lundi 5 octobre 2020

HLP - Pourquoi l'art nous émeut-il....sauf au Musée?

                   S’il est bien une qualité qui ne fait pas polémique à propos du romantique, c’est sa sensibilité, voire son hypersensibilité et le décalage qu’elle provoque par rapport à des modalités de perception « communes », conformes, attendues. Le héros romantique perçoit dans la nature quelque chose de remarquable qui le plonge dans la rêverie, la nostalgie, la mélancolie, etc. Nous avons vu à quel point nous ne pouvions pas en rester là. Ce n’est pas seulement une recherche de la solitude, pas davantage qu’une pulsion narcissique qui conduisait le romantique à prendre ces distances à l’égard des collectivités humaines mais plutôt l’intuition selon laquelle le contact authentique avec nos semblables s’effectue davantage dans des communautés d’impressions, dans l’émergence d’insoupçonnables résonances entre ce qu’il nous faut bien appeler des « durées » que par des communications verbales.
              


                    Le romantique s’intéresse à l’indicible non pas seulement parce que, selon lui, c’est à ce niveau là que se font les rencontres vraies et les expériences authentiques, mais aussi parce qu’il a compris l’effet dénaturant, destructeur et grégarisant de la langue. Aussi étrange que cela puisse sembler, il est bien possible que ce soit lorsque nous parlons que finalement nous ne disons rien du tout. Derrière ce cri du cœur romantique un peu niais: « c’est au-delà des mots », se cache peut-être cette intuition indiscutable d’une réalité confuse, naturelle, inquiétante parce qu’incompréhensible et immaîtrisable, quelque chose qui pourrait ressembler au vouloir vivre de Schopenhauer. Si cette perspective se révélait plausible, alors le romantique serait fondamentalement « un artiste » car c’est, selon Bergson, le propre de l’art que de réveiller en nous une sensibilité à des nuances que nous ne possédions qu’à l’état de « germe »:
"À quoi vise l’art ? Sinon à montrer, dans la nature même et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps mais qui demeuraient invisibles telle l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur (. . .)"

        L’image du bain chimique dans lequel le photographe plongeait le film pour que l’image surgisse du négatif est très porteuse et éclairante à double titre. L’artiste ne crée finalement rien, il observe seulement plus attentivement, peut-être plus maladivement que nous (au sens où cette intensité de captation n’est pas nécessairement idéale pour sa santé mentale et physique). 

                

L’art, dans cette perspective, n’imiterait pas davantage qu’il ne créait, il « percevrait » et ses supposés « dons » ne consisteraient aucunement dans une imagination débridée ou dans l’inspiration des muses, mais tout simplement dans une puissance d’attention décuplée, une aptitude à se tenir aux aguets de tous ces points remarquables dont finalement la réalité est tissée. D’autre part, l’artiste (et particulièrement le romantique) occuperait du fait de cette fonction révélatrice une posture qui finalement serait davantage un avant poste, comme des éclaireurs qui dans l’exploration du monde se situerait toujours à plusieurs journées d’avance sur le gros de la « troupe humaine ».
           
Dans « le déclin du mensonge » écrit en 1891, Oscar Wilde usait d’une plume un peu plus humoristique pour défendre exactement la même thèse: « Les choses sont parce que nous les voyons, et la réceptivité aussi bien que la forme de notre vision dépendent des arts qui nous ont influencés. On ne voit une chose que lorsqu’on en voit la beauté. C’est alors seulement qu’elle naît à l’existence. De nos jours, les gens voient des brouillards non parce qu’il y a des brouillards mais parce que peintres et poètes leur ont appris les charmes mystérieux de leurs effets. Sans doute y-a-t-il eu à Londres des brouillards depuis des siècles. C’est plus que probable, mais personne ne les voyait de telle sorte que nous n’en savons rien. Ils n’eurent pas d’existence tant que l’art ne les eut pas inventés. Reconnaissons d’ailleurs qu’on en abuse aujourd’hui. Ils servent l’affectation d’une clique dont le réalisme excessif vaut des bronchites aux imbéciles. Où l’homme fin saisit un effet, le sot contracte un rhume. Soyons donc humains et prions l’art de tourner d’un autre côté ses yeux émerveillés. »

         

                  L’artiste est un guetteur situé à un poste de guet suffisamment élevé par rapport à l’humanité pour diriger la perception de la troupe vers ce qu’il y a à percevoir étant entendu que cette nuance de réalité ne deviendra visible, perceptible qu’à partir de son œuvre, laquelle finalement est comme une puissance de détection, un appareil hyper sensible relevant avant tout le monde la présence de cet animal fabuleux qu’est l’efficience « toute en variables » d’une réalité fluctuante et dynamique. Ce que nous voyons c’est ce que nous nous sommes préparés à voir mais encore faut-il que l’artiste attire notre attention vers cette variable là. L’artiste est un éducateur au sens étymologique: faire sortir, actualiser ce que l’élève possède virtuellement au sens où nous jouissons toutes et tous déjà d’une sensibilité à ces nuances mais nous pouvons ne pas l’exercer si nous ne sommes pas guidés, préparés par les artistes.

             


                        Dans une perspective plus phénoménologique, Husserl (1859 - 1938) soulignait déjà le rôle de la rétention  dans l’ attention, à savoir que c’est toujours à partir de notre mémoire que nous sommes attentifs à notre présent. Il existe nécessairement une part de conditionnement dans notre sensibilité aux choses, et si nous ne nous préparons à percevoir que des choses communes, formatées, préfabriquées par les exigences du marché de l’offre, nous ne verrons que cela. Les époques de disette esthétique et culturelle sont celles durant lesquelles les hommes ne sont pas éduqués à percevoir la beauté, les nuances, les distinctions subtiles, les variables que les forces ne cessent pourtant jamais de manifester, de mettre à notre portée, de donner à éprouver. A partir du moment où nous donnons à des dispositifs à visée commerciale, à des opérateurs et des plateformes de divertissement en ligne le pouvoir de conditionner et de saturer nos facultés perceptives d’affects formatés et orientés par des impératifs de rentabilité, il est absolument impossible que nous soyons simplement en prise avec la vie. L’art est alors court-circuité par les produits, voire assimilé à des produits. C’est bien à ce processus de dénaturation et de domestication violente de notre sensibilité au pur réel par l’art, sensibilité suffisamment détruite et anémiée pour que nous nous extasions devant la K-pop, la virgule de Nike ou une publicité de pâtes , que nous assistons aujourd’hui.
            
        Si cette aptitude de l’art à affûter notre attention, à l’éduquer à la beauté mais plus encore à la doter de ce fond de sensibilité sur la base duquel de nouveaux mondes viennent à l’existence est étouffée par des processus grégaires de banalisation et de consommation, alors de fait , notre rapport à la vie dans tout ce que cette relation suppose de nourricier sera rompu et nous ne jouirons plus de cette puissance d’individuation seule à même de nous faire devenir ce que nous sommes, d’assumer cette stylisation dans laquelle tout être vivant nécessairement consiste.
            Ce qui vient donc au premier plan de notre réflexion et de façon urgente, c’est l’opposition entre ce que l’art est vraiment, à savoir cet avant poste de la troupe humaine et cet étrange état d’esprit par le biais duquel ces oeuvres qui sont donc des dispositifs visant à nous rendre sensible à l’originalité du réel et de la vie sont paradoxalement exposés de manière à émousser voire à détruire cette capacité même de telle sorte que c’est finalement sous l’angle de ce qu’il faut avoir vu, ou pire encore de ce que nous avons déjà vu que nous abordons des oeuvres dont l’effet devrait au contraire nous prédisposer à voir ce que nous n’avons encore jamais vu. Une oeuvre d’art est un travail de sensibilisation grâce auquel on est à même de percevoir ce que l’on jamais vu mais c’est comme la façon dont la société nous la fait percevoir n’avait d’autre objectifs que d’émousser cette aptitude en nous la faisant voir comme étant à voir. La Joconde c’est du « déjà vu » dont on veut prouver à nos proches qu’on l’a vraiment « vu », mais, à aucun moment, nous ne la regarderons vraiment vraiment et pire encore, nous ne la percevrons jamais telle qu’elle est, à savoir comme le vecteur d’une « nouvelle façon de voir. »
    

        En 1960, Maurice Merleau-Ponty écrit ce texte qui finalement développe « en creux » tout ce qui, en effet, nous émeut dans l’art, à savoir tout ce qui est comme anesthésié par son exposition, comme si les présupposés même de la mise en condition du visiteur allait à l’encontre de son objectif, précisément parce qu’aucun mouvement spontané ne peut faire l’objet d’un pré-conditionnement.
                   
 
“Il faudrait aller au Musée comme les peintres y vont, dans la joie sobre du travail, et non pas comme nous y allons, avec une révérence qui n'est pas tout à fait de bon aloi. Le Musée nous donne une conscience de voleurs. L'idée nous vient de temps à autre que ces œuvres n'ont tout de même pas été faites pour finir entre ces murs moroses, pour le plaisir des promeneurs du dimanche ou des « intellectuels » du lundi. Nous sentons bien qu'il y a déperdition et que ce recueillement de nécropole n'est pas le milieu vrai de l'art, que tant de joies et de peines, tant de colères, tant de travaux n'étaient pas destinés à refléter un jour la lumière triste du Musée. Le Musée, transformant des tentatives en « œuvres », rend possible une histoire de la peinture. Mais peut-être est-il essentiel aux hommes de n'atteindre à la grandeur dans leurs ouvrages que quand ils ne la cherchent pas trop, peut-être n'est-il pas mauvais que le peintre et l'écrivain ne sachent pas trop qu'ils sont en train de fonder l'humanité, peut-être enfin ont-ils, de l'histoire de l'art, un sentiment plus vrai et plus vivant quand ils la continuent dans leur travail que quand ils se font « amateurs » pour la contempler au Musée. Le Musée ajoute un faux prestige à la vraie valeur des ouvrages en les détachant des hasards au milieu desquels ils sont nés et en nous faisant croire que des fatalités guidaient la main des artistes depuis toujours. Alors que le style en chaque peintre vivait comme la pulsation de son cœur et le rendait justement capable de reconnaître tout autre effort que le sien, - le Musée convertit cette historicité secrète, pudique, non délibérée, involontaire, vivante enfin, en histoire officielle et pompeuse. L'imminence d'une régression donne à notre amitié pour tel peintre une nuance pathétique qui lui était bien étrangère. Pour lui, il a travaillé toute une vie d'homme, - et nous, nous voyons son œuvre comme des fleurs au bord d'un précipice. Le Musée rend les peintres aussi mystérieux pour nous que les pieuvres ou les langoustes. Ces œuvres qui sont nées dans la chaleur d'une vie, il les transforme en prodiges d'un autre monde, et le souffle qui les portait n'est plus, dans l'atmosphère pensive du Musée et sous ses glaces protectrices, qu'une faible palpitation à leur surface. Le Musée tue la véhémence de la peinture comme la bibliothèque, disait Sartre, transforme en « messages » des écrits qui ont été d'abord les gestes d'un homme. Il est l'historicité de mort. Et il y a une historicité de vie, dont il n'offre que l'image déchue : celle qui habite le peintre au travail, quand il noue d'un seul geste la tradition qu'il reprend et la tradition qu'il fonde, celle qui le rejoint d'un coup à tout ce qui s'est jamais peint dans le monde, sans qu’il ait à quitter sa place, son temps, son travail béni et maudit, et qui réconcilie les peintures en tant que chacune exprime l'existence entière, en tant qu'elles sont toutes réussies, - au lieu de les réconcilier en tant qu'elles sont toutes finies et comme autant de gestes vains.”
                                               Maurice Merleau-Ponty - Signes (1960)
   


        « La révérence n’est pas de bon aloi »: elle n’est pas « de mise » ici, alors qu’elle est précisément et paradoxalement dictée, presque imposée par les conditions d’exposition. Ce n’est pas qu’il ne faille pas respecter les oeuvres d’art, mais comprendre qu’elles furent des tentatives avant d’être des oeuvres et, en un sens, que les percevoir comme des « oeuvres » ne nous permet pas d’être vraiment à la hauteur de leur intensité de présence authentique. Comment en effet rater davantage la rencontre avec un tableau de Cézanne qu’en voyant comme un passé ce dont la présence consiste à être au présent? C’est comme si le « sous texte » de toute peinture  de Cézanne nous ragaillardissait de la promesse imminente du « moment venu d’être » alors même que le musée ne l’éclaire que du rayon d’une lumière rétrospective: « voici venu le temps d’avoir été! » Tout peintre venu au Musée pour « travailler » sera lui, au contraire, attentif à ce qui fait qu’une toile est toujours « inachevée ».
        Ce caractère inachevé de toute oeuvre tient aux racines les plus profondes et les plus évidentes de l’art. L’objectif de l’art n’est ni de rendre compte des choses telles qu’elles sont, ni de les rendre, idéales, telles qu’elles devraient être mais d’exister par la toile, par l’écriture ou par la musique en même temps que ce qui existe et de saisir ainsi ce que Spinoza appelle la nature naturante, d’être ainsi dans le mouvement créateur de chaque chose, de chaque être et de chaque monde.
           

                Comme le fait remarquer Martin Heidegger (1889 - 1976) dans son analyse de la peinture de Van Gogh: « Les souliers », on peut toujours essayer d’expliquer que les souliers soient tels qu’ils sont (en l’occurrence usés) après la journée épuisante de la paysanne qui les portent, ou expliquer comment les souliers ont été fabriqués par le cordonnier, il y a toujours un mode de présence des souliers qui nous échappera si nous en restons là, si nous nous contentons de saisir la chronologie des faits qui les ont laissés là, à ce moment, ou si nous nous focalisons sur les caractéristiques techniques de leur fabrication. Or ce mode de présence est en même temps le plus fascinant, le plus évident et le plus mystérieux: comment ces souliers se font-ils en ce moment « être là », comment s’effectuent-ils matériellement dans cette modalité spécifique d’accrocher la lumière, de peser sur le sol, de résonner dans le silence ou dans les bruits? Comment se fait-il qu’ils soient en cet instant pris, constitués dans la fulgurance instante de la nature naturante, et surtout qu’ils le soient de façon aussi étrangement élégante, stylisée, unique?Toute oeuvre d’art est la tentative de saisir le Dieu de Spinoza dans l’instant même où il est à l’oeuvre, c’est-à-dire  dans cet « ici et maintenant » là, identique à aucun autre. Comment se fait-il que le monde soit cet ouvrage aussi complexe et aussi inattendu, constitué d’autant de points remarquables que de parcelles de réalité?
                Or ce Dieu là n’est pas au musée, tout simplement parce que l’on y expose que des oeuvres faites, pas des oeuvres en train de se faire. Il faut aller jusqu’au bout du paradoxe pour comprendre exactement ce que Maurice Merlau-Ponty veut signifier ici. Ce qui fait de ces toiles des « oeuvres », c’est qu’elles sont « à l’oeuvre » et pas qu’elles soient « déjà » des oeuvres. Ce « déjà » suffit à tuer tout ce qu’elles sont d’artistique en momifiant cette libération d’énergie dans laquelle pourtant elles consistent: « tant de joies et de peines, tant de colères, tant de travaux. »
          

                       Maurice Merleau-Ponty distingue alors avec beaucoup de détails et de perspicacité  l’histoire de l’art et l’historicité de l’œuvre, c’est-à-dire d’une part cette matière savante, un peu pompeuse au gré de laquelle on a toujours l’impression que Michelangelo Buonarotti Simoni était fait de toute éternité pour devenir Michel-Ange et d’autre part cette genèse douloureuse, incertaine, inconsciente et peu soucieuse de sa postérité de l’œuvre en train de se faire. On comprend mieux ainsi que des peintres comme Van Gogh, Cézanne, Modigliani, Gauguin, Vermeer, etc. aient pu continuer à peindre alors même qu’ils n’ont pas été reconnus de leur vivant. Ces artistes ne se préoccupaient pas du tout de ce qui de leur travail demeurerait après leur mort mais exclusivement de ce qui se jouait en cet instant même, comme Cézanne hésitant pendant deux heures avant de mettre telle touche de rouge Bordeaux sur la pomme mûre ou plus exactement: « en train de mûrir ». Tout se décide en effet dans cette indécision: la justesse ou le ratage de la toile, la saisie effective du mouvement même de la maturation ou sa dérobade.
          

                Il existe une expression en français dont la nuance péjorative éclaire exactement le processus de cette étrange trahison dont le musée est l’opérateur: lorsque l’on traite un homme de « parvenu », on veut signifier qu’il a réussi trop vite et accède à un monde dont il n’a ni l’esprit ni les manières. Etre parvenu, c’est être « arrivé » au succès, mais trop vite. Or ici les oeuvres du musée sont « parvenues ». D’être reconnues, elles sont, comme la Joconde au Louvre, marquée du sceau de la malédiction de demeurer à jamais méconnues, ignorées dans leur efficience vitale, dans leur brutalité, dans les douleurs d’un accouchement qui finalement ne cesse jamais. L’oeuvre est un peu comme ce paquet de chairs fripées et hurlantes que l’on a tous été dans les langes: un être nouveau, inattendu, tout juste sorti du ventre maternel, une nouvelle façon de tisser entre elles les fibres d’un autre visage, mais de la naissance aux rides de la vieillesse, ces traits eux-mêmes ne vont pas cesser d’incarner différemment le fait d’être visage jusqu’ au masque de la mort exposée aux funérailles quand le corps du défunt est visible. Etre exposée, c’est étymologiquement « être posé hors de »…Mais de quoi? De le vie!
 

                    Il convient de lire ce texte en ayant constamment présente à l’esprit l’idée selon laquelle il s’efforce de rendre compte d’un paradoxe, mais aussi qu’en pointant ce paradoxe, il révèle une compréhension de l’art particulièrement juste et saisissante, à savoir que ce qui nous touche réellement dans l’art n’est pas la maîtrise technique dont l’artiste a fait preuve, pas davantage que la profondeur du message que l’œuvre est censée contenir et nous adresser de façon claire ou cryptée. Une œuvre d’art nous touche parce qu’elle consiste dans cet effet de révélation d’une réalité « à l’œuvre ». C’est une conception de l’art que Maurice Merleau-Ponty connaît bien et qui est parfaitement exprimée par cette citation de Paul Klee: « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. » Cette définition correspond à la peinture, au cinéma et il suffit de la transformer quelque peu pour qu’elle corresponde aussi à la musique rendre audible des forces inaudibles. Un artiste n’est ni plus ni moins qu’un être humain dont la sensibilité se révèle capable de saisir les forces qui sont à l’œuvre dans la nature et qui conspirent entre elle pour faire advenir un instant de réalité. L’art n’est ni une affaire d’imitation, ni une question de création mais fondamentalement une capacité de perception. Le propre de l’art est de capter des forces à l’œuvre dans un « maintenant ». C’est exactement ce que Gilles Deleuze explique notamment par rapport aux œuvres du peintre Francis Bacon mais cette définition est effective très exactement dans les mêmes termes pour toute œuvre et pour tout art:
       

                  « En art, et en peinture comme en musique, il ne s’agit pas de reproduire ou d’inventer des formes, mais de capter des forces. C’est même par là qu’aucun art n’est figuratif. La célèbre formule de Paul Klee « non pas rendre le visible, mais rendre visible » ne signifie pas autre chose. La tâche de la peinture est définie comme la tentative de rendre visibles des forces qui ne le sont pas. De même la musique s’efforce de rendre sonores des forces qui ne le sont pas. C’est une évidence(…) Il semble que, dans l’histoire de la peinture, les Figures de Bacon soient une des réponses les plus merveilleuses à la question : comment rendre visibles des forces invisibles ? C’est même la fonction primordiale des Figures. On remarquera à cet égard que Bacon reste relativement indifférent aux problèmes des effets. (…) Mais s’il en est ainsi, c’est une raison pour affronter encore plus directement le problème de « rendre » visibles des forces qui ne le sont pas. Et c’est vrai de toutes les séries de têtes de Bacon, et des séries d’autoportraits, c’est même pourquoi il fait de telles séries : l’extraordinaire agitation de ces têtes ne vient pas d’un mouvement que la série serait censée recomposer, mais bien plutôt de forces de pression, de dilatation, de contraction, d’aplatissement, d’étirement, qui s’exercent sur la tête immobile. C’est comme des forces affrontées dans le cosmos par un voyageur trans-spatial immobile dans sa capsule. C’est comme si des forces invisibles giflaient la tête sous les angles les plus différents. Et ici les parties nettoyées, balayées, du visage prennent un nouveau sens, puisqu’elles marquent la zone même où la force est en train de frapper ».
               

 
                     
Ce qu’il y a dans le monde, dans la nature, ce sont des forces en action dont l’efficience fait advenir un nouveau monde. On peut bien, si l’on y tient, dire par exemple des cyprès de Van Gogh qu’ils sont le produit d’un choix esthétisant du peintre: utiliser des touches tourbillonnantes pour rendre compte du mouvement du vent dans les cyprès, mais on restera encore en-deçà de la vérité du travail de l’artiste qui consiste à peindre non pas les cyprès mais les forces éoliennes, telluriques, lumineuses, végétales, thermiques, gravitationnelles qui s’effectuent conjointement dans l’émergence physique de « ça maintenant ». Dans tout instant qui passe, le réel est à l’oeuvre et nos facultés de perception, atténuées, comme le dit Bergson, par le langage et par le souci constant de l’utilité ne voient pas cette fulgurance, ne discerne pas l’efficience constante de cette durée dans l’émergence de ces cyprès, de cette montagne, de cette cathédrale.
        C’est Heidegger qui reprend notamment pour qualifier le travail du peintre Van Gogh, le terme « aléthéia » qui désigne l’effet de dévoilement d’un certain type de vérité. « Van Gogh peint la vérité de ce que c’est qu’être une paire de souliers ». Mais que signifie cette phrase?   « A-léthéia » désigne étymologiquement le faire de sortir du fleuve du Léthé, fleuve dont l’eau a pour effet de provoquer l’oubli. De fait, quand nous voyons une paire de souliers, nous nous disons simplement qu’ils sont là parce que la paysanne les y a laissés (mode d’explication chronologique), ou parce qu’un jour un cordonnier a fabriqué des souliers (mode d’explication technique, artisanal) mais il ne nous vient pas en tête cet autre mode de justification qui entreprendrait de rendre compte de « la factualité » des souliers, à savoir non pas pourquoi ils se retrouvent ici, ni comment ils ont été fabriqués, mais comment sont-ils « présents ». Quel est le mode d’être de ce qui est (explication ontologique)? Ces souliers sont « là », ils s’incarnent dans la chair du visible, dans la pesanteur de leur masse, dans la sonorité de leur mutisme, dans la déclinaison chromatique d’une certaine façon d’être à la lumière, d’être de la lumière. Tout être, toute chose se résume finalement à être un certain coefficient dans ces efficiences multiples de forces qui, sans pause, font advenir un monde à l’oeuvre. Si nous adhérons à la conception panthéiste de la nature selon Spinoza, nous réalisons qu’en ce sens, tout oeuvre d’art est une capture, une saisie de Dieu à l’oeuvre, « à la machine », comme on dit, et c’est exactement de là que vient la puissance de commotion esthétique de l’oeuvre. Toute oeuvre est un « trauma » parce qu’on y pressent ce que l’on n’ose pas s’avouer à soi-même dans nos moments les plus délirants: exister est pour le monde une affaire de tous les instants et une oeuvre de toutes les forces.
           
      C’est à la lumière de cette conception de l’oeuvre que s’éclaire parfaitement la pensée de Maurice Merleau-Ponty et sa critique de l’exposition des musées. C’est finalement exactement comme si la façon d’exposer une oeuvre lui retirait tout ce qui en fait une oeuvre, à savoir son instantanéité, sa contingence, son indécision naturante. Cézanne peint en étant aux prises avec le souci quasiment délirant de rendre exactement compte de tout ce qui rend la montagne visible sous ses yeux, sachant que c’est déjà en train de devenir différent. C’est la nature telle qu’elle diffère que peint l’artiste. Il fait la « différance ». Ce terme est un néologisme conçu par Jacques Derrida pour rendre compte de cet autre sens de la notion de différence quand elle désigne l’acte de différer, d’être constamment dans le différé d’un « direct ».
        C’est de cette façon qu’il nous faut comprendre la distinction fondamentale que fait Merleau-Ponty entre deux historicités: celle de la vie et celle de la mort. C’est aussi finalement toute la différence entre une visite guidée et une visite attentive à se situer au plus prés de l’oeuvre  « brute » qui s’exprime ici. Supposons qu’une étudiante ou qu’une professeure en Histoire de l’art nous commente les oeuvres de Francis Bacon. Elle nous décrira le contexte de l’oeuvre, nous fera comprendre les techniques picturales du peintre, ses choix, son évolution, etc. Mais aussi pertinentes et éclairantes que soient ses explications, qui effectivement me permettront de comprendre comment Bacon a peint, elles échoueront à pointer tout ce qui de cette oeuvre est fondamentalement « à l’oeuvre », indécis, en train de se faire, pris dans les affres de son propre accouchement. « quelque chose est en train de se donner le jour, en cet instant, sous tes yeux  » : c’est ça une peinture, et ça suppose que l’on maintienne à l’égard du peintre une sorte d’attention très intense,  physique anonyme, brute, « donnée »,vivante et  synchrone.
         

                L’artiste n’aurait pas pu faire son œuvre sans se tenir à l’extrême pointe du présent,  dans ce moment de vertige et de basculement où les choses, d’être telles qu’elles sont, n’en sont pas moins déjà comme en partance vers cette réalité inconnue d’elles et de lui qu’elle ne sont pas encore. C’est le rouge des pommes de Cézanne, le vert liquide des nymphéas de Monet, le jaune presque blanc du soleil de van Gogh et c’est aussi la durée. Or le musée, le présupposé même du musée est la « consécration », c’est-à-dire la gloire rétrospective d’une oeuvre exhibée comme si elle était « achevée », alors qu’elle est, en tant qu’oeuvre, aussi structurellement inachevée que le monde qui, en elle, est en train de se faire. Rien ne saurait nous donner davantage le sentiment d’une présence instante, voulante, effective alors même que l’on se trouve finalement en face d’un avestique, d’une trace archéologique faisant signe d’un passé révolu. Et Merleau-Ponty prend l’exemple de ses animaux marins mystérieux dont on s’imagine vaguement la vie sous l’eau renonçant ainsi à tout flagrant délit de présence.
              Le musée fait de nous « des voyeurs » un peu morbides se complaisant dans le spectacle de cadavres ou de momies dont la vision ne contribuent qu’à faire signe d’une très ancienne vie. C’est un peu comme ces badauds attroupés devant un accident  à l’affût de cette fausse sensation du cadavre ou du blessé. Nous sommes alors des voyeurs de la mort au sens pervers du terme, au lieu de se sentir happé par la vie dont le coeur bat dans l’oeuvre.
          
        Le musée nous installe aussi dans une multiplicité d’impératifs intellectuels: « penser » l’œuvre (plutôt que de la vivre) , se rendre attentif à son message plutôt que se connecter avec ses couleurs, mesurer ses implications plutôt que saisir sa brutale instantanéité. L’oeuvre, en vérité  est seulement « là » et  il n’y a rien d’autre à en dire, mais dans ce « là », c’est toute la fragilité et la justesse de ce que c’est qu’être là qui devrait nous prendre, nous heurter, nous traumatiser. C’est la même chose que lorsque nous allons dans une bibliothèque pour lire la pensée des grands hommes sans réaliser que ces écritures sont d’abord et seulement ce qui portent en elles des actes, des sagesses vivantes, des expériences.
        Le passage se termine par la critique par Merleau-Ponty de la notion même de « collection ». Un musée collecte les oeuvres d’un peintre et les restitue comme on aligne dans un supermarché les produits jetés sur une liste de commission. C’est de la comptabilité d’oeuvres. On reste attentif à la question de savoir combien il y en a et d’ailleurs le visiteur est souvent ,consciemment ou pas,  taraudé par le souci imbécile de ne pas en manquer une seule, surtout quand il y en a beaucoup. Or une peinture n’est pas intéressante, prenante en tant qu’elle est peinture mais parce qu’elle est acte de peindre, acte pris et repris ensemble par tous les peintres et c’est cette ouverture vers « l’acte de ce que c’est que peindre » que devrait nous faire vivre le musée, parce que cet acte réunit tous les styles, tous les âges, tous les peintres. Voir une peinture, c’est être en phase avec l’infini que porte en lui l’infinitif du verbe peindre, mais loin de favoriser cette intuition, le musée la fragmente et la divise en une « collection » de toiles.
 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire