vendredi 8 mars 2019

Qu'est-ce que la liberté? de Hannah Arendt - Explication de la partie 4

La liberté miraculeuse de l’action politique
Dans cette dernière partie, Hannah Arendt se livre à un travail de distinctions, de nuances et d’assimilations particulièrement subtil et polémique. Il faut vraiment référer tout ce qui est affirmé ici à la question posée comme titre de l’article. Qu’est-ce que la liberté finalement? Quelle est exactement la nature de ce concept? Elle avait jusque là défendu très fortement cette thèse selon laquelle la liberté est d’abord et fondamentalement une notion politique, mais voilà qu’elle en situe la trace dans un concept fondamentalement religieux. Tout miracle marque à la fois quelque chose d’inattendu et une rupture dans la normalité, dans la routine d’un processus. Un évènement s’effectue et crée spontanément, sponte sua, de son propre mouvement, quelque chose que rien ne pouvait laisser présager. En d’autres termes, la liberté, c’est l’homme même et l’homme est doublement miraculeux: d’abord parce que son existence est parfaitement contingente: elle est le fruit de coïncidences hautement improbables. Les chances a) pour que la terre existe b) pour que la vie y apparaisse c) pour que l’homme en émerge étaient très, très faibles. Or cet homme né miraculeusement ne cesse d’insinuer des miracles dans la nécessité naturelle en créant ce milieu adéquat à ces actions nouvelles. Ce milieu est la cité et ces actions constituent le politique.
1) La liberté comme « commencement »
a) L’expérience de l’action libre dans l’Antiquité

       

Dans la totalité de l’article, nous avons bien compris que la nature du travail de Hannah Arendt, c’est-à-dire le sens profond de la question « qu’est-ce que…? » était finalement généalogique. Pourquoi la philosophie n’a-t-elle retenu de la liberté que la notion de libre-arbitre alors qu’historiquement les citoyens grecs jouissaient déjà du statut d’hommes libres et que cela voulait dire autre chose qu’être autonome dans ses choix? Hannah Arendt a soigneusement utilisé les trois premières parties de son article à combattre des doctrines, des auteurs, des processus au fil desquels la liberté a été dénaturé de son sens originel. De nombreux auteurs ont fait les frais de ce travail: Epictète, Kant, Descartes (sans être jamais nommé), Hobbes, les sociologues, John Stuart Mill, et surtout Rousseau, le dernier en date (partie 3). Mais cette quatrième partie sera purement affirmative et argumentative, comme si, après avoir dit ce que la liberté n’était pas ou plutôt ce que l’on nous fait croire d’elle, il était temps de dire vraiment ce qu’elle est, c’est-à-dire d’où elle vient, en quoi elle consiste, à quelle expérience elle correspond.
b) Etymologie grecque du commencement: Archein et Prattein
        Insistant une fois de plus sur la « pureté » inaugurale de l’expérience de la liberté telle qu’elle fut pratiquée et vécue par l’antiquité, Hannah Arendt suit une nouvelle piste, elle-même plus pure en un sens: celle de la langue. Pourquoi plus pure? Parce que l’on peut, comme elle l’a fait, interroger et suivre l’histoire des Idées, les évolutions des concepts au gré des doctrines et des mouvements philosophiques, il n’en reste pas moins que c’est bien dans la langue que s’explique et s’origine profondément, intimement, le sens d’une notion. Or la thèse qu’Hannah Arendt défend dans cet article, c’est finalement qu’être libre ne qualifie aucunement le rapport entre l’intention intérieure et l’action extérieure, mais l’acte strict, indécidable, improgrammable de « commencer » ce que rien ni par ailleurs ni auparavant ne faisait « présager ». On est libre quand s’effectue, de façon concertée, dans un espace public citoyen, un évènement humain que rien ne permettait d’anticiper, une « action » comme surgissement de ce qui, avant n’était pas.
        

C’est donc logiquement qu’Hannah Arendt se tourne vers les deux verbes qui en grec désigne le fait d’agir: Archein et Prattein. Elle essaie par ce retour à l’étymologie de montrer le rapport entre la liberté et le commencement. Archein signifie commencer, conduire et Prattein désigne plutôt l’acte de mener une action jusqu’à son terme. Les équivalents latins sont Agere et Gerere (globalement nous pourrions dire que nous retrouvons en français cette différence dans la distinction entre agir, provoquer d’une part et gérer, administrer d’autre part).
        Dans le « archein » grec, Hannah Arendt retrouve exactement toutes les caractéristiques de la liberté politique du citoyen grec: chef de famille, acteur de la vie politique de la cité, engagé dans la Praxis et d’aucune façon dans la Poiesis, dégagé de toute exigence vitale. Dans ce verbe, ce sont tous les attributs de la liberté comme spontanéité qui s’imposent: sponte sua (de son propre mouvement). Hannah Arendt insiste, tout au long de l’article, sur le fait que la liberté n’est pas individuelle et cela se manifeste également dans cette étymologie grecque car Archein et Prattein désigne « ce qui commence » et ce dont il s’agit de gérer le développement. L’action libre n’est jamais celle d’un seul sujet, mais toujours celle de citoyens jouissant communément de ce statut.
c) Etymologie latine: « les res gestae » et le rapport à l’histoire
       
(p216) Si dans la langue Grecque, le rapport entre liberté et commencement s’effectue dans la politique et le statut du citoyen, cette même relation s’opère davantage pour la langue latine, dans l’histoire et le récit du passé. La liberté du citoyen romain est toujours ramenée à l’origine, c’est-à-dire à la fondation de la cité, comme s’il revenait aux héritiers de gérer aujourd’hui (Gerere) le trésor de cette liberté qu’est la fondation d’une cité, et plus encore, d’une civilisation, laquelle se déploie ainsi de son propre mouvement, « sponte sua (Agere) ». L’histoire comme « res gestae » (chose faite) tout aussi tournée qu’elle soit vers l’évènement politique de la cité et la célébration de la citoyenneté romaine, éclaire toujours les évènements décrits à la lumière de la fondation. Ce qui fait de Rome une civilisation, c’est le rayonnement de son influence à partir d’un centre, lequel est aussi et surtout son commencement. Est libre non seulement ce qui a commencé (agere), mais aussi ce dont le commencement se poursuit, s’étend, s’accroît, s’organise (gerere). Il n’est pas d’histoire romaine sans retour au commencement: à Romulus et Remus nourris par la louve.
d) Le commencement de l’homme, le commencement qu’est l’homme (Saint Augustin)
        L’influence de Platon sur la philosophie antique et plus particulièrement son extrême défiance à l’égard du politique après l’exécution de Socrate expliquent la relative indifférence de la philosophie grecque à l’égard de la liberté puisque elle était d’abord un statut politique. Les romains auraient pu combler cette lacune et ce « retard au démarrage », puisqu’ils ont, eux, bien saisi l’importance philosophique de cette notion politique et qu’ils ne souffrent d’aucun traumatisme à l’égard de la politique. Malheureusement, selon Hannah Arendt, leur philosophie ne parvient pas à se mettre à la hauteur de cet enjeu, et, de fait, les plus grands philosophes romains sont stoïciens (donc défenseurs de la liberté non pas politique mais intérieure). Qui va donc assumer et revendiquer cet héritage romain de la corrélation entre liberté et commencement?
        
De façon toute aussi inattendue que totalement illogique, c’est Saint Augustin, philosophe chrétien, qui perpétuera philosophiquement l’évidence étymologique de cette connexion. Il convient de ne pas oublier que Saint Augustin est, en effet, d’abord un citoyen romain et que sa conversion au christianisme se produisit quand il eut atteint l’âge de 32 ans, donc tardivement. Or, dans le « De civitate Dei » (La cité de Dieu) qui constitue son seul ouvrage à tonalité politique, Saint Augustin définit la liberté comme la caractéristique fondamentale et première de l’être humain dans le monde. Ce n’est pas que l’homme soit libre, c’est plutôt que son émergence dans l’univers coïncide avec la naissance d’une perspective contingente du monde.
        Nous ne sommes pas dans l’univers comme dans un milieu où nous serions libres de tout faire mais au contraire, dans un lieu où le fait de notre existence insinue de la liberté, de l’imprévu, de l’aléatoire, du contingent. C’est à partir de l’existence de l’homme dans l’univers que l’univers cesse d’être exclusivement régulé par la nécessité, et chaque homme participe ainsi, du simple fait de sa naissance, de sa venue au monde, à l’émergence d’un nouveau monde, d’un monde commençant, un peu comme si chaque perspective de l’univers renouvelait la donne de ce que l’univers « est » et imposait sa trace, y compris lorsque cette perspective humaine mourra, disparaîtra. 
        Ce dernier point est crucial parce qu’il peut sembler paradoxal: chaque homme naît dans un univers qui était déjà là et qui demeurera après. On pourrait donc en déduire qu’il ne change rien à un milieu qui l’excède de part en part. Mais précisément, la mortalité même de l’être humain ordonne son expérience du monde au gré d’un axe doté d’un commencement et d’une fin. Nous ne savons pas si l’univers a vraiment un début, mais nous ne pouvons vivre, nous, dans l’univers, sans commencer et finir de vivre, par le biais de quoi nous faisons advenir dans une réalité qui demeure stable et identique à elle-même la perspective d’un commencement et d’une terminaison, d’un changement, d’une évolution, d’une vieillesse, d’une généalogie. C’est précisément la mortalité humaine qui insinue du changement , de l’inattendu, de l’historique dans cette plénitude ontologique d’une univers qui est tel qu’il est tout le temps et, si l’on peut oser ce pléonasme : « là ». L’univers, c’est ce que c’est qu’être là dans un éternel « maintenant ». Et l’homme est cet être qui du fait même de sa contingence pourrait être ailleurs, et à un autre moment. Rien ne s’impose nécessairement de l’existence de l’homme, par le biais de quoi tout ce qu’il insinue dans un univers nécessaire c’est du choix, de l’angoisse, de la contingence, de la fragilité. S’il n’y avait que « l’univers dans l’univers », tout ne serait que naturel et nécessaire. L’homme insinue dans ce bloc d’être la faille d’une modalité de « devenir » toute à la fois historique et contingente. Ce n’est donc pas que l’homme commence quelque chose dans l’Univers, c’est qu’il est ce par quoi « le commencement commence » dans l’Univers. Dieu crée l’univers mais cet univers reste ce qu’il est, éternellement, il faut y faire advenir de l’humain pour que s’y insinue la possibilité d’être autre à ce qu’il était, en tant que créé. Il faut qu’il s’y déroule du séquentiel, du discontinu, du divisible. L’être humain est la condition, le moteur et l’artisan de « la perspective séquentielle » de cet être-là de l’univers. Il est ce par quoi commence des « séries » dans l’univers. 
        
On pourrait dire qu’en un sens l’homme insinue un peu de « mou » dans l’engrenage inéluctable de la nécessité universelle. Naître, c’est cela pour chaque homme: instaurer la marge de manoeuvre d’une existence contingente dans la densité sans faille, ni ouverture d’une existence nécessaire. Il faut que l’univers soit, mais il n’est pas prévisible ni nécessaire que l’existence de tel homme soit. Cette émergence imprévisible de tel évènement humain est cela même qui crée de la fluctuation, de la « variable », comme si l’être humain était la variable inconnue de l’équation universelle. Cette idée est bien l’implication directe d’une conception politique de la liberté comme action, commencement. L’homme est libre parce qu’il est « ce qui agit » dans un univers dont l’existence est absolument nécessaire donc figée.
2) Le miracle
a) La foi chrétienne
        
On pourrait penser que c’est en tant que romain que Saint Augustin, pourtant ardent défenseur du libre arbitre et de la liberté intérieure, défend dans « la cité de dieu » la conception d’une liberté extérieure résidant dans l’acte de commencer et d’insinuer du commencement dans la création. Mais ce serait une erreur car en réalité quiconque lit attentivement le nouveau testament trouve dans les paroles du Christ lui-même cette même corrélation entre liberté et commencement, mais il faut, pour cela, se faire du "miracle", notion religieuse, une conception laïque, philosophique. En effet, le Christ ne cesse d’inciter les fidèles à avoir la foi car elle peut déplacer des montagnes: « En vérité je vous le dis, si quelqu’un dit à cette montagne : "Soulève-toi et jette-toi dans la mer", et s’il n'hésite pas dans son cœur, mais croit que ce qu’il dit va arriver, cela lui sera accordé. C’est pourquoi je vous dis : tout ce que vous demandez en priant, croyez que vous l’avez déjà reçu, et cela vous sera accordé. » (Évangile selon Marc XI, 23-24, trad. Bible de Jérusalem). L’homme est ainsi invité à avoir la foi dans sa capacité à faire surgir de l’inattendu, du jamais vu, de l’exceptionnel, de l’inconcevable.  Or qu’est-ce qu’un miracle, en réalité? C’est bel et bien, ce surgissement dans un présent d’une réalité prévisible dans aucun passé, absolument imprédictible.
        Suivre les détours de la pensée Arendtienne n’est vraiment pas facile à ce moment de l’article alors même que c’est probablement à l’ouvrage le plus subtil et le plus libéré des sempiternelles distinctions de registres que nous sommes ici confrontés avec bonheur. Nous considérons, avec pertinence, que ces quatre types de discours: politique, philosophique, historique et religieux, sont fondamentalement différents, mais la profondeur et l’intégrité d’une idée ou d’une notion, comme celle de la liberté en tant que commencement, ne pourrait-elle pas s’expérimenter dans sa capacité à transcender les genres, à se retrouver sous des visages différents, avec certaines nuances dans ces quatre modalités d’assertion. Nous étions partis de l’idée très fermement argumentée selon laquelle la liberté est d’abord et finalement essentiellement un concept politique, mais voilà qu’Hannah Arendt, engagée dans la démonstration de la corrélation entre liberté et commencement (étymologie grecque et latine), pointe une dimension religieuse (mais laïcisée) et plus particulièrement chrétienne de cette corrélation dans la notion même de miracle. Ce que, non plus la volonté mais la foi crée dans le cours du monde, c’est précisément cette aptitude de la croyance humaine à faire émerger de l’irrationnel, de l’incompréhensible, de l’imprévisible. 
        
Se pourrait-il, après tout, que le corpus de la religion chrétienne tel qu’on est en droit de le situer comme à son origine aux paroles mêmes du Christ contienne l’affirmation de cette corrélation entre liberté et commencement? Tu es libre de faire commencer le plus inconcevable, le plus inimaginable, le plus imprévisible à condition que tu y crois suffisamment. De la même façon que la créature humaine amène du flou, de l’incertitude, de l’imprévisible dans l’immutabilité de la création de l’univers par Dieu, le miracle décrit l’interruption de l’enchaînement d’évènements s’impliquant logiquement dans l’automaticité d’un processus. Rien ne serait plus faux que de croire qu’Hannah Arendt essaie ici de « sacraliser » cette corrélation entre Liberté et Commencement, bien au contraire, elle extrait dans la religion chrétienne mais aussi « de » la religion Chrétienne, elle la déchristianise, en un sens, puisque même en la pointant « aussi » dans  la référence chrétienne aux miracles et à la foi, elle l’investit d’une profondeur, d’une continuité qui ne peut pas ne pas faire signe, précisément par cette omniprésence qui transcende les genres et les registres, d’une incontestable pertinence.
b) Les processus automatiques de la nature et de l’histoire
       

Voici la définition laïque d’un miracle donné par Hannah Arendt: « l’interruption d’une succession naturelle d’évènements d’un processus automatique dans le contexte desquels ils constituent la chose totalement inattendue. » Est miraculeux ce qui est improgrammable mais plus encore ce qui insinue une rupture dans une routine, dans l’engrenage d’une succession logique, prévisible, anticipable. Nous ne pouvons comprendre ce qu’est un miracle que si nous nous faisons une idée adéquate de ce fond routinier et attendu dont il se distingue. Le miracle est donc ce qui ne se laisse anticiper par le développement d’aucun processus. Par ce dernier terme de processus, il faut comprendre d’abord les mécanismes vitaux ou naturels, tout ce qui de l’univers nous permet de concevoir des lois. Le processus, c’est la nécessité telle qu’elle à l’oeuvre dans l’univers, sur terre, dans le vivant. C’est tout ce qui est systématique. En l’homme, il existe ainsi une part de son être qui est entièrement réductible au processus, au systématique, et donc toute une part que l’on peut prévoir, anticiper, c’est précisément tout ce qui a rapport à la vie, et donc tout ce qui aurait au social, à l’économique.
        

Mais il existe également des processus dans l’histoire des hommes. Le processus n’est pas seulement naturel mais il peut être aussi politique et cela pose question puisque jusqu’à maintenant, Hannah Arendt n’a cessé d’affirmer que la politique était le domaine de l’action et conséquemment de la liberté. Le processus, c’est précisément le règne du nécessaire, du prévisible et ne présente donc aucun rapport avec la liberté. Comment comprendre cette contradiction? Il est de la nature de tous les processus, qu’ils soient naturels ou culturels, cosmiques ou humains, produits par la vie ou produits par l’homme, de s’automatiser, de se scléroser, de suivre finalement le principe même de l’entropie (processus de dégradation de l’énergie au sein d’un système, d’un ensemble ou d’un organisme). Si nous prenons l’exemple d’un corps humain, par exemple, nous pouvons constater que son métabolisme réside dans un renouvellement continuel de cellules, mais à la longue, c’est ce principe d’équilibre qui se dégrade et implique que les cellules ne se régénèrent plus et donc que le déséquilibre finit par l’emporter. Il y a  deux types de processus: naturels et historiques mais l’un comme l’autre sont régis par le principe d’entropie de tel sorte que le combat contre le désordre et la détérioration est de toute façon perdu d’avance.

A l’échelle des processus historiques, cela signifie qu’il y a plus de périodes anticipables, prédictibles, déterminées dans l’humanité que de périodes de libertés. Mais précisément, nous n’en comprenons que mieux l’utilisation que fait Arendt du terme de miracle. Il est en effet miraculeux que des actions humaines libres puissent ainsi se produire sur le fond de ce dynamisme mécanique, procédural, automatique qui anime l’histoire des hommes. Il est impossible qu’une civilisation ne connaisse pas des périodes de stagnation durant lesquelles c’est la logique mortifère du processus qui fait s’enchaîner les évènements au gré d’une succession où tout est programmable, déterminable à l’avance, automatique. Mais il est tout aussi improbable que cette dynamique ne soit pas rompue de temps à autre par des évènements inattendus et c’est très exactement dans ces périodes là que la liberté s’effectue telle qu’elle est à savoir politiquement dans la chair des évènements d’une cité.
      
Mais où était cette liberté, pendant toutes ces époques régulés par des processus automatiques? Hannah Arendt répond qu’elle était bien présente mais pas en tant que liberté politique. Elle évoque ici une sorte de liberté « dormante », inactive sans être pour autant détruite. Bien au contraire, elle est intacte mais non opérationnelle. La liberté alors peut bien être prise pour autre chose que ce qu’elle est: intérieure, métaphysique, individuelle, autonome, indépendante, assimilable à la souveraineté. Les intellectuels et les penseurs la dénaturent parce qu’elle ne s’effectue pas dans sa vérité « pure », ontologique mais il se trouve que cette vérité réside précisément dans le fait de s’effectuer, d’être non pas un concept mais un fait. Elle ne commence à apparaître que quand elle apparaît « pour ce qu’elle est » et ce qu’elle est, c’est ce commencement qui la fait être.
        Il importe bien de comprendre ce passage (p219 §2) pour saisir qu’il n’y a pas de contradiction. En effet, on pourrait penser qu’Hannah Arendt se réfute elle-même en affirmant maintenant que la liberté est intacte dans ces longues périodes de processus automatiques durant lesquelles elle n’est pas à l’oeuvre, mais précisément ce qu’elle est c’est purement et exclusivement cela: le fait d’être à l’oeuvre. Son miracle tient dans son commencement et rien ne commence dans un processus puisque tout se suit au gré de phases automatiques, prédéfinies et programmables. Quand règne le processus, la liberté n’est pas, mais il n’est rien du processus qui puisse l’atteindre et la détruire car elle consiste exactement à être ce que le processus n’est pas: à savoir un commencement.
      
Qu’est-ce que c’est exactement: la cité, dans cette configuration historique d’un développement de civilisations qui se retrouve en grande partie étouffée par des processus automatiques? Finalement nous croisons ici le philosophe de référence de Hannah Arendt, à savoir Aristote, la cité c’est le lieu et le moment où l’homme s’effectue, réalise pleinement son acception générique et sa dignité ontologique: l’homme est un « zoon politikon », un animal voué à s’effectuer en tant qu’animal libre dans un lieu politique, dans un espace public. L’essence citoyenne de l’homme n’est en rien contredite par ces siècles d’errance et de malentendu sur des pratiques politiques n’ayant de politique que le nom. La liberté politique se réalise quand l’homme atteint miraculeusement une sorte de compréhension effective et féconde en actions de ce qu’il est. L’antiquité grecque fut l’une de ces périodes et il ne fait pas de doute que ce que nous vivons actuellement n’en serait pas une selon les critères de Hannah Arendt.
c) L’animal politique humain: créature miraculeuse et créateur de miracles
        Ce qui est donc miraculeux, c’est qu’un processus dont le fonctionnement même suppose la continuité se rompt. Il consiste donc dans la capacité du réel de briser le déterminisme, l’enchaînement prévisible et planifié de phases. Si tout dans le monde s’effectuait de façon « normale », prédictible et rationnelle, alors il n’est rien de l’univers qui échapperait à la Science, ou du moins à ce postulat suivant lequel tout est régi par des lois et serait en fait réductible à des succession de moments, de phases que nous pourrions définir. Or si, en effet, quelque chose de cette thèse anime bel et bien l’esprit scientifique, on peut néanmoins lui opposer cette importante réserve selon laquelle cette réduction du réel à du programmable n’est viable qu’en droit et aucunement en fait.
        La notion de miracle suppose, dans nos esprits quelque chose de surnaturel, l’émergence du magique ou du démiurgique dans le réel, mais ce n’est pad du tout la perspective de Hannah Arendt pour laquelle est miraculeux ce qui ne s’inscrit dans aucun projet, ni programme, ni processus. Or qu’un évènement se produise, survienne dans la trame du réel et précisément ne soit pas « tramé », c’est bel et bien ce qui arrive de temps en temps. Hannah Arendt p221, ira même plus loin en pointant , à très juste raison: « cette factualité d’un événement qui transcende en son principe toute prévision. » Que veut dire cette expression? Qu’aussi prévisible que puisse être un phénomène comme le fait que le soleil se lèvera demain, par exemple, il existe néanmoins dans ce fait quelque chose d’incroyable, c’est qu’il « soit », qu’il survienne et s’incarne dans un ici et maintenant. Des parents peuvent bien trouver « logique » d’avoir un enfant s’ils ont tout fait pour l’avoir, cela n’empêchera pas que la venue de cet enfant au monde leur apparaîtra, à bon droit,  « miraculeuse ». 

La raison peut prédire un fait, ce n’est pas pour autant que le fait sera constitué de la même texture que la raison. Aucun fait n’est un concept.  Je peux, par de savantes équations mathématiques prévoir des évènements, ce n’est pas pour autant que les évènements sont des équations. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la célèbre affirmation de Hume: « Le soleil ne se lèvera pas demain, cette proposition n'est pas moins intelligible et elle n'implique pas plus contradiction que l'affirmation : il se lèvera. Nous tenterions donc en vain d'en démontrer la fausseté. Si elle était démonstrativement fausse, elle impliquerait contradiction et l'esprit ne pourrait jamais la concevoir distinctement. » La proposition: « le soleil ne se lèvera pas demain » n’est pas moins formulable que celle selon laquelle il se lèvera. Elle n’est pas contradictoire parce qu’elle se conçoit dans une dimension qui précisément n’est pas celle des faits. Qu’un fait « soit », c’est précisément miraculeux. Rien ne peut nous garantir à 100% que le soleil en effet se lèvera demain. Lorsque nous réalisons ça, nous comprenons qu’un discours, qu’une thèse ne sont pas de la même nature qu’un fait. C’est finalement aussi cette considération que nous pouvons définir comme une attitude sceptique qui permet au juré 8 de « douze hommes en colère » de Reginald Rose de contrer les preuves à charge et les témoignages qui condamnent l’adolescent car « on ne peut jamais être sûr à 100% de ces choses là ».

        Rien, en effet, ne peut « commencer » sans être nécessairement improgrammable, tout simplement parce que si c’était programmable, alors il aurait été prévu, et s’il avait été prévu, il ne serait agi en aucune façon d’un « commencement ». Armé de ce raisonnement absolument irréfutable, Hannah Arendt l’applique à tous ces commencements parfaitement improbables dont nous sommes paradoxalement l’imprévisible résultat. Que la terre soit, qu’elle dispose de toutes les conditions nécessaires à l’éclosion de la vie et que, dans cette vie, une créature finisse par émerger de l’évolution des espèces, tout ceci était statistiquement très improbable. Nous mesurons bien ici ce fond de lecture laïque et finalement athée à partir duquel Hannah Arendt déjoue ici l’acception magique et thaumaturgique du miracle. Cette succession de hasards dont nous sommes le produit ne sont pas du tout la manifestation d’une volonté, d’un programme divin. Ce n’est pas pour que l’homme soit que toutes ces conditions ont été miraculeusement réunies, c’est à partir de ces coïncidences que l’homme est et lui-même ne peut raisonnablement se concevoir autrement qu’en tant que « coïncidence ».
        


L’homme est le fruit de miracles, c’est-à-dire de coïncidences très improbables. Mais cela n’explique pas encore qu’il soit aussi celui qui en fait, et c’est sur ce point que l’argumentation de Hannah Arendt est la plus intéressante, notamment parce que c’est en tant qu’animal politique qu’il est faiseur de miracles, c’est-à-dire de commencements. Pour bien comprendre ses propositions, il suffit de penser à la distinction entre les sciences dites dures et les sciences humaines. Il semble absolument hors de doute de soutenir que les sciences humaines ne peuvent prétendre à un même de gré de prévisibilité et de prédictibilité que les sciences dures. Par exemple, un astronome nous prédisant une éclipse solaire à telle heure a beaucoup moins de chances de se tromper qu’un économiste qui nous prédit une crise à telle époque. Pourquoi? Parce que, comme le dit Hannah Arendt: « L’histoire, par opposition à la nature est pleine d’évènements. » Il n’existe pas, en un sens, de meilleur argument à la liberté humaine: l’être humain « agit » et cela rend l’histoire imprévisible. Cette fluctuation, cette opacité qui fait du devenir de l’humanité un « schème » indéchiffrable et imprévisible manifeste précisément dette variable, cette parenthèse politique de liberté dans un univers de pure nécessité. C’est cette marge d’action dans un univers nécessaire qu’Hannah Arendt appelle « l’initium » (début en latin) humain.
        

Il existe bel et bien des processus historiques et Hannah Arendt reconnaît qu’en effet, demain a de très grandes chances de ressembler à hier mais de la même façon qu’il y avait de très grandes chances que la terre, que la vie et que l’homme ne voient jamais le jour. Quelque chose de la politique prolonge donc le miracle de tout ce qui s’effectue, de tout ce qui « vient au monde », à savoir finalement le monde même, mais il convient ici d’insinuer une variable de première importance, à savoir que si dans le domaine de la nature, nous ne connaissons pas l’auteur (à supposer qu’il y en ait un: il peut s’agir d’un pur hasard) des miracles qui rompt les processus automatiques et insinue des improbabilités infinies, dans l’histoire au contraire, nous savons très bien que c’est l’humain qui est cause de ses improgrammables commencements. Il ne l’est justement que parce qu’il a rendu l’histoire possible, c’est-à-dire parce que les évènements se déroulent dans un espace public, dans un milieu culturel à l’intérieur duquel les initiatives et les faits sont produits et racontés par des hommes libres
Conclusion: le miracle de la « polis » - Hannah Arendt n’a jamais varié par rapport à sa thèse fondamentale: la liberté est une notion politique. L’extrême richesse de cet article vient précisément du fait qu’elle a soumis la pertinence de cette thèse à la confrontation avec d’autres domaines de compétence, comme évidemment la philosophie, la religion, l’histoire, la sociologie, voire la biologie et l’astrophysique. La dernière partie est philosophiquement la plus forte toute à la fois parce qu’elle est la plus polémique et la plus fascinante. Nous saisissons bien en effet tout ce qu’un commencement a de proprement miraculeux mais l’originalité de la thèse de Hannah Arendt est de totalement laïciser cette notion et d’affirmer qu’un miracle est finalement d’abord l’expression de la liberté politique de l’être humain étant entendu que l’homme est précisément tout sauf un Dieu, tout sauf une créature surnaturelle et toute puissante. Faire de la politique revient donc à entretenir cette capacité miraculeuse de l’homme qui n'est pas individuelle et grâce à laquelle notre histoire échappe de temps à autre à l’inéluctabilité des processus.


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