lundi 12 octobre 2020

Où rencontrons-nous quelqu'un ? Où se font les vraies rencontres ? Est-ce seulement un "lieu"?


               
                             Notre but ici est de faire comprendre cette notion de « durée » de façon assez simple, intuitive et pas nécessairement en reprenant des textes précis de Bergson…. ce qu’il faut nécessairement faire si l’on veut vraiment approfondir.
        Je vois une personne en face de moi. Mettons qu’elle s’appelle « Camille ». Puis-je résumer le fait de sa présence, son être à son corps, c’est-à-dire à cette silhouette découpée dans l’espace? Si c’était le cas, je pourrai la définir avec des critères qui ne se distingueraient pas des critères purement physiques qui me permettent de distinguer cette armoire ou cette table. Le mot « distinguer » est important ici car il s’agirait bien de l’assimiler purement et simplement à ses contours, à sa façon de se découper d’un « fond » dans l’espace. Camille serait alors seulement brune, grande ou petite, avec un pull noir ou vert, assise ou debout etc. Nous avons tous une apparence, un corps qui est visible, tangible dans l’espace et qui possède des caractéristiques physiques. On peut toujours s’indigner de cette réduction en invoquant « l’âme », la pensée, l’esprit, l’intériorité de la personne mais à quoi ça se voit tout ça? A rien, comme le prouve d’une certaine façon les fictions sur les robots ou sur des mannequins animés que l’on peut bien faire passer pour des hommes à partir du moment où ils possèdent toutes les qualités physiques pour copier notre apparence.
            

            Par contre, il est possible d’induire d’une réalité incontournable que je ressens bel et bien être en moi qu’elle est aussi en Autrui, c’est que je me sens devenir quelqu’un d’autre à chaque instant, je sens le changement, non pas parce que, de triste, je deviens joyeux mais parce que le flux de ma tristesse est en train de se convertir peu à peu en joie. Ce n’est pas vraiment que je le sente de façon claire car ce changement est insensible, c’est plutôt que je me sente consister dans cette confusion même, comme une perpétuelle et insistante résistance aux mots que j’utilise et qui de l’extérieur sont en train de me dire que je passe d’un état d’âme à un autre. C’est comme un discours à répétition qui ne cesserait de me dire à la fois: « Trahison! » et « sentiment ». Ce mot que ta conscience te suggère est à la fois juste et déjà faux: juste parce que tu ressens ce sentiment et faux parce qu’en le disant, tu lui donnes une forme qu’il n’a pas, tu lui prêtes une fixité qu’il est impossible que tu aies éprouvée puisque, si c’était le cas, tu ne l’aurais pas vécue. La langue nous représente « UNE » sensation ou « UN » sentiment que l’on a vécu dans la mesure où précisément il n’était pas « UN » mais multiple ou plutôt constamment autre, mobile, dynamique, instable, mutant. « C’est de la tristesse? Non! De la joie? Non! L’une devenant l’un ou l’autre cessant d’être l’un? Non plus!  Mais alors qu’est-ce que c’est? »
         
      
Cela a à voir avec le fait que ce qu’il faut bien appeler, faute de mieux, « le réel » est bien « là », dans cet instant et que s’y déploie une mutation d’affects, de sentiments, dans le flux duquel « je » consiste « moi » en tant que mémoire de l’instant d’avant et projection vers l’instant à venir. Revenons à Camille! Mettons qu’elle bouge dans la pièce. Est-ce cela qui m’impose de lui reconnaître une intention? N’est-ce pas plutôt le fait que de cette position qu’elle avait préalablement à ma gauche à celle-ci où elle est maintenant à ma droite, elle n’a pas cessé de « durer », c’est-à-dire d’être intérieurement par le flux de la mutation d’un sentiment à un autre et que ce flux était bien celui d’une et d’une seule durée, toute à la fois distincte de la mienne dans son fond, dans le contenu des affects ressentis mais identique dans la forme mutante, identique en cela que c’est aussi « un flux intérieur », même si c’est une autre vitesse de mutation, d’autres affects. Que Camille "soit", je m’en aperçois en effet dans l’espace mais si ce n’était que ça, ce serait un flash, un cliché, ce que l’on appelle à bon droit un « instantané » fulgurant et bref. Or ce n’est pas du tout comme ça qu’elle est en face de moi. Deux durées se télescopent ailleurs que dans l’espace et c’est peut-être surtout là que je la rencontre.
        Il faut ici penser au texte sur l’horloge et à la notion « d’espace auxiliaire ». L’horloge est pour moi l’occasion de concrétiser dans l’espace extérieur l’efficience d’un dynamisme intérieur, de ma durée et de la déformer quelque peu en me faisant accréditer l’existence d’un temps divisible régulier, paramétré, mesurable. Il faut situer au même niveau de superficialité voire de dénaturation l’impression que j’ai de l’extériorité de l’autre personne, non pas qu’elle soit vraiment fausse, mais la rencontre première ne se fait pas à ce niveau. Elle n’est pas extérieure. Si nos rencontres ne se passaient que de corps à corps, nous ne serions jamais touchés, traversés, concernés par l’existence des autres. Elle nous glisserait dessus comme de la pluie sur la toile d’un imperméable. Et c’est bien le terme qu’il convient d’utiliser en effet: nous sommes perméables à l’existence de l’autre à ses pensées, ses manifestations, ses signes, ses paroles, ses états d’âme.  Ses sentiments et les miens composent un arrangement au sein d’un complexe et cet arrangement ou ce dérangement ne consiste pas seulement dans les signes extérieurs dont je déduis qu’il est content ou pas content, joyeux ou pas joyeux. Le flux de durée dans lequel je consiste a intuitionné le flux de durée dans lequel il consiste dans ce complexe dont il est difficile de donner idée si ce n’est en allant chercher des termes comme âme, esprit, pressentiment, psyché, etc.
           

C’est là tout l’enjeu de la compréhension de cette notion de durée en particulier et de Bergson en général, à savoir que rien, en un sens n’est moins spirituel, abstrait, spéculatif que le lieu de cette rencontre. Ce n’est pas à une rencontre d’âme à âme, ou de psyché à psyché que nous avons ici affaire, mais tout simplement à l’évidence (absolument incontournable de tous les points de vue, évidence finalement incroyablement plus certaine que le cogito de Descartes) à la lumière de laquelle « rien ne dure que différemment et ensemble ». Ce qui se passe, c’est cette incroyable multiplication de durées distinctes qui toutes composent un choeur et ce choeur, c’est « la vie », ou la volonté de puissance ou Dieu, c’est-à-dire la nature pour Spinoza (notons bien que dans ce choeur ne se font pas seulement entendre des voix humaines). 
            Nous résonnons dans la vie avant de nous rencontrer dans l’espace et cette rencontre physique dans l’espace n’est que la version déformée, dénaturée, seconde, de ce qu’il se passe au sein de ce complexe que l’on peut appeler indifféremment « la vie », la nature ou Dieu. Exister c’est s’effectuer dans un chœur de tonalités multiples, de dissonances ou d’assonances qui clament conjointement mais différemment leur droit à la vie, à la présence. Ce que nous appelons esprit, âme ou psyché n’est ni plus ni moins que cet excédent de la rencontre que nous ne parvenons pas à caser dans le face à face spatial. C’est la manifestation aussi indubitable qu’inexplicable d’une dimension autre que celle de l’espace, intime sans être personnelle, intérieure sans être réservée, solitaire sans être isolée, unique sans être exclusive. On pourrait se représenter des gants distincts, tout surpris, une fois retournés, de se trouver pris, sans cesser d’être différents, dans la texture d’une seule et même doublure intérieure. Envisageons le fait que cette doublure « UNE » soit la trame au gré de laquelle chacun des gants « durent »
         

                Nous pourrions imaginer la même scène que celle où Monsieur Anderson, dans Matrix, se retrouve réellement dans la cuve, cultivé par les machines, sauf que la réalité ici n’est pas du tout la révélation d’une aliénation mais, au contraire, celle de la réalisation d’une vérité à savoir que nous ne sommes ni plus ni moins qu’une certaine durée de l’être, un certain temps de vie, la variable d’une persévérance, d’une insistance….et pour le coup, nous pourrions inventer ce néologisme de » l’insistence »:  d’un « in-sistere » qui serait le fond de vérité de l’ex-sistere de l’existence. Camille et moi n’existons dans l’espace que parce que nous insistons d’abord dans la durée, nous persistons à vouloir vivre, à vouloir entonner notre chant dans le choeur.
         

                    
Dans le film de Stephen Daldry: « the hours », nous percevons cet écho qui fait entendre les résonances entre trois vies, incroyablement proches par leurs tonalités mais spatialement et temporellement disjointes. Ce n’est pas métaphoriquement que ces trois femmes se rencontrent. Virginia Woolf a écrit un livre: « Mrs Dalloway » que Laura Brown lit et que Clarissa Vaughan « incarne » ou vit au 20e siècle. Ce que Richard aime en elle, c’est cette fibre qu’il avait déjà décelé chez sa mère, à savoir un certain style d’existence que l’on peut appeler peu ou prou: « Mrs Dalloway ». Rien n’est plus réel que ça, et finalement rien n’est plus stimulant que les derniers mots mis dans la bouche de Virginia Woolf par Michel Cunningham:
« Cher Léonard, regarder la vie en face, toujours regarder la vie en face, et la reconnaître, pour ce qu’elle est, enfin la connaître, l’aimer, pour ce qu’elle est, et la mettre derrière soi. Léonard, toujours les années entre nous, toujours les années, toujours l’amour, toujours les heures ». 



Un grand merci à Amélya Gruelle de la Tle 1 dont la remarque sur ce qui fait l’unité d’une personne  est à l’origine de cet article.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire