Imaginons la situation suivante : l’un de nos amis nous demande de lui rendre un service. Mais nous ne pouvons pas lui donner satisfaction. Il nous oppose alors en guise d’argument cette « ultime formule » : « après tout ce que j’ai fait pour toi ! » Quelque chose de cette expression relève du tragique comme ces instants de vérité dans lesquels nous avons le sentiment qu’un voile se lève sur ce qu’il en est du fond des relations sociales. Alors ce n’était que ça : cette amitié de plusieurs années que vous avez vécue de façon intense et désintéressée se trouve comme rayée d’un seul coup par le choc de ces mots. A aucun de ces moments heureux partagés avec vous, votre soi-disant ami n’a cessé de tenir à jour le relevé de comptes de toutes les attentions qu’il a eues à votre endroit, comme si, au fur et à mesure que vous viviez votre relation amicale comme le jeu libre et « donné » d’affinités électives, s’allongeait peu à peu dans l’esprit de l’autre l’ardoise de toutes les choses qu’il a faites pour vous en vue de vous en demander tôt ou tard la rétribution. On se dit souvent en pareil cas qu’on est bien bêtes d’avoir cru qu’il pouvait en être autrement mais qu’avons-nous crus au juste ? Nous pensions que les sentiments étaient la marque d’un lien inconditionnel, sans cause ni justification. Nous adhérions à la représentation d’une amitié dans laquelle chacun donne sans se soucier de recevoir, dans l’instant pur de la joie de donner pour donner, comme si les relations vraies se faisaient toujours sur la base d’une absolue gratuité, de façon improgrammable et inadvertante, comme un « fait ».
Revenant de cette vision « idyllique », nous jetons alors un nouveau regard sur les relations humaines, lesquelles nous semblent au contraire toujours motivées par « quelque chose ». Cet ami a-t-il en fin de compte exprimer autre chose que la loi même régissant tous les liens humains ? Il devient, dés lors, possible de traverser toutes les modalités de rapports, y compris celles que nous supposons les plus désintéressées, d’un regard cynique prompt à y relever l’intérêt sous-jacent. On ne revient jamais bredouille d’une telle chasse : nos parents entretiennent avec nous des rapports apparemment désintéressés, profonds, inconditionnels : ils se réjouissent de nos réussites et sont authentiquement peinés de nos échecs mais n’est-ce pas justement cette authenticité qui devient suspecte ? Est-ce de « notre » échec qu’ils se désespèrent ou du déficit de considération, d’estime de soi que les touchent de plein fouet en tant que parents d’un « looser » ? Ont-ils jamais cherchés en nous quoi que ce soit d’autre que des raisons de se satisfaire de l’image de bons parents que nous étions, en tant qu’enfants « épanouis », à même de leur renvoyer ? Il est probablement vrai qu’ils n’aspirent qu’à notre bonheur mais peut-être dans l’exacte mesure où celui-ci leur donne la possibilité de se satisfaire d’être eux-mêmes, c’est-à-dire de bons parents.
Ce qu’il s’agit d’éclairer ici c’est la base inconsciente de tous les rapports humains, ce qui les motive profondément, et rien ne semble plus édifiant dans cette perspective que les gestes les plus apparemment gratuits comme les cadeaux. Apparemment nous offrons quelque chose « comme ça » sans arrière pensée à une personne que nous aimons mais en même temps nous n’apprécierions pas que le destinataire ne perçoive pas la valeur de notre don. Nous souhaitons « l’obliger », comme dit très justement la langue française, c’est-à-dire le placer en situation de débiteur, comme si désormais il nous devait quelque chose mais pas sous la forme explicite et impérative de la dette. Il s’agirait plutôt des conventions plus souples, mais aussi plus insidieuses d’un savoir-vivre des relations humaines, des choses qu’il est de bon ton de pratiquer quand on a quelques notions des usages de la bonne société, de la délicatesse de l’art du « vivre ensemble ». Ce qui pourtant se cache derrière cette délicatesse, derrière ces choses « qui se font » est assez terrifiant quand nous y réfléchissons, c’est la sécheresse de relations toujours fondées sur la nécessité de « renvoyer l’ascenseur », de ne pas laisser s’allonger le comptant des dettes de tous ces petits services amicaux rendus parce qu’en fin de compte, il est d’usage de ne rien recevoir sans donner à son tour. Le propre des relations humaines, dans ce sens, c’est que rien n’y est jamais gratuit. Nous ne nous lions aux autres que dans l’exacte mesure où nous y gagnons quelque chose. C’est le principe du donnant-donnant qui constitue le moteur du lien social et les règles du savoir-vivre consistent à ne jamais se méprendre sur la permanence effective et latente de ce fond égoïste sur la base duquel toutes les relations humaines se constituent. Derrière le service qu’apparemment gratuitement on me rend se dissimule l’attente du service que je rendrai.
Il existe pourtant des instants rares, privilégiés dans lesquels la toile tissée par l’efficience de cette loi sous-jacente des échanges se déchire pour laisser apparaître des mouvements de confiance pure ou de joie gratuite de donner. Lorsque un bébé nous sourit, nous sommes submergés par une vague de contentement total parce que nous savons bien que ce sourire est « incroyable », qu’il n’attend rien en retour et que le bébé n’est pas en train de se montrer sympathique ou d’essayer de promouvoir son ascension dans l’échiquier social. Nous sommes parfois sujets à de purs élans de sympathie à l’égard d‘une personne que nous rencontrons pour la première fois et c’est comme si nous touchions alors du doigt des zones encore plus secrètes que celles de cet égoïsme sous-jacent dont il était préalablement question. C’est ce que nous retrouvons dans l’amour ou l’amitié quand nous réalisons que le sentiment que nous éprouvons pour une personne tient à sa façon inimitable de relever une mèche de ses cheveux, d’oublier ses lunettes, de mâchonner le bout de son stylo, de rater, sans jamais faiblir, le bon dosage de café à mettre dans la machine, bref quand nous nous abîmons dans la contemplation des mille et un détails constituant son inscription dans la chair même du quotidien. Chacun de nous consiste peut-être davantage dans cet éparpillement quasi moléculaire des sillons que nous traçons dans l’habitude que dans ces grandes attitudes que nous jetons trop ostensiblement au regard des autres. Il y a là comme l’expression physique d’un « je ne peux autrement » par quoi se révèle le fond inconscient, non revendiqué de l’acte d’exister d’un être humain vivant. L’attraction que nous éprouvons pour ces mille et un détails par lesquels une personne manifeste la simplicité première de son ancrage dans la vie quotidienne est toute à la fois incompréhensible et irrésistible.
Si tous nos rapports avec les autres n’étaient fondés que sur l’intérêt, cela veut dire qu’en un sens, il ne se produirait que des « glissements » et pas vraiment des rencontres dans la mesure où l’intérêt désigne ce qu’une relation est « susceptible » de m’apporter comme avantage. Ce serait seulement l’assurance d’un gain qui motiverait notre mouvement vers l’autre. Il y aurait bien des prises de contact présentes entre des « gens » mais elles ne seraient causées que par ce processus d’attentes réciproques par quoi nous escomptons un bénéfice futur du lien présent, lequel n’est donc pas tant appréhendé comme présent qu’en tant que garantie d’un futur amélioré. N’y aurait-il pas ici la pertinence d’un lien entre le fait que notre rapport à la société est toujours formulé dans les termes de l’intérêt et l’impératif de progrès qui s’impose à nous dans la considération de nos modes de vie sociétaux ?
La gestion des problèmes qui se posent dans la société n’est en effet abordée par de nombreux théoriciens que dans les termes de la conciliation des intérêts particuliers de chacun avec les intérêts communs d’une collectivité. C’est finalement dans cette perspective que Rousseau, qui pourtant est très loin d’être un philosophe « cynique », dans son livre : « le contrat social », en vient à articuler toute sa conception d’un « vivre libre » au sein d’un « vivre ensemble » autour de la notion de « volonté générale ». Mais la possibilité que la vie sociale soit « avant cela » un présent de points de rencontres et de composition anarchique de ressentis entremêlés, de lignes de vies croisées constituant un pur et simple entrelacement de « trajets d’existence » n’a finalement jamais été vraiment prise en compte par les philosophes. Disons qu’il ne l’a été que dans la mesure où il convenait de sortir de cela pour y voir clair et c’est alors comme si la notion d’intérêt leur été apparue comme la seule capable de désigner un angle favorable de prise pour que cette « matière sociale » d’hommes à faire cohabiter dans un ensemble apparaisse comme une matière « malléable », offerte à un travail d’organisation. Tant que les rapports humains sont fondés sur les intérêts, l’espace social de la vie collective est encore « constructible » parce que les actions humaines sont prévisibles, c’est-à-dire programmables politiquement.
Ce qui peut alors sembler suspect dans les philosophies défendant l’idée que les rapports humains ne sont fondés que sur l’intérêt, ce n’est pas tant la vision cynique et réductrice de l’être humain que la facilité avec laquelle elles considèrent comme un point acquis et hors de discussion une conception à partir de laquelle la vie humaine devient un objet de pensée, de définition, de conceptualisation. Pour qu’une pensée politique puisse exister, il importe que l’être humain et les rapports qu’ils nouent avec ses semblables constituent un objet d’étude « fiable », offert à la production de thèses prédictibles, c’est-à-dire traversé de mouvements observables et récurrents. Il convient donc que l’on puisse y relever l’efficace de « lois », que l’on puisse dire : « c’est ainsi que l’être humain fonctionne ». C’est finalement à cette condition que les collectivités humaines constituent un matériau adéquat à l’expérience politique, c’est-à-dire à l’exercice d’une autorité. Affirmer que l’administration des affaires humaines dans une communauté repose sur la nécessité de gérer des conflits d’intérêts situe d’emblée la discussion dans une voie unique, exclusive qui consiste à orienter les intérêts particuliers vers la prise en compte d’un intérêt général, par la force, si besoin est. On s’appuiera alors sur des principes présentés comme relevant du bon sens : « il faut que chacun y mette du sien », etc. La solution se présente ainsi toujours sous l’apparence d’un contrat que chaque citoyen signe avec le collectif.
Mais aussi difficiles que soient les modalités de cette gestion des intérêts de chacun au nom de la détermination de l’intérêt général de tous, elles présenteront toujours cet avantage de dissimuler « dés le départ » une possibilité qui pourrait bien être davantage qu’une possibilité, soit la réalité la plus constante, paradoxalement la plus incontournable et la plus contournée de toute considération politique de la cohabitation citoyenne, le fait que les rapports humains se font toujours, d’abord et seulement, dans la dimension donnée d’une plasticité émotive factuelle dans laquelle se produisent des phénomènes d’attraction et de répulsion, comme des différences de potentiels entre deux pôles de charge électrostatique. Il s’agirait alors inconsciemment pour toutes ces théories politiques du contrat de dissimuler la réalité scandaleuse d’une dimension phénoménale des rapports humains, d’une matérialité physique et imprédictible au gré de laquelle les relations humaines bien avant de se fonder sur des intérêts « s’effectuent ».
A cette idée qui s’appuie sur la conciliation des intérêts selon laquelle deux hommes peuvent toujours finir par s’entendre, il s’agirait d’opposer celle-ci : ils commencent toujours par se rencontrer, ce qui suppose la prise en considération non plus de nos intérêts particuliers ou communs, lesquels présupposent le décalage vers un avenir mais des conditions d’un inter-être humain, l’attention portée à ce phénomène qu’est la mise en présence d’êtres humains sur le modèle même de l’observation que nous pouvons faire d’un orage, d’un cyclone ou d’un tremblement de terre. N’est-ce pas pour nous détourner de la teneur effective, présente, difficile à percer, du « phénomène humain de la mise en présence » que nous nous rallions avec autant de précipitation et d’assurance vers la thèse de relations humaines exclusivement fondées sur l’intérêt dans la mesure où elles présentent au moins pour nous l’avantage de nous rassurer quant à la possibilité de la nature « constructible » de ce terrain là. Il ne s’agirait aucunement, dans cette perspective, d’opposer au cynisme de l’intérêt le présupposé idyllique des bons sentiments ou de la gratuité morale d’une entente de l’espèce humaine mais l’efficience d’un « donné » de ce rapport, ce vers quoi le terme même de fondation nous incline. N’est-ce pas pour ne pas avoir à nous confronter avec l’authenticité d’une texture incroyablement plus complexe, nuancée, imprévisible et inconditionnelle de nos relations que nous nous rangeons du côté de la seule motivation de l’intérêt ?
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