Finalement, notre considération du travail change complètement dés que l’on accède à la réalisation de cette évidence : vivre est une usine. N’est-ce pas ce qui nous fascine dans l’observation d’une fourmilière ? Nous voyons ces colonnes de fourmis s’activer inlassablement, partir à l’assaut d’un cadavre, d’un tas de gravier et nous ne voyons pas toujours pourquoi, ou nous inventons comme la Fontaine, le mythe d’une espèce prévoyante alors que c’est exactement du contraire dont il est question : les fourmis sont en phase avec cette gigantesque unité de production que l’on appelle la vie. C’est probablement la clé même de l’incompréhension du monde animal par les humains. Jean Henri Fabre, entomologiste, ne comprend pas pourquoi l’abeille rentre à nouveau dans sa cellule à reculons alors qu’elle n’a plus rien à extraire par cette extrémité de son abdomen, après qu’il lui en a une fois interdit l’accès lorsque la charge de pollen a été déposée de ce côté. C’est tout simplement parce qu’elle ignore la notion de travail rentable, parce qu’elle est complètement en prise avec la réalité du fond usinant de la texture même du réel, et c’est exactement parce que nous ne le sommes pas que nous la jugeons bête ou exclusivement animée par des automatismes. Il faut comprendre comment l’espèce humaine s’est désolidarisé de ce fond usinant du réel en substituant le mot d’ordre suivant : « travailler POUR vivre » à celui qui gère et stimule l’efficience même de tout ce qui est : « travailler C’EST vivre », ou si l’on préfère : « Rien n’est que TRAVAILLANT ».
Probablement cette idée selon laquelle les humains entretiennent entre eux des relations spécifiquement interdépendantes est-elle déterminante pour comprendre la situation (tragique et inégalitaire) dans laquelle nous nous sommes mis. C’est finalement cette conception selon laquelle il en va de notre vie d’instituer des relations de commerce avec nos semblables qui explique le décalage entre des modalités de production exclusivement vivantes pour lesquelles il ne s’agit que « de se produire » et des modalités de production spécifiquement humaines pour lesquelles il est seulement question de produire « quelque chose ». Comment en sommes-nous arrivés à ne considérer l’acte de travail qu’au regard de son produit fini, c’est-à-dire sans plus accorder la moindre importance à l’essentiel, soit à la mise en œuvre d’agencements ou de machines dans le droit fil de ce processus organique de production incessante que l’on appelle la vie ? La croyance en la nécessité de constituer un « système social clos, fermé sur lui-même » coupé de ce fond de nature usinante et organique dans lequel circuleraient des biens de consommation spécifiques issus de modalités de production spécifiques est, sans aucun doute, l’origine de cet arrachement à partir duquel l’exploitation devient non seulement possible mais inévitable.
Or la constitution d’un tel système social est fondée sur cette idée selon laquelle les hommes doivent créer leurs propres moyens de production, créer les modalités humaines d’une façon précise et unique de « subvenir à ses besoins ». Mais cette entreprise va se fonder sur deux inventions bien plus déterminantes encore : celle d’un seuil normatif de satisfaction limite de nos besoins en deçà duquel la vie n’est plus maintenue et la nécessité d’attendre de la communauté la production de biens nécessaires à la satisfaction de ce seuil limite.
Nous réalisons alors qu’il convient de reconsidérer complètement les principes de base dont nous étions partis en suivant peut-être trop vite le fil de la pensée d’Aristote. Ce n’est pas parce que nous avons besoin de nos semblables pour assurer notre survie que nous avons institué le troc, c’est parce que nous avons pratiqué le troc qu’est née cette idée que nous sommes dépendants de l’autre pour satisfaire nos besoins. Cela ne signifie pas que les hommes peuvent vivre de rien, sans consommer, mais, qu’avec la société, l’acte premier par quoi nous assurons notre vie par le fait d’une symbiose organique, « machinique » dans un milieu avec lequel nous sommes en phase et en interaction est devenu la constance d’un acte second de marchandage par le biais duquel des modalités de relation et de fonctionnement construites, instituées, marquées du sceau humain d’une absolue « non-naturalité » ont été établies. Ce sont exactement ces modalités de relation qui définissent les échanges. Dans un univers vivant où ne s’effectuent que des interactions, nous avons constitué la fiction d’un « minimum vital » rendant faussement nécessaire l’efficience d’une production et d’une circulation des biens régies par la loi des échanges.
Pour les mêmes raisons, il nous faut reprendre et corriger cette idée selon laquelle l’argent, en substituant à une rétribution matérielle donnée un comptant anonyme d’unités offrant les « moyens » indifférenciés de nous satisfaire nous aurait peu à peu détaché de la pression organique du besoin. Ce serait plutôt le contraire : c’est à lui que nous devons la notion de « revenu minimum » de satisfaction vitale. La vie n’est pas régie par des seuils minimaux de conservation des espèces mais par du désir. Le biologiste François Jacob n’a cessé de revenir dans tous ses travaux sur cette idée selon laquelle « le propre de la vie est de bricoler ». C’est à tort que nous en faisons le lieu de tous les déterminismes. Mais si nous commettons ce contre-sens c’est aussi parce que cela nous permet ainsi de la poser comme ce substrat aveugle, inerte sur le fond duquel nous croyons lancer le dynamisme innovant de modalités exclusivement humaines d’existence. La vie pure, organique, ne cesse, au contraire de ce que nous croyons, de « s’ingénier à être », c’est cela qui constitue sa marque de fabrique : le propre de la vie est de machiner des éléments, des forces pour faire advenir des situations. Il n’est rien dans l’univers qui fasse autre chose que participer à cette totalité interactive par quoi des processus machinaux ne cessent de se connecter à d’autres, un peu finalement sur le modèle mêmes des connections neuronales par le biais de quoi notre cerveau a des idées. La vie, c’est ce qui ne cesse d’inventer le fait d’être, de le « délirer » par des processus incessants de connections et de déconnexions de forces et d’éléments qui la constitue elle « même » comme radicalement non identique à elle-même. C’est ce que nous ressentirions avec évidence si nos schémas neuronaux n’étaient pas bloqués par un certain nombre de conventions et de normes que la socialisation a fini par inscrire dans notre façon de penser ou précisément « de ne pas penser ».
Aristote a dit : « L’homme est un animal politique » (au sens de social). C’est dire à quel point la nature de l’être humain lui apparaît fondamentalement comme « associative ». Comprendre toutes les implications de la notion de « travail vivant » au sens évoqué par Marx revient à remettre complètement en cause ce caractère donné d’une interdépendance humaine dans le cadre d’une cité. Que les hommes aient besoin les uns des autres pour vivre, c’est ce qu’a installé dans leur esprit le principe d’équivalence chiffrée des biens échangés. A force d’échanger et de constituer peu à peu des critères d’évaluation quantitative des biens, cette notion d’équilibre née d’un pur processus de comparaison de choses a probablement fini par se transférer aux membres de la population elle-même, comme si dans l’exigence d’équivalence des marchandises avait germé la notion d’égalité entre les hommes. En d’autres termes, l’égalité est un idéal de commerçants. C’est dans ce processus d’équivalence de valeurs né des échanges que s’est forgé cet idéal moral, laïc et républicain de l’Egalité. On ne trouve nulle part dans la vie trace de cet impératif. Tout être vivant constitue un flux d’intensités de vie variables qui ne perçoit jamais l’utilité de se comparer à un autre. Dans un monde composé d’interactions, il n’y a pas lieu de poser de l’égalité, il n’y a pas le temps surtout parce que les composantes de ce monde dont nous faisons partie, en tant qu’êtres vivants, sont sans cesse en train d’entrer en connexion les uns avec les autres de telle sorte qu’ils deviennent incessamment les uns les autres.
Or ce préjugé fictif d’une égalité nécessaire a logiquement abouti à cette autre fiction qu’est la notion d’égalité nécessiteuse, c’est-à-dire d’une communauté d’êtres manquants. Que l’égalité soit nécessaire, c’est ce qui a réclamé comme son fondement même la notion de « nécessité égale », c’est-à-dire d’un seuil commun de satisfaction égale de nos besoins égaux, mais rien ici ne se serait imposer « de soi » sans cette considération, née de l’échange, d’une récompense de l’effort ou du « prix de revient » d’un travail. Que nous soyons égaux suppose un « niveau », une dimension, une valeur au regard de laquelle nous sommes « pareils ». Mais pour cela encore faudrait-il que nous nous saisissions mutuellement dans un moment de suspension, d’ « arrêt sur image » de cet incessant mouvement sous l’influence duquel nous renouvelons, par notre être, le fait d’être en nous renouvelant continument nous-mêmes. Comment les hommes ont-ils insinué la question accessoire de ce qu’il leur revient d’avoir dans l’épaisseur sans faille de cette exclusive et immédiate nécessité d’être ? Et encore le terme de « nécessité » est-il ici à séparer de celui de besoin car il n’y plus lieu là de lui « manquer » de quelque façon.
Le fond de cette question se situe dans le fait suivant : des êtres vivants ne peuvent pas se concevoir comme composant un genre reconnaissable et distinct des autres êtres sans « être » d’abord. Cela signifie qu’on ne peut être pareils sans être d’abord « en même temps », mais « ce même temps » n’autorise pas de distinction générique puisque tout ce qui est, tout genre et espèce confondus, s’y emploie indifféremment. Il importe alors de créer un genre d’existence propre, distinct des autres en ceci qu’il consiste dans le fait de produire artificiellement et séparément ses conditions d’existence plutôt que de les faire participer à cette totalité organique indifférenciée qu’est le vivant même. Mais pour que ces conditions d’existence distinctes apparaissent comme nécessaires et allant de soi, il convient de leur donner un appui ferme et indiscutable, lequel se situe dans ce mythe d’un seuil vital organique applicable à tous les hommes et en-deçà duquel il sera posé qu’ils mourront.
C’est comme si l’interactivité humaine de l’échange s’était artificiellement dotée de cette base qu’est la notion de besoin organique. Pour justifier l’artificialité d’un système fondé sur des modalités d’échange exclusivement humaines, il faut entretenir le mythe d’être vivants fondamentalement « manquants ». C’est de cette façon qu’une communauté d’êtres vivants pathétiques n’exerçant leurs efforts que du dessous, dans la terreur de manquer, ne visant qu’à se maintenir en vie a vu le jour : l’humanité. L’opposition cruciale qu’il s’agit de marquer ne se situe donc pas du tout entre une vie organique qui nous maintiendrait sous la pression des besoins et une vie sociale qui nous ouvrirait le champ des désirs mais entre une vie organiquement désirante et une vie sociale fondant la nécessité des échanges sur la notion inventée de besoin organique, laquelle en créant la peur de manquer a donné lieu à l’appétit surdimensionné d’avoir. Le genre humain est cette espèce étrange qui a préféré créer et entretenir le mythe d’une vie organique inerte et impérative plutôt que de jouir de cette liberté quasiment démente de s’inventer et de toujours se relancer, de se faire incessamment renaître comme différente.
Ce qui nous singularise complètement par rapport aux autres espèces végétales ou minérales, c’est d’avoir institué un certain type de rapport de l’être humain à l’autre être humain sur le fond d’une implication première et finalement incontournable de l’être au monde. Nous consistons dans la multiplicité des interactions qui s’effectuent entre nous et notre environnement physique, c’est d’abord cela que nous sommes et finalement c’est peut-être seulement cela que nous sommes. Quelque chose de l’homme que nous avons appelé « notre intelligence » s’est peut-être effrayé de la nature fondamentalement « ingérable », improgrammable et imprévisible de ce « joyeux chaos », c’est la raison pour laquelle à cette interaction de l’être humain et de la vie, nous avons substitué les échanges d’homme à homme, régis sous toutes leurs formes par le principe rationnel du « donnant donnant ». Il convient de ne pas oublier la racine latine de ce terme de rationalité. La « ratio », c’est aussi la ration, le calcul de proportion. Le donnant donnant, c’est le préjugé d’une égalité dans les termes de l’échange qui semble bien être née, comme nous l’avons dit, d’un parti-pris d’équivalence entre des choses, c’est la notion de « valeur », une manière d’indexer leur réalité physique et interactive aux critères de circulation des biens dans un marché humain. La valeur d’affect des choses, telle qu’on la retrouve, par exemple dans le lien qu’un bébé entretient avec son « doudou » manifeste sans aucun doute l’efficience de ce primat de l’interaction sur l’échange et ce que nous appelons fixation marque au contraire l’expérience d’une heureuse et ancestrale fluidité de l’être au monde.
Toute cette conception qui fait de l’échange l’origine même de ce vice d’évolution dans laquelle l’humanité consiste repose cependant sur une idée qu’il nous est difficile d’accepter, l’affirmation du fait que la vie ne se manifeste pas comme une exigence, comme une pression, comme « vitale », mais comme une incessante stimulation créative et organique. Ce qui nous pose un problème c’est l’idée selon laquelle vivre est un désir et non un besoin. Nous sommes tous convaincus, au contraire que nous ne vivrons pas sans manger et sans boire. Mais c’est précisément sur ce point que la différence entre l’interaction et l’échange est fondamentale.
Nous considérons le fait de boire, par exemple, comme la seule réponse à la stimulation de la soif qui nous informerait de la sorte que notre organisme a besoin de boire. Mais de quoi se compose cet organisme, notre corps ? A 70%, d’eau. Cela veut dire que ce que la soif m’indique vraiment, c’est le moment venu de régénérer les cellules d’eau de mon corps. Ce n’est pas parce que mon corps est mon corps que j’ai soif mais parce qu’il est composé d’eau et qu’il se doit de rentrer avec son environnement en interaction fluide. La soif n’exerce pas sur nous la pression menaçante de la mort mais la stimulation créative et composante de la vie, c’est-à-dire l’envie de « s’éclater », de se répandre dans de nouveaux agencements minéraux, végétaux, dans de nouveaux agencements de cellules d’H2O. Quand nous buvons de l’eau minérale, nous buvons l’eau qui a filtré de différentes couches de roches où se dit quelque chose de l’évolution d’une montagne, d’un volcan, d’une superposition de couches sédimentaires et c’est précisément cela qui donne aux eaux des goûts différents. Ce goût manifeste bien autre chose qu’une simple saveur. Mais quoi ? L’efficience d’un agencement particulier : « pluie-homme-montagne-ruissellement-terre-eau-feu » et nous pourrions continuer la liste. Boire, c’est le renouvellement d’un jeu d’interactions élémentaires, ce qui manifeste le fond biologique d’une compatibilité incessamment novatrice entre toutes les données organiques de la vie, novatrice parce que les eaux ne cessent de composer de nouvelles séquences codées de cellules. Mon corps est seulement réquisitionné à titre de simple composante dans cette incroyable machinerie qu’est la capacité de la vie de créer autant d’agencements que d’alambics minéraux à même de générer de nouvelles qualités d’eaux.
Nous créons des conditions spécifiques et artificielles au retraitement des eaux sur le fond des données biologiques naturelles et actives de cette usine de recyclage qu’est la vie comme un petit laboratoire qui fonctionnerait en circuit fermé sans s’apercevoir qu’il travaille dans un gigantesque laboratoire qui fait la même chose que lui mais continuellement et mieux. Ce n’est pas que la vie pourvoit à tous nos besoins, c’est plutôt qu’elle consiste dans un jeu incessant d’interactions moléculaires, de connexions et de déconnexions élémentaires et physiques dans lequel nous sommes forcément pris, en tant qu’organismes. Il y a d’autant moins lieu d’avoir peur de mourir dans cette perspective micromoléculaire que l’acide désoxyribonucléique dont est constituée la séquence de notre ADN sera elle-même décodée pour donner lieu à de nouvelles séquences.
On peut toujours objecter que des êtres humains meurent de faim faute de voir leurs besoins nutritionnels satisfaits, mais qu’on y réfléchisse un peu : est-ce parce que leurs besoins ne sont pas satisfaits qu’ils meurent ou parce qu’ils ont été pris comme l’humanité dans son ensemble dans un réseau d’échanges fondés sur « le mythe » du besoin, lequel a donné naissance au besoin d’amasser, illusion sur le fondement de laquelle fonctionne la société humaine ? Aucun homme n’a, à proprement parler, « soif » mais tous les hommes sont réquisitionnés par ce que l’on pourrait appeler le désir qu’a l’eau « d’être » et d’être toujours nouvelle. Que des gens meurent de soif vient justement de tous les bouleversements historiques occasionnés par l’homme et par sa croyance à l'eau comme "bien" dont on pourrait manquer ou "profiter", sur le fond dynamique d’une nature désirante et toujours inédite. C’est comme si deux dynamiques inlassablement se contredisaient sur la planète terre : l’une biologique et innovante, l’autre humaine, sociale et schématique.
Il convient donc de prendre la direction exactement contraire de celle qu’Aristote nous indique lorsqu’il affirme que « l’échange a son origine première dans ce fait conforme à la nature que, parmi les hommes, certains ont trop et d’autres pas assez de certaines choses nécessaires. » Cette conception se fonde sur la détermination d’une moyenne de satisfaction vitale de l’espèce humaine qui s’appuie moins sur les conditions données et organiques de notre existence que sur la notion nécessaire à la vie sociale d’un « revenu minimum moyen » à partir duquel un souci d’équivalence voit légitimement le jour. Le problème réside alors d’une part dans le fait que les hommes vont se définir et se vivre eux-mêmes au regard de leur « avoir » et d’autre part dans cette évidence selon laquelle on ne détermine jamais l’idée d’une moyenne sans faire advenir collatéralement les notions de plus et de moins, de « trop » et de « pas assez ».
C’est le souci même d’œuvrer en vue d’une équivalence des biens (laquelle n’est organiquement fondée sur rien) qui a donné naissance à la misère et à la richesse. Il convient donc de se retenir d’appeler à une égalité, comme ne cessent de le faire bon nombre de mouvements de contestation du capitalisme, car l’égalité, c’est encore du capitalisme, c’est encore un mot d’ordre alimenté par la croyance en la mesure de notre existence par le comptant de biens que nous possédons. Ce qu’il faut enfin s’arracher de l’esprit, c’est cette illusion du besoin selon laquelle on ne peut être sans avoir. Il est un « fond usinant » de la vie organique par quoi manger, boire, respirer participent d’une productivité d’agencements moléculaires perpétuelle et incessamment renouvelée. C’est ainsi que le vivant compose la toile vibratile et bourgeonnante de l’intrication de tous ces agencements. Travailler ne se conçoit que sur la base de ce fond d’usinage de l’infiniment petit par quoi « se produire » est l’acte « omniprésent » d’un « univers maintenant ». Le monde animal nous offre de nombreux exemples d’intelligence génétique pure dans lesquels nous percevons confusément tout ce qu’une interprétation des comportements par le biais du seul intéressement de l’individu à y demeurer vivant a non seulement de réducteur mais aussi de faux (la sélection de la parentèle chez les fourmis). Ce qui apparaît comme une perte ou un sacrifice à hauteur d’individu se révèle infiniment fécond à hauteur de gène. Autrement dit, la nature ne nous décrit nullement un univers terrible dans lequel ne prévaudrait que la pression organique de demeurer vivant. C’est à un incroyable et vertigineux esprit d’initiative de s’inventer vivant que nous nous trouvons plutôt confrontés dés lors que nous délaissons les critères d’interprétation humains et socialisés qui mettent au premier plan l’individu, l’appât du gain, le besoin égoïste de se maintenir en vie.
Conclusion: ce que les hommes gagnent à échanger tient tout entier dans la possibilité offerte de constituer de toutes pièces un réseau artificiel de connexions fondé sur le principe du donnant-donnant et dans lequel ne circulent que des procédures humaines, culturelles, socialisées, un peu sur le modèle d’une société secrète s’échangeant des mots de passe, des clins d’œil de connivence et tramant des conspirations dans l’ombre d’un pouvoir tutélaire immense qu’elle aspire à destituer. Mais de quel pouvoir s’agit-il ? De tout sauf d’un pouvoir contraignant ; peut-être le terme de puissance conviendrait-il davantage à qualifier le génie de cette « totalité d’intrications » en quoi consiste le mode de production du Vivant. Echanger constitue l’une des pratiques culturelles déterminantes par le biais desquelles l’être humain s’efforce d’aller le plus loin possible dans la tentative de négation de son « fond biologique ». Nous échangeons en visant notre intérêt pour ne pas avoir à reconnaître que nous interagissons en effectuant notre « inter-être ». Dans le film des frères Dardenne, « L’enfant », nous percevons bien, au fil de l’histoire de ce père échangeant son fils contre de l’argent, l’activité de cette dualité. Pris dans le piège de l’automatisme de l’échange, il réalise petit à petit l’efficience d’un rapport premier, inconditionnel, génital avec la vie par quoi « l’enfant » est toujours la brèche que creuse dans un monde de libre échange au gré duquel tout se vend un ancrage organique avec un fond de justesse et d’inventivité biologique que rien n’achète.
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