mercredi 10 juin 2020

Séance du 11/06/2020 CALM (Cours A La Maison) TES1: 2H


On n'est pas loin de ça!

Mais avant d'y penser, il y a ça:


 Nous en étions à la distinction des sociétés de souveraineté, de discipline et de contrôle. Gilles Deleuze a repris la spécification de Gilles Deleuze en lui prêtant une dimension presque prophétique. C'est ce vers quoi nous allons si nous ne faisons pas attention. Or la question se pose aujourd'hui plus qu'à aucun autre moment (j'en veux pour preuve l'absence totale de réaction de la population à l'annonce du vote par l'assemblée nationale de la mise en service de l'appli Covid 19 sur les smartphone)




Aujourd’hui, Antoinette Rouvroy, docteur en sciences juridiques, reprend ces concepts de Michel Foucault et les met en perspective avec la gestion des Big Data. De quoi s’agit-il? Les « Big Data » désigne ce que l’on appelle les « Méta-Données », c’est-à-dire l’ensemble des données numériques produites par les technologies informatiques à des fins personnelles ou professionnelles. Pour être plus précis encore, cela concerne:
- Toutes les données d’entreprise (courriels documents, base de données, historiques, processeurs, etc.)
- Tout ce qui est enregistré par des capteurs sur les contenus publiés dans le web
- Toutes les transactions via le commerce électronique
- Tous les échanges sur les réseaux sociaux
- Toutes les données transmises par les objets connectées
- Toutes les données géo-localisées
        Si nous essayons de nous représenter les domaines de notre vie qui sont en lien avec ces données, chacune et chacun de nous perçoit rapidement qu’il n’est rien de l’existence d’un individu en Europe ainsi que dans la plus grande partie du monde qui échappe aux processus de collection et de capture de ces données, lesquelles font ainsi facilement des recoupements entre des domaines d’activité, d’échanges et de vie très variés et dresse ainsi des « profils » qui sont autant de « cibles » dans le domaine de la vente, de la recherche d’emploi, de l’industrie des loisirs, etc.
          
Posons nous simplement la question de la traçabilité des individus que nous sommes. Elle est aujourd’hui quasiment totale. Il est vraiment révélateur de s’interroger sur cette notion de « trace ». Sur quel support, sur quel milieu, sur quel fond l’existence d’un humain, d’un citoyen s’inscrit-elle, dans l’histoire? Autant il était encore possible au début du 20e siècle d’envisager la possibilité que l’existence d’un citoyen contiennent des éléments, des domaines indétectables aux institutions, aux organismes, aux opérateurs,  autant cette perspective est aujourd’hui impossible. Mais qu’est-ce que cela veut dire, au juste? Que le milieu dans lequel s’effectuent nos actions, nos pensées, nos désirs, nos décisions n’est plus celui de la réalité physique de la nature mais celui de la réalité virtuelle de la calculabilité. Antoinette Rouvroy ne développe pas du tout une énième critique du modernisme, elle réfléchit aux conséquences des big data sur l’exercice du droit, de la justice et en premier lieu sur la distinction entre le fait et le droit.
        Nous pourrions parler « d’une mise en nombre » de la vie, dans tous les domaines de l’’existence de l’individu. Cette quantification n’a probablement pas que des effets néfastes ou contraignants mais elle crée néanmoins une toute nouvelle considération de l’existence des individus au regard de laquelle il n’est rien d’elle qui ne soit calculable, et cette calculabilité remet en cause la notion d’imprévisibilité inhérente aux faits eux-mêmes. De plus, tout comportement calculable devient par là-même prévisible et la prévisibilité même de tout système est de tendre vers le chaos selon la loi de l’entropie. Cela signifie que la rationalité de cette réduction quantitative des comportements humains ne s’oppose pas du tout à l’entropie comme pourrait le laisser penser le fait qu’elle soit rationnelle, donc ordonnée. Ce qui est authentiquement néguentropique c’est une nouvelle rationalité, un nouveau type de savoir.
             
D’autre part l’exercice du droit jusqu’à maintenant ne pouvait pas se concevoir sans passer par le jugement d’un humain, tout simplement parce que l’application d’un « code » à une situation humaine impliquait une attention à tout ce qu’un ensemble de faits physiques peut revêtir d’irréductible à un mode de compréhension purement comptable, purement quantitatif. Or c’est bel et bien cette part de vie irréductible au calcul qui tend à disparaître dés lors que le factuel est totalement assimilé à données numériques, dés lors qu’est acté le fait que nous n’agissions plus qu’à l’intérieur d’un environnement au sein duquel non seulement tout est traçable mais aussi dans lequel tout s’effectue « virtuellement ». Pour le dire simplement notre action ne s’effectue plus sur le fond d’un déterminisme physique causal (cause / effet) mais s’intègre dans un ensemble de données statistiques (analyse / orientation des marchés) utilisables par des plate-forme aspirant à retirer des profits de cette nouvelle calculabilité des comportements humains.
        Nous n’agissons plus dans la nature mais dans un réseau exclusivement humains gérés par des algorithmes dont l’objectif est de faire des études de marchés pour orienter les capitaux.  Ce qui s’effectue avec cette idéologie instaurée par les Big Data c’est une sorte de clôture définitive de la sphère d’efficience humaine qui ne s’extériorise plus dans un milieu physique, aléatoire à l’intérieur duquel il y a encore de l’imprévisible, de l’originalité, de l’individualité possible, mais dans le fond de traçabilité numérique à l’intérieur duquel rien d’humaine peut plus se constituer en marque de la calculabilité.
        Or cet enfermement est particulièrement problématique dans le domaine du droit dans la mesure où une décision de justice ne peut pas humainement se traiter au gré de la transparence algorithmique. C’est particulièrement vrai pour ce que l’appelle la jurisprudence, à savoir la nécessité pour un juge d’improviser sa décision parce que la situation à traiter est nouvelle, et qu’elle excède du cadre pénal institué. Une décision est appelé à faire jurisprudence quand une cour de justice se voit dans l’obligation de trancher une situation qui met en présence des conflits ou des éléments tellement nouveaux que les lois sont dépassées. On mesure bien les dommages humains causés par l’exercice d’une justice algorithmique.
        En fait ce nouveau régime nous fait croire que le réel se définit par cette masse de données brutes que les algorithmes du numérique recueille, analyse, traite comme si c’était dans les nervures mêmes du réel que s’activait cette puissance opérationnelle et combinatoire sans commune mesure. Derrière cette efficience de la calculabilité se cache une hybris (une démesure humaine, rien qu’humaine) qui ne considère plus comme milieu ou comme univers que cette ensemble d’interactions numériques qui fonctionne en circuit fermé.
         
L’exercice du droit s’est toujours constitué comme ce qui s’impose de son opposition au fait, mais ce que nous vivons aujourd’hui est l’instauration d’un nouveau régime de vérité ou de "pseudo vérité » (c’est ce que certains intellectuels appellent la post-vérité) au sein duquel la notion même de « fait » , de factualité est en train de disparaître comme si tout ce qui existait de pur, de brut était cette masse de métadonnées. Il s’ensuit des répercussions qui peuvent se révéler extrêmement graves pour l’exercice même d’un droit « humain ». Déjà la fonction de lawyers (d’avocat, d’hommes de loi) est est train de subir de plein fouet les conséquences de cette évolution. Pourquoi aller chercher des hommes de loi si les affaires de justice peuvent être gérées par des algorithmes?
        Contre ce qu’il faut appeler non pas une infraction au droit mais une transformation extrêmement dommageable de la notion même de droit, Antoinette Rouvroy propose trois sortes de ce qu’elle appelle « récalcitrances" ou si on préfère: « résistances »:
Il faut miser sur ce qui échappe à cette « toute visibilité » du numérique à savoir les projets ou les intentions qui ne donnent pas lieu à des documents ou des parutions numériques
De fait, l’existence humaine n’est pas prévisible. On peut à juste raison penser que nous trouverons des rationalités nouvelles et non programmables. De toute façon, l’existence humaine est, par nature, récalcitrante à toute réduction prédictive.
      
Si l’on établissait par exemple des profils types de récidivistes dont les données seraient algorithmiquement appliquées aux cas à traiter alors une justice-robot serait en plein exercice mais il faut espérer que nous n’accepterions pas cette dérivation, que quelque chose en nous réalise le caractère fondamentalement réticent à toute calculabilité, à toute application aveugle, statistique, informatique de principes juridiques. Il y a dans le juridique la nécessité d’un respect de l’humanité, l’émergence d’une réalité improgrammable et assumée qu’il nous faut prendre en compte mais sans tomber dans l’angélisme un peu niais de la croyance naïve au droit naturel.

            C’est la raison pour laquelle les problèmes posés aujourd’hui par les Big Data doivent être plutôt l’occasion de revenir à la source du droit, comme nous invite Antoinette Rouvroy en reposant la question du fait et du droit.
            A moins d’adhérer à la notion de droit Naturel, ce qui semble assez difficile, en fait, il semble évident que le droit repose sur des contrats, sur des pactes et que tout pacte suppose une promesse que l’on s’engage à tenir. Il existe une sorte d’identité juridique du sujet de droit et elle semble se rapprocher de ce que Paul Ricoeur appelle l’ipséité. Un sujet de droit est un « je » qui fait une promesse et qui consiste dans l’attitude conforme à ce qu’il s’engage à être ou à faire dans le futur. Le sujet dont les big data recueille les traces numériques fait l’objet d’une projection statistique qui est parfaitement incompatible avec cette consistance éthique de la promesse.
         
Celle-ci en effet, décrit toujours les contours d’un monde à venir, monde dont l’ouverture consiste dans l’énonciation ou dans la signature de la promesse. C’est bel et bien la question de la réduction du comportement humain à des données calculables qui se pose donc au premier plan. Lorsque Galilée affirme que le réel est écrit en langage mathématique, il voulait parler du réel de la nature, des forces physiques qui s’y effectuent et dont on peut quantifier la puissance, les phénomènes. La question qui se pose à nous aujourd’hui est celle de savoir si l’on peut aussi appliquer le même raisonnement à l’ethos (attitude en grec) des humains. Après tout, c’est bien ce que semblent faire, en première analyse, les lois. Mais en première analyse seulement car les lois et plus profondément encore la notion de devoir telle que Kant la fonde sur l’existence de la loi morale (exemple de la potence et du méchant Prince) en tout homme s’appuient l’efficience d’un sens du « devoir-être ». Les lois ne s’appliquent pas à l’homme en fonction de ce qu’il est mais dans la perspective de ce qu’il devrait être, et c’est dans la continuité de cette optique même que se comprend correctement l’idée même de promesse. L’homme est une créature susceptible de faire des promesses et c’est en cela qu’il est un sujet de droit. Qu’il tienne ou pas cette promesse est, après tout, secondaire, car ce qui nous intéresse ici est tout ce qui sépare cette propension sincère à la promesse de l’exécution de l’effectuation d’actions intégralement calculables, prévisibles, programmables.
        Ce qui s’accomplit dans le droit est cette aptitude de l’être humain à se renouveler, à se fixer un cap, à se réinventer soi-même comme processus de convergence de toutes ses attitudes vers la ligne de fuite d’un seul point d’horizon. C’est d’ailleurs exactement ce qui donne à cette notion de « droiture » un sens aussi géométrique que juridique ou légal. De ce que j’ai été tel ou tel il ne s’ensuit pas que je serai identique à ce que je fus car à compter de la promesse quelque chose de nouveau se profile, comme un nouvel être que l’on s’engage à devenir.
         
                   Pour le dire plus simplement la distinction entre le fait et le droit est cruciale parce que le droit est une fiction. Il s’inscrit au coeur de l’homme comme cette ligne d’horizon qui fait sens entre ce qu’il fut et ce qu’il n’est pas encore, peut-être ce qu’il ne sera jamais, mais sans quoi il ne serait rien du tout, ou en tout cas serait incapable de faire sens de la dispersion en laquelle consiste sa vie réelle. Les Big data se contentent de collecter les traces de cette dispersion laissées sur le net ou dans les échanges entre collègues via le numérique pour les rendre calculables, pour les intégrer dans des stratégies de marché, ce qui ne fait pas sens. Nous aspirons à rendre notre existence lisible comme le serait un récit (donner à sa vie le sens d’une vie lisible) mais cette ambition se confronte aujourd’hui à tout ce qui ne vise qu’à le rendre traçable, les sociétés dites de « contrôle », pour reprendre le terme que Gilles Deleuze emprunte à William Burroughs.

Conclusion

        Les Big Data, aujourd’hui, remettent totalement en question la nature du rapport que nous entretenions avec les lois, avec l’autorité, avec le pouvoir, avec les notions de normes et de Droit. Une vision totalement fausse et erronée de notre rapport aux lois consiste à la poser comme une contrainte alors qu’elle est une obligation. Avec Kant et son fameux exemple, nous percevons que le devoir est exactement cette obligation qui nous rend libres, libres de nous soustraire aux ordres malveillants d’un Prince malhonnête. Cela signifie que finalement le droit, c’est justement cette aptitude à trouver dans une situation bloquée de fait un espace fictif de devoir. Par conséquent il est absolument inconcevable d’envisager l’existence du droit sans le poser d’abord à partir de cette distinction du fait et du droit. Le droit c’est ce qui s’impose à nous quand les faits ne suffisent pas à nous imposer une attitude. Nous devrions tous porter ce faux témoignage contre un homme de bien si nous en restions aux faits. Et pourtant nous nous reconnaissons tous une marge de décision là où factuellement il n’y en a aucune. Ce qui se produit aujourd’hui c’est la substitution de la notion de « donnée brute » à celle de « fait ». Jusque là, les objets techniques s’imposaient à la nature. Aujourd’hui, l’instrument numérique via les Big Data se substitue au réel, crée un cadre, un support à la vie humaine sur lequel cette vie n’est pas seulement répercutée mais aussi anticipée, encadrée, administrée et finalement orientée, manipulée jusqu’à la rendre illisible, privée de sens.
                    Pour illustrer parfaitement la nature des problèmes posés par cette anticipation des comportements que les big Data rendent possibles, on peut citer un film adapté d’un livre de Philippe K Dick « Minority report » et une série « person of interest ». Finalement chacune dans des styles différents, ces deux fictions interrogent la distinction entre ce qui est prédictible avec une marge d’erreur très faible et ce qui se passe. Dans « minority report », la société de contrôle, la collecte  et l’analyse des données sont assez importantes pour qu’un ordinateur super puissant prévoit l’endroit où un crime va se produire, avec une marge d’erreur infime et une brigade intervient juste avant le passage à l’acte. Le crime est prévu. Il est là inscrit dans les données, dans les antécédents, dans les mouvements, dans l’enregistrement de tout ce qui définit tel ou tel individu. Il ne peut pas ne pas se produire mais en même temps il ne s’est pas produit, au sens pur du terme. Si les faits deviennent assez prédictibles pour que l’on puisse juger celles et ceux qui les commettent avant qu’ils les commettent, serions nous en droit de les sanctionner pour un crime qu’ils n’ont pas encore commis?
 

Et pour l'année aussi!
Bonne continuation 
à toutes et tous!
POUR CETTE CHUPER ANNEE
QU'ON A PACHE ENSEMBLE!

                                 YOU KNOW WHAT? 
                                BE HAPPY!
                                                                 (et si vous voulez encore plus de philo
                                   DITES- LE MOI!) 

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