samedi 26 septembre 2015

"Puis-je savoir que j'ai raison?" - Explication du texte de David Hume


Nous avons déjà abordé, dans toutes les classes, des arguments et des références qui nous permettent de répondre à la question abordée dans notre première partie. Pouvons-nous trouver un critère qui nous permette de savoir que nous avons raison en défaisant ce lien primitif, cet attachement inconditionnel de notre personne à nos prises de position, à nos jugements, nos idées, nos actes, nos choix, etc. ?
Le texte de David Hume (1711 – 1776) reprend exactement cette question et désigne cet attachement viscéral de tout homme à l’égard de son opinion comme le plus grand obstacle à surmonter si nous voulons raisonner efficacement :

"Les hommes, pour la plupart, sont naturellement portés à être affirmatifs et dogmatiques dans leurs opinions ; comme ils voient les objets d’un seul côté et qu’ils n’ont aucune idée des arguments qui servent de contrepoids, ils se jettent précipitamment dans les principes vers lesquels ils penchent, et ils n’ont aucune indulgence pour ceux qui entretiennent des sentiments opposés.
Il existe un penchant naturel de chacun d’entre nous à se donner inconditionnellement raison, à ne pas faire droit à la contradiction ni aux arguments d’autrui. Pour illustrer cette inclination et cette incapacité à envisager une autre position que la sienne, il suffit de prêter attention à l’écrasante majorité des avis soutenus dans les rubriques « commentaires », dans les réseaux sociaux, ou dans la plupart des forums internet. Il y est question de « donner son avis », mais en aucune façon, d’amorcer une tentative d’argumentation qui manifesterait une prise de risque, c’est-à-dire un effort pour se situer sur un terrain objectif, neutre, dans lequel la curiosité de savoir si nous avons raison l’emporterait sur la passion de se donner à soi-même raison, autoritairement. « Mes pensées sont mes pensées », ou « c’est mon opinion et je la partage » (cette dernière formule est aussi intéressante que perverse, car « partager », c’est précisément ce que l’auteur d’une telle maxime ne fait en aucune manière, puisque il ne s’agit pas d’échanger, d’écouter les points de vue des autres, et c’est exactement tout le sens de cette ironie qui, dans un même mouvement, avoue et justifie sa propre mauvaise foi : « je sais que je ne partage rien du tout, mais ça m’est égal, et le fait que je m’en rende compte est un « plus »). Un défenseur du négationnisme (négation de l’existence des chambres à gaz) s’enferme dans un discours idéologique qui ne prend pas en compte la notion même de preuve, ou qui pousse la mauvaise foi dans une remise en cause systématique des démonstrations pourtant irréfutables de la thèse contraire (les films tournés par les soldats russes ou américains qui ont libérés les camps de la mort seraient des faux, des fictions, les tatouages de chiffres feraient parti d’une vaste supercherie, les témoignages concordants marqueraient l’efficience de ce complot fait pour tromper l’humanité, etc. Nous percevons bien que la mauvaise foi tourne ici au délire, à la théorie du complot, à la paranoïa.).


Nous pouvons reprendre ici l’argument de Karl Popper qui soutient que la différence entre une proposition idéologique et une thèse scientifique réside dans la capacité de cette dernière de se situer toujours en dessous d’elle-même, c’est une hypothèse du grec hypo : « inférieur », en dessous, sous. Quelque soit la proposition d’un scientifique (mis à part les mathématiques), elle n’est évoquée que pour être mis en question par le biais d’un processus de validation : l’expérience qui ne fondera jamais sa vérité de façon définitive (entre parenthèses, Popper (1902–1994) a toujours revendiqué sa filiation avec la philosophie sceptique de David Hume).
L’auteur dénonce la précipitation (« précipitamment ») de toutes les opinions dogmatiques. Il importe moins de juger que d’invoquer les principes au nom desquels nous jugeons puis de les remettre en question jusqu’à envisager la possibilité qu’il ne soit jamais juste de juger. C’est bien là ce que Pyrrhon et les premiers sceptiques appelait «  l’Epochè », c’est-à-dire la suspension du jugement.
 Hésiter, balancer, embarrasse leur entendement, bloque leur passion et suspend leur action. Ils sont donc impatients de s’évader d’un état qui leur est aussi désagréable, et ils pensent que jamais ils ne peuvent s’en écarter assez loin par la violence de leurs affirmations et l’obstination de leur croyance.
En quelques mots, Hume apporte un éclairage particulièrement pertinent et révélateur sur de nombreuses situations conflictuelles dans lesquelles nous sommes aujourd’hui enfermés. Envisager la possibilité que nous n’ayons pas raison immédiatement et de plein droit impose un temps de suspension, de réflexion, d’évaluation. Que « vaut » ce que je dis sur une balance qui ne pencherait plus uniquement et arbitrairement en faveur de mon propre poids ? Qu’est-ce que ça devient : «  parler, écrire, affirmer », quand ce n’est plus un exercice de pouvoir, de séduction, d’auto-défense ? Nous pourrions imaginer, en parallèle à ce passage du film Matrix au cours duquel Néo, juste sorti de la matrice, dit à Morpheus qu’il a mal aux yeux  et où ce dernier lui répond : « C’est la première fois qu’ils voient », une autre scène dans laquelle un négationniste, ou un militant d’un parti extrême serait placé en situation de réfléchir, de remettre en cause ses préjugés racistes : « j’ai mal à ma raison » « c’est la première fois qu’elle s’active. »
Nous ne commençons à penser qu’en nous détachant totalement de tout sentiment d’amour-propre par le biais duquel la valeur de ce que nous affirmons serait à rapporter au fait que c’est nous qui l’affirmons. Il n’y a pas de pensée d’auteurs (ni peut-être de droits d’auteur à faire payer sur une pensée – C’est là un sujet de discussion très actuel et très intéressant, problématique). Dans quelle mesure la violence de certaines réactions, le recours à la force brutale, la bêtise, ne marqueraient-ils pas exactement ce moment où un homme, se jugeant important, éprouve le trouble et la puissance de cette absolue nécessité de « sortir de soi », de son ego, du pouvoir de son nom ou de son renom pour « dire » vraiment quelque chose.

 David Hume est un sceptique. Cela signifie que cette neutralisation de nos jugements, de nos affirmations, par une procédure de remise en cause, d’hésitation, de doute lui apparaît finalement non seulement comme souhaitable mais aussi comme indépassable. Le dogmatisme est notre pente naturelle, mais il est aussi l’origine de notre aveuglement, de notre violence. Plus une personne est tranchante, affirmative, véhémente dans ses prises de position, plus elle essaie ainsi inconsciemment de compenser l’absence totale de certitude authentique à l’égard de son parti pris. C’est là un processus connu sous le nom de « dénégation » : plus on sait que l’on n’a pas raison, plus on s’efforce inutilement de montrer que l’on a raison, un peu comme un élève turbulent qui, après avoir frappé l’un de ses camarades devant les yeux du professeur, lui dirait : « C’est pas moi, Monsieur ! » On est d’autant plus affirmatif que l’on nie l’évidence la plus irréfutable. On relève également ce type de comportement dans notre précipitation à dire ce qu’on pense sans s’engager dans la question de savoir pourquoi on le pense parce que nous savons très bien que, si nous le faisions, il nous faudrait reconnaître que c’est une pensée sans fondement.
Mais si de tels raisonneurs dogmatiques pouvaient prendre conscience des étranges infirmités de l’esprit humain, même dans son état de plus grande perfection, même lorsqu’il est le plus précis et le plus prudent dans ses décisions, une telle réflexion leur inspirerait naturellement plus de modestie et de réserve et diminuerait l’opinion avantageuse qu’ils ont d’eux-mêmes et leur préjugé contre leurs adversaires.
Quelles sont « ces étranges infirmités de l’esprit humain » ? La confusion entre la causalité et la corrélation. Aussi loin que nous puissions aller dans la réduction de tous les phénomènes que nous observons à des lois nécessaires, nous ne pouvons jamais dépasser la limite temporelle de l’instant que nous vivons. J’ai toujours vu le soleil se lever, j’ai également une certaine connaissance du système solaire qui me permet de me faire une représentation de ce phénomène à l’échelle de la galaxie. Mais je ne peux pas affirmer, pour autant, que je suis certain que le soleil se lèvera demain. Je suis très fortement enclin à le croire. Nous pouvons même affirmer que nous avons des raisons de le croire, mais je ne peux pas le « savoir », ne serait-ce que parce que demain reste demain. La volonté de l’être humain de ramener l’inconnu au connu est telle qu’elle le conduit, au nom d’une conception rationaliste de la Science, à nier l’évidence indépassable d’un avenir incertain :

« Une proposition comme celle-ci, dit Hume, le soleil ne se lèvera pas demain, n'est pas moins intelligible et n'implique pas davantage contradiction que cette autre affirmation : il se lèvera. C'est donc en vain que nous tenterions d'en démontrer la fausseté. Si elle était fausse démonstrativement, elle impliquerait contradiction, et jamais l'esprit ne pourrait la concevoir distinctement".
Il faut distinguer ce que Hume appelle « les relations d’idées et les choses de fait ». Pour les premières, il y a clairement et indiscutablement de l’inconcevable, c’est-à-dire des propositions impossibles à défendre. Pour les secondes par contre, rien ne peut vraiment être définitivement révoqué. Que le soleil ne se lève pas demain n’est pas un jugement inconcevable, au sens littéral de cette expression. Je peux le concevoir, même s’il est très improbable que cela se passe effectivement. Il existe donc une infirmité de l’esprit humain à émettre des jugements définitifs sur ce qui advient dans la réalité. Je peux savoir que j’ai raison dans tout ce qui relève des relations entre les idées (les mathématiques, la géométrie) mais certainement pas dans tout ce qui touche aux choses de fait.
Les ignorants peuvent réfléchir à la disposition des savants, qui jouissent de tous les avantages de l’étude et de la réflexion et sont encore défiants dans leurs affirmations 

Hume conseille à ces ignorants dogmatiques de prêter attention à l’esprit même des savants et des chercheurs en sciences dans la mesure où ce sont précisément ces personnes là qui sont les plus sceptiques et les plus réticentes à poser l’une de leurs thèses comme une vérité indépassable. Nous retrouvons ici, sous une autre forme et tournée vers d’autres domaines, la sagesse de Socrate. Ce sont ceux qui ignorent qui « savent » (ou croient savoir). Ceux qui savent vraiment savent qu’ils ne savent pas. Nous pourrions même rajouter : « dans quelle mesure exacte ils ne savent pas » (principe d’incertitude de Heisenberg (1901 – 1976) (Hume évidemment ne pouvait pas faire référence à ce physicien quantique). La physique Quantique donne aujourd’hui raison à Hume en ceci qu’elle manifeste l’efficience de paradoxes, de phénomènes contradictoires (l’idée selon laquelle rien n’est inconcevable dans l’infiniment petit est donc de plus en plus pertinente (relation entre le réel observé et l’observation – la dualité « onde/particule » - l’effet tunnel, etc. ). Il semble de moins en moins certain que le réel soit écrit en langage mathématique comme le suggérait Galilée.
… et si quelques savants inclinaient, par leur caractère naturel, à la suffisance et à l’obstination, une légère teinte de pyrrhonisme (1) pourrait abattre leur orgueil en leur montrant que les quelques avantages qu’ils ont pu obtenir sur leurs compagnons sont de peu d’importance si on les compare à la perplexité et à la confusion universelles qui sont inhérentes à la nature humaine. En général, il y a un degré de doute, de prudence et de modestie qui, dans les enquêtes et les décisions de tout genre, doit toujours accompagner l’homme qui raisonne correctement."
(1)  « pyrrhonisme » : scepticisme.

Mais si, malgré l’impératif de prudence propre à la pratique même de la science, certains savants se laissaient aller à « affirmer » quelque chose, il leur suffirait de revenir à l’évidence indiscutable d’un scepticisme structurel, inhérent à la condition humaine pour s’apercevoir que c’est dans la relation même de l’homme au monde que se dessine une attitude, un processus de suspension du jugement. Fondamentalement, nous ne venons pas au monde pour le connaître, pour le comprendre, mais pour y ressentir des impressions. Exister, pour l’homme, c’est sentir plus que comprendre. Nous ne faisons que collecter des sensations, certaines plus vives que d’autres, mais nous ne concevons jamais d’idées pures, indépendamment d’une sensation. Cette thèse est celle de l’empirisme (l’origine de nos idées est la sensation).
La toute dernière phrase de ce texte entre en résonance avec un passage de  l’Antéchrist » que Friedrich Nietzsche publiera en 1896 : «  Plus on s'avance dans les choses de l'esprit, et plus la modestie, l'absence de prétentions sur ce point deviennent grandes : être compétent dans trois ou quatre domaines, avouer pour le reste son ignorance... » Je peux savoir que j’ai raison quand j’utilise ma raison, laquelle me retient sans cesse de croire que je puisse jamais avoir définitivement raison.

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