vendredi 20 janvier 2012

"Que gagnons-nous à échanger?" - Partie 1: ce que l'argent change à l'échange


Si nous échangeons tel bien contre un autre, c’est que nous pensons y « gagner », que nous avons à cet instant davantage besoin de ce que l’échange nous fait acquérir que de ce qu’il nous fait perdre. Ce que l’on gagne à échanger, c’est donc d’abord et « évidemment » ce que l’échange nous fait gagner. Cependant, l’intérêt de la question ne se situe justement pas du tout dans cette réponse qui ne s’interroge pas sur l’échange comme modalité de rapport humain mais qui ne se conçoit qu’en lui, comme s’il allait de soi que les hommes ne peuvent qu’échanger. La question ici posée ne consiste pas à se demander ce qu’un échange nous fait gagner mais ce que l’échange nous fait gagner, c’est-à-dire le bénéfice social, humain, collectif que nous retirons du processus en tant que tel, et en aucune façon le bien particulier qui se trouve être occasionnellement l’objet de tel ou tel échange. Ce qu’il convient de faire pour traiter ce problème, c’est donc d’abord de s’extraire d’un certain style de rapports entre les hommes au sein d’une société donnée pour s’interroger, de l’extérieur, sur la nature universelle de ce phénomène et sur la détermination exacte de ce qui s’y joue. La dynamique des échanges est trop systématiquement efficiente dans la quasi totalité des rapports humains pour que quelque chose de l’humanité ne s’y accomplisse pas, n’y trouve pas son compte. Les hommes n’échangeraient pas de façon aussi constante si la façon dont se constitue un certain type d’humanité ne se trouvait pas engagée dans ce processus.
On pourrait présenter les choses autrement : tout échange suppose que l’on se dessaisisse de quelque chose en vue de gagner autre chose. Cette chose que l’on perd n’est pas nécessairement un objet mais cela peut-être du temps, de l’énergie, l’essentiel étant alors que l’on donne de soi, mais pas gratuitement. C’est finalement le processus même du travail en société : on donne un peu de sa force vitale en vue d’être payé de retour à la juste hauteur des efforts fournis. Si l’échange est bien orchestré, il consiste précisément dans le rapport d’équité entre ce qui est donné et ce qui est reçu, de telle sorte que précisément on n’y « gagne » rien, ou plutôt qu’on ne gagne qu’à la juste proportion de ce que l’on perd. Un échange équitable est un échange dans lequel aucune des deux parties n’est perdante, ce qui suppose automatiquement qu’aucune des deux n’est « gagnante ».
Or nous n’arrêtons pas d’échanger. Cela nous incline donc à penser qu’il y a peut-être autre chose qu’une simple dynamique d’intérêt personnel qui s’effectue dans l’échange, puisque, en principe, celle-ci ne s’y accomplit pas. La restriction : « en principe » vaut toutefois d’être ici prise en compte dans la mesure où le propre d’un échange est d’être intéressé, contrairement au don. Peut-être cette restriction nous fait-elle d’ailleurs toucher le fond du problème. Il y a là, en effet, un paradoxe : le propre des échanges est, en un sens, de faire advenir les conditions nouvelles d’une certaine équité sociale qui permet de corriger les inégalités naturelles : « L’échange, nous dit Aristote, a son origine première dans ce fait conforme à la nature que, parmi les hommes, certains ont trop et d’autres pas assez de certaines choses nécessaires. » Il s ‘agit donc de créer, grâce à la circulation des biens et des services, les conditions d’un certain équilibre vital dans la population d’une société. Pour que cet équilibre s’instaure, il importe qu’aucun des membres de la société ne gagne quoi que ce soit dans l’échange au détriment des autres. Mais en même temps, aucun de nous ne s’engagerait dans ce processus d’échange s’il n’en attendait pas un bénéfice pour lui. Si l’humanité en était restée au troc, les conditions de l’équilibre n’aurait consisté que dans le déplacement des biens en fonctions des besoins de chacun mais l’argent en imposant la monnaie comme critère indifférencié d’évaluation et d’échange des biens et des services a insinué entre ce dont nous avons besoin et ce qui nous est donné un décalage que la notion même de troc rendait impossible.
Nous percevons bien ce décalage quand quelqu’un nous dit qu’il a besoin d’argent, parce que cette affirmation est à la fois sensée et absurde. Elle est sensée dans une société où l’argent est le critère absolu d’évaluation et d’accès à tous les biens et de tous les services mais elle est absurde au sens littéral du terme parce que mon corps a besoin d’eau, de chaleur, de nourriture pour survivre mais pas d’argent. Il constitue bien sur le moyen d’acquérir cette eau, cette nourriture mais qu’il y ait entre les besoins des hommes et les éléments naturels de leur satisfaction un moyen, un intermédiaire, une sorte d’ « accréditation » c’est ce qui, non seulement ne va pas de soi mais aussi ce qui « trouble le jeu ». De quel jeu est-il question ? De celui-là même que nous avons qualifié d’équilibre vital dans la population d’une société. La possibilité que nous avons d’obtenir plus au final que le comptant d’énergie que nous avons dépensé à travailler vient de ce que l’argent nous paye nos efforts par un montant de biens « indéterminés ». Je ne gagne pas mon pain à la sueur de mon front mais de quoi l’acheter. Ce que je gagne c’est une certaine quantité de biens « possibles ». Nous travaillons non plus pour vivre mais pour jouir des possibles dont l’argent est comme « la surface de miroitement ». L’argent nous fait rentrer dans un processus d’abstraction des efforts, des services et des biens par le biais duquel c’est la « possibilité » d’un profit qui devient réalité créant ainsi une marge de manoeuvre au sein des échanges, lesquels ne visent plus à instaurer une égalité sociale pour corriger des inégalités naturelles.
Ce point est crucial pour comprendre tout ce que l’argent a imposé de bouleversements dans la pratique des échanges : tant que j’échange une chose, ou une certaine quantité d’énergie contre une autre chose dont j’ai besoin, je reste en prise avec la nécessité, je compense une perte par un gain dont je connais la nature. Je vis par mon travail parce que je maintiens grâce à lui cette balance entre mes besoins et leur satisfaction par quoi je demeure dans une ligne que l’on pourrait dire tracée par le fil organique de mon simple statut d’être vivant. Je ne dépasse pas de cette ligne. En un sens, les espèces animales travailleuses comme les fourmis ou les termites se maintiennent également dans les limites fixées par cette constante organique en produisant la quantité d’énergie nécessaire au fonctionnement de la collectivité qui les nourrit. Dans cette perspective là, c’est toujours en tant qu’être vivant que nous travaillons et que nous échangeons puisque c’est toujours dans le cadre des limites fixées par la seule nécessité de se maintenir en vie que nous produisons des biens ou que nous échangeons notre force de travail.
Mais dés lors que nous travaillons pour de l’argent, nous consentons à la médiation d’un intermédiaire entre nos besoins et leur satisfaction. Il ne s’agit plus de gagner immédiatement de quoi vivre mais médiatement, par quoi notre implication dans la texture organique de notre condition de vivant devient nécessairement plus abstraite. Nous pouvons gagner plus que ce qui est strictement nécessaire à la satisfaction de nos besoins vitaux puisque ce que nous gagnons n’est plus le bien matériel et nécessaire à cette satisfaction. Au sens propre, nous avons les « moyens » et pas directement les fins. Vivre devient quelque chose de plus subtil, de plus complexe, de plus foisonnant, de plus inventif aussi, puisque l’homme n’est plus limité à l’étroitesse de sa seule survie organique, mais vivre devient aussi plus « secondaire » et naît alors en l’homme la préoccupation de ne pas seulement se maintenir en vie mais de profiter d’elle. C’est comme si la vie ne pouvait plus seulement se contenter d’être là, comme si sa valeur propre en tant que don premier, initial et suffisant était dépassée, méprisée au profit d’une nécessité seconde imposée par les hommes à son endroit : celle de se produire elle-même comme cette valeur ajoutée humaine d’être « agréable à vivre ». Il ne nous suffit pas de vivre, encore faut-il que nous soyons heureux vivants. Ce qui est apparu dans l’histoire de l’humanité c’est donc l’étrange conception d’un « du » de la vie à l’égard de la créature humaine et il semble bien que l’argent, en s’intercalant ainsi dans le rapport direct entre nos besoins et leur satisfaction, ait joué un rôle déterminant dans l’émergence de cette mentalité. Nous gagnons dans l’échange quelque chose de plus que le simple fait de rester en vie.

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