mardi 4 octobre 2022

Terminales HLP: l'expérience est-elle partageable? (2)

 

3) "Tricher la langue" pour partager l’expérience - Roland Barthes (1915 - 1980)

Dans sa critique de la langue, Henri Bergson évoque et réfute une possibilité qui effectivement ne va pas dans le sens de la démonstration qui est en cours dans l’extrait en question, à savoir que nous serions tous romanciers, tous poètes si nous éprouvions le sentiment « avec ces mille nuances fugitives qui en font quelque chose ‘absolument nôtre ». Il évoque alors la puissance stylistique de ces écrivains capable tout en restant « dans les mots » de pointer grâce à leur écriture ce que leur sentiment recèle de singulier, d’unique, de « juste ». Mais Henri Bergson pense qu’il existe pour l’être humain un autre mode de pensée que celui de la langue, c’est ce qu’il appelle l’intuition ou « le saut dans la durée ». 

Il n’est pas question pour nous de traiter ce problème de l’existence d’une nature extra-linguistique de la pensée (pas parce que ce n’est pas intéressant mais parce que ce n’est pas votre sujet et ce serait trop long), mais justement, à la lumière du texte de Sigmund Freud, de faire remarquer à quel point la langue prend une part éminente pour ne pas dire la place fondamentale de notre inscription dans le monde.  Ce n'est pas tant qu’il semble difficile de faire partager une expérience autrement que par les mots, c’est plus encore que cela: dans la relation qui se noue avec les proches, avec moi-même, avec le monde extérieur, les mots apparaissent dans l’exemple de l’enfant à la bobine (qui est bien plus qu’un exemple) rigoureusement incontournables. Comment pourrais-je contourner la médiation des mots si elle est toujours déjà à l’œuvre dans ce processus de symbolisation au fil duquel tout sujet humain s’avère capable de dire « je »? De prendre conscience de sa présence active et décisionnelle dans le monde?


Le sémiologue Roland Barthes adhère totalement à cette irrévocable et dictatoriale présence de la langue. Mais il décrit dans cet extrait de sa leçon inaugurale à la chaire de sémiologie du Collège de France, le seul biais, la seule ouverture qui rende possible selon lui, une forme de « liberté », d’expression juste du ressenti et donc de transmission de l’expérience: 


« Dès qu'elle est proférée, fût-ce dans l'intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d'un pouvoir. En elle, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l'autorité de l'assertion, la grégarité de la répétition. D'une part la langue est immédiatement assertive : la négation, le doute, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers ; ce que les linguistes appellent la modalité n'est jamais que le supplément de la langue, ou ce par quoi, telle une supplique, j'essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation. D'autre part, les signes dont la langue est faite, les signes n'existent que pour autant qu'ils sont reconnus, c'est à dire pour autant qu'ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu'en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j'énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j'affirme, j'assène ce que je répète.

Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l'on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c'est un huis clos. On ne peut en sortir qu'au prix de l’impossible (…)  Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu'à tricher avec la langue, qu'à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d'une révolution permanente du langage, je l'appelle pour ma part : littérature. »


Il est très éclairant de mettre en rapport ce passage avec l’enfant à la bobine de Freud, non seulement parce qu’il confirme le rapport entre la naissance à la langue et l’émergence d’un pouvoir, la jouissance de ce pouvoir, mais aussi parce qu’il montre que l’envers de ce pouvoir est un nouvel asservissement non plus à la situation mais à la langue. Parler, user de mots, même dans l’espace privé d’un dialogue de soi à soi, c’est devenir un sujet de la langue mais précisément non pas seulement sujet au sens de pouvoir dire « je », mais aussi sujet d’un souverain, d’une souveraine: la langue elle-même. 




Roland Barthes appuie sa démonstration sur deux « rubriques »:

  1. L’autorité de l’assertion - Tout énoncé de langue, quelle que soit sa nature, est « publié », public, extérieur, même si vous êtes le seul à le recevoir, dans l’espace privé de votre intimité. « Ce qui est dit est dit », même si c’est silencieusement que vous le dites « intérieurement ». C’est cela que signifie « assertion ». Chacune et chacun de nous a déjà éprouvé cette impression qu’un seuil était franchi dans l’expression du mot. Il est « là » et immédiatement non percevons qu’il est trop ceci ou trop cela, qu’il dit de façon trop tranchée, trop approximative la finesse d’une situation ou d’un sentiment qui en soi requérait plus de nuances? Nous corrigeons donc « le tir »: nous disons « plus ou moins », nous rajoutons un cependant, un néanmoins, un « en quelque sorte », « d’une certaine façon » « en un sens ». Nous multiplions les indicateurs de relativisation du contexte, de la personne, de la sensibilité de l’intensité, etc. « Si je puis dire »…Mais que suis-je en train de faire si ce n’est de le dire? Les mots nous semblent devancer notre pensée, mais c’est parce qu’en réalité, ils sont toujours déjà « notre » pensée et parce que cette exposition crue d’une affirmation même relativisée est toujours en excès par rapport à une vérité qui est plus ténue, plus fine, plus délicate. Nous ne vivons que des tropismes et nous en rendons compte avec des étendards. Ce n’est pas tant que les mots soient à côté de la plaque du ressenti, comme le dit Bergson, c’est plutôt que les mots sont les seuls moyens d’exprimer ce ressenti et qu’ils « l’exposent » à une lumière trop crue. Nécessairement, nous utilisons toutes les ressources possibles pour atténuer cette exposition, cette « franchise » un peu grossière, mais nous ne pouvons pas le faire avec autre chose que des mots, qui aussi recherchés soient-ils, aussi subtils soient-ils, s’exposent eux-mêmes dans l’intentionnalité pourtant contraire d’un recouvrement. Plus nous essayons d’atténuer l’assertion et plus nous créons d’autres énoncés affirmatifs dont nous nous repentons immédiatement. De rétractations et rétractions, nous approfondissons le sentiment de ne jamais dire exactement ce que nous ressentons, sans nous rendre compte que cela vient moins du sentiment lui-même que de la façon dont le sentiment nous apparaît à nous mêmes dans notre pensée, à savoir comme étant « déjà des mots ». Comme Roland Barthes le dira plus tard: il n’y a pas de « hors langage ».
  2. La grégarité de la répétition - Toute langue, y compris celle des mots que nous nous disons à nous-mêmes, n’aspire qu’à une chose: être comprise, communiquer un message qui doit forcément être « commun » à l’émetteur et au destinataire. Par conséquent, ici aussi, aussi subtil et fin que soit tel ou tel énoncé, il cache « ce montre qu’est un stéréotype ».  Ici Roland Barthes désigne indiscutablement « une honte de parler ou de penser en mots » qui, à quelques degrés, ne peut pas ne pas dormir en chacune et en chacun de nous. Nous nous en voulons de mettre des mots sur des choses, même si c’est le seul moyen de savoir que ce sont des choses ou de les transformer comme telles. A peiné énoncée ou pensée, telle affirmation, en effet, devient monstrueuse. L’offensé, dans « Pour un oui pour un non », ne cesse quasiment jamais d’envoyer des signes de cette honte qui mêle à la fois l’acte d’exprimer cette humiliation qu’il ressent et cette haine à l’égard de l’offenseur, et en même temps cette certitude que personne ne comprendra ou plutôt que tout le monde fera semblant de ne pas comprendre, parce que de toute façon, les ressentis sont toujours déjà des mots et que les mots sont des simulations  approximatives et affichées de ressentis. Sous cet angle l’offenseur est un parfait hypocrite qui sait bien que l’offensé a raison mais qui jouit sans pudeur de cette sournoiserie inhérente à toute langue, de ces masques, de ces clichés que nous ne pouvons pas ne pas utiliser mais qui, en même temps, donnent à la finesse indicible de nos ressentis des masques grotesques de carnaval. 


« Je ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne  dans la langue. » Parler, c’est retraiter des déchets, c’est reprendre une image, un mot qu’on a trouvé là et qui "bonant malant » peut correspondre. On bricole, on s’adapte mais ce sont que des solutions de fortune. Tiens! J’ai trouvé ce mot là par terre, je le colle sur telle impression et du coup je contribue moi aussi à ce gigantesque gâchis que parler  « est ». Mais il faut bien saisir que ce sentiment si proche de Bergson décrit, dans l’esprit de Roland Barthes une contrainte absolue. Il n’est pas possible de faire autrement. Parler, c’est errer dans une décharge publique, mais vraiment publique, au sens de publiée, ouverte, une espèce de fourre-tout de l’expression orale ou écrite (un réseau social, en fait).




Nous sommes donc maître et esclave parce qu’il est absolument impossible d’échapper à ces deux rubriques: parler ou écrire, c’est affirmer alors que nous voudrions nuancer et répéter alors que nous voudrions innover. Mais il convient ici de vous rappeler de cet enfant à la bobine qu’indiscutablement nous avons été. Nous avons gagné un vrai pouvoir en parlant mais nous nous sommes aussi offerts à l’exercice d’une dictature sans partage, sans exception (du moins apparemment). Nous sommes prisonnier d’un système linguistique qui nous enferme à la fois dans une sorte de foire de surenchère médiatique et de décharge publique. Et cet enfermement est définitif. Nous ne nous en sortirons pas par des voies usuelles.  Il va falloir « ruser » avec ce qui nous a trompé, ou du moins avec ce dont nous ne percevions que le bon côté de la pièce.

« Mais un esprit exercé ne pouvait voir là qu’un raffinement de la fatalité qui leur prodiguaient  ces traîtreux réconforts comme le vin mêlé d’épices et d’aromates dont on fortifie le corps des suppliciés pour redoubler en eux l’acuité de nouvelles tortures et leur en faire pénétrer jusqu’au fond les poignantes délices. »  

Julien Gracq - Au château d’Argol

Cette phrase extraite au hasard d’un roman  écrit par l’un de plus grands stylistes de la littérature française, Julien Gracq, contient quelque chose qui ressemble, autant qu’il est possible, à la tentative de la littérature d’échapper à cette dictature. Il n’y a là que des mots, et pourtant dans leur articulation autant que dans leur sens, l’affirmation, l’assertion est atténuée. La phrase dit et veut bien dire quelque chose, mais quant à la chose qui est dite, elle reste étrange, exclusive. Indiscutablement les personnages décrits ici ne sont pas communs, ne sont pas monsieur « tout le monde » et la longue métaphore du vin mêlé d’épices parvient à marquer du sceau d’une spécificité radicale ce qui se passe entre eux. Jusqu’où peut-on aller dans l’utilisation de clichés que l’on va tordre, torturer, relier par des figures rhétoriques multiples pour que précisément il n’en reste plus rien de commun?

Dans un tout autre registre, le poète Gherassim Lucca utilise bien des mots dans ce poème intitulé « prendre corps »:


« Je te flore /tu me faune /je te peau / je te porte / et te fenêtre /tu m’os / tu m’océan / tu m’audace / tu me météorite /je te clé d’or / je t’extraordinaire / tu me paroxysme / tu me paroxysme / et me paradoxe / je te clavecin / tu me silencieusement / tu me miroir / je te montre / tu me mirage / tu m’oasis / tu m’oiseau / tu m’insecte / tu me cataracte / je te lune / tu me nuage / tu me marée haute / je te transparente / tu me pénombre / tu me translucide / tu me château vide / et me labyrinthe / tu me parallaxes / et me parabole / tu me debout / et couché / tu m’oblique / je t’équinoxe / je te poète / tu me danse / je te particulier / tu me perpendiculaire / et sous pente / tu me visible / tu me silhouette / tu m’infiniment / tu m’indivisible / tu m’ironie / je te fragile / je t’ardente / je te phonétiquement / tu me hiéroglyphe / tu m’espace / tu me cascade / je te cascade à mon tour / mais toi / tu me fluide / tu m’étoile filante / tu me volcanique /  nous nous pulvérisable / nous nous scandaleusement / jour et nuit / nous nous aujourd’hui même / tu me tangente / je te concentrique / concentrique / tu me soluble / tu m’insoluble / en m’asphyxiant / et me libératrice / tu me pulsatrice / pulsatrice / tu me vertige / tu m’extase / tu me passionnément / tu m’absolu / je t’absente / tu m’absurde / je te marine / je te chevelure / (…)



Il n’est vraiment pas question ici de donner son point de vue ou son goût pour le poème mais d’être attentif à ce que fait le poète qui correspond exactement à ce que veut signifier Roland Barthes quand il parle de «  tricher la langue ». Julien Gracq et Ghérassim Lucca dans des styles littéraires qui nécessairement et heureusement se distinguent radicalement essaie pourtant de faire la même chose, à savoir dans cette prison de mots qui ne revêt pour nous pas la moindre extériorité, comme une maison qui ne serait que le dedans d’elle-même, démentir les mots, les neutraliser, les dépouiller le plus possible de l’effet dévastateur des deux rubriques de l’affirmation et la grégarité. 

Ce n’est pas commun d’utiliser des substantifs comme s’ils étaient des verbes et pourtant nous comprenons le message qui est celui de l’intensité des interactions amoureuses. Mais nous ne comprenons pas vraiment le sens des mots. « je te volcanique »?  « Tu me soluble ». Il n’y a là que des images, que des recoupements étranges entre l’amour et le volcan, l’amour et la château vide, l’amour et le « aujourd’hui même ». Mais est-ce que c’est vraiment irrecevable?  Est-ce que l’image ne vaut pas la peine? Est-ce que les mots précisément par cet usage complètement chaotique, par cette violence imposée à la syntaxe, à la grammaire à l’orthographe ne toucherait pas du doigt quelque chose de plus profond qui est bien là, en nous, que nous ressentons grâce à ces mots mais aussi parce que ces mots sont blessés, travaillés, violés, outragés ? Les mots sont violents avec nous. Soyons violents avec eux!

Si nous voulons contrarier la dynamique de conformisme et de suivisme des noms communs, il suffit de leur imposer un usage peu commun, extraordinaire et de miser alors sur un effet trouble de reconnaissance qui n’a rien à voir avec de la communication ou avec de la compréhension. On est troublé par le choc des images et des affects véhiculés par ces mots que l’on n’a jamais lus livrés au flux anarchique de telles associations, à de telles correspondances:

 L’étoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles,
L’infini roulé blanc de ta nuque à tes reins
La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles
Et l’Homme saigné noir à ton flanc souverain. 

Arthur Rimbaud 1871



                        Finalement les poètes et les écrivains ne nous touchent pas tant parce qu’ils savent utiliser les mots que parce qu’ils parviennent à en briser la routine, l’effet de clôture, la logique de fermeture. Tricher la langue, c’est se donner tous les pouvoirs de ne pas respecter la grammaire, les significations, les usages. Si nous consentons à faire « dysfonctionner » la systématique de la langue, alors nous creuserons des brèches dans ce mur qui finalement très tôt s’interpose entre nous et le monde, entre nous et les sensations, entre nous et nous-mêmes.

Nous réalisons alors tout ce que Roland Barthes apporte de nouveau par rapport à Bergson dont le texte ne faisait que pointer et critiquer l’effet banalisant de la langue sur nos sentiments. Nous pouvons partager nos émotions mais du coup ce ne sont plus nos émotions: voilà, en substance ce qu’affirmait à juste raison Henri Bergson. L’expérience donc, est partageable, mais ce n’est pas vraiment l’expérience, c’est un succédané d’expérience revisité, transformé, dénaturé par le langage. Roland Barthes n’hésite pas à dramatiser encore davantage la situation. La langue est assertive et grégaire, de telle sorte qu’elle fait à la fois de nous des maîtres (assertion) et des esclaves (grégarité).

Tout énoncé de langue « assène » ce qui, dés lors qu’il est proférée devient « un mot d’ordre ». Ce que l’on dit en « fait toujours trop » parce que c’est un jugement et qui plus est sans nuances. Parler, c’est « mettre les pied dans le plat »,  c’est résumer une situation ou un complexe émotif sentimental par de étiquettes qui, aussi subtiles soient-elles, ne seront jamais à la hauteur de la confusion et de la continuité du ressenti. Il suffit de prêter attention à toutes ces expressions qui expriment précisément cette approximation: « grosso modo », « si je puis dire », « en quelque sorte », « en un sens ». Nous ne cessons de pointer l’efficience de cet angle mort de la langue, cette sorte de « zone de patinage » inhérente à l’usage des mots à cause de laquelle la signification précise est à chercher « là-dedans », mais ne correspond pas exactement au sens de l’expression. Cela, c’est le pouvoir que nous donne notre statut de sujet de notre langue maternelle. Nous « tranchons dans le vif » quitte à ne jamais dire la vérité pure de l’expérience que nous avons vécue.

Mais, en même temps, nous utilisons, pour le faire, des formules usagées, trouvées dans les caniveaux, dans le « tout venant » des décharges linguistiques publiques. Nous nous soumettons aux clichés véhiculés par des termes communs et rabattus, comme de vieilles étiquettes déposées sur des réalités émotives toute récentes et, par là même, dépréciées, caricaturées. On ne peut donc séparer l’usage d’une langue de deux actions qui sont d’ailleurs totalement liées: aliéner et être aliéné(e).

Mais là où Bergson condamne radicalement la langue, et finalement sous-entend que toute authenticité passe par son rejet, par l’acte de son exclusion (et par une sorte de saut mystique dans la durée), Roland Barthes, au contraire, accroît d’abord notre désarroi en qualifiant ce problème d’insoluble.  Il n ‘y a pas de solution. Il n’y a pas de hors langage,  « c’est un huis clos », dit-il. Un peu comme la matrice dans le film des frères Wachovski, on ne peut la combattre que « de l’intérieur d’elle-même » et ce que désigne ce combat est exactement la littérature, c’est-à-dire, une utilisation contraire à l’esprit même de la systématicité de la langue.


                Qu’est-ce qu’un système? C’est un ensemble au sein duquel tous les éléments qui le constituent ne valent et n’ont de sens que parce qu’ils expriment une signification distincte d’un autre élément de ce même ensemble. Un jeu de cartes et un système au sein duquel la valeur du roi s’instaure parce qu’elle se différencie de celle du valet et lui est supérieure. Mais sorti de ce système, c’est juste un dessin sur un carton. De la même façon une monnaie forme un système parce que le billet de 100€ se différencient de celui de 50€ et permet donc de s’acheter plus de choses. Si un système peut donc s’appliquer à un autre ordre (celui de la monnaie sur celui des marchandises, par exemple), ce n’est pas parce qu’il est directement  ou naturellement relié avec lui (il n’y a aucun rapport physique entre 50€ et un livre, par exemple) mais la différence de valeur entre le billet de 50€ et celui de 100€ est exactement ce qui va établir la différence entre un livre et un blouson (à 100 €) par exemple. Le sens qui relie une réalité ou sentiment à son nom est exactement de même nature, ce qui veut dire que la différence entre nos sentiments grâce à laquelle nous les identifions comme sentiments ne vient pas de la réalité pure de notre trame affective (laquelle est continue) mais d’un système de noms au sein duquel chaque nom se définit en se distinguant simplement d’un autre nom. 

Ces différences vont s’articuler en fonctions, en temps de conjugaison, en genres, etc, de telle sorte qu’elles pourront, dans une certaine mesure, rendre compte de ce qui en réalité constituent des variables intensives d’un seul et même flux: celui de notre trame sentimentale, mais sous une forme radicalement autre puisque des variables intensives seront restituées (et en fait dénaturées) par des distinctions conceptuelles.  L’amour n’est pas un sentiment distinct de la haine mais une variable intensive de la haine. Il n’y a que des variables stylistiques (en ce sens qu’être triste n’est qu’une certaine façon d’être heureux). Ce que nous vivons ce sont les mutations stylisées d’une seule et même faculté qui est ressentir, éprouver, ce que l’on pourrait appeler la passion au sens étymologique du terme (pathein: souffrir, éprouver).

Les termes mêmes de Roland Barthes prennent dés lors un relief particulier. Puisque l’authenticité de nos ressentis réside dans la stylisation dynamique d’une seule et même efficience passionnelle, il nous suffit d’utiliser au sein même de ce système dont nous ne pouvons pas sortir (et qui est la langue) le style, c’est-à-dire la littérature.

Tricher la langue mais AVEC la langue, c’est là toute la pertinence de la solution de Roland Barthes pour que la langue permette de partager l’expérience sans pour autant la trahir. Nous utilisons ces mots, ces formules usagées au sein desquelles dorment ces monstres que sont les stéréotypes mais nous ne nous soumettons pas complètement aux impératifs de clarification du sens des énoncés. La volonté de communiquer par l’entremise d’énoncés clairs qui ont un sens bien établi dans la logique stéréotypée de la langue est alors mise à mal par celle de se tenir au plus prés des variables intensives de notre trame passionnelle. 


Le poème de Gherassim Lucca est vraiment une illustration parfaite de cette tricherie. C’est un poème d’amour, cela ne fait pas le moindre doute. Le procédé utilisé consiste à utiliser des noms, des substantifs, de adverbes, des adjectifs  comme si ils étaient des verbes:

« …tu me marée haute / je te transparente / tu me pénombre / tu me translucide / tu me château vide / et me labyrinthe / tu me parallaxes / et me parabole / tu me debout / et couché / tu m’oblique / je t’équinoxe / je te poète / tu me danse / je te particulier / tu me perpendiculaire / et sous pente / tu me visible / tu me silhouette / tu m’infiniment / tu m’indivisible / tu m’ironie / je te fragile… »

Evidemment il est absolument nécessaire que nous ne nous détournions pas de ce poème à cause de ces incongruités syntaxiques. Il a un sens mais étrangement ce sens ne vient pas du sens de la phrase. D’ailleurs ce ne sont pas vraiment des phrases puisque elles sont  majoritairement composées d’un sujet, d’un pronom personnel et d’un complément d’objet mais qui fait fonction de verbe sans en être un. «  Je te marée haute ». Deux réactions se succèdent en nous: 1) nous ne comprenons rien 2) il utilise l’image de la marée montante pour exprimer la relation amoureuse entre deux personnes et finalement il ne fait aucun doute que c’est de désir dont il est question.  Plutôt que de parler de l’intensité croissante du désir qui relie deux personnes amoureuses, il dit « je te marée haute ». C’est une image mais il n’y a pas de « comme ». Il ne dit pas que le mouvement de désir que suscite en lui sa présence est « comme » celui irrépressible et récurrent de la marée. Il ne le dit pas parce que ce qu’il veut suggérer c’est non seulement la violence de ce désir mais aussi qu’il n’est tout simplement pas impossible que ces deux mouvements soient liés. 

Le titre du poème est « prendre corps » et ce qui finalement s’effectue au fil de la lecture de cette oeuvre, c’est qu’en réalité l’amour ne relie jamais deux corps préalablement constitués mais désigne au contraire l’expérience même d’en revêtir un de prendre chair de s’incarner et, en fait, rien n’existe hors de l’efficience même de cette incarnation amoureuse.  C’est comme si l’auteur revisitait le sens de tous les mots auxquelles il donne improprement une fonction verbale de telle sorte qu’ils naîtraient à l’occasion d’une adresse, d’une interaction amoureuse: « je te…. » «  tu me… ». C’est dans le corps à corps de l’expérience amoureuse que se situe le creuset même de toutes les marées montantes, de toutes les pénombres, de toutes les transparences, de tous les labyrinthes, etc.

L’amour n’est pas du tout une expérience que nous pourrions définir comme l’une parmi tant d’autres, elle est l’expérience première, fondamentale, originelle à partir de laquelle prennent corps et sens les substantifs les adverbes et les adjectifs énoncés entre tous ces slashs. 

La figure utilisée par ce poème est l’ellipse. Quelque chose en nous, (évidemment notre immersion dans la langue) est presque irrépressiblement tenté de « combler les vides ». « Tu me debout » deviendrait alors: « tu me fais tenir debout », ou « tu me vertige » deviendrait « tu m’étourdis jusqu’au vertige », etc. Mais, même à mettre alors de côté la perte de sens poétique de tels messages, ce n’est pas du tout le sens de ce qui est « dit », ni même de ce que veut dire Lucca. Quel est ce sens?  Qu’il y ait le mot vertige ne prend sens, valeur et corps que dans ce que ta présence crée pour moi, en moi, à moi. La naissance du mot vertige se réalise dans l’interaction amoureuse. Le mot vertige n’existait pas avant que je n’en comprenne et vive le sens dans l’effet qu tu me fais. L’ellipse n’et pas suggérée, elle est faite. Je n’ai ni le temps, ni l’esprit, ni l’envie, ni l’éducation nécessaires à faire des phrases correctes, pas du tout par paresse, ou par esprit de facilité, mais parce que l’intensité soudaine de cette amour me place en situation de saisir les mots, non plus comme les pièces d’un puzzle qu’il faudrait reconstituer correctement mais avec la soudaineté d’une réalisation qui est justement celle de l’expérience. Le mot « vertige » ne vient pas pour se plaquer à l’affect ressenti du vertige, après réflexion, il est, au contraire, ce qui vient aux lèvres du poète dans cette liste étrange au fil de laquelle il « bégaie » littéralement l’amour qu’il donne et celui qu’il reçoit. Ce n’est plus le mot qui suggère l’affect comme c’était le cas pour « l’absente de tous bouquets », c’est le ressenti qui fait jaillir le mot soudainement au mépris de toute règle, de tout usage grammatical, dans l’effervescence amoureuse de la proximité des corps.

La langue est court-circuitée, la grammaire est violée, outragée mais, du coup, l’expérience est mieux partagée, elle n’est pas totalement dénaturée par les mots, puisque les mots eux-mêmes sont impactés durement par le ressenti.

Si nous reprenons la comparaison avec la décharge publique pleine de ces formules usagées que sont les mots. Le poème de Lucca ne nous fait pas complètement sortir de la décharge puisque de fait son poème se compose de ces mêmes mots qui jonchent ces tas de déchets offerts à tout le monde pour exprimer les sentiments de Monsieur Tout le Monde, mais nous pourrions dire que le temps de la collecte est considérablement réduit. On ne prend pas le temps de sacrifier aux usages. On ramasse sous la pression affective d’une forte intensité amoureuse de telle sorte que le mot, le adjectifs, les adverbes sont posés dans un verticalité soudaine, dans un aplomb sidérant, qui tient un peu de la langue des bébés, de cet affleurement des besoins et des affects qui se fait jour dans la maladresse court-circuitée des énoncés. Les mots d’ailleurs sont jetés à peine sont-ils utilisés. L’utilisation géniale de slashs (il faut rappeler que le poème a été écrit à une période où les caractères informatiques n’avaient pas encore gagné la langue) ne contribue pas seulement à impulser une vitesse très rapide à la lecture du poème, à la succession des images mais aussi à créer une sorte d’ « esthétique du jetable », du séquencé. Un corps amoureux se dessine mais par fragments, par une succession d‘effets de polarisation sur une fonction verbale d’autant plus « focalisante » qu’elle n’est pas accomplie par des verbes. C’est une succession d’éclairs, grammaticalement incorrects dans l’instantanéité de laquelle on a l’impression que les mots fulgurent, éclatent puis retombent comme les fusées d’un feu d’artifice après leur acmé. Ils ont été jetés et, de fait, ils sont jetables mais chacun aura suscité une image très brève, ce que l’on pourrait appeler « un cliché ». 


Mais précisément on peut tout dire de ce poème, on peut vraiment ne pas apprécier cette esthétique des mots jetés à la pelle au fil des « je te… tu me…. », mais on ne voit vraiment pas comment on pourrait soutenir qu’il ne fait se succéder que des « clichés » au sens de « lieux communs », parce que personne avant Gherasim Luca, n‘avait pensé ou osé faire la même chose. Dans sa maladresse syntaxique, quelque chose de notre rapport à la langue est secoué, troublé, ranimé, comme si c’était précisément parce que c’est incorrect que du coup l’émotion pointe sans être recouverte par l’usage grammaticalement maîtrisé des mots. Parlant de littérature et de style, Gilles Deleuze qui évoque Gherasim Luca parle de "bégayer le langage »:

« Un style, c’est arriver à bégayer dans sa propre langue. C’est difficile parce qu’il faut qu’il y ait nécessité d’un tel bégaiement. Non pas être bègue dans sa parole, mais être bègue du langage lui-même. Etre comme un étranger dans sa propre langue. Faire une ligne de fuite. Les exemples les plus frappants pour moi: Kafka, Beckett, Gherasim Luca. » 

Extrait de Dialogues de Claire Parnet et Gilles Deleuze

« Il faut qu’il y ait nécessité d’un tel bégaiement »: cette affirmation est vraiment centrale. Il est malheureusement évident que de nombreuses personnes lisant ce poème n’y verront qu’un amas de mots jetés au hasard au gré des « je te.. » et « tu me… ». Ils ne se rendent pas sensible à la nécessité du flux et des recoupements des images qui naissent. Chaque « je te… » « tu me » est comme un coup de burin très sec, très ponctuel qui sculpte dans la matière des mots un corps à deux têtes ou à deux entités.  Le langage est bien la toile de fond de toute prise de parole, de toute écriture, comme le marbre dont va se détacher la forme de la statue. Il n’y a pas de hors langage, mais il y a des choses nouvelles que l’on peut faire du langage à condition de court-circuiter les façons usuelles de l’utiliser.  Ce n’est pas contre le langage qu’il s’agit de diriger ses efforts, comme Bergson semble bien nous y inviter mais contre l’usage commun des mots et contre cette banalité lisse de la phrase bien construite le bégaiement littéraire est la solution. 

Gherasim Luca est roumain. Samuel Beckett est irlandais et ils ont tous deux écrit un bonne partie de leur oeuvre en français, dans une langue qui leur était étrangère, y gagnant quelque chose de ce bégaiement. Mais de quoi s’agit-il? Qu’est-ce que Gilles Deleuze veut désigner par ce terme de bégaiement? 


Nous parlons souvent « pour ne rien dire », c’est-à-dire que l’usage des mots est tellement commun, banalisé que n’y circule plus que des formules toutes faites de politesse ou de pure convention. La capacité de généralisation des mots fonctionne alors à plein et si systématiquement qu’on tourne en rond, que l’on n’échange que des généralités. L’enfant qui apprend la langue fait évidemment des incorrections, ne connait pas encore ces formules de circonstances. Mais il se révèle alors capable d’inverser la tendance et de dire pour ne pas « parler ». Sa parole, puisque parole il y a, ne se laisse jamais aller à « parler pour parler ». Il n’a pas les « usages », il n’a pas les codes. L’intention, le désir, l’affect apparaissent alors dans toute leur pureté au fil d’un usage incorrect de la langue et c’est parce qu’ils bégaient leur langue qu’ils « disent » au lieu de parler pour parler.

C’est ce même bégaiement qui traverse et secoue le poème de Luca. C’est du « dire » pur sans additifs, sans dilution dans les formules d’usage. On ne comprend pas le sens de la phrase (et on pourrait dire: évidemment parce que ce n’est pas une phrase: il n’y a pas de verbe et pas de point, mais juste un slash), mais on saisit de façon fugace le rapprochement entre « marée haute » et « tu me », on saisit par une faculté d’association presque instinctive le rapport entre la marée montante et le désir qui s’accroît.


« Je », « te »: combien de fois par jour utilisons nous ces pronoms personnels sans nous rendre compte de ce que leur succession sonore ou graphique sous-tend de relation, de proximité, d’amour, de haine, d’adresse. Le bégaiement de cette association est de nature à nous réveiller de notre endormissement et à faire affleurer à la surface de notre compréhension le fond d’affect qui sommeille en elle. 

Or c’est justement parce que la formulation n’a pas de sens grammatical établi que nous comprenons ce qui est dit, et vraiment « dit » plus que « parlé ». C’est une parole qui « dit »  plus qu’elle ne « parle ».


Conclusion

L’expérience est-elle partageable? Si dans un premier temps, avec Max Scheler, nous avons plutôt réduit le champ possible de ce partage en lui substituant celui de « prendre part à » qui ne revêt pas le même sens, nous avons rapidement perçu l’importance des mots dans l’efficience de cet échange. Les mots véhiculent et créent des affects susceptibles de rapprocher ou au contraire d’éloigner, d’isoler une personne. Grâce à Freud et à son observation de l’enfant à la bobine, il est apparu que finalement l’expérience était toujours préalablement partagée en ce sens que l’inscription de l’enfant dans l’expérience du monde ne pouvait pas s’accomplir sans naître au langage, sans l’acquérir et le maîtriser, ce qui ouvre du même coup l’accès à un authentique pouvoir sur les autres, sur les choses et sur soi-même (le jeu du je). Mais alors est-ce bien de l’expérience dont il est question ou de son substitut symbolique?

Roland Barthes nous a fait comprendre tout ce qui de cette immersion de l’enfant dans le symbole imposait une forme linguistique de totalitarisme: il n’y pas de hors langage. Nous somme condamnés à échanger des formules d’usage sur des substituts mimés d’expérience travesties, et finalement non faites. Mais il nous indique également une issue, la seule selon lui, à savoir la littérature. Grâce à l’étude du poème de Gherasim Luca, nous avons mieux compris de quelle « tricherie », de quelle esquive salutaire il était question par le terme de littérature, celle d’un bégaiement de la langue. Puisque nous ne nous comprenons (superficiellement) que par des malentendus (Nietzsche), ne pourrions-nous pas nous entendre par du « mal exprimé », des barbarismes, des fautes, de incorrections? En lisant Gherasim Luca, nous ne comprenons pas le sens de phrases qui d’ailleurs n’en sont pas, mais nous saisissons sans difficulté les affects et la réalité de l’expérience décrite. L’expérience érotique de l’amour est ici partagée parce qu’elle est dite tout en étant mal «  parlée ». Elle se transmet dans une violence qui affecte et trouble le vecteur même de la langue censée assurer sa transmission.  Peut-être est-il alors envisageable de contredire la fameuse formule de Wittgenstein (« ce qu’on ne peut pas dire il faut le taire ») en affirmant, au contraire « qu’il est urgent de mal parler ce qu’il s’agit impérativement de dire ». Ce « mal parler », aussi étrange que cela puisse sembler, c’est la littérature même. 




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