dimanche 10 mars 2019

Qu'est-ce que la liberté? de Hannah Arendt - Comprendre les articulations conceptuelles de la partie 4

Il s'agit pour nous de décrire clairement la démarche argumentative de Hannah Arendt dans la 4e partie. Qu’essaie-t-elle de prouver? Qu’« être libre » signifie finalement et seulement: « commencer ».  C’est volontairement qu’il nous faut décrire cette assimilation entre des verbes à l’infinitif car, comme il a été dit, Hannah Arendt ne considère à aucun moment que la liberté puisse ni doive être individuelle (on ne peut pas vraiment dire « je suis libre », je suis libre quand mon je devient « nous »), La liberté, pour Hannah Arendt, est celle de s’intégrer dans une assemblée d’autres hommes libres pour « commencer » quelque chose. La liberté ne se confond jamais, pour elle, avec un pouvoir d’initiative personnel.
        Cette définition (dont on peut penser qu’elle est, pour elle, la meilleure, puisque c’est celle qui clôture l’article) de la liberté comme commencement va, au fil de l’article, s’imposer au gré de différentes perspectives: a) l’étymologie b) la métaphysique c) la religion chrétienne (nouveau testament) d) l’histoire e)  la cosmopolitique

a) L’étymologie
       
Dans ce retour à l’origine du mot « agir », Hannah Arendt essaie finalement de montrer que seuls les hommes libres peuvent agir, c’est-à-dire commencer: cela est sous entendu. « Archein » est ainsi l’action réservée aux citoyens dont le statut autorise qu’ils se réunissent et agissent pour la cité, par elle, en elle ou à l’extérieur d’elle. De même l’expansion de Rome est toujours ramenée par les historiens à la fondation de la cité, comme si cette évolution libre de la ville et sa prospérité toute aussi économique que militaire ne pouvait se concevoir et se lire qu’en référence à son commencement. Que quelque chose comme une spontanéité, un mouvement propre ait été impulsée et poursuivie de telle sorte que Rome soit devenue un empire, c’est ce dont on ne peut rendre compte qu’en ramenant toujours l’évènement décrit historiquement à l’origine.
b) La métaphysique
        Ce rapport étymologique avéré entre liberté et commencement aurait pu rester lettre morte comme il nous arrive souvent de constater que le sens de tel mot aujourd’hui vient d’un terme ancien qui avait un tout autre sens. Mais précisément qu’Hannah Arendt soit capable aujourd’hui d’écrire que toute liberté est ontologiquement celle de commencer induit que quelque chose ou quelqu’un a pérennisé ce lien. Nous venons d’évoquer Rome et Hannah Arendt évoque celui qui fut selon elle, le seul philosophe romain à pérenniser ce rapprochement: Saint-Augustin. Elle évoque alors l’idée très pertinente d’un décalage entre l’histoire des idées et l’enchaînement logique d’un raisonnement. Il est très paradoxal que Saint Augustin qui joua un rôle si important et si nuisible dans la confusion entre liberté d’action (Hannah Arendt) et liberté de volonté (libre-arbitre - Descartes) soit par ailleurs le défenseur d’une conception complètement extérieure de la liberté.
       
C’est à ce moment que l’article prend une tournure métaphysique (donc difficile) forte. Dans son ouvrage « La cité de Dieu », Saint Augustin soutient que Dieu a créé l’homme dans l’univers pour insinuer du commencement, et donc de la liberté, dans le cosmos. Cette thèse est tout-à-fait cohérente, même indépendamment de la référence à Dieu (on peut ne pas adhérer à l’idée de Dieu et comprendre ce que Saint Augustin veut dire, voire y adhérer). En quelques mots, il s’agit d’opposer la nature d’existence de l’univers et celle de l’homme: elles ne peuvent pas être placées sur le même niveau et cela se perçoit avec évidence dans les énoncés suivants: que l’univers soit dans l’univers est un pléonasme, une phrase absurde, parce que l’univers, comme le dit Wittgenstein, est « tout ce qui a lieu ». Qu’une chose se produise dans l’univers veut simplement dire qu’elle a lieu. « Que l’univers soit » est une proposition qui accompagne implicitement toute proposition. Qu’une chose soit pensée, qu’elle soit dite, induit absolument qu’elle soit dite dans l’univers, lequel est l’« être là » de toutes les choses, de tous les êtres, de tous les phénomènes qui sont. On pourrait dire que l’existence de l’univers est donc une nécessité ontologique indiscutable, au regard de laquelle tout énoncé affirmant que « l’univers est » est pléonastique parce que c’est forcément dans un univers qui est que je dis qu’il est. Cette phrase sera toujours vraie: elle n’a ni commencement ni fin parce que si l’univers arrêtait d’exister, personne ne serait là pour le dire. Cette phrase n’est vraie que pour autant qu’elle peut être tenue, mais si elle ne pouvait plus être tenue, faute d’univers, « rien ne serait » et la question du vrai serait parfaitement obsolète.
       
Par contre, que l’homme soit dans l’univers n’est pas du tout un pléonasme, parce que l’homme aurait pu ne pas exister, qu’il n’a pas exister tout le temps dans l’univers et que l’on peut envisager l’univers sans lui. En tant qu’être conscient, l’être humain n’est pas seulement dans le monde, il est une perspective du monde et cette perspective, parce qu’elle est celle d’un être mortel, insinue de la naissance et de la mort dans l’efficience cyclique et exhaustive d’un monde qui n’est que là, qui a toujours été et sera toujours là. Cette thèse est vraiment intéressante et Hannah Arendt la partage complètement: la liberté n’est pas une idée qui est venue aux hommes, elle est le « fait humain ». L’homme se caractérise par une certaine façon d’être dans l’univers qui n’est pas celle de l’univers. La liberté c’est commencer dans un univers qui n’a pas commencé, c’est venir à un monde qui est toujours déjà venu, ou plutôt qui n’est pas « venu » parce qu’il a toujours été. Or seul l’homme peut assumer ce paradoxe de commencer dans un univers sans commencement. Pourquoi? Les animaux aussi naissent et meurent dans cet univers, mais contrairement à nous ils ne créent pas le milieu politique nécessaire à ce commencement pour la bonne raison qu’ils n’en sont pas conscients. Les animaux sont pris dans le vital, ils vivent et n’existent pas, donc ne commencent rien, ne partent dans aucune aventure politique animale. Ils n’agissent pas dans le monde.
c) La religion
        Que l’acte même de commencer soit inhérent à l’être humain, qu’il fasse partie intégrante du « phénomène humain », c’est finalement ce dont Hannah Arendt voit la manifestation dans une interprétation philosophique des paroles du Christ. En d’autres termes, ce n’est pas en tant que romain que Saint-Augustin définit la liberté humaine comme commencement mais dans la continuité des thèses défendues par le Christ.
Pourquoi personne ne l’avait vu avant? Parce qu’il est très problématique pour ne pas dire polémique de lire philosophiquement les saintes écritures (en même temps, c’est vraiment éclairant et porteur de sens). En d’autres termes, nous ne pourrons suivre Hannah Arendt ici qu’à la condition d’opérer trois « traductions » (que de nombreux pratiquants d’un côté et athées radicaux, de l’autre, se refuseront probablement à effectuer):
Par « Jésus », il n’est pas question ici d’entendre « fils de Dieu » (mais un philosophe qui propose une thèse sur l’action humaine et invite à un certain type d’action)
Par « miracle », nous ne désignons plus manifestation du pouvoir surnaturel de Dieu, mais simplement une « interruption d’une succession naturelle d’évènements issus d’un processus automatique ne faisant advenir que des faits programmés. » (le miracle c’est donc l’imprévisible et l’improgrammable)
Par « foi », on ne saurait comprendre foi en Dieu, mais fermeté du principe qui anime l’action, confiance dans l’aptitude humaine à initier une action qui rompt avec des processus préalables. Ce n’est pas Dieu qui fait les miracles mais l’être humain. Ce qui est miraculeux c’est l’idée d’une créature venue au monde de façon contingente qui organise et forge sa puissance à agir dans le monde (la politique).
d) L’histoire
        Une fois la notion de miracle ainsi laïcisée, notre regard sur la politique est absolument transformé. C’est comme si le recul pris par Hannah Arendt dans l’histoire des idées voire dans le rapport entre l’être humain et l’univers nous permettait de situer la politique de façon incroyablement plus simple, plus précise et surtout moins péjorative ou mesquine. Renoncer au politique ou le stigmatiser revient à amputer l’homme de sa caractéristique fondamentale, essentielle, du sens métaphysique le plus profond que revêt son existence dans l’univers.
       
Le miracle, en tant qu’il rompt un processus, s’effectue sur le fond d’un enchaînement programmable de phénomènes ou d’évènements. Cet enchaînement peut être naturel: on parle alors de lois physiques, astrophysiques, biologiques, etc. Mais il peut aussi être historique, on évoque alors ces périodes de l’histoire pendant lesquelles rien ne se produit dans les sociétés sans être prévisible. Les peuples se soumettent alors à des protocoles légaux, économiques, sociologiques. Les civilisations stagnent et l’entropie sclérose les évolutions des populations. Il y a des dirigeants, des institutions, des lois, des peuples et pourtant rien de tout ceci n’est plus politique, parce que les hommes sont tellement pris dans des comportements routiniers, dominés par le seul souci de survivre ou de dominer qu’ils ont renoncé à agir dans le monde. Seuls s’exercent alors la souveraineté et la soumission à l’économique, au vital. Ces périodes là sont malheureusement les plus nombreuses, et la liberté n’y est d’aucune manière présente. Mais alors où est-elle? Hannah Arendt répond qu’elle est intacte, « présente » en ce sens qu’elle peut surgir à tout moment mais absente parce que précisément non seulement elle ne surgit pas, mais sa nature même impose qu’elle ne soit prévisible nulle part. Si la liberté est bel bien ce qu’elle doit être, il faut qu’elle soit un commencement et aucun vrai commencement n’est prédictible avant d’être (parce qu’alors il ne serait pas un commencement). Pensons à Athènes: quand la cité est défaite et que sa liberté politique est détruite, éclosent ces écoles philosophiques (celles qu’Hannah Arendt appelait « sectes ») définissant la liberté comme une faculté intérieure. La liberté devient « intérieure », autant dire qu’elle n’est plus ce qu’elle est vraiment: politique.

e) La cosmopolitique
       
L’homme, c’est le miracle politique, ou, en termes aristotéliciens, nous pourrions affirmer que l’homme est un animal naturellement miraculeux (même si cette expression est un oxymore: la nature de l’homme est de ne pas se soumettre à des processus naturels). Hannah Arendt essaie ici de démontrer non seulement que « la capacité d’accomplir des miracles compte parmi les facultés humaines » (p220), mais surtout que la politique se définit comme l’exercice même de cette faculté. Sa démonstration va se diviser en trois points: 1) l’existence de l’homme est en elle-même miraculeuse parce qu’elle est une succession d’improbabilités infinies 2) le réel est toujours miraculeux par rapport au possible et l’existence par rapport à l’essence 3) ce qui permet à l’homme de libérer cette miraculeuse aptitude à la liberté qui le caractérise, c’est leur capacité à créer une réalité propre: la polis.

« Cela paraît plus étrange que ce ne l’est en fait », dit Hannah Arendt (p220) évoquant cette qualité de faiseur de miracles propre à l’homme. Dans une optique purement scientifique, Hannah Arendt pointe le caractère miraculeux au sens de hasardeux de l’existence de la terre, de la vie, de l’homme. D’un pur point de vue statistiques, il y a plus de chances que l’homme ne soit pas que de possibilités qu’il soit, mais justement il « est » (miracle!). Cette prise de position s’oppose totalement à celle que défend le scientifique Brandon Carter en 1974 (Il y a peu de chances qu’Hannah Arendt qui vit alors la dernière année de sa vie en ait eu connaissance) sous le nom de principe anthropique (attention à l’orthographe: aucun rapport avec le principe d’entropie (dégradation de l’énergie au sein d’un système), ici anthropique de « anthropos »: l’homme, en grec). Le principe anthropique soutient que les conditions d’observation de l’univers manifestent la compatibilité avec l’existence d’un être biologique conscient. Le fait même que l’univers soit observable justifie qu’il existe un être humain pour l’observer. L’univers ne serait pas ce qu’il est s’il n’était pas sous entendu qu’une conscience humaine puisse le voir et le décrire. Brandon Carter distingue le principe anthropique faible et le principe anthropique fort. Pour le premier, il est évident que si l’univers n’était pas ce qu’il est, nous n’existerions pas en lui et finalement grâce à lui pour l’observer. C’est quasiment un pléonasme, une évidence un peu plate, voire bête: si l’univers n’était pas ce qu’il est nous ne serions pas ce que nous sommes et il n’y aurait personne pour observer l’univers. Le second suggère que la complexité et la structure même de l’univers est faite pour être l’objet d’un observateur. Il existerait dans les lois de l’univers trop « d’ajustements fins » pour que les conditions de son existence n’aient pas été stabilisées afin que la vie s’y manifeste. Bref, selon cette théorie, c’est justement parce qu’il était improbable que la vie apparaisse dans l’univers que ces ajustements manifestent quelque chose qui est de l’ordre d’une finalité, d’un destin. Il y avait trop peu de chances pour qu’un observateur survienne dans l’univers pour que les conditions qui lui ont donné naissance soient hasardeuses. Finalement du principe anthropique faible au fort, nous passons de la tautologie au finalisme métaphysique, voire théologique. Hannah Arendt serait en complet désaccord avec le principe anthropique, qu’il soit faible ou qu’il soit fort. L’existence de l’homme est précisément miraculeuse parce qu’elle est hasardeuse. 

Toujours dans ce souci qui est le sien de prouver que nous avons du commencement miraculeux une vision thaumaturgique, magique et religieuse parce que nous refusons de voir son efficience à l’oeuvre dans notre quotidien le plus prosaïque, Hannah Arendt entreprend de prouver que tout évènement manifeste une dimension miraculeuse. « Sa factualité transcende en son principe toute prévision » (p221). Quand par exemple un toit s’effondre à cause de l’usure des poutres, on peut toujours après coup incriminer le processus, l’entropie, et affirmer qu’il était fatal que ce toit s’effondre, ce qui est vrai en un sens. Mais en même temps, cela ne suffira pas à justifier que tel autre toit construit avec les mêmes poutres à la même époque ne s’effondrera pas. On évoquera alors « les aléas des circonstances » et c’est exactement cela que veut dire Hannah Arendt, à savoir que le réel, le factuel c’est toujours ce qui effectivement ne se laisse jamais simplement résoudre par la rationalité des processus, aussi inéluctables soient-ils. Il est irréversible qu’une poutre s’use ou qu’un homme vieillisse cela ne suffira jamais à rendre entièrement compte du fait que le toit s’est effondré ou que l’homme soit mort à ce moment là, parce que le fait est toujours imprévisible, irréductible au concept, imprévisible. Ce n’est pas parce qu’un évènement est très fortement probable qu’il aura effectivement lieu. La frontière du possible au réel est infranchissable. Tant qu’il reste simplement probable que l’on meure, on n’est pas mort. Le miracle, c’est finalement la condition même d’effectuation de l’évènement et c’est toujours après coup que l’on dit qu’il était très probable. Allons même plus loin: la météorologie peut prédire avec une très fort pourcentage de probabilités le temps qu’il fera demain, mais cette prédiction reste « globale »; elle ne parviendra jamais à prévoir exactement cette intensité de pluie là ou ce chiffre d’ensoleillement là. La structure même de la réalité est celle de l’imprévisibilité et du « non prédictible », sans quoi l’évènement perdrait sa caractéristique propre: celle d’être improgrammable.
Rien n’est plus banal que le miraculeux donc puisque rien n’est plus commun que de voir s’effectuer des évènements et qu’aucun évènement physique ne se produit sans qu’il y ait du miraculeux. Mais qu’en est-il des évènements humains, lesquels ne sont pas soumis à des lois physiques et donc semblent assez hasardeux. Est-ce que l’on ne confondrait pas alors hasard et miracle? Ne suffirait-il pas en l’occurrence d’appeler miraculeux ce qui est improbable pour affirmer que tout est miraculeux dans l’histoire, puisque les évènements humains sont effectivement majoritairement imprévisibles?  Hannah Arendt défend ici l’idée selon laquelle il y a de l’automatique en histoire, voire que le désastre y est plus manifeste que le salut. L’inéluctable en histoire, c’est la décadence d’Athènes, de Rome, de l’Europe. S’il n’y a pas de lois historiques, il y a des processus, des plis, des effets d’usure et d’habitude qui sclérosent des institutions, des rapports entre classes sociales et font de l’histoire le lieu d’exercice de processus tout aussi générateur d’entropie que les systèmes organiques, chimiques. Comme le dit Hannah Arendt « les chances que demain soit comme hier sont toujours les plus fortes ». Presque aussi fortes ajoute-t-elle que celles qui penchaient en faveur de l’inexistence de la terre, de la vie, de l’homme. Mais la terre, la vie et l’homme « sont », et c’est exactement sur la base de cette improbabilité là que la Polis grecque « fut », et que la politique n’est rien moins dés lors qu’un miracle qui se réactualise à chaque fois que de la liberté politique se réalise dans l’univers.

Conclusion:  Dans son livre « Projet de paix perpétuelle », Kant décrit la paix universelle comme l’un des objectifs manifestant le dynamisme d’un sens de l’histoire à l’oeuvre dans tous les évènements, y compris les plus durs, les plus destructeurs, les plus sanglants. Or ce n’est pas du tout le même angle d’attaque de cette question qui est choisie par Hannah Arendt. Il n’est pas question pour elle de croire ou de ne pas croire à « un sens de l’histoire », mais d’être simplement attentif à cette aptitude humaine à créer une réalité à soi, c’est-à-dire de la culture, de la civilisation et finalement de la Polis au sein de laquelle une action humaine se produit dans le monde. Qu’il y ait donc de la politique c’est bien ce qu’il nous faut situer sur une dimension cosmique, et c’est à la hauteur de cette lecture cosmique de l’efficience politique de l’être humain que la notion même de cosmopolitique revêt un sens nouveau et proprement miraculeux. En d’autres termes, Hannah Arendt ne plaide aucunement en faveur d’une foi quelconque en l’être humain en vertu de laquelle nous pourrions jouir de l’espérance en des lendemains meilleurs, il n’est question, pour elle, que d’être attentifs à ce que nous sommes, à ce que nous avons édifié, soient les conditions nécessaires à l’expression d’un don contingent, celui d’une cité au sein de laquelle une action plurielle menée par des citoyens libres rompt avec l'inéluctabilité de ce qui "normalement" aurait dû arriver.

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