mercredi 3 juin 2020

Séance du 03/06/2020 CALM (Cours A La Maison) TL2: 1h30

Bonjour à toutes et à tous,

Nous allons à partir d'aujourd'hui expliquer l'enregistrement vidéo de l'intervention qu'Antoinette Rouvroy a donné à l'espace Ethique, le 16 avril 2015. Non seulement elle y explique le concept de "gouvernementalité algorithmique" dont il a été question à la fin du cours Droit, morale et justice, mais elle développe des thématiques qui croisent de nombreuses perspectives déjà envisagées dans les cours portant sur le langage, l'art, "vérité et mensonge d'un point de vue extra-moral". Pour cette séance, nous n'expliquerons que les 5 premières minutes de la vidéo (elles contiennent déjà des éléments essentiels par rapport à la notion de signe notamment dans la distinction entre le signe et le signal)



Antoinette Rouvroy, docteur en sciences juridiques de l'Institut universitaire européen (Florence, 2006), est chercheuse qualifiée du FNRS au centre de Recherche en Information, droit et Société (CRIDS). Elle s’intéresse depuis 2000, aux rapports entre le droit, les modes de construction et de du risque, les sciences et technologies, et la gouvernementalité néolibérale.

 
Les cours récents sont revenus à plusieurs reprises sur ce que l’on appelle « les Big Data », à savoir cette incroyable profusion de « données brutes » rendant effectif un traçage de nos actions, de nos désirs, de nos habitudes et comportements et précipitant ainsi ce que Gilles Deleuze, à la suite de Foucault et de William Burroughs, appelaient « les sociétés de contrôle ». La principale conséquence de ça traçage réside dans le fait que nos existences ne sont plus lisibles, ne peuvent plus s’individuer au sens que Georges Simondon donnait à ce terme:
    « l’individu se distingue comme unité totale face à son environnement, d’autre part il se distingue comme unité singulière face aux autres individus (…) l’individu est singulier dans la mesure où il n’est pas particulier. Comment échapper à la particularité d’un chiffre (celui d’un génome, d’un code barre, d’une étiquette RFID) ou à celle d’un moi (une opinion, un goût, un vote) ? La particularité est reproductible, la singularité ne l’est pas : elle ne peut pas être un exemplaire – mais elle est un exemple de ce que c’est que s’individuer. Un individu est singulier dans la mesure où il n’est pas substituable : sa place ou son rôle ne peut pas préexister à son être. Il y a donc de quoi s’inquiéter des standardisations industrielles productiviste puis consumériste qui transforment le singulier en particulier, ou de ce marketing croissant qui assaille un cerveau de plus en plus formaté et de moins en moins formé. »

     On pourrait dire qu’un individu, c’est un être capable de dire « Je » grâce à un « nous ». Les algorithmes utilisés par différentes plates-formes nous assimilent purement et simplement à des « on », ce qui court-circuite radicalement l’identité narrative et l’identité en tant qu’ipséité telles qu’elles ont été définis par Paul Ricoeur.  Nous pourrions également et dans les mêmes termes évoquer le narcissisme primordial de Freud sans lequel il est impossible que nous puissions aimer ou simplement nous soucier d’une autre personne. Il n’est même pas question ici d’incriminer la volonté d’une personne ou de plusieurs personnes auxquelles bénéficient ces Big Data (même si ces personnes existent sans aucun doute). Mais c’est plutôt qu’un pouvoir anonymement et quasi inconsciemment s’instaure et nous contrôle (il ne s’agit même plus ici de surveillance mais de contrôle. Ce qui est totalement remis en cause par l’insinuation de ces big Data dans toutes les dimensions de nos vies c’est notre aptitude à nous soucier réellement de nous et à nous soucier des autres. Lorsque Gilles Châtelet  nous avertit contre des modes de vies au gré desquelles nous serions petit à petit voués à « vivre et à penser comme des porcs », c’est indiscutablement à ce mode de gouvernementalité algorithmique qu’il faut penser. C’est la raison pour laquelle il m’a semblé intéressant de travailler sur cette intervention d’Antoinette Rouvroy qui explique ici avec clarté et précision les ressorts de cette gouvernementalité algorithmique. Comme je l’avais avec la vidéo de Bernard Stiegler, j’essaierai d’expliquer cette intervention qui dure un peu plus d’une demi-heure mais qu’il importe de visionner avant de lire les développements qui suivent.
 

        Antoinette Rouvroy essaie d’abord de définir ce terme de gouvernementalité algorithmique: il désigne « un nouveau régime d’intelligibilité et de gouvernement du monde ». Le support sur lequel s’inscrivent nos actions, nos échanges, nos désirs, nos achats, nos loisirs, nos qualifications professionnelles, nos projets, bref absolument tout ce qui finalement constituent nos existences consiste dans ces big data, c’est-à-dire dans cette collecte impressionnante par le biais de laquelle des algorithme font des recoupements dans cette masse brute d’informations recueillies grâce au numérique.
        Ces banques de données mises en place par les plates-formes s’enrichissent en temps réel de telle sorte que ce n’est même plus une collecte qui serait motivée par des leitmotiv à visée commerciale, sociologique ou autre mais c’est plutôt une prolifération pure, brute et spontanée de données. On peut penser ici au réseau sociaux. Certains usagers des réseaux sociaux ont probablement l’impression de ne vivre qu’au travers de cette trace de leur existence qui s’imprime dans cette masse. Finalement on peut aller jusqu’à envisager que l’émergence d’un fait dans le réel est petit à petit supplantée par l’inscription d’une trace dans les big data. Au fait brut s’est substituée la notion de données brutes. Et comme nous l’avons vu dans le cours sur le droit, cela change tout à l’exercice et à la compréhension du droit parce que ‘on ne peut saisir ce qu’est le droit qu’en comprenant la distinction entre le fait et le droit.
          
« Quoi qu’on fasse on laisse des traces » dit Antoinette Rouvroy, j’ai envie de rapprocher cette affirmation d’une phrase de Montaigne: « nous ne cessons de nous entregloser », de commenter, de commenter ce qui a été commenté et ainsi de suite sur Twitter jusqu’à ce que finalement l’information se transforme en « ce qu’il faut penser de la nouvelle ou de l’évènement ». Les plates-formes créent ce matelas épais de commentaires des internautes au travers duquel l’évènement ne nous touche jamais en tant que tel mais est médiatisée par les avis entremêlés de tel ou tel. Déjà, de nombreuses chaînes de radio ou de télévision évoluent peut à petit vers des bulletins qui sont moins des transmissions d’évènements que des commentaires de ces évènements par les auditeurs eux-mêmes. Cela se passe « en temps réel », c’est-à-dire que notre rapport physique à un monde extérieur donné est peu à peu remplacé par cette inscription. C’est l’un des messages forts de cette intervention: à notre implication physique dans un monde extérieur, naturel, brut se substitue la notion de donnée brute capturée par des algorithmes, de telle sorte que l’individu est moins dans le monde que dans un système de capture de donnés qui sera utilisée à des fins commerciales, productives, rentables.
         
  "Il n’y a plus de distinction entre physique et numérique »: cela nous fait entrer de plein pied dans la compréhension de ce qu’est le mode de gouvernementalité algorithmique: « la traduction systématique des évènements, des trajectoires, des comportements sous forme de données numériques brutes. »
        Antoinette Rouvroy situe ensuite cette notion de données brutes par rapport à d’autres types de signes. C’est la raison pour laquelle elle fait référence à la sémiotique.    En 1938, Ch. S. Peirce distingue ainsi trois types de signes: les indices, les icônes, les symboles. L’indice est ce qui pose un rapport de causalité entre ce qui est signifié et ce qui est signifiant, la fumée pour le feu par exemple. Les icônes désignent le rapport analogique entre signifiant et signifié: Marilyn Monroe est l’icône de la femme idéalisée à une certaine époque, elle est une « image ». Pour Peirce les symboles désignent des signes pour lesquels le rapport signifié/Signifiants est purement conventionnel et ne marque aucun rudiment de lien naturel: le mot chien n’a aucun rapport avec le chien réel. Nous retrouvons ici ce que Saussure dit finalement du signe. Cette distinction de Pierce est souvent remise en cause. Ce qui est intéressant ici , c’est de voir à quel point il existe différentes modalités de rapprochement entre ce qui est signifié et ce qui le signifie.
      
Nous pouvons conserver de Pierce la définition de l’indice. Mais celle de symbole nous semble discutable un symbole marque toujours un lien naturel entre le signifiant et le signifié: le lion. Est symbole de courage, la balance est symbole de justice à cause de la notion d’équilibre. L’icône est un mode de représentation fantasmée dans laquelle une image (Marilyn Monroe) vaut pour une certaine façon de concevoir la femme idéale de l’époque. Le signe est purement conventionnel. Rajoutons la notion de signal, en évoquant les modes de communications animaux dont la plupart semblent consister dans des signaux (lesquels n’attendent pas de réponse et ont seulement pour finalité d’avertir, d’informer le récepteur d’une situation).


C'est tout pour aujourd'hui.
A demain

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