette vérité inavouable dont nous nous constituerions comme une personnalité, un profil psychologique, de la dissimuler, de la contenir, de la travestir ? Ce serait alors comme si un lourd et commun secret nous reliait toutes et tous par une commune façon de ne pas la dire, de la taire ou de la travestir, comme si finalement les hommes socialisés, au-delà de la communauté de leur espèce étaient fondamentalement reliés les uns aux autres par la dissimulation d'un secret de famille. Mais quel serait ce secret?

Répondre à cette question impose que chacune et chacun de nous emprunte une voie qui engage ce que nous pourrions appeler une triple modalité de recherche du vrai à la fois en soi-même, en l’humanité dans tout ce que son évolution doit à la notion de civilisation, et dans la mythologie, dans le sens que peuvent revêtir les tout premiers récits des humains, à savoir qu’il y a nécessairement quelque chose des cosmogonies (récits fondateurs) ou des récits anciens qui porteraient en eux quelque chose de cette vérité dont notre statut d’êtres humains consisteraient à la voiler.

Or, parmi les récits les plus anciens de la Grèce antique (430 avant JC), Oedipe roi de Sophocle occupe une place particulière parce que l’esprit du tragique grec s’y exprime à plein, avec une exacerbation des deux passions principales de la tragédie: à savoir la terreur et la pitié. Mais, plus encore que cela, il y a dans l’histoire d’Oedipe quelque chose qui, sans aucun doute, constitue comme une feuille de route à l’Ethos même de la condition humaine.  Certes, Oedipe est bien victime de la malédiction des Labdacides  mais rien ne contribue plus et mieux à la réalisation de cette malédiction que la conscience du héros, que la volonté d’Œdipe de voir clair dans ce qui le frappe jusqu’à la révélation finale à laquelle il ne survivra qu’en décidant de se priver de la vue.

Ce qui a attiré l’attention de Freud dans ce récit, c’est qu’il y a retrouvé exactement ce fond de violence chaotique, pure, a-civilisationnelle, c’est-à-dire « tabou » au sens le plus fort de ce terme. C’est exactement comme si ce récit décrivait avec précision les crimes les plus susceptibles de situer un homme au seuil franchi de l’humanité de l’humanité. Ce qui constitue une famille, c’est-à-dire finalement la forme la plus originelle d’institution, c’est la frustration de nos tout premiers désirs, lesquels se portent vers l’un des deux parents suscitant du même coup notre hostilité foncière à l’égard de celle ou de celui « qui occupe déjà la place ». 

La famille est la première institution. Tout ce que Freud découvre en fait, c’est la puissance insoupçonnable de toutes ces pulsions sur la répression desquelles s’instaure cette institution, exactement comme une mer contre laquelle les installations d’une ville bâtissent un barrage. Ce n’est pas un hasard si Freud utilise cette image pour évoquer le travail par le biais duquel le « je » doit l’emporter sur le « ça »: « C’est un travail de civilisation tel que l’assèchement du Zuiderzee », laquelle désigne une mer intérieure polderisée par la Hollande pour gagner des terres cultivables. 

Freud a été assez marqué par la lecture de Schopenhauer et par son affirmation d’une force naturelle fondamentale et inconditionnée qui est à l’origine de toutes les manifestations du monde. Rien de ce qui existe naturellement ne se soumet à une autre puissance que celle-ci, à savoir le désir de vivre de tout ce qui vit, désir pur, sans considération de quelque limite que ce soit.  « C’est la seule expression vraie de l’essence intime du monde » dit Schopenhauer.  L’être humain est comme un travailleur acharné qui tente de contenir l’incontenable, d’imposer à la puissance irrationnelle d’une vie démente le barrage d’une vie « décente », ordonnée, transparente. Oedipe réalise à la fois ce qui est le plus haï, le plus détesté par tout homme soucieux de s’intégrer à l’humanité et en même temps ce que chacune et chacun désire le plus au monde, ou plutôt désire « d’abord », ou du moins dés les premières émotions affectives de son existence. 

A bien des titres, aussi répugnant que nous apparaisse ce désir incestueux (et pourrions-nous dire, « à cause de »  cette répugnance qui marque assez clairement tout ce que le travail de socialisation crée en nous en termes de répulsion conditionnée)  il est, selon Freud, la base même de toute une éducation, de tout un dressage à partir duquel aimer, désirer, être attiré(e) repose fondamentalement chez l’être humain sur un mouvement de frustration essentiel. Aimer sera toujours d’abord renoncer à celle ou celui que l’on a aimé d’abord, comme si le rapport à la loi s’imposait également ici dans l’efficience de la plus initiale et de la plus déterminante de toutes les frustrations (laquelle sert également de base fondamentale à l’exogamie (aller chercher son épouse ailleurs)). 

On ne comprend vraiment la force de l’inconscient que lorsque l’on mesure la puissance de ce non-dit, de cette inavouable inclination. Il n’est pas possible à l’être humain d’exister sans inconscient parce qu’il n’est pas envisageable que nous puissions vivre dans l’acceptation de ce que nous sommes, à savoir oedipe. Nous sommes des oedipes voyants parce que nous existons comme des miroirs inversés par rapport au héros grec, à savoir que ce qu’il fait (l’inceste et le parricide) c’est ce dont il ne sait pas qu’il le fait alors que nous, ce que nous ne faisons pas (la même chose) , c’est justement ce que nous refusons de nous avouer à nous-mêmes que nous le désirons. Nous nous constituons sur le fond d’une frustration là même où Oedipe lui passe outre sans le savoir. En d’autres termes, ce qu’Oedipe fait sans savoir qu’il le fait, c’est exactement ce dont nous nous constituons comme une profession de foi, une ligne de conduite fixe et infrangible de toujours contrarier. A la lumière de l’oeuvre de Freud, nous sommes toutes et tous des désirs incestueux contrariés lors même que Oedipe lui est un incestueux réel qui s’ignore. 



Dans la pièce de Sophocle, Oedipe-roi, un passage correspond précisément à la question posée par le sujet. La peste sévit sur Thèbes et Oedipe demande à Tiresias, le voyant aveugle, pourquoi les Dieux s’en prennent ainsi à la cité. Tiresias et le devin qui avait prédit à Laïos et Jocaste, parents d’oedipe que leur fils accomplirait l’inceste et le parricide. Il sait tout et avertit Oedipe contre une enquête dont finalement il serait à la fois le sujet et l’objet, celui qui la décide et celui qui est recherché. La cause du malheur de Thèbes c’est lui-même de telle sorte qu’il entame sans le savoir une démarche de vérité dont il est à la fois l’initiateur et le secret. La vérité qu’il recherche est en lui, non pas parce qu’il la recherche mais parce qu’il est la cause des troubles qu’il veut élucider. Oedipe, le déchiffreur d’énigmes, qui fut si habile à saisir la solution du problème proposé par la sphinge, se lance ici dans une quête destructrice, et Tiresias refuse de lui livrer cette vérité. Poussé par le roi qui, hors de lui, le somme de révéler tout ce qu’il sait, Tiresias finit par dire la vérité à un Oedipe incrédule qui prend pour une insulte ce qui n’est que la description fidèle des faits: « tu vis dans un commerce infâme avec les plus proches des tiens ». « En moi vit la force du vrai » dit alors Tiresias. Et quand Oedipe lui demande d’où viendrait cette force puisque « ce ne serait pas son art  de la divination », Tiresias répond: c’est toi puisque « tu m’as poussé à parler malgré moi ». Oedipe vit sans le savoir dans la vérité qu’il recherche, dans l’origine même des malheurs qui accablent la cité.


Or si nous remontons le fil des 25 siècles qui séparent Sophocle et Freud, si nous suivons le lien qui relie l’écriture de cette pièce à l’invention de la psychanalyse et notamment la place fondamentale que le complexe d’Oedipe occupe dans les thèses de l’analyste, nous réalisons que finalement tout ce qui se passe mal dans la pièce de Sophocle au cours de ce dialogue, à savoir cet échange d’insultes, c’est finalement exactement ce qui doit se passer bien dans une analyse « normale », à savoir que l’analysé(e) est censé dire sans vraiment le savoir tous les secrets qu’elle s’est inconsciemment dissimulés à elle-même. C’est inconsciemment que nous disons la vérité de notre inconscient mais c’est aussi la tâche de l’analyste que de faire sortir par la technique dite de la talking cure (se soigner en parlant) les secrets qui nous font souffrir:



TIRÉSIAS Je n’en dirai pas plus. Après quoi, à ta guise ! laisse ton dépit déployer sa fureur la plus farouche.

ŒDIPE Eh bien soit ! Dans la fureur où je suis je ne cèlerai rien de ce que j’entrevois. Sache donc qu’à mes yeux c’est toi qui as tramé le crime, c’est toi qui l’as commis — à cela près seulement que ton bras n’a pas frappé. Mais, si tu avais des yeux, je dirais que même cela, c’est toi, c’est toi seul qui l’as fait.

TIRÉSIAS Vraiment ? Eh bien, je te somme, moi, de t’en tenir à l’ordre que tu as proclamé toi-même, et donc de ne plus parler de ce jour à qui que ce soit, ni à moi, ni à ces gens ; car, sache-le, c’est toi, c’est toi, le criminel qui souille ce pays !

ŒDIPE Quoi ? tu as l’impudence de lâcher pareil mot ! Mais comment crois-tu donc te dérober ensuite ?

TIRÉSIAS Je demeure hors de tes atteintes : en moi vit la force du vrai.

ŒDIPE Et qui t’aurait appris le vrai ? Ce n’est certes pas ton art.

TIRÉSIAS C’est toi, puisque tu m’as poussé à parler malgré moi.

ŒDIPE Et à dire quoi ? répète, que je sache mieux.

TIRÉSIAS N’as-tu donc pas compris ? Ou bien me tâtes-tu pour me faire parler ?

ŒDIPE Pas assez pour dire que j’ai bien saisi. Va, répète encore.

TIRÉSIAS Je dis que c’est toi l’assassin cherché.

ŒDIPE Ah ! tu ne répéteras pas telles horreurs impunément !

TIRÉSIAS Et dois-je encore, pour accroître ta fureur. ..

ŒDIPE Dis ce que tu voudras : tu parleras pour rien.

TIRÉSIAS Eh bien donc, je le dis. Sans le savoir, tu vis dans un commerce infâme avec les plus proches des tiens, et sans te rendre compte du degré de misère où tu es parvenu.

ŒDIPE Et tu t’imagines pouvoir en dire plus sans qu’il t’en coûte rien ?

TIRÉSIAS Oui, si la vérité garde quelque pouvoir.

ŒDIPE Ailleurs, mais pas chez toi ! Non, pas chez un aveugle, dont l’âme et les oreilles sont aussi fermées que les yeux !

TIRÉSIAS Mais toi aussi, tu n’es qu’un malheureux, quand tu me lances des outrages que tous ces gens bientôt te lanceront aussi.


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