mercredi 10 juin 2020

Séance du 10/06/2020 CALM (Cours A La Maison) - 1ere 3: 1h

    

   




Bonjour à toutes et à tous,

          La séance d’aujourd’hui ne dira rien de vraiment nouveau par rapport aux séances précédentes. Elle essaiera simplement d’éclaircir les différents éléments déjà évoqués à la fois dans la perspective du cours et aussi dans celle de notre actualité (c’est l’objectif que je m’étais fixé, même si je suis bien conscient que cela peut entraîner des confusions). Je vous remercie pour les remarques que j’ai commencé de recueillir. Elles sont vraiment précieuses et très affûtées. C’est tout à votre honneur. Merci à vous!
    

           
La notion de « représentation » pèse toujours de tout son poids sur ces développements parce qu’elle est liée à la notion d’ « exosomatisation ». Que ce soit dans les domaines de l’art ou dans celui de la technologie, nous consistons dans un mouvement de projection hors de nous d’organes, de facultés, de savoir-faire au fil desquels nous nous constituons des prothèses, des mémoires, des capacités, des artefacts, des pharmaka et de la prolifération de ce corps étrange, exogène dépend notre statut d’humain. C’est cela que nous sommes, mais précisément nous ne le « sommes » jamais vraiment ou plutôt nous ne le sommes jamais définitivement puisque cette prolifération est toujours en mouvement, toujours à parfaire. Ce que nous sommes décrit plutôt le mouvement de ce que, sans cesse, il nous reste à devenir. Etre Humain, c’est avoir à l’être. En d’autres termes, il nous faut renoncer à l’idée que l’espèce humaine serait « élue », ou bien qu’elle aurait un don particulier. La plupart des autres animaux sont endosomatiques. Il existent des animaux qui cultivent des savoir-faire, des pratiques exosomatiques voire qui se les transmettent, tout comme l’homme, mais il n’existe pas de « reptilocène » ou d’ « insectocène », alors qu’il existe «  l’anthropocène », c’est-à-dire une ère climatique extrêmement critique qui voit une espèce impacter la régulation naturelle de la biosphère, du climat et de l’équilibre vital de la planète.
        Quoiqu’en disent quelques climato-sceptiques de plus en plus rares heureusement, l’anthropocène est une réalité sans laquelle il nous serait impossible de  rendre compte de nombreux phénomènes très alarmants qui sont en train de se dérouler.
         
 
                Nous tenons donc ici un trait réellement distinctif de l’Homme, trait qu’il ne faut pas se hâter de condamner. C’est justement là l’esprit de nuance auquel nous invite le concept de « pharmakon ». L’exosomatisation n’est pas « toxique » en elle-même, mais elle peut le devenir. Nous avons toutes les raisons du monde d’avoir honte de l’anthropocène, mais l’exosomatisation n’impliquait pas l’anthropocène. Nous aurions pu éviter cette catastrophe si l’humanité avait fait preuve d’intelligence, de pudeur, de « soin », de maturité et de distance, à l’égard de ces pharmaka. Ainsi par exemple la célébration de la nature et des animaux par l’art définit bel et bien une pratique exosomatique, un art de la représentation qui ne précipite aucunement l’ère de l’anthropocène. L’exosomatisation est notre « lot »: cela signifie que nous sommes une espèce qui semble naturellement vouée à maintenir son devenir dans la vergogne, dans la pratique constante, attentive, d’un « souci de soi », d’une parrêsia (c’est la raison pour laquelle l’appel de Greta Thunberg s’inscrit dans le devenir Humain de l’Humain).
         
           
                       C’est ce qui fait du mythe de Prométhée un récit aussi fascinant, aussi troublant, parce que c’est comme si tout déjà s’y trouvait suggéré, déjà implicitement contenu dans la trame d’une narration fabuleuse. Mais que l’espèce humaine se singularise, se définisse et finalement s’inaugure dans le règne animal par « la faute », par la possibilité de faillir, de n’être pas à la hauteur de ce qu’elle a à être, c’est ce que nous retrouvons dans de très nombreux mythes fondateurs de religions, ou de pratiques rituelles. Le fruit défendu dans la genèse de l’ancien testament n’est finalement rien d’autre qu’un récit qui tourne autour d’un pharmakon: le fruit lui-même.
          
(Un petit aparté ici: la lecture de vos remarques sur les derniers cours m’incitent à insister sur un point qui est revenu souvent sous vos plumes et qui me semblent extrêmement juste et légitime. Plusieurs élèves se disent troublés par des passages qui ne leur apparaissent comme n’étant plus liés au sujet, aux notions du cours lui-même. Il est vrai que j’ai manifesté le désir de relier les tout derniers cours à l’actualité, notamment à la pandémie (on peut être légitimement « sidéré » par le peu d’écho dans les médias « main stream » de l’origine de cette pandémie qui interroge précisément et sans aucune contestation possible l’exploitation humaine des ressources naturelles, la forêt en l’occurrence), cela pose réellement la question de « l’information » qui ne peut plus prétendre à la moindre tentative d’objectivité scientifique - La « honte d’être un Homme » devrait s’exercer « là » et elle ne semble pas le faire ou du moins elle ne le fait pas « radicalement », « universellement ». Cela signifie que la représentation que l’Homme se fait de lui-même médiatiquement n’inclue pas ou plus « la honte », la vergogne. Il me semble que c’est totalement inclus dans le sujet de « la représentation », c’est-à-dire que nous sommes une espèce qui ne se constitue que par la représentation (exosomatisation) mais dont la représentation aujourd’hui ne joue plus son rôle « humain », ne maintient plus l’espèce dans les limites de la vergogne).
            
S’il faut insister autant sur la notion de « pharmakon », c’est d’abord comme il a déjà été dit parce que nous l’avons croisée avec l’écriture. Thamous dit à Teuth venu louer l’invention de l’écriture qu’elle porte en germe un poison: l’absence de travail de la mémoire, une possible dépersonnalisation de la pensée, mais Platon ne veut pas dire ici que l’écriture elle-même serait fondamentalement toxique. S’il le disait, il se contredirait puisque, de fait, il écrit, et heureusement pour nous. L’écriture est une mémoire externe qui peut devenir le support d’une absence d’attention, de soin, de savoir-faire. En un sens, les Big Data, aujourd’hui représentent exactement le poison de l’écriture, le danger extrême de se dispenser de toute réflexion de toute décision, de toute assomption et finalement de toute honte à l’égard de pratiques pourtant honteuses (si ce sujet vous intéresse, il faut regarder la vidéo d’Antoinette Rouvroy que j’explique dans les CALM pour les TL2).
        Mais il y a une autre raison: Pharmakon veut dire à la fois poison et remède, d’une part, et d’autre part, le pharmakon est intimement relié à la notion de culpabilité puisque il signifie AUSSI « le bouc émissaire ». J’insiste sur le AUSSI parce que cela ne veut pas dire que la culpabilité soit le poison. Le fait que le pharmakon soit à la fois un poison et un remède c’est ce qui impose à l’humanité un souci de soi et ce souci de soi impose que nous manifestions toujours à notre égard une attention oscillant entre la fierté et la honte.
       
      Ce qui se passe aujourd’hui, c’est l’émergence d’un tel « mésusage » , d’une telle ignorance de soi que l’on semble bien promouvoir des modes de vie sans vergogne. C’est la prophétie de Nietzsche qui semble se réaliser: l’avènement du dernier des hommes, c’est ce que, dans le cours nous avons illustré par « Buffalo Bill », une sorte de crétin décérébré déchargeant les munitions de sa carabine à répétition sur l’une des seules ressources du peuple indien, les bisons, alors que la chasse revêtait pour ces indiens le sens profond et sacré d’une dépense somptuaire. Ce que nous vivons, c’est la perte de ce sentiment du sacré dans notre rapport aux autres,  notre rapport à soi, notre rapport à la nature. De Buffalo Bill à Donald Trump, c’est l’émergence d’un nouvel homme qui se réalise et il y a fort à parier que ni l’un ni l’autre n’aient lu le mythe de Prométhée, malheureusement.
           
    
     
J’insisterai la semaine prochaine sur le tout dernier point qu’il nous reste à spécifier et à approfondir: celui du terrain sur lequel il convient de mener la lutte (puisque lutte il y a) contre l’avènement de ce dernier homme qui est aussi le dernier des hommes. Greta Thunberg nous l’indique assez clairement en commençant son intervention par « comment osez-vous? », c’est celui de la vergogne. Nous vivons l’utilisation toxique du pharmakon qui tend à éradiquer le sentiment même de honte à l’heure où pourtant il plus urgent qu’à aucun autre moment de notre histoire de la ressentir. Peut-être ne pouvons-nous pas gagner directement sur le terrain de la politique ( mais ici aussi, il y a beaucoup à dire car ce que nous vivons aussi, c’est la disparition de la politique au sens que Hannah Arendt donne à ce terme: « l’émergence de décisions collectives humaines qui aboutissent à des réalités grâce à la parole et à l’action concertées au sein d’un domaine public. C’est finalement la cité grecque, la polis  ») mais nous pouvons œuvrer en vue de la honte, reconquérir le sens de la vergogne, de la pudeur, du féminin, de la parrêsia. Il s’agit d’être « dignes de ce qui nous arrive », c’est le sens profond de ce que veut dire Gilles Deleuze quand il affirme que "la honte d’être un Homme doit être la motivation la plus profonde de la philosophie et de l’Art".

  Nous y reviendrons mercredi prochain, la séance de demain et celle de jeudi prochain étant annulées (pour cause de cours en présentiel avec les élèves volontaires de secondes ayant choisi la spécialité HLP en première). Les cours en présentiel avec les élèves volontaires de Première, futurs terminales, auront lieu le 16/06 avec Madame Ehrsam et le 23/06 avec moi.
   

Je vous invite à continuer de m’envoyer les remarques, questions et objections sur les  séances dispensées toute l’année, pointant éventuellement les passages ou les notions sur lesquels vous souhaiteriez revenir. Cela m’est très utile pour rédiger les derniers cours.
      

Un grand MERCI à vous! A très bientôt!
       

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