mardi 15 septembre 2015

"Puis-je savoir que j'ai raison?" Explication du texte de Descartes et parallèle avec le film Matrix des frères Wachovski


« Je m’efforcerai de suivre la même voie où j’étais entré hier, en m’éloignant de tout ce en quoi je pourrai imaginer le moindre doute, tout de même que si je connaissais que cela fût absolument faux ; et je continuerai toujours dans ce chemin, jusqu’à ce que j’aie rencontré quelque chose de certain, ou du moins, si je ne puis autre chose, jusqu’à ce que j’aie appris certainement, qu’il n’y a rien au monde de certain.
Ce texte est le début de la deuxième méditation. Dans la première, Descartes nous expliquait sa démarche. Disposant d’une période de tranquillité et d’un lieu confortable, il décide d’examiner très rigoureusement la question de la certitude : pouvons nous être sûrs de quelque chose ? Pour répondre sans la moindre ambiguité à cette interrogation, il utilise une « technique » que nous pourrions appeler « le doute méthodique ». Si l’on peut douter des témoignages de nos sens (la vue, l’ouïe, l’odorat, etc.), alors il faut réfuter totalement tout ce qui nous vient des sens. Il suffit que nos sens nous aient trompé une fois pour qu’ils ne soient plus considérés comme une source fiable de jugement. Or nous avons tous fait l’expérience de cette tromperie dans nos rêves. Nous avions l’impression de vivre telle ou telle expérience mais tout n’était qu’illusion. Descartes reprend sa méditation. Son but est de trouver une vérité absolue qui n’offre pas la moindre prise aux doutes. S’il n’en trouve pas, il donnera alors raison aux sceptiques qui soutiennent que rien ne peut être su avec certitude.
Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu’un point qui fût fixe et assuré. Ainsi j’aurai droit de concevoir de hautes espérances, si je suis assez heureux pour trouver seulement une chose qui soit certaine et indubitable.

Archimède de Syracuse (287 – 212 avant JC) est un savant grec qui a expliqué le principe du levier. Descartes reprend ici la référence à son travail en l’utilisant comme une image. Si nous disposons d’un point solide et stable et réalisons où se situe le point de gravité d’un corps, nous pouvons le soulever par une action de levier, quelque soit son poids. Descartes utilise cette affirmation d’Archimède pour exprimer la simplicité et la rigueur de sa démarche. Il suffit de trouver une seule vérité qui résiste au doute, mais il faut qu’elle y résiste absolument, radicalement. Alors la preuve sera faite que nous pouvons bien « savoir » quelque chose.
Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain.
La veille, Descartes avait donc rejeté tous les témoignages de nos sens. Puisque nous pouvons rêver en ce moment même que nous vivons telle expérience, rien de tout ce que nous voyons, pensons, nous  remémorons  n’est vraiment fondé. « Je crois que le corps, la figure, l‘étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. » Nous avons l’impression d’avoir un corps, de voir des figures, des silhouettes, des espaces, des corps en mouvement. Nous référons tel ou tel corps au lieu qu’il occupe, à son « ici », etc. Mais rien de tout cela ne s’appuie sur autre chose que des impressions, c’est-à-dire sur des sensations qui peuvent être fictives. Donc, Descartes choisit de les réfuter. C’est le moment de basculement de la méditation. 

Le philosophe français se représente ici une sorte de gouffre qui lui donne le vertige (peut-être pouvons-nous le comparer, dans Matrix, à l’impression de Néo lorsque Morpheus lui révèle  que tout ce en quoi il croyait était une fiction orchestrée par les machines). Nous ne pouvons nous fier à aucun de nos sens. Nous ne pouvons pas savoir que nous avons raison quand nous pensons que nous voyons telle ou telle chose devant nous. C’est pourtant notre premier réflexe lorsque nous nous réveillons. Nous nous repérons et nous ancrons grâce aux sensations dans un milieu qui nous « situe ». Je sais où je suis. « Je perçois donc je suis », pourrions nous dire, mais c’est précisément cette affirmation que Descartes détruit : percevoir c’est pouvoir être trompé sur ce que je perçois. C’est bien ce que le rêve nous prouve : nous y éprouvons des sensations qui ne nous mettent réellement en contact avec aucun objet extérieur vraiment existant. Descartes choisit donc de se défier de ses sens, de son corps. Ce n’est pas parce que nous avons un corps que nous pouvons savoir que nous avons raison quand nous pensons que nous existons. Ce n’est pas « là » que nous trouverons une preuve indiscutable.
La plupart des gens ont tendance à évoquer ce qu’ils touchent, ce qu’ils sentent comme attestation de la véracité de ce qu’ils vivent ou croient vivre, mais Descartes contredit totalement cette façon de penser. C’est justement parce que je le sens que c’est peut-être « faux » puisque le rêve est composé de sensations « auto suggérées ». Nous avons vraiment « peur » dans le rêve, mais c’est à cause d’une situation imaginaire (que quelque chose en nous, notre inconscient, nous raconte). Il ne faut pas oublier ici la résolution de Descartes : rejeter « en bloc » tout ce qui « peut » nous tromper. Nos sens nous trompent moins quand nous sommes éveillés, mais il suffit qu’ils nous trompent « parfois » pour que leur fiabilité soit remise en cause à jamais. Descartes s’isole de toute information qui lui vient d’un réel extérieur « supposé » par ses sens. On pourrait dire qu’il « ferme les fenêtres de ses sens ».
Mais que sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N’y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en l’esprit ces pensées ? Cela n’est pas nécessaire ; car peut-être que je suis capable de les produire de moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je pas quelque chose ? Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens ni aucun corps. J’hésite néanmoins, car que s’ensuit-il de là ? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens, que je ne puisse être sans eux ? Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps ; ne me suis- je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ?

Or, il existe une autre forme d’extériorité que celle d’un monde extérieur à laquelle nous croyons, c’est celle d’un être omnipuissant, omniprésent par l’action duquel tout ce qui est « est ». N’est-ce pas Dieu qui me donne ces fausses impressions ? Descartes cherche une certitude. Puisque il n’en trouve pas dans l’existence d’un monde extérieur avec lequel il n’est en contact que par ses sens, il s’interroge sur la possibilité d’une puissance qui aurait créé la fiction de cette extériorité. Mais le rêve, ici encore, prouve que nous n’avons pas besoin de Dieu pour nous tromper nous-mêmes. Reste donc « moi ». Mais que suis-je moi, puisque nous venons de remettre en cause nos sensations physiques. Dans un autre livre, le philosophe évoque ce que nous appelons aujourd’hui l’illusion des membres fantômes : une personne amputée de son bras peut encore avoir mal à un membre qu’il n’a plus. Nous pouvons rêver que nous avons un corps sans pour autant en avoir vraiment un. Mais ne suis-je qu’un corps ? Douter du fait même que je sois un corps, n’est-ce pas manifester une autre faculté que mes facultés physiques ? Comment pourrais-je douter de mon corps sans être « au moins » cette puissance d’en douter, donc de penser ? Même si je n’étais rien, je serais encore cette capacité de penser que je ne suis rien et cette capacité, elle, n’est pas rien. Elle « est », puisque en cet instant même elle s’effectue, elle se produit. Jusque là, nous n’avons fait que douter, progresser avec un sentiment croissant de panique dans une entreprise de destruction de nos certitudes les plus ancrées, et voilà que nous réalisons qu’en réalité pendant tout ce temps durant lequel nous envisagions la perspective d’un néant absolu, nous n’arrêtions pas d’exercer cela même qui nous en fait sortir : je peux bien penser que rien n’existe, que tout est néant, encore faut-il exister pour le penser.
Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition: Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit. Mais je ne connais pas encore assez clairement ce que je suis, moi qui suis certain que je suis ; de sorte que désormais il faut que je prenne soigneusement garde de ne prendre pas imprudemment quelque autre chose pour moi, et ainsi de ne me point méprendre dans cette connaissance, que je soutiens être plus certaine et plus évidente que toutes celles que j’ai eues auparavant. »
J’existe donc, et cela sans aucun doute possible, parce que la seule chose qui puisse résister au doute, c’est le doute lui-même, c’est-à-dire le fait de penser, donc d’exister. Imaginons une personne qui essaie de contredire Descartes sur ce point, il faudra qu’elle doute du doute, ce qui est impossible à effectuer puisque cela revient à exercer la faculté même que l’on essaie inutilement de nier. Mais Descartes revient sur la référence qu’il venait juste de citer d’un Dieu omnipuissant et trompeur. Ce qu’il évoquait auparavant comme objet possible d’une certitude, maintenant qu’il en a trouvé une autre à savoir le fait qu’il existe, apparaît désormais comme une menace dont il faut triompher. Envisageons donc la possibilité d’une puissance sans limite entièrement occupée à nous tromper pour toute chose, dans tous les lieux, dans tous les temps (c’est exactement ce que Matrix décrit comme œuvre de la Matrice). Elle pourrait nous tromper sur tout ce que nous pensons vrai excepté sur l’évidence du fait que nous existons. Néo se perçoit, dans le début du film, éveillé, habillé, libre et chevelu alors qu’il est endormi, nu, connecté à des câbles et chauve dans une cuve, mais il « existe ». On peut me tromper sur ce que je pense être, on ne peut pas m’abuser sur le fait que "je suis", précisément parce que je pense et qu’on ne peut pas tromper une faculté de penser qui n’existerait pas. 

C’est finalement tout le travail de Morpheus à l’égard de Néo : les machines nous ont tout enlevé sauf notre vie puisque elles en ont besoin et les hommes ont la pensée tellement chevillée au corps qu’il faut bien la nourrir de faux objets, de représentations illusoires de leur existence mais jusqu’à quel point peut-on distraire un homme de lui-même, jusqu’où peut-on aller dans un processus de saturation de notre pensée par des fausses perceptions afin d’empêcher un homme de se « récupérer », de se sentir, de se savoir être ? C’est exactement ce que veut signifier Morpheus quand il dit à Néo : « Je vais te dire pourquoi tu es là : tu es là parce que tu as un savoir, un savoir que tu ne t'expliques pas mais qui t'habite, un savoir que tu as ressenti toute ta vie. Tu sais que le monde ne tourne pas rond sans comprendre pourquoi, mais tu le sais, comme un implant dans ton esprit, de quoi te rendre malade. C'est ce sentiment qui t'a amené jusqu'à moi. » Ce savoir remonte à quelque chose d’irréductible, à l’exercice d’une faculté que les machines aussi douées soient-elles pour nous faire croire aux simulations neuro-actives de la matrice, ne peuvent éliminer chez tous les hommes (elles le peuvent probablement chez la plupart des hommes, mais pas chez tous). Il s’agit tout simplement de la conscience, de la nécessité pure et brute de ne pas se mentir à soi-même, de réaliser qu’on existe avant de se définir ou de se percevoir comme étant tel ou tel. C’est toute la différence entre vivre et exister. Vivre est une fonction exclusivement organique : respirer, se nourrir, dormir sont des fonctions vitales. Les machines ont besoin que nous vivions mais elles doivent à tout prix nous empêcher d’exister, c’est-à-dire d’assumer, d’affirmer l’acte de notre existence, de le prendre à notre compte, d’y consentir. Néo a un savoir parce qu’il ne peut pas vivre sans exister et c’est précisément ce qui fait de l’action décrite dans  la trilogie Matrix un combat pour l’existence et non pour la vie. Contrairement à ce que nous pensons, la vraie question n'est pas de choisir entre la vie ou la mort mais entre l'existence et la vie. Choisir la pilule rouge c'est décider d'exister plutôt que simplement vivre.

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