La thèse d’Adam Smith considéré comme l’un des fondateurs du libéralisme consiste à poser l’égoïsme comme le support et la garantie d’un bon fonctionnement économique de la société. C’est précisément dans la mesure où chacun ne pense qu’à satisfaire ses propres intérêts qu’il concourt, à son insu, au bien de l’intérêt public. Nous retrouvons ici l’image évoquée par Kant d’une belle forêt constituée d’arbres d’autant plus hauts et droits que chacun d’eux n’aspire qu’à se hisser jusqu’à la lumière du soleil pour en profiter plus que les autres. C’est l’idée défendue par le philosophe allemand d’une « insociable sociabilité » (ce rapprochement entre Kant et Smith ne prévaut ici qu’épisodiquement : Smith nous décrit une société dans laquelle chaque homme est « heureusement » le moyen de l’autre alors que Kant, comme nous le verrons, défend le devoir moral de considérer autrui « jamais simplement comme un moyen mais toujours aussi comme une fin »). Les hommes ne sont utiles à leurs semblables qu’en ne visant leur profit personnel. « En dirigeant cette industrie de manière que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela comme en beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir un objectif qui n’entre nullement dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait pour but d’y travailler. »
On perçoit bien à quel point Adam Smith se méfie des « bons mouvements » ou des bonnes intentions. L’image de la main invisible, c’est-à-dire d’une sorte de neutralisation efficiente et dynamique des motivations égoïstes dans une orientation économique globalement productive et favorable s’appuie sur la différence de perspective entre la vision personnelle et la vision d’ensemble. Le capitalisme permet justement de n’attendre rien d‘autre du citoyen que son mouvement le plus viscéral, ce fond de réaction le plus prévisible et le plus ancestral : la sauvegarde de ses intérêts. A l’échelle sociétale, la solidité de cette motivation permet de structurer des rapports stables parce que compréhensibles et prévisibles. Une personne investissant de l’argent dans tel type d’industrie ne peut que vouloir la réussite de cette industrie puisque elle lui rapportera de la sorte un « gain ». Les entreprises ont besoin d’appuis fiables, d’investissements durables et l’égoïsme constitue un « terreau » humain bien plus solide et fertile que tout mouvement désintéressé sur lequel on ne saura pas jusqu’à quel point on peut « y compter ». L’argent est donc l’intermédiaire nécessaire et incontournable de cette neutralisation, de cette heureuse configuration sociétale par le biais de laquelle c’est en ne pensant qu’à soi-même que l’on contribue au bien des autres. Il convient d’insister sur la nature indirecte, exclusivement transactionnelle des rapports humains compris dans ce contexte. Les hommes ne créent de mouvement d’ensemble favorable que dans l’exacte mesure où chacun d’eux est muré, engoncé dans la seule visée de son propre bien.
L’argent est la clé indispensable de cette gestion continue des mouvements de « donnant donnant ». Il est cette médiation dont la neutralité, « l’absence d’odeur » pourrait-on dire, la seule fonction quantitative (établir le « comptant » d’un bien ou d’un service) rendent possible l’indifférenciation des besoins entrainant ainsi celle des moyens de leur satisfaction. C’est comme si à partir de lui, la consommation devenait enfin l’affaire d’une société et sortait ainsi du contexte personnel de la négociation de particulier à particulier (troc), laquelle, selon Aristote, reste dépendante des besoins. Les évolutions des échanges correspondent à l’élargissement des communautés. De la mise en commun des biens au troc et du troc à la monnaie, on passe, selon le philosophe grec, de la famille à des communautés interfamiliales et de ces communautés à des cités, au mode de vie collective que nous connaissons aujourd’hui. Quelque chose de la mondialisation est donc présupposée dans la notion même d’argent.
Or tout le raisonnement d’Aristote repose sur le fait que, selon lui, il existait d’abord des inégalités naturelles dans la satisfaction des besoins : « l’échange peut intervenir pour tout : il a son origine première dans ce fait conforme à la nature que, parmi les hommes, certains ont trop et d’autres pas assez de certaines choses nécessaires. » En d’autres termes, les rapports humains, grâce aux échanges, sont gérés par cet intérêt collectif d’instituer une moyenne de satisfaction collective permettant à tous et à chacun de voir ses besoins élémentaires contentés. Lorsque Adam Smith affirme que l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, il suit parfaitement la thèse d’Aristote selon laquelle les échanges et les liens sociaux entre les hommes s’appuient sur la nécessité de corriger des inégalités naturelles dans la satisfaction des besoins.
On pourrait ainsi décrire la généalogie du « vivre ensemble » et de ces modalités d’échange « intéressées ». D’abord existent ces inégalités naturelles qui conduisent les humains à pratiquer le troc pour équilibrer les plateaux de la balance de l’offre (satisfaction) et de la demande (besoin). Le troc suppose une activité comptable par le biais de laquelle doit s’établir un principe d’équivalence des biens échangés : un mouton ne « vaut » pas autant qu’une poignée d’orge. On perçoit bien comment dans cette quantification des besoins opère un processus d’abstraction de la pression organique de la nécessité vitale. Les hommes sont amenés à marchander sous la forme de comptant de biens le rapport physique qu’ils entretiennent avec la nécessité biologique de rester en vie. Il ne s’agit déjà plus au sens littéral du terme d’être en vie mais d’avoir de quoi le rester et cela au gré d’un équilibrage quantitatif de marchandises de première nécessité. Mais, aussi première que soit cette nécessité des biens, elle sera, du fait de sa nature comptabilisée, abstraite en chiffres et l’on peut penser que c’est au gré de ce chiffrage que finit par s’instaurer dans l’esprit des hommes l’idée d’une « moyenne » ou d’un minimum quantifié de biens à partir de quoi vivre devient « concevable ». Il convient d’être particulièrement attentif à ce détachement, à ce décrochage fondamental dans l’histoire de l’humanité par le biais duquel la spontanéité d’un mouvement organique qui existe « de fait » par lui-même, en lui-même, se trouve suspendu à des conditions qui se constituent dans la texture même d’un marchandage humain.
Contrairement à ce que nous dit Aristote, quelque chose de l’ordre d’une spéculation existentielle ou plutôt d’un présupposé d’interprétation, de l’imposition d’un arbitraire préjugeant de ce que vivre a à être « humainement » apparaît déjà dans le troc. Tant que l’homme pourvoit naturellement à ses besoins, il suit la ligne tracée par ce que l’on pourrait appeler « son devenir biologique », mais dés que s’établit, par le troc, cette idée d’un revenu minimum de biens lui permettant de se situer dans la moyenne quantifiée d’un équilibre de marchandises échangées avec ses semblables, vivre passe de l’évidence naturelle d’un fait à ce que l’on pourrait appeler un « avoir à faire » extrait d’opérations de transaction ; en d’autres termes, cela devient un « fait de société ». Vivre, ce n’est plus ce qui se fait mais ce que j’ai à faire, à extraire des conditions imposées non plus par les interactions physiques de mon « être au monde » mais par les échanges qui se tissent au fil des rapports humains en société. C’est exactement comme si vivre cessait alors d’être ce courant dont j’éprouve en moi l’efficience continue pour devenir le chiffre de cette balance extérieure équilibrée par les besoins et les offres des autres et dés lors soumis aux fluctuations d’un « inter-être » humain. De ce qui s’impose pleinement et seulement du « fait d’être », vivre devient ce qui se marchande dans le jeu de tractations ne visant plus qu’à « avoir ». Avec le troc s’opère donc déjà le passage de « l’être vivant » à « l’avoir à vivre ».
On perçoit bien tout ce qui, dans le processus de cette quantification, a pu générer la possibilité d’un plus et d’un moins « objectifs ». Au nom de ce principe d‘équité visant à établir un principe d’équivalence entre la nature différente des biens échangés, c’est bien la notion même d’immersion dans un élan spontané et intuitivement impératif de vie biologique qui perd toute assise au profit d’un calcul de rentabilité minimale et collective par quoi s’instaure une marge de manœuvre exclusivement humaine à l’endroit de la donne vitale biologique. La possibilité que l’on puisse jouir de plus que du nécessaire s’impose à partir de la traduction de ce nécessaire qui se manifeste d’abord par du ressenti en termes de biens extérieurs à échanger et plus encore de valeur moyenne calculable du « comptant » de ces biens. Que l’on puisse manquer du nécessaire ou le dépasser largement, c’est ce qui ne saurait venir à l’esprit de l’homme avant d’avoir transcrit les termes de ce nécessaire à la vie du ressenti organique dans la forme duquel il se manifeste « d’abord » à cette moyenne dans laquelle il se convertit socialement ensuite.
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