Il est bien des aspects à la lumière desquels l’intuition de l’éternel retour telle qu’elle a été formulée de plusieurs façons par Friedrich Nietzsche nous semble « effective », opérationnelle voire indépassable. S’agit-il vraiment d’une intuition, c’est-à-dire d’un pressentiment, d’une adhésion aussi inconditionnelle et certaine que difficile à fonder rationnellement ? Le registre parfois poétique et largement métaphorique de la langue de Nietzsche ne doit pas nous égarer. Il existe des raisons de penser que l’éternel retour est bien davantage qu’une perspective fumeuse et spéculative.
Comme nous l’avons vu la mise en relation d’un constat pur et indéfectible, à savoir l’existence d’un présent et du principe stoïcien le plus affirmé à savoir « la distinction entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n'en dépendent pas » nous donne une base suffisamment forte pour saisir le fond de l’intuition Nietzschéenne ainsi que sa solidité.
En effet de quoi puis-je dire avec une certitude irrécusable que « c’est là ». J’écris ces lignes en cet instant mais, je peux rêver que j’écris ces lignes. Toutefois que je rêve que j’écris ces lignes ou que je les écrive « effectivement », l’instant de l’impression de les écrire, lui, demeure. Même si l’on m’a trompé sur le calendrier (quel calendrier serait objectivement juste, d’ailleurs?), même si nous ne sommes pas à la date ni à l’heure a laquelle je pense les écrire, il faut bien que l’instant soit, « instant » considéré comme pur présent de cette impression d’écrire. Ce qu’il y a donc, c‘est du présent. Mais quel présent? Celui de l’aiôn ou de chronos? Aiôn évidemment et pour deux raisons:
- Ce présent est celui d’un affect, donc il n’est pas divisible. Il est plus proche de la durée affective de Bergson que du temps des horloges
- On peut m’abuser sur le temps des horloges (comme le fait l’intelligence artificielle dans Matrix)
Est-il envisageable qu’un homme puisse se tenir à l’égard de cette émergence pure de l’instant comme présent continu, éternel, cosmique et cyclique de l’aiôn « à sa hauteur ». Si Nietzsche parle de surhumain, c‘est bien en effet que cette hauteur réclame de nous une puissance extraordinaire, vertigineuse de désengagement, de détachement à l’égard de toute vision chronologique et exclusivement historique, sociale, technologique du temps. C’est aussi que jusqu’à maintenant (par « maintenant » entendons le 21 e siècle: chronos) être humain: c’est ce qui s’est développé dans Chronos et peut-être les défis à venir qu’il nous reste à relever impliquent-ils une humanité « autre », « surhumaine », mais pas au sens de divine ou d’idéalisée, au sens de revenue de l’illusion d’un temps exclusivement chronologique, successif en tant qu’unités séparées qui s’accumulent de façon hétérogène comme des briques ou des grains de sable dans un sablier.
Ce qu’il convient de faire par rapport à cette « surhumanité » posée par Nietzsche est de saisir tout ce qu’elle induit finalement d’humilité. Les deux termes ont d’ailleurs la même racine latine: "humus" (le sol). La surhumanité ne décrit ni plus ni moins qu’une humanité revenue à hauteur (basse) de sol, sachant que ce sol est celui du présent de l’aiôn. Que chacune et chacun évalue tout ce que la perception chronologique du temps charrie de déceptions, de culpabilité, d’anticipations déçues, de procrastination, de perversion (au sens précis décrit par Edgar Allan Poe dans sa nouvelle « le démon de la perversité). Chronos définit une temporalité au sein de laquelle « être soi » ne s‘effectue que dans la constante d’une mise en différé de soi, comme si le temps d’être autre ne cessait de surgir à titre d’improbable mais, en même temps de toujours effective éventualité , en s’intercalant entre l’instant donné d’être et celui de se représenter ce qu’on a à être ou ce que l‘on aura à être ou ce que l’on aurait dû être, de telle sorte qu’entre celui que l’on est en train de devenir et celui qu’on s’imagine avoir à incarner s’insinue perpétuellement un dommageable écart.
Mais alors, sommes-nous tentés d’objecter, que se passerait-il si tous les hommes n’avaient plus cette conscience morale grâce à laquelle ils se retiennent de mal agir par peur de subir la culpabilité tout au long de leur vie ultérieure? Ne serait-ce pas le chaos si chacune et chacun souscrivait ainsi par l’éternel retour à ce que tout ce qui est, du simple fait que « c’est », est tel qu’il doit être? Non, Il est toujours temps de prendre conscience de l’éternel retour parce que l’éternel retour n’est après tout que l’affirmation de la roue d’un Eternel présent. Il n’est pas question de se retenir de mal agir maintenant par peur d’avoir à subir la culpabilité après (ça c’est encore la vision d’un temps chronologique), il faut se retenir d’agir mal maintenant parce que cela revient à agir mal tout le temps, dans la totalité cyclique d’un temps cosmique. Ce n’est pas dans chronos que j’agis mal, c’est-à-dire dans un présent fugace qui est déjà dépassé par la perspective d’un moment futur, c’est dans la continuité de cet aiôn à la lumière de laquelle ce futur n’est futur qu’en tant qu’il est encore le présent et que donc ce mal que j’avais fait en espérant que la discontinuité du temps était déjà en train de l’effacer ne l’efface pas du tout mais le perpétue et encore, et encore, et encore.
Si je saisis que le temps véritable dans lequel s’effectuent les évènements est Aiôn et pas Chronos, j’inscris tout, absolument tout, dans ce temps là, ce qui veut dire qu’il n’y a rien à regretter de rien: tout ce que j’ai été, suis et serai, revêt modestement la même inéluctabilité que la rotation des planètes ou les phénomènes stellaires. Rien ne s’accomplit en vertu d’une autre raison d’être que celle-là même par quoi l’univers (ou les univers) s’effectuent, maintenant et à jamais. Je ne comprenais pas l’éternel retour avant et j’ai mal agi, je me suis comporté de telle sorte que je ne pouvais pas ne pas avoir une très piètre opinion de moi-même, mais cette action du passé est partie prenante d’un univers qui, pour autant n’a pas cessé d’être. Cela ne signifie pas que mon action était juste, ni que son accomplissement était voué à me faire prendre conscience de mon erreur et de la corriger maintenant. Il ne peut exister aucune velléité de repentance, n même de « bien agir » dans l’éternel retour. Tout est bien, tout a toujours été pour le mieux. Il n’y a rien à redire, ni à rétracter du flux continu, incessant et cosmique de cet éternel présent qu’est Aiôn et par conséquent je suis en cet instant exactement ce qu’il a toujours fallu que je sois, ce qui nécessairement dans la fulgurance instante de cette révélation, m’assigne une tâche à l’évidence de laquelle je ne peux pas me dérober, tout simplement parce qu’il n’y a nulle part de temps pour le faire, et cette tâche est à la fois infiniment lourde et légère: elle consiste à assumer, à dire « oui » à la continuité de tout ce qui fût, est, et sera, de telle sorte que ce maintenant du « oui » à l’éternel retour ne regrette absolument rien de ces actes pitoyables commis avant cette réalisation ni ne les louent. Ils participent simplement à l’efficience d’un univers qui s’approuve lui-même et ce par cette approbation personnelle de mon être à ce qu’il a toujours été et toujours sera.
Mais la puissance de la pensée de l’éternel retour se libère dans sa capacité à mêler dans le même flux d’une nécessité inéluctable la réalisation de cette gravité ancienne avec la réalité de cet univers présent maintenant. Il n’y a pas lieu ici de regretter quoi que ce soit de nos anciennes bévues. Il n’y a pas de lieu où le faire parce qu’il n’y pas de temps pour le faire. Pourquoi? Parce que c’est maintenant que cet univers là « est ». Dans cette présence, l’univers se donne raison instantanément. De par ma seule présence à cette raison d’être instante d’un univers qui est là maintenant, le seuil d’un éternel retour auquel dire oui s’impose à moi maintenant et j’ai déjà dit « oui » de toute éternité.
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