vendredi 8 mars 2019

Qu'est ce que la liberté? de Hannah Arendt - Explication de la partie 2

  Dans cette deuxième partie, Hannah Arendt précise la nature et les implications de sa définition de la liberté comme action.
1) L’action déterminée et l’action libre    
                  a) « Que cela soit ou nous mourrons » - Brutus (Shakespeare)
        Lorsque Hannah Arendt affirme que « la raison d’être de la politique est la liberté », de quelle liberté parle-t-elle? D’une liberté de volonté ou d’une volonté d’action? Du libre arbitre ou d’une liberté qui fait advenir au monde ce qui avant n’y était pas? C’est bien évidemment de la deuxième dont il est question ici. Un auteur est indiscutablement visé dans les développements qui vont suivre sans être évoqué explicitement, c’est Descartes, l’un des plus importants défenseurs du libre-arbitre. Hannah Arendt illustre la différence entre ces deux types de liberté en citant  deux tirades extraites de deux pièces de Shakespeare. La première se trouve dans Richard III et correspond au libre-arbitre. On pourrait la résumer de la façon suivante: « quand je ne peux pas donner l’impression que je suis bon, je suis méchant ». 
Dans cette pièce Richard III est un ambitieux dépourvu de tout scrupule et qui ne reculera devant rien pour parvenir au pouvoir. Richard III a le choix entre se comporter moralement ou pas et il choisit en toute connaissance de cause d’être profondément immoral et vil sous l’impulsion de ce motif conscient qu’est l’accession à la couronne d’Angleterre. Il n’est pas question pour lui d’être libre d’agir mais libre de vouloir et même de se vouloir vertueux ou pervers. C’est ce que l’on appelle le libre-arbitre: une liberté de choix impulsé par un motif conscient, c’est-à-dire souhaité (le motif ici n’a pas la même signification qu’au tout début de l’article parce que le motif agissant dans la psychologie était alors inconscient et nous pouvions parler de déterminisme, ce qui n’est pas le cas ici).
        La liberté dont il est question quand nous parlons de liberté politique est une liberté d’agir: « Que cela soit ou nous mourrons. » Le philosophe Henri Bergson définit la liberté ainsi: « Nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance que l’on trouve parfois entre l’oeuvre et l’artiste. » Nous pourrions dire que la liberté d’action dont parle Hannah Arendt ici ressemble à celle que décrit Bergson à cette très importante différence prés qu’il n’est pas question de la singularité d’une seule personne mais d’un collectif politique: la cité, ou l’Etat. Etre libre c’est agir et agir c’est créer mais il n’est pas question ici d’une oeuvre. C’est bien plutôt d’une initiative politique dont il s’agit. 
En l’occurrence, pour reprendre l’exemple de Shakespeare, Brutus et les conjurés veulent tuer César parce qu’il pense qu’il est un tyran qui va détruire la république, la « chose publique ». Agir ici, c’est faire advenir ce qui avant n’était pas, c’est-à-dire établir à Rome un régime parlementaire contre la dictature d’un conquérant. Une action libre est absolue dépourvue de toute prévisibilité. Elle est intégralement nouvelle, sans motif préalable, ni but déterminé. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas constamment des motifs qui insistent en nous pour nous pousser à accomplir telle ou telle action, mais précisément, nous agissons librement quand notre action dépasse les motifs et ne se laisse pas déterminer par eux.
        b) Le motif et le principe (Montesquieu)
        Hannah Arendt entreprend alors de distinguer l’action déterminée et l’action libre. Mais dans sa description de l’action déterminée, elle va faire référence à la distinction de la volonté et de l’entendement. Or c’est précisément sur cette distinction que repose toute la conception de l’action selon Descartes. En effet, lorsque nous agissons (action déterminée), nous nous déterminons en fonction d’un but que notre entendement nous a préalablement décrit comme nécessaire, souhaitable, et c’est seulement après cet examen de l’entendement que la volonté choisit de déclencher l’action. Ce qui agit c’est la volonté en tant qu’elle est préalablement éclairée par l’entendement. Elle cite alors le philosophe écossais du moyen âge Duns Scot (1266 - 1308) qui insiste sur l’antériorité du  jugement de l’entendement par rapport à l’action de la volonté. Si, comme le font la plupart des philosophes du moyen âge et de la renaissance, on distingue nettement la volonté et l’entendement, alors, c’est toujours après un examen mené par notre faculté de connaître que l’on se détermine pour ou contre telle action. Il n’y a donc ici aucune liberté, mais seulement l’exercice d’une volonté informée par l’avis éclairé d’un intellect. Et lorsque nous n’accomplissons pas l’acte que notre entendement pourtant nous conseille, ce n’est pas que nous manquions de liberté, mais de force. 
        
Une action libre n’est ni soumise à la volonté ni à l’entendement. Elle se donne un principe (du latin princeps qui signifie premier). Hannah Arendt évoque alors l’analyse des gouvernements de Montesquieu. Dans le livre 3 de l’Esprit des Lois, Montesquieu entreprend, en effet non seulement d’analyser mais aussi de définir les principes de trois types de gouvernement: la République, la Monarchie et le Despotisme. Une république peut être soit une aristocratie (le pouvoir à une partie du peuple) soit une démocratie (le pouvoir à tout le peuple). Le peuple saura-t-il se doter par lui-même des meilleurs représentants? Oui selon Montesquieu. Une aristocratie est solide et fiable si la partie du peuple qui ne dispose d’aucun pouvoir est si petite que la partie dominante n’a aucun intérêt à l’opprimer davantage. Par conséquent une aristocratie ne peut fonctionner que si elle se rapproche de la monarchie, tout en demeurant une République. Le pouvoir de la Monarchie repose sur la Noblesse. Le despotisme se caractérise par la délégation du  souverain (qui ne fait que profiter des plaisirs) à une autre personne qui exercera l’autorité à sa place. Tout y est arbitraire et s’y impose par la contrainte. Or Montesquieu définit le principe à l’oeuvre dans chacun de ces types de gouvernement. Le principe de la démocratie est la vertu des citoyens, le principe de l’aristocratie est la modération. Le principe de la monarchie est l’honneur (défendre le nom que l’on porte et sa noblesse de naissance) et enfin le principe du despotisme est la crainte.
        Les principes n’agissent pas du tout sur l’action libre de la même façon que les motifs influencent et guident l’action déterminée, et cela pour trois raisons: 1) Ils sont extérieurs au moi de l’agent qui fait l’action 2) Ils sont généraux 3) ils ne disparaissent pas dans le feu de l’action, mais s’y actualisent et s’y réalisent bien au contraire (ils manifestent en cela une forme de pérennité, de durée).
        Le principe qui fait advenir l’action produit en effet quelque chose de nouveau qui avant n’était pas, c’est-à-dire qui n’était pas même implicitement contenu dans le potentiel de ou des agents (imprévisibilité). En second lieu un principe est universel, ou du moins il le prétend, il aspire à une forme universelle. Enfin, alors que la passation de relais entre chacune des facultés visant à réaliser l’action déterminée impose la discontinuité entre les facultés et l’acte lui-même, le principe est toujours et plus que jamais à l’oeuvre dans l’action libre. L’entendement et la volonté ne sont plus dans l’action déterminée. L’entendement juge, la volonté commande, et l’action exécute: la condition même du bon fonctionnement de ces trois instances reposent sur leur imperméabilité. Chacune doit faire son travail sans déborder sur l’autre, de telle sorte que l’action marque la fin du jugement et du commandement. Il n’en va pas de même pour l’action libre qui reste entièrement empreinte de son principe: la vertu des citoyens est dans la démocratie « en acte » tout comme la crainte est dans le despotisme « opératoire ». Ce qu’essaie de signifier Hannah Arendt est simple: autant l’action déterminée subit l’influence de son motif, autant l’action libre effectue son principe dans la synchronie d’une double effectuation. Le principe consiste purement et simplement dans sa manifestation et l’action elle-même ne s’effectue qu’en tant qu’elle actualise un principe: il n’y a pas de vertu à l’oeuvre ailleurs ni autrement que dans  l’action démocratique, pas d’autre crainte effective que despotique. En d’autres termes, la crainte ne s’effectue dans le monde que dans le despotisme, la vertu que dans la démocratie. Hannah Arendt politise des notions morales et des affects humains. 
        c) La liberté d’action
        Cette définition de la politique comme synchronicité parfaite entre le principe et l’action est aussi fondamentale qu’originale parce qu’elle s’oppose radicalement à la conception commune du rapport que l’action politique entretient avec la valeur. On se bat « pour » l’égalité, c’est-à-dire avec cet objectif que l’égalité soit. Nous posons généralement ce rapport de l’acte à la valeur dans les termes d’un rapport de moyens à fin, au sens de finalité. Pour Hannah Arendt, être libre, c’est faire advenir un principe par un acte. Ainsi par exemple, il n’existe pas d’autre égalité que celle qu’une action égalitaire fait advenir dans le monde en s’effectuant, pour le temps que dure cette effectuation. Ce n’est pas dans le but visé par la lutte que la liberté s’exprime mais dans la lutte, dans l’effectuation mondaine de l’égalité, de l’excellence, de l’honneur, etc. Cette conception rend effectivement impossible toute manipulation. Un homme qui occupe ou revendique un rôle politique ne peut plus arguer qu’il fait une chose « en vue » d’une valeur qui n’apparaîtrait pas directement dans son action.
C’est une sorte de Fiat Lux: « que l’honneur soit », « que l’égalité soit ». Les principes n’ont aucune autre réalité que celle qui est manifestée dans l’action. Dans cette perspective, la liberté n’est ni un état, ni un concept, ni une condition, ni un don, elle est l’acte. On ne jouit pas de la liberté quand on se dit que tous les actes nous sont potentiellement accessibles comme un homme qui serait au carrefour d’une multiplicité de routes menant à des lieux différents et qui se diraient qu’il peut potentiellement aller en chacun d’eux. On est libre quand on fait advenir une nouvelle route en l’empruntant. Le temps de la liberté est le présent de l’acte non le conditionnel du possible.
        En d’autres termes, une action libre animée par le principe de l’égalité n’est pas réalisée ou accomplie une fois que l’égalité s’impose, mais dans l’action même de la rendre effective. Ce n’est ni le motif, ni le résultat, ni l’objectif de l’action qui définit son accomplissement mais purement et simplement le fait qu’elle soit. Dès lors que l’égalité apparaît dans l’espace public par le biais d’une action qui l’affirme, elle « est » et ne revêt aucune autre forme d’existence que celle-là. « Etre libre et agir ne font qu’un » dit Hannah Arendt: l’action déterminée n’est donc pas réellement une action. On pourrait dire qu’elle est le dernier moment d’un jugement. Elle n’est pas vraiment une action parce qu’elle est prévisible, elle est la phase finale d’une passation de relais entre l’entendement et la volonté d’abord, entre la volonté et la concrétisation ensuite. Une telle action est un processus de l’idée qui vient à la surface des faits. Elle n’est pas libre parce qu’elle suit la règle d’une nécessité en vertu de laquelle elle ne peut pas être autre que ce qu’elle est. L’action déterminée n’est que ce qu’il était prévu qu’elle soit. L’action libre, au contraire, fait surgir quelque chose d’imprévisible, qui n’était nulle part envisageable ou définissable avant de se faire dans l’acte d’être.
2) Liberté et Virtuosité
                        a)  « Virtù » et « Fortuna » (Machiavel)
        
La référence de Hannah Arendt à Machiavel pour illustrer et défendre cette conception d’une action politique libre dans laquelle le principe ne fait qu’un avec l’acte a de quoi nous surprendre, précisément parce qu’elle fait appel au penseur politique que l’on a le plus réduit à l’affirmation de la subordination des moyens aux fins. Mais cette réduction est une interprétation contestable du Prince de Machiavel, car, en réalité, le penseur Florentin ne fait qu’affirmer qu’un Prince, dans l’exercice de sa fonction souveraine, peut et doit user de tous les ressorts dont il dispose pour occuper cette charge. Il soumet moins les moyens à des fins politiques qu’il ne conteste purement et simplement la notion même de « fins ». Le Prince agit politiquement et c’est tout. Il n’existe pas de valeurs ni d’idéaux auxquels le Prince devrait soumettre son action. Celle-ci dés lors n’a aucunement à se situer dans la limite d’une conformité à un devoir-être mais bien plutôt à faire preuve au moment opportun d’une irréprochable habileté. Assurer la charge de gouverner un état, c’est manifester davantage de subtilité que de moralité.
        « Il n'est donc pas nécessaire à un prince d'avoir toutes les bonnes qualités dont j'ai fait l'énumération, mais il lui est indispensable de paraître les avoir. J'oserais même dire qu'il est quelquefois dangereux d'en faire usage quoiqu'il soit toujours utile de paraître les posséder. Un prince doit s'efforcer de se faire une réputation de bonté, de clémence, de piété, de loyauté et de justice — il doit d'ailleurs avoir toutes ces bonnes qualités — mais rester assez maître de soi pour en déployer de contraires lorsque cela est expédient. Je pose en fait qu'un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut exercer impunément toutes les vertus de l'homme moyen parce que l'intérêt de sa conservation l'oblige souvent à violer les lois de l'humanité, de la charité, de la loyauté et de la religion. Il doit se plier aisément aux différentes circonstances dans lesquelles il peut se trouver. En un mot, il doit savoir persévérer dans le bien lorsqu'il n'y trouve aucun inconvénient, et s'en détourner lorsque les circonstances l'exigent. 
        Il doit surtout s'étudier à ne rien dire qui ne respire la bonté, la justice, la civilité, la bonne foi et la piété, mais cette dernière qualité est celle qu'il lui importe le plus de paraître posséder parce que les hommes en général jugent plus par leurs yeux que par leurs mains. Tout homme peut voir, mais très peu d'hommes savent toucher (voir vraiment). Chacun voit aisément ce qu'on paraît être et presque personne n'identifie ce qu'on est, et ce petit nombre d'esprits pénétrants n'ose pas contredire la multitude qui a pour bouclier la majesté de l'État ; or quand il s'agit de juger l'intérieur des hommes — et surtout celui des princes — comme on ne peut avoir recours aux tribunaux, il ne faut s'attacher qu'aux résultats. Le prince doit se maintenir dans son autorité. Les moyens, quels qu'ils soient paraîtront toujours honorables et seront loués de chacun, car le vulgaire se prend toujours aux apparences, et ne juge que par l'évènement. Or le vulgaire c'est presque tout le monde, et le petit nombre ne compte que lorsque la multitude ne sait sur quoi s’appuyer. »
        Même s’il l’appuie sur d’autres arguments, Machiavel, tout comme Hannah Arendt, défend ici la thèse d’un rejet complet de l’intériorité: « il ne faut s’attacher qu’aux résultats ». Il est tellement d’usage de f    aire de Machiavel un théoricien du cynisme en politique que l’on peut passer à côté de ce qui ici intéresse Hannah Arendt: le rapport entre l’action politique et le temps: « il doit se plier aux circonstances dans lesquelles il peut se trouver ». Hannah Arendt est moins intéressée par le primat accordé par Machiavel à l’apparence de la vertu sur la vertu tel qu’il est défendu dans ce passage qu’à la définition de la « virtù » telle qu’elle est reprise par le penseur Italien dans la totalité de son oeuvre. Or cette « virtù » est indissociable de la notion de « fortuna » dans la philosophie de Machiavel. La virtù n’a aucun rapport avec la vertu morale, comme nous venons de le voir. Elle désigne une force, une habileté politique grâce à laquelle un prince fait exactement ce qui est attendu par les circonstances. Machiavel en donne ici une illustration avec Fabius et Scipion dont les « virtùs » opposées quant à leur nature se combinèrent magnifiquement pour battre Hannibal. Contre lui, en effet, la prudence de Fabius et l’impétuosité de Scipion se succédèrent avec une justesse qui se conjugua au flux des circonstances. Aucune qualité ne vaut en elle-même. Il n’est pas bon ni bien « en soi » d’être prudent ou d’être impétueux. Il faut qu’un tempérament trouve le « créneau » circonstanciel à l’intérieur duquel il peut se libérer, et c’est cela qui fait la virtù:
       
J'ai considéré plus d'une fois que les hommes réussissent ou échouent suivant qu'ils savent ou non régler leur conduite sur les circonstances : on voit en effet les uns y aller pleins d'impétuosité, les autres circonspects et prudents : et ces deux démarches étant pareillement éloignées de la seule qui convienne, les fourvoient pareillement. L'homme qui se fourvoie le moins et rencontre le succès est celui dont la démarche rencontre les circonstances favorables, mais alors, comme toujours, il ne fait qu'obéir à la force de sa nature (virtu)
        Chacun sait avec quelle prudence, quel éloignement de toute impétuosité, de toute audace romaine, Fabius Maximus conduisait son armée. Sa fortune voulut que son génie s'accordât aux circonstances. En effet, Hannibal était arrivé tout jeune en Italie ; son étoile se levait à peine ; il venait de mettre par deux fois les Romains en déroute ; cette république, se trouvant privée de ses meilleurs soldats, démoralisée, ne pouvait que se féliciter d'avoir un capitaine dont la lenteur et la circonspection arrêtassent l'impétuosité de l'ennemi. De même Fabius ne pouvait trouver des circonstances plus favorables à son génie ; or, c'est ce qui fut la cause de sa gloire. Et que Fabius, en se comportant ainsi, obéit à son naturel et non à un propos délibéré, on le vit bien quand Scipion voulut terminer d'un coup la guerre en la portant sur le sol africain avec toutes ses armées, et que Fabius s'y opposa longtemps, incapable de se défaire de sa façon et de sa conduite coutumières. Et s'il eût été le roi dans Rome, la guerre avait de grandes chances d'être perdue pour elle, faute de savoir varier la conduite avec les circonstances. Mais Rome était une république qui enfantait des citoyens de tous les caractères ; et de même qu'elle produisit un Fabius, excellent lorsqu'il fallait traîner la guerre en longueur, de même elle produisit un Scipion lorsqu'il fut temps de vaincre.
        Ce qui assure aux républiques une plus longue vie et une fortune plus constante qu'aux monarchies, c'est de pouvoir par la variété de génie de leurs citoyens, s'accommoder bien plus facilement que celles-ci aux variations des temps. Un homme habitué à une certaine marche ne saurait en changer, comme nous l'avons dit ; dès que viennent des temps qui ne cadrent plus avec sa manière, il est fatal qu'il succombe.
                                          Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, III, 9.
        Aucune virtù ne peut se manifester autrement que dans le cadre des circonstances favorables imposées par la « Fortuna », laquelle peut tourner au désastre humain (passer de la chance à une fatalité dommageable) si elle n’est pas l’occasion offerte à la virtù de se libérer. Il n’existe pas de virtù potentielle, indépendante des circonstances de la « Fortuna ». Le terme même est absolument incompatible avec le temps du conditionnel: « il aurait pu montrer ses qualités si les circonstances lui en avaient donné l’occasion ». Une telle affirmation est dépourvue de sens aussi bien pour Hannah Arendt que pour Machiavel, parce qu’elle semble défendre que l’on puisse avoir des qualités politiques indépendantes de l’action. Il convient de revenir à la distinction que fait Hannah Arendt entre l’action déterminée et l’action libre. La première suit des motifs intérieurs, elle est précédée par le jugement et la délibération de mon entendement, déclenchée par le commandement de ma volonté. L’action libre a sa source dans un principe (au sens de Montesquieu) et « les principes s’inspirent, pour ainsi dire, de l’extérieur » (P197). Nous retrouvons bien ici, sous une autre forme, le rapport Machiavélien entre la Virtù (la liberté dans l’action) et la Fortuna (les circonstances du monde extérieur). Il est donc des moments particuliers pendant lesquels la force de la nature d’un homme se conjoignent à la perfection avec la nature même d’une conjecture historique, politique, militaire, et c’est cette conjonction qui définit la virtuosité d’une action libre, dans la mesure où le Prince a libéré, à cette occasion, sans complexe ni retenue la puissance de sa nature. Ce qui distingue néanmoins radicalement Hannah Arendt et Machiavel est le sujet de l’action politique, lequel désigne le Prince pour Machiavel, le « nous » de l’inter-esse ou de la « polis » pour Hannah Arendt. Elle ne fait donc ici qu’emprunter au penseur Italien sa définition de l’action politique en y relevant le rapport philosophique entre liberté et virtuosité. L’action politique est libre quand elle se libère des pesanteurs de la morale, de la métaphysique et de l’introspection. Elle marque une excellence qui est à chercher du côté de la virtuosité et non de la bonté d’âme ou de la maturation de réflexion (une action libre n’est pas une action réfléchie).
        b) Arts d’exécution et arts de création (antiquité grecque)
        Hannah Arendt approfondit cette relation entre la liberté et la virtuosité de l’action politique en remontant à l’antiquité grecque. A cette époque, le terme d’« art » ne se limitait aucunement à l’esthétique mais qualifiait également la fabrication et toutes les techniques, les savoir-faire (par exemple les soins médicaux). Elle reprend donc cette distinction grecque entre les arts dits de « création » comme les peintres, les sculpteurs, les auteurs de poèmes ou de tragédies et les arts d’exécution comme la danse, le théâtre (en tant qu’il est joué), la médecine, la navigation, etc. Les premiers sont intimement liés aux créateurs. Ils se pratiquent dans la solitude du processus de réalisation, impliquent bien une maîtrise de conception mais ils ne s’effectuent pas dans l’urgence de la situation requise par l’exécution immédiate du bon geste comme l’acteur au moment où se joue la pièce ou le médecin au moment de l’administration du remède. Pour les arts d’exécution, on se  doit d’accomplir le bon geste au bon moment sachant que ce moment est fixé par les circonstances extérieures. Dans les arts de création, on fait l’oeuvre quand on le désire, indépendamment des occasions. Or les grecs utilisent toujours la référence à des arts d’exécution pour désigner spécifiquement la politique.
       
Cela ne signifie pas du tout que les services et les fonctions réalisées par la politique soient des oeuvres d’art, ne serait-ce que parce que la toile créée par un peintre a une existence propre distincte de celle de son créateur alors que le gouvernement ou les institutions dépendent toujours de celles et ceux qui les conçoivent les mettent en place et veillent à leur application. La politique n’est pas un art mais elle partage avec les arts d’exécution le sens du geste opportun, de l’action appropriée, d’un « savoir-agir » (savoir le bon moment pour agir).
        Pourquoi Hannah Arendt insiste-t-elle autant sur cette distinction entre les arts d’exécution et les arts de création? Parce que ces deux pratiques correspondent exactement à sa définition de la liberté: « faire advenir dans le monde quelque chose qui n’était pas là avant », mais il s’agit pour elle de bien marquer que cette « chose » n’est pas une oeuvre d’art, parce que le lien entre ce qui est créé et celles et ceux qui la créent ne cesse pas après la réalisation. La politique ne vise pas à produire des oeuvres mais à manifester un lien effectif, exécutoire, entre l’homme et le monde. Ce qui est fait est une interaction, un « inter-esse », l’efficience d’un « agir », d’une inscription mondaine de l’être humain. Ce n’est pas parce que l’on a l’idée d’un Etat « bon » que l’on fait advenir dans la cité un Etat efficace et juste: cela pose bien la différence entre les arts de création et les arts d’exécution. Un état efficace est une instance de gouvernement et de gestion d’un territoire soutenu dans l’instant même de son fonctionnement par des hommes qui agissent. Cela signifie que le rapport entre ce qui est réalisé et ceux qui le réalisent n’est jamais décalé dans le temps, successif, hiérarchisé pour l’Etat comme l’est celui de l’oeuvre derrière laquelle le créateur doit s’effacer. Ce que crée l’art d’exécution c’est ce qu’il fait en le faisant, dans le mouvement même de l’exécution. Le tragédien est un bon auteur si la pièce qu’il a écrite est bonne et elle le sera tout autant (voire plus) après qu’il l’ait écrite. L’acteur, lui, n’est bon qu’en jouant, dans le temps présent du jeu d’acteur, et la scène, l’écoute et l’accueil des spectateurs participent de son jeu. 
    c) La politique et le théâtre (l’espace public comme scène de l’action)
        Hannah Arendt parachève ainsi son assimilation de la politique à l’art d’exécution avec ce rapport fondamental aux autres, au collectif. La liberté du créateur dans les arts de création apparaît moins qu’elle se devine après coup, dans l’originalité de l’oeuvre finalement dévoilée, alors que la représentation théâtrale manifeste une liberté plus effective dans la mesure où elle ne fait qu’une avec le fait d’être jouée ici et maintenant devant des spectateurs dont la présence et les réactions participent au fait de l’oeuvre. C’est en effet une chose de se dire qu’une pièce est nouvelle parce qu’elle a été écrite dans un esprit libre ou un genre nouveau et tout-à-fait autre chose que de vivre la libération d’une pièce dont la nouveauté réside dans l’évènement d’être jouée en cet instant. En ce dernier cas, sa liberté ne fait qu’une avec son surgissement dans le monde, surgissement dont la nature est collective. Elle est un évènement humain. 
       
 Dans le processus de création, par exemple, celui de l’auteur qui écrit une tragédie, sa liberté se manifeste dans la solitude et la « clandestinité » de son seul rapport à l’écriture. Il crée bien quelque chose de nouveau, mais cette création réside dans la conception, dans la venue à son imagination de situations, de scènes, de répliques, etc. Sa liberté ne présente aucun lien avec une virtuosité quelconque parce qu’il ne s’agit aucunement de faire le bon geste au bon moment. La virtuosité de l’acteur (arts d’exécution)  jouant la tragédie, par contre, est absolument requise, parce qu’il est question pour lui d’incarner un personnage ici et maintenant devant un public. Il doit jouer l’évènement qu’est la pièce écrite, laquelle, sans lui, resterait « lettre morte » dans l’écriture. Mais pour que la pièce soit jouée, pour qu’elle se produise dans la réalité, il faut un public devant lequel tel geste, telle réplique fasse « sens », de la même façon qu’une parole politique ne peut pas se concevoir autrement qu’en tant que « déclaration », que discours. Kafka avait demandé à son meilleur ami Max Brod de brûler tous les écrits de lui qu’il trouverait après sa mort. S’il avait obéi, nous serions passés à côté de plusieurs chefs-d’oeuvre littéraires. Kafka pratique un art de création qui peut parfaitement se concevoir sans témoin, dans l’intimité d’un pur rapport de soi à soi. Tout art d’exécution au contraire est une « démonstration ». C’est la raison pour laquelle la conception Arendtienne d’une liberté politique comme virtuosité se rapproche des arts d’exécution puisque une liberté rentrée, vécue dans l’intimité de la conscience ne mérite finalement pas ce nom. Il n’y pas de liberté sans acte et pas d’acte sans témoin. Nous pourrions dire d’une action politique qu’elle ne peut pas s’effectuer sans être « actée devant témoins », sans se produire dans un milieu qui lui donne sa résonance, et ce milieu, c’est exactement la « polis » grecque, « l’agora », soit l’existence d’un espace public ouvert aux paroles et aux actes de tous les hommes libres.
       
La référence à Kafka et à son désir testamentaire de faire disparaître son oeuvre est éclairante dans la mesure où elle nous permet de saisir la différence profonde entre le fond de motivation à l’oeuvre dans l’art et celui qui se libère dans l’action politique. Kafka ne se souciait pas de sa postérité d’écrivain. Il n’est rien de son écriture qui aspirait à se faire connaître, ou reconnaître. Mais en même temps, son art résidait bel et bien dans une « expression ». La matérialisation de sa pensée dans l’écriture répond sans aucun doute à une forme de nécessité (peut-être davantage qu’à l’expression d’une liberté) mais cette injonction n’est pas de nature « publique ». Elle ne tend pas naturellement à s’effectuer dans un milieu qui la rendrait claire et transmissible à tous. Il n’est nullement question pour Kafka de « communiquer » avec ses prochains, ni même de se concerter avec eux pour faire advenir quelque chose dans la cité ou dans l’Etat. Si liberté il y a (ce qui d’ailleurs reste à prouver), c’est celle de réaliser une oeuvre inédite, opaque, énigmatique, inclassable, trouble, mais en aucun cas « publique ». Une oeuvre d’art est unique, elle est l’expression d’une sensibilité irréductible à toute autre, remarquable par sa singularité même. C’est le contraire même d’une action politique.
       
Par contre, l’acteur tout court et l’acteur politique se doivent tous les deux de « composer » avec un public ou avec la chose publique, ce qui requiert une forme de virtuosité, d’à-propos, de subtilité, voire d’opportunisme. La virtù machiavélienne doit composer avec la « fortuna », avec les hommes tels qu’ils sont. Le prince doit être un virtuose de la chose publique, évaluer avec justesse le bon « dosage » de crainte et d’amour qu’il lui faut inspirer, plus encore le bon moment où il lui faut « agir », sachant que cette action ne peut consister exclusivement dans ce qu’il fait advenir seul par lui-même, ne serait-ce que parce qu’il lui faut bien faire quelque chose dans la texture d’évènements publics, incluant les actions des autres. Il se pourrait bien que les arts de création ne soit pas nécessairement reliés à la condition humaine (Cézanne ne peint pas la montagne Sainte Victoire telle que nous la voyons, telle que nous la déformons au gré de catégories humaines ou des mots de notre langue, mais telle qu’elle est). Les arts d’exécution ne consistent pas dans l’expression d’une sensibilité unique, individuelle et originale, mais dans une interaction qui se produit ici et maintenant, dans un milieu collectif qui lui donne sa dimension authentique. Lorsque, par exemple, le pianiste Glenn Gould affirme que les oeuvres de Bach sont plus fidèles lors d’un enregistrement dans un studio plutôt que dans un concert, il sous-entend qu’un interprète « crée » une oeuvre, ce qui est contestable dans la mesure où c’est Bach qui l’a composée. Il fait comme si l’interprète n’était pas un artiste d’exécution, mais c’est très difficilement soutenable, parce que le silence (ou le bruit) même de la salle pendant le concert participe de quelque biais à l’enregistrement, à l’oeuvre, à l’art.
    d) La pertinence indépassable du sens étymologique de la « politique » (Polis)
       
Les éléments qui définissent la liberté selon Hannah Arendt composent maintenant un tableau suffisamment complet (l’action, la virtuosité, l’espace public, le rapport au monde plus qu’à la vie) pour qu’elle aborde le dévoiement de sens de la notion de « politique »: ce terme désigne malheureusement dans l’esprit de la majorité des hommes, cette instance de pouvoir à l’égard de laquelle il va s’agir soit de se soumettre soit de résister, mais le politique ne désigne que rarement dans l’esprit des peuples autre chose qu’un rapport de force. Carl Von Clausewitz est un officier prussien qui a rédigé un ouvrage de stratégie et de philosophie: « De la guerre » qui a connu beaucoup de succès. On peut y lire la formulation suivante: « la guerre n’est qu’un prolongement de la politique, par d’autres moyens. » Il semble difficile de situer la politique comme désignant autre chose qu’un affrontement. Or une telle conception contredit radicalement l’étymologie: « cité », laquelle définit au contraire la politique comme le lieu même de la cohabitation pacifique entre des citoyens reliés les uns aux autres par les lois d’une organisation « commune ».
        Comment comprendre une telle dénaturation? Hannah Arendt a déjà produit des éléments de réponse: la dérivation philosophique de la notion de liberté au profit de celle de libre-arbitre, l’importance prise sur la notion de souveraineté au détriment de celle de communauté, le totalitarisme et sa revendication à valoir en tant que politique alors que tout de la chose publique s’y trouve remis en cause et empêché. On mesure encore davantage la pertinence des thèses de Hannah Arendt en les situant dans notre actualité: jamais la politique n’a été aussi déconsidérée, jamais l’opinion publique ne semble être allée aussi loin dans sa défiance envers la chose politique  qu’aujourd’hui. Etre un citoyen aujourd’hui revient à cette condition qui consiste à subir les décisions d’Autrui. C’est donc exactement le contraire de ce que signifiait pendant l’antiquité grecque  le fait d’être membre d’une cité, laquelle n’avait pas d’autre raison d’être que de créer un espace dans laquelle la liberté en tant que virtuosité pouvait émerger et se maintenir. Peut-on envisager la possibilité que la politique désigne cette construction d’un espace organisé au sein duquel des hommes jouissent de la capacité d’agir en étant motivés par autre chose que la  seule nécessité de vivre? La réponse à cette question est la « Polis ». Cela signifie que toute tentative visant à déconsidérer voire à détruire la politique revient pour l’être humain à mettre à mal tout ce qui lui permet d’oeuvrer en étant autre chose qu’un esclave, qu’un travailleur (au sens arendtien du terme). Quiconque remet en cause la politique porte atteinte à la seule vraie liberté, celle d’agir au gré d’une autre impulsion que la seule nécessité vitale, laquelle ne nous distingue nullement des animaux.  C’est comme si des trois catégories de l’activité humaine selon Aristote nous ne pratiquions que la première, la moins noble: la « poiesis ». S’acharner contre la politique, c’est fragiliser la seule structure à l’intérieur de laquelle la praxis est possible. Hannah Arendt nous permet donc de définir avec beaucoup de précision ce qu’est la politique: un cadre organisé, institutionnel, à l’intérieur duquel l’homme constitue avec ses concitoyens un « nous » doté de la capacité à agir authentiquement sur le monde grâce non seulement à la virtuosité qu’il acquiert mais aussi au milieu dans lequel celle-ci prend « sens », milieu qu’il nous faut comprendre sur le modèle de la scène dans laquelle un geste sur scène devient une scène théâtrale. Or (au début de la page 201) elle ajoute encore un trait à la définition de l’action politique: celui du souvenir et de l’Histoire. 
       
 Prenons un exemple: le 22 septembre 1984, Le chancelier Allemand Helmut Kohl et le président Français François Mitterrand se tiennent la main devant l’ossuaire de Douaumont dans la Meuse. Ils savent l’un et l’autre que cette action de se tenir la main, 70 ans après la guerre de 14-18 prend tout son sens de s’effectuer dans « une scène » politique. Ce ne sont pas deux hommes qui se tiennent la main devant un monument, c’est la France et l’Allemagne qui se réconcilient et créent ainsi une alliance qui va devenir le moteur de l’Europe. Que faut-il que soit ce geste pour sortir de sa dimension littérale, physique? Il faut d’abord que chacun réalise que Mitterrand n’a pas pris cette initiative en son nom propre mais en tant que président, ce qui suppose déjà une intelligence symbolique de la gestuelle. « Nous », français en finissons définitivement avec ce long climat d’hostilité et de défiance envers notre voisin allemand. Cela suppose un « lieu », celui d’une bataille dans laquelle les deux nations ont perdu un nombre très important de combattants et puis cela suppose enfin une mémoire, la certitude que ce geste se graverait dans le marbre des livres d’Histoire. 
Il faut saisir la politique comme ce fond à partir duquel un geste prend « sens » et prend « date ». Il existe une intelligence symbolique de l’acte qui nous permet de comprendre exactement ce qu’Hannah Arendt entend par virtuosité. François Mitterrand, qui a pris l’initiative de ce geste, lequel n’était pas prévu dans le protocole de la cérémonie, n’aurait probablement pas fait ce geste quelques années avant, parce que le souvenir de l’occupation allemande ne s’était pas encore dissipé pour les générations qui l’ont vécues. Ce geste recouvre également une dimension économique importante, celle d’un partenariat France-Allemagne visant à être plus compétitif dans les échanges commerciaux et dans l’industrie. Enfin ce geste vise à donner à l’Europe un élan après deux guerres dont la première a définitivement marqué le déclin politique de l’Europe sur la scène internationale. Deux « nous » se constitue sur la scène politique de Douaumont: celui de la France (et de l’Allemagne), et celui de l’Europe. Cela n’aurait absolument pas se passer ailleurs ni à un autre moment, c’est ça la virtuosité de la liberté politique. Et cet exemple est d’autant plus intéressant que François Mitterrand avouera plus tard n’avoir pas spécialement préparé son geste. Celui-ci lui est venu presque spontanément et revêt un sens personnel encore plus fort quand on sait que François Mitterrand est un ancien Résistant. 
          Nous comprendrons exactement ce qu’Hannah Arendt entend par « politique » lorsque nous serons en mesure d’énumérer toutes les conditions qui, sur cet exemple en particulier, nous permettent de réaliser tout ce que ce geste de François Mitterand, par exemple, revêt d’ « impossibilité littérale ». Pourquoi aucun européen ne peut assister à cette scène en se disant simplement que « deux hommes se tiennent la main »? Pourquoi tout européen présent sur le mémorial saisit immédiatement qu’il assiste à un geste politique et aucunement « physique »? Notre perception s’interdit à elle-même un type littéral d’interprétation et c’est exactement cette évidence qu’il s’agit pour nous de percer, d’analyser pour comprendre ce qu’est la politique pour Hannah Arendt.
        Or nous pouvons dénombrer pour le moins trois cribles au travers desquels le geste nous apparaît bien tel qu’il doit être. Nous activons plus ou moins consciemment (et plutôt moins) trois types d’intelligence pour interpréter cet acte:
- Une intelligence symbolique: ce sont deux chefs d’Etat qui se tiennent la main et qui marquent ainsi une entente pacifique entre deux nations partageant un lourd passif d’hostilité et de haine.
- Une intelligence dramatique: c’est exactement ce qu’Hannah Arendt désigne par la référence constante à la scène et au théâtre. Aucun sens ne peut être donné à l’action sans cette concentration de l’attention qui est le propre de toute « représentation » théâtrale ou politique. C’est finalement exactement ce qu’Aristote veut signifier quand il évoque, pour les Tragédies, la vertu cathartique du théâtre: ce qui dans la vie courante n’attirerait pas vraiment notre attention est comme purifié, capté, concentré dans le temps et l’espace limités de la tragédie. Cette dimension dramatique s’exprime également dans le caractère imprévisible de l’acte.
- Une intelligence historique: l’évènement de ces mains réunies et serrées à Douaumont serait incompréhensible, indéchiffrable sans le fond historique du 20e siècle, voire du 19e. Une histoire se raconte dans ce rapprochement, et cela dans tous les sens du terme histoire: nous assistons à un épisode qui prend place dans un plus long développement. C’est de la narration. Ces deux mains qui se serrent, c’est un chapitre qui s’écrit. Cette « capture » d’évènements physiques qui les transforme illico en moments lisibles et insérables dans une histoire plus longue, c’est aussi ce par quoi l’Histoire, comme compte rendu du passé, demeure un récit et nous retrouvons là exactement les termes mêmes de Hannah Arendt: « Tel est le domaine où la liberté est une réalité du monde, tangible en paroles qu’on peut entendre, en actes qu’on peut voir, en évènements dont on parle, dont on se souvient et que l’on transforme en histoires avant de les incorporer dans le grand livre de l’histoire humaine. »
    
Pour que les hommes puissent agir, il faut que leurs actes s’inscrivent sur un support, qui conserve la trace de l’évènement, qui la perpétue, et qui ne saurait se concevoir sans langage, narration, écriture. C’est par ces mots que l’un des premiers historiens reconnus: Hérodote (480 - 425 avant JC) débute son récit portant sur la première guerre médique: « Hérodote d'Halicarnasse présente ici les résultats de son Enquête afin que le temps n'abolisse pas le souvenir des actions des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l'oubli ; il donne aussi la raison du conflit qui mit ces deux peuples aux prises. »
Cette citation considérée par de nombreux commentateurs comme la première manifestation d’un souci historique peut apparaître comme une réfutation de l’affirmation de Hannah Arendt sur les barbares: « Ce qui demeure à l’extérieur, par exemple les grands faits des empires barbares, peut être impressionnant et remarquable mais n’est pas politique au sens strict du mot. » La Perse est un Empire dont le mode de gouvernement est un despotisme. Ni Darius ni Xerxès ne sont soucieux d’instaurer dans leur pays un espace de concertation permettant aux individus de se manifester librement par l’action et la parole. La cité est une invention grecque. Lorsque Hérodote évoque les actions des hommes et y incluent celles des barbares, c’est précisément en tant qu’il est lui un citoyen libre racontant les épisodes de ces deux guerres dans une perspective historique, laquelle doit faire droit à tous les acteurs de ces évènements. Les perses qui combattent n’ont pas la moindre conscience historique de l’évènement auquel ils participent en se battant. Le propos liminaire de Hérodote n’est donc aucunement contradictoire avec la thèse défendue par Hannah Arendt, bien au contraire: il en est l’illustration la plus directe. La liberté dont nous parle la philosophe ne se confond pas avec la liberté de conscience des Stoïciens comme nous l’avons vu, mais ce n’est pas pour autant qu’elle n’induit pas une conscience politique de ce qu’elle est. François Mitterand n’aurait jamais pu prendre la main de Helmut Kohl sans conscience de la dimension politique que revêtait nécessairement son geste.  La conscience n’est pas ici une instance délibérative et antérieure à l’acte, elle est une dimension consubstantielle et corrélative à l’acte. 
Hannah Arendt complète ainsi la description de toutes les caractéristiques d’une action politique, c’est-à-dire « libre ». Elle consiste dans l’extériorisation par un collectif organisé d’une action qui ne regarde ni ne satisfait, en aucune façon, les besoins vitaux et fait advenir , par la « grâce » d’une intelligence saisissante de l’instant (Kairos), quelque chose qui, avant, n’était pas dans le monde, mais « ce monde » n’est pas celui des forces naturelles. Il est déjà en attente de l’action politique en ceci qu’il présuppose une scène théâtrale, politique, historique. Nous pourrions évoquer ici une sorte « d’interactivité sémantique » par le biais de laquelle seule cette scène peut donner son véritable sens à l’action et réciproquement seule cette action peut accréditer ce milieu politique et historique comme décor exclusif de l’action. L’action donne sens à la scène et seule la scène donne sens à l’action. Ce que l’acte politique y gagne, c’est une inscription dans l’histoire, une lisibilité ainsi qu’une durabilité. Les perses possèdent évidemment une langue mais ce n’est pas là la garantie d’une parole politique ni d’une écriture historique. Ce que la cité Grecque a inventé, c’est précisément cette lisibilité historico-politique à partir du langage. L’action est d’emblée investie de cette dimension qui lui permet d’être déjà un épisode insérable dans l’histoire d’un peuple et, au-delà, dans une histoire humaine. C’est bien ce qu’Hérodote évoque dans la citation: Les actions des Perses sont tout aussi mémorables que celles des Grecs et il en fera mention dans son « Enquête », mais les Perses ne savent pas qu’ils font l’histoire, tout simplement parce qu’ils ne sont pas libres au sens où les grecs le sont, puisqu’ils ne bénéficient pas de la seule forme politique à même de faire surgir une action libre, à savoir la Cité.
              
  3) Agir sur le monde et risquer sa vie
a) Le libéralisme contre la liberté
        P 201: « Toute tentative pour faire dériver le concept de liberté d’expériences…. » Hannah Arendt avait déjà précisé que le but de cette deuxième partie était de révéler la nature de cette évidence selon laquelle « la liberté est la raison d’être de la politique ». Pourquoi cette évidence est-elle si difficile à reconnaître? Elle revient sur cette question qu’elle avait déjà traitée (en incriminant le totalitarisme, les penseurs politiques du 17e siècle et les Sciences sociales) mais elle cite maintenant d’autres facteurs de trouble qui embarrassent l’efficience de cette lucidité. Pourquoi nous obstinons-nous à croire que la liberté s’applique à la volonté et à la pensée plutôt qu’à l’action? Parce que nous réfléchissons avant d’agir, mais le début de la seconde partie a déjà prouvé que c’est justement parce que nous pensons à l’action avant de la faire que nous la faisons  à cause d’un motif, lequel rend notre action déterminée, et pas libre (distinction motif / principe). 
        Une autre raison semble donc plus à même d’expliquer notre « aveuglement »: nous sommes persuadés que « la liberté est incompatible avec l’existence de la société ». Pourquoi? Parce qu’il nous apparaît que la société peut nous laisser libres de penser ce que nous voulons, c’est lorsque nous agissons qu’elle se sent en danger et légitimée à sévir contre l’individu. Si nous pouvons jouir d’une liberté totale en société c’est en tant qu’être pensant, pas en tant qu’être « agissant ». Les exigences du « vivre-ensemble » sont incompatibles avec celle d’une liberté d’action authentique, mais elles ne le sont par rapport à la liberté de penser. L’argument ici ne consiste pas à penser que la pensée a besoin de plus « d’espace libre » que toute autre action humaine, mais qu’elle est, de par sa nature même, maintenue dans la conscience de l’individu, dans un rapport de soi à soi et n’interfère donc jamais avec les lois, avec les autres, avec les limitations de l’espace social et la présence physique des autres citoyens.
       
Hannah Arendt cite alors John Stuart Mill (1806 - 1873) dont le libre « De la liberté » est considéré comme l’un des piliers du libéralisme politique et économique. De quoi s’agit-il? Le libéralisme est l’affirmation de l’individu comme fondement et but ultime de toute société. C’est la revendication et la garantie des droits de l’individu (droit de propriété, liberté de culte, liberté d’entreprendre, etc.) qui constituent à la fois la condition et la finalité première, indéfectible de toute société. On pourrait dire qu’en un sens très général, le libéralisme est l’exact opposé du communisme, ce n’est pas pour qu’il y ait une société qu’il y a des individus mais pour qu’il y ait des individus qu’il y a une société. Le libéralisme politique est donc très proche de la Démocratie et il s’oppose au totalitarisme. Economiquement, la thèse du libéralisme consiste à poser qu’il existe un ordre naturel qui permet de maintenir dans un équilibre constant les exigences de la consommation avec les évolutions de la production en laissant libre les individus d’entreprendre, le marché de se réguler par lui-même et la concurrence de s’activer. Cette thèse peut être rapprochée de celle de la main invisible d’Adam Smith: la motivation individuelle de chacun exclusivement tournée vers son propre intérêt participe à son insu à l’équilibre de la société. C’est précisément en ne pensant qu’à soi que l’on contribue au bon fonctionnement de l’ensemble. La condition fondamentale de la bonne régulation d’une société de ce type, c’est évidemment que l’Etat n’y intervienne que le moins possible.
        Nous percevons facilement tout ce qui dans le libéralisme est absolument incompatible avec la conception Arendtienne de la liberté:
En premier lieu, le sujet qui agit dans le libéralisme est l’individu « Je », pas le « nous » de la « polis »
Deuxièmement, si on lui impose la grille d’interprétation de la tripartition de l’activité pour Hannah Arendt, on voit bien qu’elle privilégie le travail sur l’action, et donc la sphère du privé sur celle du public. Dans une perspective aristotélicienne, c’est la Poiesis (répondre à des besoins immédiats par une activité qui ne contient pas en elle-même sa propre fin) qui l’emporte largement sur la Praxis.
Troisièmement, et c’est sur ce point en particulier qu’Hannah Arendt insiste p 202, la politique se réduit à cette fonction de maintien de la vie des individus vivant en société, ce qui, pour la philosophe, suppose une confusion totale entre les missions allouées d’un côté au social et à l’économique (la vie), et de l’autre côté au politique (l’action)
b) Le politique et le social
        Le libéralisme est donc la négation même de la liberté principalement parce qu’il ne réalise pas l’importance fondamentale de l’espace public, sans lequel aucune politique (polis) n’est envisageable) et aussi parce qu’il confond le politique et l’économique, c’est-à-dire, sur un plan philosophique, qu’il ne fait pas la différence entre survivre et exister. Dans son opposition à l’Etat totalitaire, le libéralisme ne s’aperçoit pas qu’il aboutit finalement à ce même résultat qu’est la réduction de l’espace du citoyen au domaine privé. Le totalitarisme écrase et terrifie l’individu citoyen en le maintenant sous la menace d’une telle répression qu’il demeure isolé. Mais le libéralisme en prétendant au contraire lui donner toute liberté de vivre et d’entreprendre le confine dans la seule optimisation de ses intérêts privés, ce qui l’enferme pareillement (mais évidemment  dans une toute autre perspective: s’enrichir) dans un espace privé. Dans un cas comme dans l’autre, c’est l’installation d’un espace public, d’une « cité » qui se révèle impossible.
        Si l’on réduit la politique à protéger la vie, alors on la maintient sous le joug de cette emprise qu’est la nécessité naturelle de produire, de nourrir, de veiller au confort de vie des citoyens. C’est comme si l’on définissait la politique comme un type d’organisation veillant simplement à l’équilibre entre la production et la consommation de tous les citoyens, mais d’une part, cette fonction est exactement celle qui revient à l’économique, et d’autre part, elle ne donne pas à l’être humain les moyens de donner à sa présence sur terre un sens, c’est-à-dire une autre finalité que celle de s’y maintenir en vie. C’est comme si l’homme n’était en rien différent d’une plante verte ou d’un animal. L’homme ne serait pas dans le monde pour y accomplir quelque chose de spécifiquement humain.
       
Il n’est pas rare aujourd’hui d’entendre des hommes politiques affirmer « qu’ils ne peuvent rien », que « leur champ d’action est limité », notamment lorsque des usines ferment ou sont délocalisées. C’est comme si la vie en société nous semblait davantage dépendante de facteurs économiques que d’orientations politiques. Les dirigeants de multinationales se voient dotés d’une puissance qui dépasse largement celles des Etats et sont ainsi en mesure d’orienter leurs choix en fonction de leurs seuls intérêts financiers. La dépendance des citoyens aux seules nécessités de la vie provoque la disproportion croissante entre l’influence de l’économique qui s’accentue et celle du politique qui s’affaiblît. Le rôle d’un dirigeant politique, élu selon des procédures politiques, se ramène ainsi de plus en plus à s’adapter à l’économique en prenant des mesures et en proposant des lois qui entérinent les décisions unilatérales prises par des groupes financiers, industriels internationaux. C’est comme si les politiques voyaient leur participation à la vie publique réduite à cette fonction de courroie de transmission entre des décisions qui ne sont pas les leurs et les populations qui en subissent les conséquences.
        Seules les affaires étrangères constituent un domaine que l’on pourrait qualifier de « politique » parce que des facteurs « humains » y jouent encore. Dans les rapports entre les nations, quelque chose d’évènementiel, au sens qui a déjà été précisé (un événement devenant lisible dans une trame historique et politique préexistante), continue de se réaliser et peut orienter des décisions, des actions. Quelque chose de la nation, du rapport culturel et historique entre les pays pèsent de tout son poids sur ce qu’il faut bien appeler une "évolution historique ».Cela signifie que tout ne s’y retrouve pas réduit à des échanges commerciaux et financiers fondés sur  le rapport entre la consommation et la production. Cependant même dans cette perspective, il est exclu que les alliances et les rivalités puissent s’établir indépendamment des interêts économiques des entreprises de chaque pays.
    c) Le courage
       
       
Si Hannah Arendt décrit le courage comme la vertu fondamentale de la politique, c’est précisément que « l’on y risque sa vie » mais en un sens très particulier: ce n’est pas que la politique soit « dangereuse », c’est plutôt que sa vocation se situe tout simplement ailleurs que dans un rapport au vivant: « nous sommes arrivés dans un domaine où le souci de la vie a perdu sa validité ». Derrière cette célébration du courage se dissimule une affirmation d’une grande profondeur et porteuse, par elle-même d’un enjeu considérable que l’on pourrait concéder comme écologique avant l’heure, à savoir que si l’économique et le social manifestent au premier chef le souci de la vie en général (et la notre en particulier), le politique exprime notre souci du monde. L’hégémonie dommageable de l’économie sur le politique illustre parfaitement la prééminence de l’attention que nous portons à la vie au détriment de notre implication dans le monde, pour le monde. 
        Hannah Arendt distingue préalablement le courage et la témérité, laquelle peut être définie par autre chose que la capacité à vaincre la peur. C’est précisément et paradoxalement la crainte qui fait le courage alors que la témérité peut parfaitement s’appuyer sur l’inconscience. Le courage est proportionnel à la peur que l’on parvient à vaincre alors que la témérité peut se rapprocher de la folie et n’avoir aucun rapport à la crainte. Le téméraire n’a pas peur alors que le courageux défie sa peur. Qu’est-ce qui motive la témérité? L’orgueil, l’aura de gloire que l’on acquiert aux yeux des autres par son acte. Nous restons donc dans les limites d’un intérêt personnel , celui de son nom, de sa réputation. Le courage est plus désintéressé. Il s’agit de s’aventurer dans un monde extérieur qui nous inspire de la crainte. La témérité n’est pas un mouvement par lequel on sort de soi, exactement comme la lâcheté dans laquelle on ne mesure que son intérêt: « La témérité n’est pas moins en rapport avec la vie que la lâcheté. » C’est ce qu’elle appelle notre sens individuel de la vitalité qui est convoqué dans l’un et l’autre. 
       
L’action dans le monde et pour le monde décrit au contraire l’élan qui porte un homme à s’oublier, à s’engager dans une cause qui le dépasse. Le monde est un milieu qui existait avant que l’homme y apparaisse et qui existera sûrement après notre disparition. Nous réalisons alors exactement le sens que Hannah Arendt donne à la notion de « domaine ou espace public ». Ce qui pouvait nous apparaître préalablement comme « Res Publica » et qui correspondait sans nul doute au sens souhaité par Hannah Arendt est maintenant décrit comme « monde ». Cet espace public dépasse le seul cadre de l’humanité. La politique, c’est finalement la réalisation par un homme de l’existence d’une réalité dépassant complètement les limites individuelles de son « ressenti ». On peut être téméraire pour se sentir vivant, de la même façon que la lâcheté est un « sentiment » alors que le courage marque précisément la capacité de l’homme à se déterminer indépendamment de son ressenti, pour quelque chose qui est à la fois hors de lui et à la portée de son action, dans quoi il peut se projeter par le biais d’une action et d’un risque. Le courage prime sur les autres qualités humaines parce qu’il est la condition même de leur réalisation, de leur efficience, de  la même façon que la liberté est la condition même de la politique. Le courage est la vertu politique par excellence parce que l’on y risque sa vie, mais en un sens particulier. On risque sa vie parce qu’on l’oublie, ou parce qu’elle n’est pas vraiment concernée par ce qui définit vraiment action politique: le souci du monde. Sous cet angle, l’écologie est une question fondamentalement politique.
        Il peut sembler contradictoire, au vu de toutes les doctrines qui le nient, que la liberté soit la raison d’être de la politique, et pourtant c’est bien le cas pour Hannah Arendt. De la même façon, il peut apparaître paradoxal de considérer le courage comme la vertu fondamentale, puisque elle peut nous amener à risquer notre vie et que rien ne nous semble vraiment pouvoir l’emporter sur cette considération: comment mettre sciemment en danger ce qui compte le plus pour tout être vivant, à savoir précisément: « être vivant »?    Hannah Arendt veut ici disposer sur le même plan l’évidence contrariée de la liberté politique et l’existence en tout homme d’un « souci collectif », d’une préoccupation tournée vers « l’extérieur », au sens très large de ce terme, et c’est cette préoccupation qu’elle appelle finalement « le domaine public ». On comprend ainsi que la ligne qui sépare le domaine public et le domaine privé est exactement la même que celle qui distingue le souci du monde et l’instinct de conservation pour soi ou pour sa famille. Il peut sembler aussi contradictoire d’agir librement que d’agir au gré d’une motivation qui n’est plus celle de vivre ou de survivre, mais c’est bien dans cette contradiction (qui n’est qu’apparente) que réside vraiment la compréhension de la nature fondamentalement et exclusivement politique de la liberté. La référence à Winston Churchill est très éclairante, notamment si nous la mettons en lien avec le discours du 4 juin 1940:
« Nous irons jusqu'au bout, nous nous battrons en France, nous nous battrons sur les mers et les océans, nous nous battrons avec toujours plus de confiance ainsi qu'une force grandissante dans les airs, nous défendrons notre île, peu importe ce qu'il en coûtera, nous nous battrons sur les plages, nous nous battrons sur les terrains de débarquement, nous nous battrons dans les champs et dans les rues, nous nous battrons dans les collines; nous ne nous rendrons jamais, et même si, bien que je n'y croie pas un seul instant, cette île ou une grande partie de cette île était asservie et affamée, alors notre Empire au-delà des mers, armé et gardé par la flotte britannique, continuera de lutter, jusqu'à ce que, quand Dieu le voudra, le Nouveau Monde, avec tout son pouvoir et sa puissance, vienne à la rescousse libérer l'Ancien. » 

        Le domaine privé peut parfaitement s’accommoder d’une préoccupation exclusivement vitale. La collaboration, en France, montre que la liberté ne constitue en aucune façon un souci premier, pour les individus. Mais le domaine public nous place ipso facto en décalage par rapport au souci exclusif de la conservation de la vie. C’est bien ce que la déclaration de Churchill prouve de façon évidente, principalement à la fin: « Jusqu’à ce que le nouveau monde vienne à la rescousse de l’ancien ». Il ne demande pas aux anglais de se battre pour leur vie, pour leur famille, pas même leur compatriotes. Ce n’est pas une question « personnelle », voire pas même une question « d’hommes ». C’est une affaire de monde et plus encore de succession de mondes: il faut que le Nouveau vienne secourir l’Ancien. Quelque chose de cette déclaration confirme l’intuition philosophique de Hannah Arendt: Le courage n’est aucunement lié à l’instinct de survie, pas davantage qu’à une forme de fierté personnelle ou à un moment d’inconscience (témérité). Le courage désigne cet effort d’extériorisation par le biais duquel des hommes (et le pluriel ici est fondamental) s’impliquent dans le surgissement d’un autre monde que le précédent, et c’est en cela qu’il est motivé par la liberté. La référence que Hannah Arendt fera à la fin de l’article au miracle rend bien compte de cette nature à la fois mondaine et presque magique de la liberté. « Que cela soit ou nous mourrons. » comme disait Brutus. Le courageux n’est pas suicidaire mais simplement il se situe sur un autre plan que le domaine privé, donc une autre dimension que celle que gouverne « sur un mode totalitaire » le souci exclusif de la conservation de la vie.   


Conclusion:   C’est cette distinction vraiment fondamentale pour comprendre la pensée de Hannah Arendt, entre le souci de la vie et celui du monde qui permet de rendre compte des obstacles rencontrés par cette évidence selon laquelle la liberté est cela même qui fonde le politique. Cette évidence se trouve broyée entre le marteau du totalitarisme et l’enclume du libéralisme. Le totalitarisme écrase la liberté au nom d’un monde figé (celui où l’Etat possède tous les moyens de production et réprime toute contestation dans le totalitarisme communiste, ou bien celui qui repose sur l’inégalité des races dans le nazisme hitlérien). Le libéralisme confond la liberté avec l’assurance que l’on donne à l’individu que sa volonté de créer de la richesse ne sera pas limité par l’Etat, de telle sorte que ni le totalitarisme, ni le libéralisme ne prenne en compte cette capacité d’un collectif humain à agir sur le monde et pour lui, c’est-à-dire à dépasser les intérêts personnels, voire leurs intérêts humains pour que quelque chose du monde s’accomplisse. Quoi exactement? Ce que l’on pourrait appeler un « devenir proprement mondain » et que nous retrouvons exactement dans le discours de Churchill: que le monde Nouveau vienne à la rescousse de l’Ancien. Pour mener à bien cette tâche qui dépasse largement de la seule préoccupation des intérêts vitaux de l’espèce humaine, nous devons faire preuve de courage.

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