dimanche 4 octobre 2020

Suis-je l'auteur de ma vie? (4)

                        

Derrière ces injonctions à l’autonomie personnelle: "prends ta vie en main", "just do it", etc. particulièrement paradoxales dés lors que l’on y prête attention (comment peut-on m’imposer de l’extérieur l’ordre d’être l’auteur de ma vie? L'autonomie ne peut m'être imposée de façon hétéronome) se dissimulent souvent les exigences d’un idéal de consommation: c’est grâce à la cigarette que les femmes conquièrent leur liberté, à cause des bananes que les guatémaltèques vont perdre la leur ainsi que le droit d’exploiter eux-mêmes leurs ressources.
             Ainsi croire à sa liberté n’est pas sans risques, d’une part, parce que comme le dit Nietzsche, il est possible que se cache derrière le libre-arbitre, la nécessité sociale, politique, de rendre le sujet responsable afin de dédouaner les institutions et les grands appareils d’État de leur nombreux dysfonctionnements, d’autre part parce que tous ces prêches promouvant l’autonomie personnelle se révèlent en fait des pièges soumettant l’acquisition de cette liberté à l’achat de produits et d’innovations technologiques dans un but commercial, comme le prouve la carrière et le rôle aussi important qu’insoupçonné d’Edward Bernays.
            
c) La distinction entre la mêmeté et l’ipséïté chez Paul Ricoeur
                           
         Il semble difficile de sortir de cette ambiguïté de la liberté à moins de distinguer dans le rapport que nous entretenons avec nous-mêmes plusieurs dimensions. Paul Ricoeur trouve dans la différence latine entre idem (le même) et ipse (l’être à soi-même) une nuance extrêmement féconde qui précisément nous permet de dégager deux sens précis de l’expression être soi-même. La mêmeté (idem) désigne finalement ce à quoi on reconnaît une personne: la couleur de ses yeux, ses traits de caractères, des habitudes qu’elle a adoptées depuis si longtemps qu’elles font maintenant partie intégrante de ce qu’elle est. La personne elle-même est plutôt passive à l’égard de sa mêmeté puisqu’elle désigne des caractéristiques soit physiques soit mentales (dispositions d’esprit) qui la constituent un peu malgré elle ou, du moins, sans qu’elles soient voulues (même si c’est assez ambigu pour l’habitude). On pourrait dire que la mêmeté désigne finalement un mixte d’identifications données, acquises et d’habitudes contractées. C’est un peu le sens que revêt l’expression courante: « on ne se refait pas ». On observe que malgré soi, quelque chose en nous assure une permanence qui n’est pas nécessairement celle que nous voudrions incarner mais nous n’y pouvons rien: on est comme on est. C’est la mêmeté. L’ipséïté est tout à fait différente parce qu’elle revêt une dimension « éthique », cet acte est mien parce que j’ai voulu l’accomplir et que j’en assume les conséquences ainsi que le suivi. La permanence ici est voulu dans la promesse comme dans le fait de se porter  garant de telle ou telle autre personne. Ce qui est fondamental ici c’est de saisir que cette continuité que l’on subissait dans la mêmeté devient ce que l’on constitue, ce que l’on assume et surtout ce par quoi l’on s’affirme comme une personne. Je suis « ton ami » et cette affirmation marque une constance, une caution: je serai toujours là quand tu auras besoin de moi. L’ipséïté c’est l’engagement que l’on prend à l’égard de l’autre et grâce auquel on gagne une permanence, une consistance éthique.

               
Autant l’habitude nous maintient souvent dans une disposition que l’on n’a pas nécessairement souhaitée mais que l’on a contractée, un peu comme un virus, autant la promesse à laquelle on s’engage nous donne un maintien, une tenue, une forme de droiture sans laquelle il n’est pas réellement possible de « s’effectuer ». Pensons aux personnes peu fiables qui ne tiennent pas leurs engagements. Nous finissons généralement par ne plus leur accorder de place, ni vraiment de considération dans nos vies. On pourrait parler à très juste raison de « crédit » et l’utilisation de ce terme bancaire est intéressant précisément si nous lui donnons un sens qui n’est plus celui de la banque ou de la finance. Nous reconnaissons une « personne » quand nous lui faisons « crédit », c’est-à-dire quand nous croyons dans l’engagement de sa parole, quand nous pensons qu’entre celle qui nous a donné sa parole et cette même personne qui la respectera à l’avenir, il y a une continuité, une ipséïté. Nous lui faisons crédit parce que nous lui accordons notre confiance et cette confiance s’appuie sur le fait que nous misons sur elle, sur le rapport ferme et garanti qu'elle instaure à l'égard de sa propre parole. 
                Or cette distinction entre mêmeté et ipséité est particulièrement intéressante ici puisque nous percevons bien qu’autant il est impossible d’être l’auteur de sa vie en tant que même (idem) autant c’est exactement ce que désigne l’ipséïté. On est l’auteur d’une vie que l’on mène dans ce souci constant de l’ipséïté, c’est-à-dire quand on ne se dérobe pas aux engagements que l’on a pris, voire au devoir de se porter garant d’autrui en toute occasion. Le sentiment que l’on a parfois de ne pas avoir été à la hauteur d’une situation vient d’un défaut d’ipséïté car en plus des engagements que l’on prend, il existe aussi des impératifs éthiques de justesse (plus que de justice) de réponse, de consistance et de « tenue » (mais pas au sens de « bien se tenir », plutôt à celui de se maintenir, ne pas faillir, ne pas se dégoûter de soi en étant lâche, en faisant semblant de ne pas voir la détresse d’une autre personne, ne pas se mépriser). Il s’agit alors de manifester une certaine autorité sur sa vie, sur sa propre attitude en reprenant d’ailleurs l’une des trois légitimités de l’exercice de l’autorité selon Max Weber (traditionnelle, rationnelle et charismatique), mais cette autorité charismatique ne désigne pas une aura travaillée, persuasive, éventuellement jouée et séductrice qui serait fondée sur l’art de paraître en société. Elle décrit plutôt la certitude et le plaisir de s’incarner dans une attitude assumée, « pleine » en ce sens que nous y jouissons du sentiment d’y être « nous-mêmes » (ipse), c’est-à-dire que nous ne nous y dissocions en aucune manière de nos actes, de nos promesses, de nos engagements.
              

                            Nous mesurons ainsi clairement la différence: la mêmeté désigne le moi que je ne peux pas m’empêcher d’être, que je ne peux pas m’interdire d’être alors que l’ipséité décrit au contraire le moi sur le devenir duquel j’ai toute autorité, celui dont je peux dire, décréter autoritairement que je le suis ou plus exactement que je le serai ("tu peux compter sur moi »). Ce « moi » auquel je m’identifie par l’ipséité n’est donc pas mon corps, lequel tient plutôt de la mêmeté. Je peux adopter mon corps, le faire mien par un processus d‘appropriation au terme duquel je le reconnais comme mien. Une expression peut être utilisée ici à bon droit et avec beaucoup de sens. Ce corps je peux « me tenir pour dit » que c’est le mien, mais cela n’empêche pas que je me le raconte (dire) et que j’ai à voir dans ce processus de « dictée ». Je me le tiens pour dit mais j’ai à voir avec ce « dit ». Je suis celui qui à la fois se le tient pour dit et qui se le dit. Je me dis que c’est mon corps et j’instaure entre lui et moi un rapport d’autorité par le biais duquel j’ai le corps que  je décide de « tenir », je le maintiens sain par un certain régime, par exemple. L’ipséité n’est donc pas directement en prise avec mon corps mais avec le corps que je décide d’être. Ce n’est pas une relation avec la chair qui s’instaure ici mais avec de l’intention et plus encore l’intention affichée de se tenir à ce que l’on a décidé d’être comme dans l’engagement auprès de l’ami ou de l’autre humain.
             

                Mais c’est aussi la personne que je me sens le devoir d’être au regard de moi-même qui désigne cette ipséïté. Lorsque nous vivons une existence que nous n’avons aucun désir de vivre, c’est-à-dire lorsque nous cessons d’exister et nous résignons à seulement à vivre, alors la vie perd son sens et la mêmeté écrase l’ipséïté jusque’à l’étouffer complètement. Dans le film de Stephen Daldry « The hours », une scène illustre à la perfection cette puissance, cette aspiration à "reprendre la main" sur sa vie. Le film décrit un moment de la vie de trois femmes qui vont vivre des émotions identiques à des époques et des lieux différents. L’une de ces femmes est l’écrivaine Virginia Woolf et le film retrace un moment authentique de sa vie. Elle a toujours été sujette à de très graves crises de dépression et son mari Léonard a donc décidé de s’installer dans la banlieue Londonienne: à Richmond. Mais Virginia « étouffe » entre la surveillance attentionnée de son époux, les prescriptions des médecins et l’ennui de la vie à la campagne. Elle s’échappe et va à la gare pour prendre le premier train pour Londres. Son mari l’apprend et court à la station. C’est là que se déroule l’une des plus belles scènes du film et la plus explicite.

        

         Léonard Woolf est écrivain et éditeur. Il a vite saisi la puissance du génie littéraire de sa femme avec laquelle d’ailleurs il entretient une relation davantage fondée sur la complicité, sur le dévouement que sur des liens d’amour conjugal. Son but est de lui permettre d’écrire tout la protégeant contre le tort qu’elle peut s’infliger à elle-même à cause de problèmes psychiatriques. Virginia Woolf était bi-polaire et entendait des voix. Lorsqu’il lui dit: « tu as une histoire », il parle évidemment de son passé psychiatrique, de ses deux tentatives de suicide. Le début du film nous montre en effet, à quel point il est attentif à son sommeil à son alimentation. Il suit les avis des médecins. Mais Virginia sent que cette existence imposée n’est pas la sienne: « qui d’autre que moi peut en juger? »
                

      Dans un premier temps, son mari pense que ce n’est pas exactement elle qui parle mais « ses voix », celles qui l’ont déjà amené par deux fois à essayer de mettre fin à ses jours. C’est la raison pour laquelle elle est contrainte de lui faire comprendre violemment que c’est bel et bien "elle" qui parle en ce moment tout simplement parce qu’elle a aussi peur que lui de disparaître. Ce qui lui dicte en cet instant les mots qu’elle exprime, c’est l’ipséité, sans aucun doute possible, c’est cette volonté de reprendre la main sur le cours d’une vie qui passe, sans elle, et qui pourtant est bien la sienne, du moins extérieurement. C’est ici le point crucial: l’écriture de Virginia Woolf est empreinte plus qu’aucune autre de la volonté de peindre l’existence de la façon la plus juste, la plus exacte, la plus saturée possible, donc de la regarder en face.  Elle lutte de toutes ses forces contre les subterfuges de cette Angleterre encore Victorienne et conservatrice visant à atténuer le contact pur, brut, avec l’existence telle qu’elle est, par le jeu des convenances, les apparences et les usages de «  l’étiquette ». Il faut que Léonard comprenne que ce qui parle en elle est « elle » et non son passé, ni son histoire. Il n’est pas question de rabattre son passif, son histoire, ses dépressions précédentes sur son présent mais de percevoir la tenue d’une ipséÏté revendiquant hautement légitimement le droit de décider de sa vie, d’en être l’auteur. Revendiquer son humanité c’est avoir son mot à dire sur l’ordonnance des médecins. « Je me débats seule dans une obscurité profonde et je suis la mieux placée pour parler de mon état….S’il faut choisir entre Richmond et la mort, je choisis la mort…C’est mon droit…Le droit de tout être humain. » Aussi aliénée qu’elle puisse être par des troubles bipolaires graves, Virginia Woolf pointe néanmoins une marge de manœuvre nécessaire, irrévocable par le biais de laquelle chaque patient a le droit de s’affirmer en tant qu’ipséité, en tant que soi-même. Qui pourrait, mieux qu’elle qui se trouve être l’auteur « d’une œuvre », exprimer le fond de cette nécessité par le biais de laquelle tout être vivant est autorisé à revendiquer de vivre "sa" vie et pas une autre dictée par des médecins, par des usages, ou pire encore par sa santé.
                        Il faut voir et revoir cette scène pour en saisir toute la subtilité. Virginia dit à Léonard qui finit par comprendre que c’est la seule et la vraie Virginia qui lui parle à ce moment: « on ne peut pas vivre en paix si on évite la vie, Léonard » Mais qu’est-ce que cela signifie: « ne pas éviter la vie »? Faire ce que l’on se sent devoir faire en son nom propre, dans ce rapport de fermeté et de justesse à soi sous la puissance duquel on ne se défausse jamais de soi à quelque instant que ce soit. Peut-être faut-il s’interroger individuellement et profondément sur ce sujet: quand suis-je en mesure de poser entre moi et moi-même, entre l’acteur qui vit et l’auteur qui revendique sa vie un rapport d’assomption totale, de transparence pure, de telle sorte que nous pourrions dire: « ce que je vis, je le suis ». Il arrive qu’un instant de vérité déchire parfois les rôles, les masques et les armures avec lesquels nous nous protégeons habituellement. Ici Virginia Woolf crie, un peu comme la forme de la toile de Munch. Elle revendique le fait d’exister parce que c’est le droit de tout être humain mais si nous réfléchissons, nous nous rendrons compte que c’est un droit que peu d’humains revendiquent.
                 
     Ce qu’il faut bien comprendre ici c’est le renversement total de perspective qui, à partir de la distinction entre la mêmeté et l’ipséité, s’opère dans le rapport entre le moi et la vie: autant il est clair que dans la mêmeté, c’est parce que je suis ce moi là que j’ai cette vie là (détermination) autant dans l’ipséité c’est parce que j’ai une certaine autorité (auteur) sur ma vie que je suis, en ce moment, ce « moi » là et que je peux en devenir un autre, si je le décide. Oedipe a un « moi » maudit (étymologiquement « mal dit », c’est-à-dire désigné comme porteur de mal, de tragédie) et sa vie suivra aveuglément, sans jeu de mot, cette malédiction du moi. C’est absurde: il n’y est pour rien. On sait que pour Nietzsche notamment, c’est bien l’esprit même des tragiques présocratiques: cette intuition (un peu Schopenhauerienne) d’un monde chaotique. Nous pouvons avoir, de temps à autre, ce sentiment d’être exclu de notre vie par le choc émotif que nous impose un évènement, cela s’appelle un « traumatisme » mais nous avons le pouvoir de reprendre la main grâce à l’ipséité, c’est-à-dire par un rapport intentionnel, responsable (répondre de soi aux yeux de soi, des autres, de la société) à soi-même. Nous sommes ici au coeur du sujet mais la question se pose de savoir comment nous pouvons concrètement réaffirmer notre autorité sur le fil d’une vie dont le cours momentanément ou durablement nous a « exclu ». Nous ne sommes pas d’abord l’auteur de notre vie. Le mouvement de cette revendication n’est pas du tout donné, spontané ni évident. Il ne va pas de soi: c’est cela que la distinction entre la mêmeté et l’ipséïté nous fait comprendre clairement. Il convient donc de construite cette autorité et, selon Paul Ricoeur, elle ne peut s’effectuer que par le récit.

8) Troisième partie: Une vie, mon œuvre

                              a) L’identité narrative
                    Avant d’expliquer ce qu’est l’identité narrative pour Paul Ricoeur et pourquoi elle répond complètement au problème que nous venons d’évoquer, il convient de la rapprocher d’une petite habitude observable en chacune et en chacun d’entre nous, à savoir ce « droit » de modifier la réalité des expériences vécues que nous racontons à une tierce personne. Il n’est pas du tout question ici de « boniments », ni même de ces « enjolivements » dont nous ornons parfois la description de ce qui nous arrivé. Ce qu’il est essentiel de pointer ici, c’est plutôt l’insouciance ou la relative inconscience avec laquelle une situation réelle, « physique » devient subitement modulable en devenant de la matière au récit, comme si cette brutalité pure d’un fait que nous avons appréhendée de façon passive, violente, éventuellement douloureuse devenait subitement malléable, offerte au jeu subtil des incises, des perspectives, de recoupements bref de tout un jeu d’interprétations qui en atténuait la factualité, l’aplomb, l’impact.

            


                Il est évidemment tentant et parfaitement crédible, cohérent, de voir dans cette recomposition rétrospective une forme de « vengeance » sur la vie par le biais de laquelle nous insinuons, du simple fait que nous sommes le narrateur d’une histoire, une sorte de maîtrise alors même que nous étions en réalité dépassés par la situation, mais il est aussi possible de justifier ces « variables » que nous insinuons dans le fait par le récit en invoquant le sentiment d’un droit, sentiment fort fondé sur une communauté de nature entre la texture des faits et le fil de la narration. Nous donnerions-nous ce droit là si n’avions pas la certitude qu’une intentionnalité ou qu’un sens indétectable, inconscient au moment même, s’y activait déjà implicitement? Dans cette perspective, le récit ne ferait que révéler au grand jour des motivations, des lignes de cohérence efficientes dans la situation, mais aussi indétectables à la perception du moi acteur qu’opérationnelles sous la plume ou dans la voix du moi « auteur ». Nous aurions alors besoin que le moi-auteur trouve par son récit le sens qui s’est bel et bien manifesté dans l’évènement, et cela expliquerait cette légitimité que nous nous accordons à juste raison, de plein droit, dans la façon de rapporter une situation qui nous éclairons davantage que nous ne la déformons. Une vie ne peut dés lors se concevoir comme « une » vie que dans la mesure où elle se voit revisitée par un récit mais encore faut-il évidemment que l’acteur et l’auteur se conjoignent dans l’ipséité, c’est-à-dire dans le rapport à soi de la même personne.

                        Jamais nous ne sommes davantage exclu de notre vie que lorsque la mêmeté écrase l’ipséïté, car alors, « nous ne sommes que ce que nous sommes » et c’est bien toute la nuance minorative qu’il faut ici comprendre et souligner. Vivre, c’est alors aborder une expérience dont on exclue a priori qu’elle puisse nous faire évoluer. C’est même le contraire: n’étant que ce que l’on est, il est évident que nous ne sommes pas celui qu’il faudrait être pour la mener à bien. Tout dés lors n’est qu’échec, défaussement, dérobade, tentative d’excuse: « je n’y peux rien si tout ce qui m’est arrivé m’a « détruit ». C’est comme si le réel ne faisait que ruiner les tentatives d’appropriation de reconnaissance et de revendication de ma vie. Je ne demandais qu’à vivre mais il s’est trouvé que « ma vie » m’a exclu de ce que c’est que « vivre ».
         

Qu’est-ce que l’identité narrative? Le moyen par lequel l’ipséité va défier et vaincre la mêmeté. En faisant le récit de notre vie, nous allons donner aux épisodes fragmentés, épars de notre existence le sens réel qui les parcourt et finalement qui les cimente les uns aux autres, qui les constitue comme les moments d’une vie. Cécile de Ryckel et Frédéric Delvigne sont des psychothérapeutes qui décrivent dans l’article Construction de l’identité par le récit » des exemples concrets d’identité narrative en suivant les analyses de Paul Ricoeur.
        Javier est né en Afrique, dans un pays où régnait une dictature militaire. Il est parti de son pays pour des raisons politiques quand il était adolescent, non sans avoir participé à des réunions politiques de l’opposition au régime. Il exerce aujourd’hui la fonction d’économiste mais souffre toujours de certaines difficultés à se définir, à percevoir le sens de tous ces évènements, de toutes ces ruptures, de ces déracinements successifs qui constituent « sa » vie. Il faut bien comprendre la différence entre une description et un récit: autant une description est une mise en scène de la mêmeté dans laquelle on évoque passivement celui qu’on a été, comment les choses se sont passés strictement, autant le récit est une mise en intrigue dans laquelle on ne se contente pas de dire ce qui s’est passé mais dans laquelle on essaie de discerner une dynamique, un fil rouge. Un récit est le déploiement d’UNE trame. On ne raconte jamais une histoire sans qu’elle fasse sens. Cela veut dire que derrière le récit des faits, il y a une intentionnalité et une seule qui va faire sens de tous ces éléments épars.
             
Or Javier, qui, jusque là, avait seulement mentionné le fait qu’il ne se sentait pas toujours concerné par les réunions politiques lorsqu’il était adolescent dans on pays d’origine, avoue qu’il y allait surtout pour rencontrer des filles, une en particulier, qui malheureusement sera emprisonnée puis tuée par le régime. Reprenant cet élément de son passé, il l’a sorti d’une multiplicité de contenus additionnels plus ou moins réels pour cibler précisément « la » motivation amoureuse de sa participation. La difficulté qu’il éprouvera plus tard à envisager des relations durables trouve ici une explication viable, parce que, de fait, ses premières aventures sont parasitées par le devoir d’un engagement politique d’autant plus impératif que la première fille à laquelle il s’est intéressée a été tuée par son implication. Dés lors que nous réalisons que le sens de ce que nous vivons n’est pas « donné » en même temps que nous le vivons mais suppose une « recomposition », à savoir non pas seulement des souvenirs, lesquels sont toujours fonction des circonstances, mais aussi d'un travail de construction, de mise en intrigue, alors nous saisissons toute la subtilité et l’exactitude de l’identité narrative qui n’a rien à voir avec une mise en valeur héroïque de soi. Elle manifeste au contraire un souci de soi, une attention portée au fait de consister dans une continuité, de revendiquer cette continuité mais aussi de la voir à l’œuvre sous l’efficience d’axe réalité non naturelle mais désirante, active, voulante. Que Javier allait aux réunions pour rencontrer cette fille fait « sens » parce qu’une continuité s’établit dés lors entre ces réunions de son adolescence, sa fuite hors du pays alors que la fille est restée et a été exécutée, et enfin sa difficulté à s’engager sentimentalement lors de sa vie adulte. Cette continuité est une interprétation a posteriori de son comportement mais elle est très plausible. Le sens du récit éclaire a posteriori la continuité d’une dynamique qui fut probablement réellement efficiente.
            

                        Nous mesurons bien ici « l’effet de réel » susceptible de se libérer dans tous les récits de soi voire dans les journaux intimes dés lors qu’ils sont animés par un souci authentique de ne pas se raconter des histoires sur soi. Faire l’histoire de soi, au singulier est une démarche d’autant plus cohérente qu’il n’est plus du tout exclu que le moi lui-même consiste simplement dans un « effet d’histoire », dans une démarche collatérale à la trame du récit de soi. Pierre Bourdieu ira même plus loin encore que Paul Ricoeur en ciblant cette capacité de certaines œuvres de fiction de révéler mieux plus efficacement le réel que les compte rendus réalistes ou journalistiques de l’actualité. Dans ce que l’on appelle les docu-fictions, il se pourrait que ce soit plus la part de fiction qui nous mettent en face du réel que la partie supposée documentaire:  « [L]’œuvre littéraire peut parfois dire plus, même sur le monde social, que nombres d’écrits à prétention scientifique […] mais elle ne le dit que sur un mode tel qu’elle ne le dit pas vraiment. Le dévoilement trouve sa limite dans le fait que l’écrivain garde en quelque sorte le contrôle du retour du refoulé. »
              
Je ne suis pas l’auteur des évènements qui s’effectuent dans ma vie, ni même du sens qui indiscutablement permet de relier tous ces évènements à une même référence qui se trouve être « moi » (car ce sens n’est pas voulu, décidé, produit par moi, il est même inconscient comme le désir de Javier) mais je suis bien l’auteur du récit qui va révéler l’efficience du second dans les premiers. La prise d’initiative se situe à ce niveau, celui d’être l’auteur d’un récit. Puis-je me raconter ma vie, comme un récit à la troisième personne dont l’effet de distanciation fera apparaître l’efficience d’un sens qui m’est trop proche, trop consubstantiel à mon être à mes désirs, à mon inconscient pour être visible à l’œil nu de la vie « physique », brute, vécue. Il faut qu’elle soit racontée. Là où ma conscience morale distingue en moi l’acteur et le juge, et élude les perspectives d’ensemble par ce qu’elle pourrait recouvrir d’incorrect ou de moralement douteux,  la distance conteur/personnage est plus profonde, parce qu’elle désigne et recouvre un registre infiniment plus libre, artistique, créatif. Il s’agit de faire « une oeuvre » et pas de réprimer un coupable, mais précisément cette création est , en réalité, recréation et saisit dans tout ce qui en elle présuppose d’effet de libération la vérité « cachée » des faits eux-mêmes, c’est-à-dire de ce qui les relie à une vie, la mienne.
 
b) Devenir « soi »
              
Ce dernier point est crucial dans la mesure où, même s’il ne fait pas de doute que la notion d’ipséité revêt pour Paul Ricoeur un sens éthique, celle d’identité narrative met au premier plan un travail de mise en intrigue, de récit qui, tout aussi réel qu’il soit, n’implique pas moins un rapport esthétique à sa vie, comme si les épisodes de notre existence constituaient fondamentalement des sources et des matériaux utilisables pour construire une histoire (sans raconter des histoires). Les dimensions éthiques et esthétiques sont conciliables pour Ricoeur. Elles participent l’une de l'autre.
            Ce que Javier n’a sûrement pas osé dire et revendiquer dans la vraie vie, à savoir son désir de rencontrer des filles dans des meetings politiques, c’est ce que le récit fera apparaître, comme si ce redoublement par le récit donnait une certaine intensification de puissance dans l’effet revendicatif. On assume par l’écriture ou la parole ce qui n’a agi que souterrainement, implicitement au moment même. Peut-être n’est-on l’auteur de sa vie qu’a posteriori mais on l’est aussi authentiquement. Quelque chose de l’inconscient agissant souterrainement dans l’acte se libère à la pleine lumière du récit, de la narration.
            Mais précisément dans le récit, travaillent nécessairement d’autres contraintes qui ne sont pas celles de la bienséance (Javier avait sûrement honte d’avouer que c’était plutôt sa libido qui guidait la fibre politique de sa contestation), soient celle de la langue. Devenir soi-même par le récit ne dépend pas que de soi-même mais aussi des règles structurant la langue du récit. Cette dimension de contrainte dans la langue de la narration suffit-elle à remettre en question la fonction d’auteur?
            Aucunement dés lors que l’on effectue le passage complet de la dimension éthique à la dimension esthétique car aucun artiste ne revendique la paternité consciente de ses œuvres, et les écrivains moins que tous les autres. Écrire, c’est laisser s’écrire à travers Soi, aussi bien la langue que les évènements eux-mêmes, et nous nous trouvons ici le motif le plus puissant pour assimiler le cours des faits, des épisodes de notre vie aux règles grammaticales du récit. Toute narration se doit de suivre une trame où s'écoule aussi quelque chose de la durée de nos vies et l'impression de mouvement qui se dégage d'une histoire est à même d'épouser la dynamique d'une existence, biais par lequel se raconter, nécessairement dit quelque chose de vrai de soi, à savoir que l'on y devient   quelque chose ou quelqu'un. 
                    L’utilisation de la langue faite par Javier dans la description de son passé ne se contente pas de coller davantage à l’authenticité de son désir, elle s’émancipe aussi de tout ce que la description d’une situation peut avoir de « convenu », de conforme à des modalités d’interprétation superficielles: on va à une réunion politique pour des raisons politiques. Mais alors non seulement on se ment à soi-même, mais on contient son usage de la langue à l’expression pauvre, anesthésiante d’une simple restitution d’expériences communes. Javier en osant dire la vérité de son désir fait coup double: il s’avoue tel qu’il fût mais il le fait à l’occasion d’un récit nouveau qui, non seulement fait sens, lui rend une forme de continuité susceptible enfin de rendre compte de l’unité d’un passé mais aussi d’un « personnage ». Qu’est-ce qu’un militant politique allant à des réunions politiques pour des raisons politiques a d’intéressant, de porteur d’un point de vue littéraire? Rien: il en va tout autrement du vrai Javier.
          

Il est « devenu » ce qu’il est, c’est-à-dire qu’il a fait advenir à la surface d’un récit plus stylisé, plus original et plus littéraire, la vérité de ce qu’il était sans le savoir, la vérité de ce qui l’animait sans qu’il le réalise à l’instant même de l’expérience. Il y a ici quelque chose de littéral dans le littéraire. C’est comme si les circonstances de la vie nous imposaient des « rôles », des places, des situations qu’il n’est aucunement en notre pouvoir de refuser ou d’accepter. De fait, comme le pense Jean-Paul Sartre, nous n’avons pas d’autres scènes, pas d’autres réalités à incarner, mais, là où le philosophe existentialiste voit l’exercice d’un libre arbitre, ne s’effectue authentiquement qu’une assomption toute à la fois morale et esthétique qui permet à l’auteur de dépasser l’agent et de s’effectuer dans ce doublage de l’identité narrative, dans cette constitution en récit d’une vie dont on subit d’abord l’impact physique.  « Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner » dit Joë Bousquet. Les évènements de notre vie sont « là » comme des figures imposées, autant dire qu’ils sont quasiment hors du temps. Nous ne pouvons être ce que nous sommes qu’en assumant cette impersonnalité et cette intemporalité des faits qui nous arrivent et qui, de ce point de vue, nous « font », nous constituent. Mais alors en quoi consistons-nous? Quelle est cette efficience dont je pourrai dire qu’elle est mienne ou qu’elle est « moi » dans ce véritable « laminoir », dans cette « machine à broyer » qu’est cette succession de fatalités factuelles au travers desquelles toute vie passe et se fait broyer ?
        La réponse se situe exactement dans la perspective pointée par Gilles Deleuze de la quasi-causalité. On est l’auteur de sa vie lorsque l’on se révèle capable d’être plus, ou mieux ou différemment ce que nous sommes, exactement comme Joë Bousquet va créer « une certaine façon » d’être handicapé des deux jambes, ou Job d’être le jouet d’un Dieu qui fait le fanfaron aux yeux du diable. De la même façon que Javier assume et personnalise par son récit la situation qui lui fut faite d’opposant politique « amoureux », nous devenons les auteurs de notre vie lorsque nous nous ingénions à vouloir les évènements qui nous arrivent parce que nous avons compris qu’ils sont pour nous la seule occasion d’être ce que nous sommes. Cela nous donne en même temps toute latitude pour le vouloir d‘une certaine façon, avec une certaine intensité. C’est là tout le sens de la célèbre admonestation d’Epictète: « n’essaie pas de vouloir que les choses arrivent comme tu le veux mais fais en sorte de vouloir qu'elles arrivent comme elles arrivent et tu seras heureux. »
            

                        Etre l’auteur de sa vie ne consiste plus ici à décider des évènements de sa vie mais à les vivre au gré d’une intensité « voulante », de telle sorte que notre puissance d’agir s’y effectue, s’y libère. Qu’est-ce que ça veut dire?  Qu’aucun de nous n’a à se situer en tant que décideur de sa vie mais simplement en tant que modérateur des variables d’intensités de toutes ses séquences de vie. Tout ce que j’ai à faire, c’est à vouloir ce qui m’arrive en même temps que cela m’arrive et plus que tout à le vouloir intensément. Joë Bousquet n’a pas à vouloir son infirmité mais à vouloir en elle, parce qu’il n’est Joë Bousquet nulle part ailleurs que dans cette infirmité. Nous voyons bien ici dans ce stoïcisme moderne tout ce qui sépare la quasi-causalité de la thèse de Sartre parce qu’il n’est nulle part question de choix mais de puissance. On pourrait presque dire de « voltage ». Que suis-je à ma vie? La réponse est : « son intensification » et cette intensité forte a nécessairement à voir avec l’art parce qu’une oeuvre n’est ni plus ni moins que la saisie de « ce qui oeuvre » dans le réel , ce qui s’y accomplit en tant que nature naturante ou pour Nietzsche en tant que « volonté de puissance ». Il s’agit finalement ni plus ni moins que de nous efforcer continûment « d’être plus » dans ce brassage d'affects par le filtre duquel nous nous efforçons d’exister, de tenir, de maintenir notre désir d’être, d’augmenter notre puissance.
        Le mouvement d’être l’auteur de sa vie passe ainsi moins par la tentative de diriger que par la capacité à s’affûter, à se raffiner comme on dit de l’essence d’une substance chimique. De cette matière grossière et mixte que je suis d’abord en tant que nous faisons tous continuellement l’objet de parasitages, de jeux d’influence et d’édulcorations diverses visant à nous faire entrer dans "le troupeau des gens normaux", il me faut parvenir à l’essence purifiée d’une stricte et exacte venue au monde.
        Dans le fait d’être soi-même, s’effectue toute autre chose que la réalisation d’une évidence à savoir la promesse et l’ouverture d’un cheminement. « Moi » n’est pas ce que je suis, mais ce qu’il me reste à devenir dans l’épreuve épuisante et esthétique d’un perpétuel dépassement. Œdipe n’est pas tant le personnage d’une tragédie que le devenir tragique, esthétique de tout homme. Il n’est pas en son pouvoir d’être quelqu’un d’autre que le meurtrier de son père et l’amant de sa mère mais ce qui est en son pouvoir c’est de le savoir et de l’assumer dans le trajet sidérant d’une vie qui, de ce fait, devient la matière esthétique d’une histoire, d’un destin tragique. L'existence est une épreuve sportive dont les figures sont imposées et dont tout l'art consiste à assumer l'inassumable, à accepter l'inacceptable, à le gérer subtilement par des bifurcations esthétiques, inattendues.
            
        En un sens, il faut contrarier ce premier mouvement qui nous a conduit à interpréter la vie d’œdipe comme celle d’un homme injustement voué à vivre une autre existence que la sienne. Ce qui s’effectue, au contraire dans cette tragédie, c’est ce mouvement insistant, presque entêté par le biais duquel un homme va peu à peu se couler dans le creuset abject d’une existence qui nous semble à tous égards « inhabitable », invivable, impraticable.
        Il existe ainsi une lecture particulièrement féconde de la tragédie d’œdipe, c’est celle qui prête moins attention à ce qu’il devient qu’à son malheur ou à sa chute. Généralement on raconte son histoire en considérant qu’elle finit là où s’effectue en réalité un commencement, à savoir son errance de vagabond aveugle accompagné par sa fille Antigone.
        Œdipe croit d’abord aux fonctions, aux honneurs, aux charges et aux dénominations symboliques. Il pense être le fils du roi de Corinthe, Polybe puis apprend qu’il ne l’est pas, part donc en quête de sa véritable origine, tuant, sans le savoir, son géniteur puis répond à l’énigme de la sphinge, devenant alors roi de Thèbes. Il est d’autant plus le jouet du destin qu’il veut finalement s’en constituer un, destin qu’en un sens, il accomplira en sachant très précisément « qui » il est. De nous lequel peut en dire autant?
        Guidé par sa fille, Œdipe erre dans la Grèce aveugle et « extra-lucide » Nous ne saurons jamais finalement si sa vie est aussi tragique parce « qu’elle était écrite » ou parce qu’il l’a prise vraiment au pied de la lettre, s’efforçant de voir clair dans l’obscur, de porter jusqu’à ses conséquences ultimes l’acte de se connaître lui-même, de ne se prendre pour personne d’autre. Il s’est finalement trouvé au-delà ou en-deçà de toutes ces dénominations politiques, familiales, sociales ou politiques. Esthétique vient du grec esthesis qui signifie sensation et de fait c’est encore trop peu que de dire de la vie d’œdipe qu’elle fut au sens littéral « sensationnelle », ou du moins, sur un mode moins provocateur: «  sensitive ». Œdipe n’a cessé de se tromper sur ce qu’il était mais il n’a jamais, pour autant, arrêté de se sentir exister. C’est dire à quel point son existence fut esthétique, notamment par tout ce qui d’elle reste empreint de ce désir d’assumer sa vie qui fut celui d’œdipe.
          
Avec lui, la notion d’auteur revient à son origine latine: augere qui signifie augmenter. Être l’auteur de sa vie c’est augmenter le niveau d’intensité de son attention, de sa sensibilité à ce qui nous arrive, quelle que soit la teneur de ce qui nous arrive et en faire une œuvre, une bifurcation, un style nouveau inattendu, celui de l’élégie (de la plainte) pour Job, de l’errance pour Œdipe. Il ne faut pas voir cette errance comme désespérance mais bien comme une ligne de fuite consentie, épurée, géniale, inattendue, fulgurante et magique. Œdipe inaugure ainsi une façon d’être homme dépassant toutes les images, et tous les rôles, toutes les figures imposées par les fonctions sociales et politiques.
        Avec le personnage de sa fille, nous avons bel et bien la confirmation de cette lecture, car il ne fait aucun doute que c’est dans le fil de la complicité entre ce père aveugle et sa fille (mais elle est aussi sa demi-sœur) qu’Antigone tisse elle-même la puissance esthétique et tragique de son personnage. Antigone, comme son nom l’indique,  et comme Judith Butler le fait remarquer, est, dans la langue grecque « anti procréatrice »   (gonos: procréation) mais elle est aussi « anti-famille », « anti-sociale », « anti-légale », « anti-citoyenne », « anti-institutionnelle ». Elle est la femme de l’absolu non-lieu, atopique, anomique, anorexique. Elle met en demeure Créon de contrôler de l’incontrôlable, c’est-à-dire une autorité qui s’investit d’elle-même d’une puissance créatrice inouïe capable d’engendrer des discours aussi imparables, purs, exacts, sincères, vrais (au sens de parrhèsia). Suis-je l’autorité capable d’investir ma vie d’une dimension suffisamment pure, gratuite et pleine pour atteindre ce seuil tragique à partir duquel elle devient une œuvre? C’est à cette question qu’Antigone répond: « oui ». Elle est la figure la plus pure de l’autorité, défaisant un à un les liens de son obédience à ses fonctions de mère, d’épouse pour se vouer, de son vivant, à la cause d’un mort. Elle est une œuvre parce que l’histoire dont elle est l’héroïne décrit finalement la catharsis inhérente à la fonction même d’auteur. L’émotion qui s’impose au spectateur de la tragédie   résonne en lui de l’écho d’une dynamique de la purification qui est celle-là même de l’autorité existentielle et stylistique: jusqu’où puis-je aller dans l’efficience auto-affective d’une existence dont je suis à la fois la puissance affectée et affectante, l’auteur et la victime consentante.
        Avec Œdipe et Antigone, nous saisissons la dimension incroyablement paradoxale d’un tel sujet précisément parce que c’est avec ces deux personnages présentés comme les victimes les plus aliénées par un destin atroce que nous sommes précisément mis en présence de l’expression la plus juste et la plus épurée de la liberté. Œdipe et Antigone n’ont pas choisi leur vie mais ils se sont impliqués dans la tâche de devenir leur vie et ce jusqu’à ce que cela fasse « œuvre ».

    c) Etre-vers-la-mort (Heidegger 1889 - 1976)
       
             

                    Antigone est jeune. Elle se sait mortelle et avant d’aller défier Créon en enterrant son frère, elle défait un à un tous les liens qui pourraient la rattacher à un destin social, familial ou naturel. Elle se tourne exclusivement vers une cause politique qu’elle servira jusqu’à la mort. Sa puissance dans le face-à-face avec Créon et le fait que finalement elle va remporter ce duel s’appuie sur une mort qui dans son esprit est déjà une affaire conclue. Ce qui affronte le pouvoir politique de Créon, c’est une parole d’outre-tombe, parce qu’Antigone a déjà fait son deuil de tout accomplissement de soi dans la société selon les critères de cette société. Elle n’est plus citoyenne, femme, future épouse, future mère, mais comme le fait remarquer Judith Butler, elle reste une sœur. Elle est la voix pure, verticale et désintéressée de la « sororité » et c’est de sororité du genre humain dont il est ici question.
            
                        Mais ce qui nous intéresse ici plus particulièrement, c’est le fait que la démarche d’Antigone consiste à pousser à son extrémité l’activation d’une « autorité ». Comment faire en sorte qu’une parole puisse se libérer totalement, sans être parasitée ou influencée, contrainte par des intérêts, par des ambitions, par des « devoirs » autres que celui d’être une « soeur », une soeur totale, figurale, archétypale? Cette recherche va de pair avec l’œuvre parce que l’on ne peut pas viser cette autorité pure détachée des intéressements de toute vie sociale, citoyenne ou familiale sans de fait faire de sa vie « l’œuvre » même en tant qu’action gratuite. Comment faire parler la mort de telle sorte qu’elle soit à même de permettre aux hommes de recouvrer la raison qu’ils ont momentanément perdue? En occupant cette place étrange qui consiste à être la sœur « morte née » du genre humain, la sœur absolue dont la bienveillance inconditionnée fera plier le pouvoir temporel et provisoire des rois. Mais il faut pour cela s’être entièrement dépouillée de tout intérêt à vivre. Antigone est une figure qui donne à la notion d’existence humaine son rendement pur, plein, inconditionnel parce que l’exigence de liberté dépasse l’instinct de conservation et suit une autre dynamique que l’on peut appeler en reprenant l’appellation utilisée par Martin Heidegger dans « être et temps »: « L’être-vers-la-mort ».
        Il s’agit finalement de pousser l’envie d’exister à une telle limite qu’elle dépasse l’envie de vivre et s’appuie paradoxalement sur une dynamique d’une puissance inouïe en tant qu’elle se nourrit de la certitude avérée, incontournable de la mort. Face à la mort qui parle, on n’a pas d’autre alternative que celle de la ramener à ce qu’elle est déjà et c’est bien ce que fait Créon en condamnant Antigone à être enterrée vive. Mais c’est un pléonasme puisque c’est bel et bien ce qu’elle était déjà: une parole d’enterrée vive.
          

Or, il importe de considérer cette oeuvre de Sophocle et le personnage d’Antigone comme révélateurs d’une condition qui est nécessairement la notre, et ce à chaque instant. Nous n’existons qu’en étant continuellement adossés à cette possibilité qui se trouve être aussi une certitude, et cela jusqu’à ce que nous réalisions que vivre et mourir ne font qu’un, littéralement. La question de l’œuvre de notre vie se pose dés lors qu’au lieu de réfléchir à la question de savoir à quoi nous voulons consacrer notre vie, nous nous interrogeons plutôt sur la forme que doit revêtir notre mort, et cela sans héroïsme puisque de fait, cet instant durant lequel je vis est déjà en train de passer et il ne passe pas au gré d’un autre mouvement que celui-là même de ma mort. Nous sommes les auteurs de notre vie à notre corps défendant puisque nous ne vivons que pour mourir, mais c’est précisément en passant de ce corps défendant à un corps consentant que nous libérons pleinement notre autorité d’auteur parce que nous assumons alors cette dimension de pure gratuité que revêt une existence bien comprise.
         
Ceci pourrait être exprimé encore plus simplement: quelles sont les caractéristiques d’une œuvre d’art?
- Sa gratuité: une œuvre d’art n’est pas fonctionnelle. Elle ne présente ni ne sert aucun intérêt
- Son unicité: elle n’est comparable à aucune autre œuvre et à aucun autre objet ou ustensile. Elle est créée par un artiste  et n’aurait pas pu être créée par un autre.
- Son irrévocabilité: une œuvre d’art est parfaitement imprévisible, improgrammable et sous cette angle elle n’était possible nulle part avant d’être. Elle est impossible mais en même temps, il faut bien qu’elle soit possible puisque de fait, elle est. Une œuvre d’art est, au sens propre, une impossible possibilité.
            Or ces trois caractéristiques de l’œuvre se retrouve trait pour trait dans les conditions données de notre existence dés lors que nous la fixons avec des yeux affûtés:
- Nous existons gratuitement parce que tout ce que je fais dans cette vie mortelle est déjà en train de se défaire. Ce que je vis est aussi ce que je me tue à faire, ce qui justifie de notre part une attention forte, quasiment sacrée à toute parcelle de notre existence qui acquiert ainsi un prix incalculable. Gratuité
- Notre rapport à la mort nous fait comprendre que nous sommes uniques pour la bonne et simple raison que personne ne peut mourir à notre place. L’être vers la mort nous situe à la place que nous ne pouvons échanger. Nous y sommes celui que nous sommes. Unicité
- La voix d’Antigone se situe dans cette improbable zone qui lui permet de parler vivante à partir d’une mort qu’elle a déjà actée. C’est finalement ce que nous faisons toutes et tous de façon moins assumée puisque l’avancée de cette mort à venir, toujours déjà là, menaçante et active, est exactement le mouvement même dans lequel nous nous accommodons d’une possibilité de vivre au fil d'une sorte de procrastination existentielle, de remise à plus tard d’une mort toujours déjà actée. C'est comme un DM dont on recule d'autant plus le moment de le faire que l'on sait la date de remise définitive et arrêtée.   Irrévocabilité
            Exister c’est créer du possible dans de l'impossible, se situer continuellement sur cette ligne de crête entre l'impossibilité radicale de vivre (puisque je suis mortel, taillé dans le marbre de cette mortalité là) et la nécessité de dégager de cette fragilité, de ce bloc de contingence fatale (oxymore qui fait sens), quelque chose qui fasse une vie, une errance, un sillon. Être l'auteur de sa vie dés lors c'est libérer cette puissance de bifurcation, de contournement, de création au fil de laquelle, au sens propre, nous faisons exister notre mort. Nous la faisons consister, comme un sculpteur, dans le mouvement d'un burin qui sait qu'il n'aura jamais raison de son marbre et que c'est exactement dans cette interdiction là que se fait la statue.
            Heidegger a donc raison d’insister sur cette dimension qui est celle de la plus grande lucidité qu’il nous soit donnée d’acquérir: « Tout enfant qui naît est assez vieux pour mourir » comme le dit Héraclite parce que vivre et mourir ne font qu’un. Exister est la ligne de faille et d’accomplissement de soi comme œuvre qui se dessine dans la fracture de ces deux notions contraires.
        


Conclusion
            
Nous sommes partis de la pluralité de sens que pouvait revêtir la notion d’auteur, celle-ci pouvant se décliner d’un point de vue métaphysique, moral, esthétique. Autant les prises de position de Descartes et de Jean-Paul Sartre en faveur de l’existence d’un libre arbitre prêtent à discussion, autant l’affirmation d’une nature fondamentalement esthétique de notre vie comme œuvre nous apparaît hors de doute. Toute existence humaine est nécessairement gratuite, unique et irrévocable, exactement comme toute œuvre d’art. Toutefois, ce n’est pas parce que notre vie est existentiellement une œuvre d’art que nous avons réalisé, compris qu’elle en est une, encore moins que nous en sommes les auteurs. Mais alors en quoi peut consister cette réalisation? La figure mythologique d’Antigone nous a permis de répondre à cette question: Nous sommes les auteurs de notre vie lorsque nous nous investissons nous-mêmes d’une autorité pure, verticale et parfaitement asociale. Il n’est pas nécessaire de réaliser cette assomption par la révolte. Elle peut parfaitement s’accomplir dans le silence d’une vie humble, habitée dans la pleine et entière conscience de ce qu’elle est, à savoir, comme Heidegger l’a parfaitement compris un "être vers la mort".

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