mardi 9 juin 2020

Dernière séance du 09/06/2020 CALM (Cours A La Maison)TS3: 1H

Bonjour à toutes et à tous,

Laissons-nous griser par la vitesse de la dernière pente philosophique!! YAOUHHHH!!!

Euh!   Reprenons!

2) La liberté comme source de légitimité du droit (Emmanuel Kant)
        On entend souvent dire qu’un citoyen vivant dans un état de droit (il faut absolument relier ces deux notions de droit et d’Etat) n’a de droits que pour autant qu’il respecte ses devoirs, laissant ainsi entendre que la citoyenneté est une condition « donnant/donnant ». C’est un contre-sens total car si je ne respecte mes devoirs que pour autant que je jouis de droit, on ne voit pas bien quel est le rapport avec la morale. Le citoyen ne serait animé que par l’intérêt. Il ne respecterait ses devoirs que pour autant qu’il y gagne. On retrouve un peu cette conception dans le pacte civil selon Thomas Hobbes mais on sait bien que Hobbes ici ne nous parle que de politique, de lien social et pas de morale.
        Pour prendre un exemple récent, on voit assez mal comment nous pourrions expliquer cette implication récente des personnels soignants dans le traitement de la pandémie en l’expliquant par une forme d’intérêt ou de bénéfice. Ce n’était pas du donnant/donnant. Ricoeur nous donne des éléments rationnels de compréhension de ces attitudes profondément morales là où Hobbes peut sembler un peu « sec ».
       

  Il n’est pas possible de réduire le droit à la contrepartie du devoir. Si l’Homme se pose la question du droit et ne se satisfait pas du monde ni des rapports de force tels qu’ils sont, c’est bien parce que quelque chose dans le rapport qu’il entretient avec lui-même, avec ce qu’il faut bien appeler sa conscience induit une sorte d’assise, d’adéquation à soi et à ses actes, d’intégrité.  Sans aucun doute Freud invoquerait ici la notion de narcissisme primordial, et non sans raison. La honte, le remords, la culpabilité définissent sans aucun doute au fil de leurs contours quelque chose qui est de l’ordre de la plénitude, de l’amour de soi, de ce que l’on appelle en latin « dignitas », considération, estime, déférence, sentiment que l’on doit peut-être d’abord enraciner dans le sujet, exactement au sens que Descartes donne à la générosité: donner de soi pour se sentir exister pleinement et ne pas s’économiser.
        Ce qui s’articule dans cette source de légitimité par le biais de laquelle on se sent à la fois tenu d’agir de façon droite (c’est l’étymologie même de justice: jus juris) tout en étant convaincu que nous y gagnerions la jouissance d’une intégrité, d’une puissance d’assomption de nos actes, ce sont les notions de devoir et de liberté.
        Nous ne nous sentons obligés d’agir de façon droite que par rapport à un devoir fondamental mais dans ce devoir s’effectue également une puissance, une capacité  de ralliement à soi-même, de consentement grâce à laquelle nous ne regrettons rien, nous n’émettons pas la moindre réserve à ce que nous faisons. Le devoir c’est finalement la force grâce à laquelle nous agissons librement sans nous soumettre à des pulsions ou à des appétits qui nous feraient dépendre d’un pouvoir hétérogène, extérieur. Dans le devoir, ce qui se manifeste c’est cette capacité du sujet à être un sujet raisonnable un sujet libre, et non un corps offert du fait de ses pulsions à des influences étrangères.
        Nous retrouvons ici la thèse essentielle développée par Emmanuel Kant dans la critique de la raison pratique:
      

  « Supposons que quelqu’un affirme, en parlant de son penchant au plaisir, qu’il lui est tout à fait impossible d’y résister quand se présentent l’objet aimé et l’occasion : si, devant la maison où il rencontre cette occasion, une potence était dressée pour l’y attacher aussitôt qu’il aurait satisfait sa passion, ne triompherait-il pas alors de son penchant ? On ne doit pas chercher longtemps ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince lui ordonnerait, en le menaçant d’une mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu’il voudrait perdre sous un prétexte plausible, il tiendrait comme possible de vaincre son amour pour la vie, si grand qu’il puisse être. Il n’osera peut-être assurer qu’il le ferait ou qu’il ne le ferait pas, mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. Il juge donc qu’il peut faire une chose, parce qu’il a conscience qu’il doit la faire et reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue. »
        Quand agissons-nous librement? Quand notre volonté se détermine par elle-même indépendamment de toute motivation imposée ou addictive. Lorsque j’agis en suivant mon appétit, ce n’est pas de la liberté mais exactement le contraire: de la soumission à une pulsion qui me fait dépendre d’un être ou d’une substance extérieure. On est alors, pour reprendre les termes d’Emmanuel Kant « hétéronome »: on suit la loi d’un autre étymologiquement (nomos: loi - Hétéro: l’autre, ce qui n’ est pas moi). L’autonomie suppose que l’on ne se soumettre qu’à sa propre loi et chacun de nous possède en lui cette loi qui fait de lui un être autonome, donc libre. C’est ce que kant appelle la loi morale. Se sentir le devoir d’obéir à cette loi ne décrit absolument rien d’autre que le sentiment le plus pur, le plus juste et le plus inattaquable de la liberté. On est libre quand on obéît à la loi morale parce que la loi morale est la seule loi qui puisse me rendre autonome. Quand je suis mes pulsions ou mes instincts, je suis hétéronome et donc, pas libre.
        Mais qu’est-ce qui nous prouve que cette loi morale existe? Kant utilise ici un exemple très simple et très pertinent. Supposons que telle personne soit incapable de résister au plaisir. Si on installe une potence devant sa maison et qu’on la menace très sérieusement de la pendre si elle  cède à ses pulsions, il semble évident qu’elle résistera à  ses désirs. Est-ce la preuve de l’existence de la loi morale? Non pas du tout, c’est tout le contraire: une contrainte physique se révèle capable de maîtriser une pulsion physique. Il n’y a pas la moindre liberté dans cette situation: la contrainte répond à la contrainte. La personne est aliénée par son goût pour le plaisir et on peut lui faire passer cette aliénation par une autre aliénation, finalement quasiment de même nature. Rien ici qui soit autre qu’un pur rapport de force entre deux effets de contrainte. L’hétéronomie répond à l’hétéronomie et c’est la dépendance la plus menaçante qui l’emporte. C’est tout.
        
Prenons maintenant un autre exemple: si un homme de pouvoir me promettait la mort à moins que je cause publiquement du tort à un homme que je sais parfaitement honnête. Accéderai-je à sa demande? Peut-être mais pas tout de suite. Il est possible que par crainte de mourir, je porte un faux témoignage contre cette personne que je sais être une personne de bien, mais personne ne se résoudrait à une telle lâcheté, à un tel comportement abject sans au moins y réfléchir un petit peu et cette simple mage de réflexion marque quelque chose de fondamental, à savoir l’’existence en nous d’un libre arbitre. Aussi menacé que nous soyons, nous éprouverons ce vertige de la décision à prendre et nous envisagerons bien de ne pas répondre favorablement à cet homme de pouvoir. Nous émettrons cette possibilité d’une marge de décision pure, indépendante de la pression exercée sur moi et cela suffit à prouver l’existence en moi d’un sujet « je » capable de se représenter ce que la loi morale lui commande de faire moralement, c’est-à-dire librement.
        En un sens, il n’est pas de fondement plus assuré au droit naturel que cette loi morale décrite ici par Kant, car si nous portons notre attention vers la dernière phrase des passage nous comprenons mieux le fond de cette motivation qui nous invite à agir moralement. Placé dans un tel dilemme, nous ne savons peut-être pas ce que nous allons faire, mourir ou se soumettre à un ordre abject, malveillant, mais nous nous représentons parfaitement ce que serait la décision juste, morale: risquer la mort plutôt que de faire un faux témoignage contre un honnête homme. C’est cela que nous avons le devoir moral de faire et nous en sommes certains, indépendamment de la question de savoir si nous allons effectivement le faire.
        La question qui se pose néanmoins aujourd’hui est celle de savoir si cette loi morale dont Emmanuel Kant dit qu’elle est en nous: « la loi morale en moi la voûte céleste au-dessus de moi. » est aussi claire qu’il l’affirme. La mondialisation, les connexions qui se sont petit à petit tissées entre des individus qui ne sont jamais en contact direct mais dont les choix notamment en matière de consommation créent des lignes de conséquence  tout à la fois effectives et quasiment indétectables ne rendent-elles pas extrêmement floues notre capacité à déceler la bonne action et plus encore la bonne volonté? Les relations humaines sont-elles aujourd’hui parfaitement compréhensibles, claires? Ne serions pas pris dans un réseau si dense, si enchevêtré, si indémaillable d’influences réciproques que discerner l’action juste serait aujourd’hui indéterminable, a fortiori du fait de l’importance prise par le numérique dans les échanges inter-humains?
         
Pour Kant, en effet, une action morale ne peut se fonder que sur une intention pure, laquelle doit être dépouillée de tout motif pathologique. Une volonté pure est une volonté universelle qui peut vouloir que la maxime de notre action soit à même de valoir en tant que maxime universelle. Comme nous l’avions vu pour la dissertation sur l’amour: « Est-ce un devoir d’aimer autrui?», cette volonté pure suppose que nous puissions vouloir que notre intention soit universalisante, qu’elle construise une loi universelle. Or la pureté de cette intention n’est plus vraiment aussi distincte, aussi énonçable qu’elle l’était du temps de Kant du fait de cette interdépendance qui s’est créé à cause d’un régime d’échange qui nous relie aussi intensément qu’anonymement les uns aux autres (le libre échange)
      
  Et, d’autre part, la vitesse de suggestion à nos désirs et nos intentions de consultation, de documentation, de consommation atteint à cause du numérique des niveaux proprement hallucinants qui court-circuitent complètement notre libre détermination, laquelle est aujourd’hui une utopie. L’information par la fibre atteint en effet 200 millions de m/s alors que notre vitesse nerveuse fait circuler les informations de nos nerfs à notre cerveau à une vitesse de 2m/s. Qu’est-ce que « vouloir » dans ces nouvelles conditions? Soyons plus clair, et prenons les exemples des vidéos YouTube, lorsque nous choisissons d’en visionner une, nous pouvons toujours nous illusionner en pensant que nous l’avons choisie mais nous l’avons choisie parce que la plate forme a analysé nos lectures précédentes avec une vitesse de captation et de sélection proprement irreprésentable pour un entendement humain. Ce que je « veux » ou ce que je désire s’effectue sur le fond d’une analyse de données calculables impressionnante qui change absolument tout à ce que peut signifier « choisir », « vouloir » ou « être libre ». Dés lors, la source même du droit naturel et du droit tout court selon Kant, à savoir cette loi morale qui me permettrait de savoir ce qu’il faut faire en toute occasion n’est plus tout à fait aussi détectable, fiable, envisageable qu’à son époque. Quelque chose de notre utilisation du numérique et plus précisément de ce que l’on appelle les « Big Data » change du tout au tout notre relation fondamentale avec le droit.

3) L’exercice du droit dans les sociétés dites « de contrôle » - Michel Foucault


        C’est à Michel Foucault que l’on doit cette perspective de l’évolution des sociétés depuis le moyen-âge en occident selon laquelle trois étapes se succèdent:
les sociétés de souveraineté (globalement du moyen âge au 18e siècle)
Les sociétés disciplinaires (du 19e au 20e)
Les sociétés de contrôle (maintenant)
  

        Dans les sociétés de souveraineté, pour reprendre les termes mêmes de Foucault, la justice du roi fait mourir et laisse vivre, c’est-à-dire qu’il existe bien des lois mais qu’elles sont relativement lâches dans l’administration de la vie quotidienne et s’appliquent avec une violence inouïe, très démonstrative dans la punition. Les individus sont un peu laissés à eux-mêmes tant qu’ils ne commettent pas certains crimes jugés très graves et dans ce cas, la justice s’applique sans discernement avec une violence aveugle.
        Les sociétés disciplinaires aspirent à contrôler la population en la rassemblant sur les lieux de travail, dans les institutions d’éducation, de punition. La ville se voit quadrillée en espaces clos, chacun d’eux étant voué à une activité: « c’est là que l’on est éduqué, là que l’on est soigné, c’est là qu’on vieillit (hospice), etc.) A bien des titres, c’est l’inverse des sociétés  de souveraineté: faire vivre et laisser mourir. La justice cadre les habitudes de vie, les contraint et la justice est un peu moins expéditive, mais pas moins répressive. Napoléon peut se concevoir comme le champion des sociétés disciplinaires (rédaction du code civil).
         
Gilles Deleuze reprend l’analyse de Foucault en insistant particulièrement sur la 3e étape, notamment parce que c’est, selon lui, celle que nous sommes en train de vivre. C’est du moins cela thèse qu’il défend dans une intervention qui eut lieu en 1987 à la FEMIS. Il n’est plus nécessaire de rassembler les gens pour contrôler une population, mais simplement de mettre en place des processus de contrôle des voies et les moyens de circulation, d’information, de consommation de communication. Ce qui est fascinant dans ce ce type de société, c’est le fait que la population est d’autant plus contrôlée et manipulée qu’elle se croit libre. Quoi de plus « pratique » que les autoroutes, que de pouvoir payer par carte bleue, que de commander par internet, que de faire partie d’un appareillage de suggestion d’achat qui vous fait désirer des produits avant même que vous n’en preniez conscience? Les sociétés de contrôle sont d’autant plus efficaces qu’elle ne nous apparaissent pas le moins du monde contraignantes.
        Aujourd’hui, Antoinette Rouvroy, docteur en sciences juridiques reprend ces concepts de Michel Foucault et les met en perspective avec la gestion des Big Data. De quoi s’agit-il? Les « Big Data » désigne ce que l’on appelle les « Méta-Données », c’est-à-dire l’ensemble des données numériques produites par les technologies informatiques à des fins personnelles ou professionnelles. Pour être plus précis encore, cela concerne:
- Toutes les données d’entreprise (courriels documents, base de données, historiques, processeurs, etc.)
- Tout ce qui est enregistré par des capteurs sur les contenus publiés dans le web
- Toutes les transactions via le commerce électronique
- Tous les échanges sur les réseaux sociaux
- Toutes les données transmises par les objets connectées
- Toutes les données géo-localisées
         
Si nous essayons de nous représenter les domaines de notre vie qui sont en lien avec ces données, chacune et chacun de nous perçoit rapidement qu’il n’est rien de l’existence d’un individu en Europe ainsi que dans la plus grande partie du monde qui échappe aux processus de collection et de capture de ces données, lesquelles font ainsi facilement des recoupements entre des domaines d’activité, d’échanges et de vie très variés et dresse ainsi des « profils » qui sont autant de « cibles » dans le domaine de la vente, de la recherche d’emploi, de l’industrie des loisirs, etc.
        Posons nous simplement la question de la traçabilité des individus que nous sommes. Elle est aujourd’hui quasiment totale. Il est vraiment révélateur de s’interroger sur cette notion de « trace ». Sur quel support, sur quel milieu, sur quel fond l’existence d’un humain, d’un citoyen s’inscrit-elle, dans l’histoire? Autant il était encore possible au début du 20e siècle d’envisager la possibilité que l’existence d’un citoyen contiennent des éléments, des domaines indétectables aux institutions, aux organismes, aux opérateurs,  autant cette perspective est aujourd’hui impossible. Mais qu’est-ce que cela veut dire, au juste? Que le milieu dans lequel s’effectuent nos actions, nos pensées, nos désirs, nos décisions n’est plus celui de la réalité physique de la nature mais celui de la réalité virtuelle de la calculabilité. Antoinette Rouvroy ne développe pas du tout une énième critique du modernisme, elle réfléchit aux conséquences des big data sur l’exercice du droit, de la justice et en premier lieu sur la distinction entre le fait et le droit.
         
  Nous pourrions parler « d’une mise en nombre » de la vie, dans tous les domaines de l’’existence de l’individu. Cette quantification n’a probablement pas que des effets néfastes ou contraignants mais elle crée néanmoins une toute nouvelle considération de l’existence des individus au regard de laquelle il n’est rien d’elle qui ne soit calculable, et cette calculabilité remet en cause la notion d’imprévisibilité inhérente aux faits eux-mêmes. De plus, tout comportement calculable devient par là-même prévisible et la prévisibilité même de tout système est de tendre vers le chaos selon la loi de l’entropie. Cela signifie que la rationalité de cette réduction quantitative des comportements humains ne s’oppose pas du tout à l’entropie comme pourrait le laisser penser le fait qu’elle soit rationnelle, donc ordonnée. Ce qui est authentiquement néguentropique c’est une nouvelle rationalité, un nouveau type de savoir.
        D’autre part l’exercice du droit jusqu’à maintenant ne pouvait pas se concevoir sans passer par le jugement d’un humain, tout simplement parce que l’application d’un « code » à une situation humaine impliquait une attention à tout ce qu’un ensemble de faits physiques peut revêtir d’irréductible à un mode de compréhension purement comptable, purement quantitatif. Or c’est bel et bien cette part de vie irréductible au calcul qui tend à disparaître dés lors que le factuel est totalement assimilé à données numériques, dés lors qu’est acté le fait que nous n’agissions plus qu’à l’intérieur d’un environnement au sein duquel non seulement tout est traçable mais aussi dans lequel tout s’effectue « virtuellement ». Pour le dire simplement notre action ne s’effectue plus sur le fond d’un déterminisme physique causal (cause / effet) mais s’intègre dans un ensemble de données statistiques (analyse / orientation des marchés) utilisables par des plate-forme aspirant à retirer des profits de cette nouvelle calculabilité des comportements humains.
         
             Nous n’agissons plus dans la nature mais dans un réseau exclusivement humains gérés par des algorithmes dont l’objectif est de faire des études de marchés pour orienter les capitaux.  Ce qui s’effectue avec cette idéologie instaurée par les Big Data c’est une sorte de clôture définitive de la sphère d’efficience humaine qui ne s’extériorise plus dans un milieu physique, aléatoire à l’intérieur duquel il y a encore de l’imprévisible, de l’originalité, de l’individualité possible, mais dans le fond de traçabilité numérique à l’intérieur duquel rien d’humaine peut plus se constituer en marque de la calculabilité.
        Or cet enfermement est particulièrement problématique dans le domaine du droit dans la mesure où une décision de justice ne peut pas humainement se traiter au gré de la transparence algorithmique. C’est particulièrement vrai pour ce que l’appelle la jurisprudence, à savoir la nécessité pour un juge d’improviser sa décision parce que la situation à traiter est nouvelle, et qu’elle excède du cadre pénal institué. Une décision est appelé à faire jurisprudence quand une cour de justice se voit dans l’obligation de trancher une situation qui met en présence des conflits ou des éléments tellement nouveaux que les lois sont dépassées. On mesure bien les dommages humains causés par l’exercice d’une justice algorithmique.

 

        En fait ce nouveau régime nous fait croire que le réel se définit par cette masse de données brutes que les algorithmes du numérique recueille, analyse, traite comme si c’était dans les nervures mêmes du réel que s’activait cette puissance opérationnelle et combinatoire sans commune mesure. Derrière cette efficience de la calculabilité se cache une hybris (une démesure humaine, rien qu’humaine) qui ne considère plus comme milieu ou comme univers que cette ensemble d’interactions numériques qui fonctionne en circuit fermé.
        L’exercice du droit s’est toujours constitué comme ce qui s’impose de son opposition au fait, mais ce que nous vivons aujourd’hui est l’instauration d’un nouveau régime de vérité ou de "pseudo vérité » (c’est ce que certains intellectuels appellent la post-vérité) au sein duquel la notion même de « fait » , de factualité est en train de disparaître comme si tout ce qui existait de pur, de brut était cette masse de métadonnées. Il s’ensuit des répercussions qui peuvent se révéler extrêmement graves pour l’exercice même d’un droit « humain ». Déjà la fonction de lawyers (d’avocat, d’hommes de loi) est est train de subir de plein fouet les conséquences de cette évolution. Pourquoi aller chercher des hommes de loi si les affaires de justice peuvent être gérées par des algorithmes?
        Contre ce qu’il faut appeler non pas une infraction au droit mais une transformation extrêmement dommageable de la notion même de droit, Antoinette Rouvroy propose trois sortes de ce qu’elle appelle « récalcitrances" ou si loin préfère: « résistances »:
- Il faut miser sur ce qui échappe à cette « toute visibilité » du numérique à savoir les projets ou les intentions qui ne donnent pas lieu à des documents ou des parutions numériques
- De fait, l’existence humaine n’est pas prévisible. On peut à juste raison penser que nous trouverons des rationalités nouvelles et non programmables. De toute façon, l’existence humaine est, par nature, récalcitrante à toute réduction prédictive.
- Si l’on établissait par exemple des profils types de récidivistes dont les données seraient algorithmiquement appliquées aux cas à traiter alors une justice-robot serait en plein exercice mais il faut espérer que nous n’accepterions pas cette dérivation, que quelque chose en nous réalise le caractère fondamentalement réticent à toute calculabilité, à toute application aveugle, statistique, informatique de principes juridiques. Il y a dans le juridique la nécessité d’un respect de l’humanité, l’émergence d’une réalité improgrammable et assumée qu’il nous faut prendre en compte mais sans tomber dans l’angélisme un peu niais de la croyance naïve au droit naturel.
 


            C’est la raison pour laquelle les problèmes posés aujourd’hui par les Big Data doivent être plutôt l’occasion de revenir à la source du droit, comme nous invite Antoinette Rouvroy en reposant la question du fait et du droit.
            A moins d’adhérer à la notion de droit Naturel, ce qui semble assez difficile, en fait, il semble évident que le droit repose sur des contrats, sur des pactes et que tout pacte suppose une promesse que l’on s’engage à tenir. Il existe une sorte d’identité juridique du sujet de droit et elle semble se rapprocher de ce que Paul Ricoeur appelle l’ipséité. Un sujet de droit est un « je » qui fait une promesse et qui consiste dans l’attitude conforme à ce qu’il s’engage à être ou à faire dans le futur. Le sujet dont les big data recueille les traces numériques fait l’objet d’une projection statistique qui est parfaitement incompatible avec cette consistance éthique de la promesse.
        Celle-ci en effet, décrit toujours les contours d’un monde à venir, monde dont l’ouverture consiste dans l’énonciation ou dans la signature de la promesse. C’est bel et bien la question de la réduction du comportement humain à des données calculables qui se pose donc au premier plan. Lorsque Galilée affirme que le réel est écrit en langage mathématique, il voulait parler du réel de la nature, des forces physiques qui s’y effectuent et dont on peut quantifier la puissance, les phénomènes. La question qui se pose à nous aujourd’hui est celle de savoir si l’on peut aussi appliquer le même raisonnement à l’ethos (attitude en grec) des humains. Après tout, c’est bien ce que semblent faire, en première analyse, les lois. Mais en première analyse seulement car les lois et plus profondément encore la notion de devoir telle que Kant la fonde sur l’existence de la loi morale (exemple de la potence et du méchant Prince) en tout homme s’appuient l’efficience d’un sens du « devoir-être ». Les lois ne s’appliquent pas à l’homme en fonction de ce qu’il est mais dans la perspective de ce qu’il devrait être, et c’est dans la continuité de cette optique même que se comprend correctement l’idée même de promesse. L’homme est une créature susceptible de faire des promesses et c’est en cela qu’il est un sujet de droit. Qu’il tienne ou pas cette promesse est, après tout, secondaire, car ce qui nous intéresse ici est tout ce qui sépare cette propension sincère à la promesse de l’exécution de l’effectuation d’actions intégralement calculables, prévisibles, programmables.
          
Ce qui s’accomplit dans le droit est cette aptitude de l’être humain à se renouveler, à se fixer un cap, à se réinventer soi-même comme processus de convergence de toutes ses attitudes vers la ligne de fuite d’un seul point d’horizon. C’est d’ailleurs exactement ce qui donne à cette notion de « droiture » un sens aussi géométrique que juridique ou légal. De ce que j’ai été tel ou tel il ne s’ensuit pas que je serai identique à ce que je fus car à compter de la promesse quelque chose de nouveau se profile, comme un nouvel être que l’on s’engage à devenir.
        Pour le dire plus simplement la distinction entre le fait et le droit est cruciale parce que le droit est une fiction. Il s’inscrit au coeur de l’homme comme cette ligne d’horizon qui fait sens entre ce qu’il fut et ce qu’il n’est pas encore, peut-être ce qu’il ne sera jamais, mais sans quoi il ne serait rien du tout, ou en tout cas serait incapable de faire sens de la dispersion en laquelle consiste sa vie réelle. Les Big data se contentent de collecter les traces de cette dispersion laissées sur le net ou dans les échanges entre collègues via le numérique pour les rendre calculables, pour les intégrer dans des stratégies de marché, ce qui ne fait pas sens. Nous aspirons à rendre notre existence lisible comme le serait un récit (donner à sa vie le sens d’une vie lisible) mais cette ambition se confronte aujourd’hui à tout ce qui ne vise qu’à le rendre traçable, les sociétés dites de « contrôle », pour reprendre le terme que Gilles Deleuze emprunte à William Burroughs.



 

Conclusion

        Les Big Data, aujourd’hui, remettent totalement en question la nature du rapport que nous entretenions avec les lois, avec l’autorité, avec le pouvoir, avec les notions de normes et de Droit. Une vision totalement fausse et erronée de notre rapport aux lois consiste à la poser comme une contrainte alors qu’elle est une obligation. Avec Kant et son fameux exemple, nous percevons que le devoir est exactement cette obligation qui nous rend libres, libres de nous soustraire aux ordres malveillants d’un Prince malhonnête. Cela signifie que finalement le droit, c’est justement cette aptitude à trouver dans une situation bloquée de fait un espace fictif de devoir. Par conséquent il est absolument inconcevable d’envisager l’existence du droit sans le poser d’abord à partir de cette distinction du fait et du droit. Le droit c’est ce qui s’impose à nous quand les faits ne suffisent pas à nous imposer une attitude. Nous devrions tous porter ce faux témoignage contre un homme de bien si nous en restions aux faits. Et pourtant nous nous reconnaissons tous une marge de décision là où factuellement il n’y en a aucune. Ce qui se produit aujourd’hui c’est la substitution de la notion de « donnée brute » à celle de « fait ». Jusque là, les objets techniques s’imposaient à la nature. Aujourd’hui, l’instrument numérique via les Big Data se substitue au réel, crée un cadre, un support à la vie humaine sur lequel cette vie n’est pas seulement répercutée mais aussi anticipée, encadrée, administrée et finalement orientée, manipulée jusqu’à la rendre illisible, privée de sens.
                  

Pour illustrer parfaitement la nature des problèmes posés par cette anticipation des comportements que les big Data rendent possibles, on peut citer un film adapté d’un livre de Philippe K Dick « Minority report » et une série « person of interest ». Finalement chacune dans des styles différents, ces deux fictions interrogent la distinction entre ce qui est prédictible avec une marge d’erreur très faible et ce qui se passe. Dans « minority report », la société de contrôle, la collecte  et l’analyse des données sont assez importantes pour qu’un ordinateur super puissant prévoit l’endroit où un crime va se produire, avec une marge d’erreur infime et une brigade intervient juste avant le passage à l’acte. Le crime est prévu. Il est là inscrit dans les données, dans les antécédents, dans les mouvements, dans l’enregistrement de tout ce qui définit tel ou tel individu. Il ne peut pas ne pas se produire mais en même temps il ne s’est pas produit, au sens pur du terme. Si les faits deviennent assez prédictibles pour que l’on puisse juger celles et ceux qui les commettent avant qu’ils les commettent, serions nous en droit de les sanctionner pour un crime qu’ils n’ont pas encore commis? 
 
 
      
Voilà!
Et pour l'année aussi!

  
Bonne continuation à toutes et à tous! Merci pour ce temps que nous avons passé ensemble! 

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