dimanche 1 mai 2022

Terminales 2/4/5/6: Puis-je trouver mon bonheur à chercher la vérité? (2)


 c) Mathémata / Pathémata (le bonheur par A plus B ?)

            Quelque chose ici nous permet de pointer le lien avec la célèbre formule que Platon avait fait graver au fronton de son école: « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » car il existe un rapport évident entre cette connaissance par le biais de laquelle l’aime retourne à son origine contemplative et les mathématiques. C’est ce que l’étymologie du terme révèle clairement. Mathématiques vient du grec mathémata qui signifie: « ce que l’homme connaît d’avance et qu’il porte en lui-même sans avoir à l’extraire des choses. » Il s’oppose à Pathêmata qui au contraire s’applique aux choses que nous connaissons en en faisant l’expérience, en étant sorti de nous-même par cette expérience. 

De fait l’épreuve que nous faisons d’une vérité mathématique est toujours celle d’une pensée qui se révèle à elle-même par l’exercice rigoureux de ses propres rouages. Elle ne consiste pas dans une science empirique (« empeiria »: expérience). L’effet de vérité d’une proposition mathématique exacte ne vient donc aucunement de son rapport au monde mais seulement de la concordance avec soi d’un esprit humain. Ce ne serait pas excessif que d’affirmer que la grande force mais aussi la faiblesse des mathématiques est de pouvoir fonctionner « sans monde ». Un mathématicien porte avec soi sa science et l’on ne peut en dire autant d’aucune autre science, qui toutes effectuent un passage par l’observation d’une réalité donnée. Il existe donc bel et bien une satisfaction mathématique, mais elle est finalement en tous points semblable à ce que décrit Platon de la réminiscence:  elle consiste dans l’effet de transparence à soi d’une pensée qui se déploie dans des opérations d’une rigueur totale mais aussi « pure » au sens de non influencée par les aléas des circonstances ou des imprévus du monde réel.

Au-delà des différences de méthode et de contenu qui séparent les mathématiques de tout autre type de savoir, et de toute genre de science il en une qui revêt  un sens absolument fondamental et incontournable, à tous égards déterminant, c’est que même les sciences proches comme la physique ou la chimie sortent de la pensée humaine pour se tester dans ce rapport au réel que l’on appelle l’expérience. Or il se trouve que c’est très précisément dans la mise en oeuvre et le résultat de ce rapport que se fonde leur relation au vrai. Que le monde soit ou ne soit pas n’affecte ni ne change en rien le résultat d’une équation ou d’un problème mathématique. Par contre, aucune physique en tant qu’étude des forces naturelles ne pourrait se concevoir sans l’existence d’un monde en dehors d’elle. Ces dernières pourraient se qualifier de « pathématiques » c’est-à-dire littéralement connaissances « subies » ou nées de la « souffrance » (pathos) sauf que cette souffrance est davantage une forme de passivité, de moment crucial au sein duquel il n’est question que d’observer, que de constater. Toute proposition mathématique, c’est de l’humanité en activité tirant d’elle même les postulats, les raisonnements, les conclusions. Par contre, toute proposition pathématique (et quand on y réfléchit, il s’agit là finalement de toute autre forme de connaissance: de la physique à la philosophie en passant pas l’histoire et surtout l’Art) réside, à un moment ou à un autre, dans un contact crucial avec une extériorité, une altérité, c’est de l’humanité attentive, aux aguets «  de ce qui arrive ».


Aucune expérience mathématique n’est possible. Il s’agit ici d’une discipline humaine qui ne sort pas de la pensée de l’homme, qui l’explore, la déploie dans tous ses plis et détours, mais dont les moments de vérité décrivent toujours en réalité une sorte de « retrouvaille », d’adéquation à soi et la phrase que Platon a fait graver au fronton de son école marque assez clairement la place centrale que les mathématiques occupent au coeur de toute philosophie idéaliste. Toutes les autres modalités de connaissances sont empiriques (empeiria: expérience).

Quand Galilée affirme que la nature est écrite en langue mathématique, il exprime en réalité qu’il est un type de savoir humain qui ne peut percevoir la nature que dans des termes mathématiques et que cette interprétation peut se révéler aussi fructueuse en termes de connaissances exploitables humainement que finalement fausses ou « déviées » par rapport à ce que la nature « serait en elle-même » .  Mais que veut dire cette dernière expression? A-t-elle un sens? Le propre de la nature ne serait-il pas de servir de fond informe à tous les genres de décryptation, d’interprétation possibles? Ne serait-ce finalement pas là le sens de la fameuse formule d’Héraclite l’obscur lorsqu’il affirme que « la nature aime à se cacher »?

« Ce que l’homme connaît d’avance et porte en lui-même sans avoir à l’extraire des choses »: on mesure ainsi tout ce que cette étymologie recèle de trouble concernant la modalité mathématique de « connaissance », laquelle finalement n’est jamais que « reconnaissance », retrouvaille avec un fond qui n’est pas celui de l’extériorité mais de l’intériorité de l’esprit humain. Ce que dit Galilée est à la fois vrai et faux: Oui la nature est écrite en langage mathématique, mais à partir du moment où l’on (et « on » c’est l’humain mathématicien) choisit de la voir au travers de ce crible là, de cette grille mathématique de perception, laquelle finalement perçoit moins ce que la nature « est » que ce que l’homme peut en recueillir avec cet instrument là, mais cet instrument le laisse seul avec lui-même. En ce sens, « non », la nature n’est pas écrite en langage mathématique. On peut la percevoir de cette façon mais on renoncera alors à la percevoir pour ce qu’elle est. Mais qu’est-elle? Qui pourrait la voir telle qu’elle est?

Quand faisons nous l’expérience de la nature? Mais quand faisons nous une « expérience » finalement? C’est sur ce terme qu’il convient de faire porter nos efforts de clarification car avant même de nous interroger sur la nature, il faut se demander si nous pouvons éprouver quelque chose qui ne soit pas déjà appréhendé et transformé par notre vision, par notre perception. Peut-on rencontrer sans s’approprier ou sans faire sien ce qui, du coup, cesse d’être Autre?

Dans son livre « Enfance et Histoire », Giorgio Agamben fait remonter la grande rupture dans la notion d’expérience à l’opposition entre Montaigne et Descartes, opposition qui d’ailleurs n’en ait pas vraiment une. Il serait plus juste de rappeler historiquement tout ce que la recherche méthodique de certitude dont Descartes s’est fait le champion par le « je pense donc je suis » doit à tout ce que la pensée de Montaigne avait imprimé dans le 17e siècle en terme de scepticisme. Si pour ce dernier, nous ne pouvons rien connaître de certain, c’est parce que l’expérience est fondamentalement changeante: « il n’y a aucune constante existence, ny de notre estre, ny de celui des objects (…) Ainsi il ne se peut établir rien de certain de l’un à l’autre. »


            La perspective de Montaigne est d’une très grande profondeur à quiconque sait la comprendre. Il n’est rien d’autre, finalement dont on ne puisse faire l’expérience qu’au fil de cette approche de notre mort qui constitue notre vie. C’est ce que Heidegger appelle l’être-pour-la-mort. Si l’expérience est structurellement aussi incertaine, c’est que, quoi que nous connaissions, c’est nécessairement dans le cadre de notre finitude, de notre contingence, que nous le connaissons. Nous ne pouvons rien expérimenter authentiquement qu’en tant que « Da sein ». La nature incertaine de notre savoir n’a finalement qu’une seule origine: le caractère approximatif de notre mort et par « approximatif », ce qu’il faut comprendre ici, c’est: « qu’on peut seulement « approcher » ». En termes heideggeriens, cela signifie que l’humain, en tant que « da sein » (c’est-à-dire: être jeté là et voué à disparaître sans savoir pourquoi) ne peut faire aucune autre expérience que dans le suspens impulsé par cette mortalité questionnante, questionnée.  La très grande sagesse de Montaigne est de se maintenir et de maintenir l’humain dans cette expérience qui à tous égards n’est que l’approche de la mort. Nous sommes des animaux « sans garantie » de quoi que ce soit qui devons assumer et explorer cette contingence là, cette fragilité là.  Il convient de ne pas rapprocher du tout cette perspective d’une sorte d’encouragement au suicide. C’est même exactement le contraire. Il faut « s’accoustumer à  la mort, n’ayons rien si souvent en teste que la mort » (les essais - Montaigne) mais éloignons nous de ce philosophes nihilistes «  si excellent messagers du temps qu’ils ont essayé en la mort même de la goûter et savourer, et ont bandé leur esprit pour voir que c’estoit ce passage, mais il n’en sont pas revenus nous en dire des nouvelles. ». (Montaigne les essais).  Il est question de vivre sa vie comme une approche d’une expérience qui sera la mort mais tout en la maintenant dans ce statut d’approche, de polarisation et non de précipitation. C’est ça l’expérience. 

Descartes en tant que représentant de la science moderne (au même titre que Galilée, Bacon (pas le peintre, le savant)) ont substitué la méthode à l’attention et l’expérimentation à l’expérience. L’expérimentation, c’est l’expérience scientifique et elle n’a rien à voir avec l’expérience dont parlait Montaigne (expérience de la mort, en un sens, on pourrait dire expérience que l’on fait du fait d’être mortel, expérience impliquée en toute expérience puisque c’est nécessairement en tant que mortel (Da sein) qu’on la fait).  

En fait il est possible de rapprocher ce que dit Montaigne d’Aristote qui distinguait soigneusement science et expérience. Ce ne sont pas, en nous, les mêmes dispositions qui s’appliquent à l’un et à l’autre. Aristote a toujours distingué le Noûs (l’intellect)  et la Psyché (l’âme). Cette dernière désigne la cause et le principe du corps vivant. C’est la vie qui constitue l’être des êtres vivants, et la cause et le principe de leur vie, c’est l’âme. Le noûs désigne l’intellect, ce qui nous permet de faire de la science, d’établir des connaissances rationnelles, logiques. Le sujet de l’intellect est la partie la plus universelle de notre âme, elle nous autorise à concevoir la science. Mais l’expérience reste le domaine de la psyché, de la vie, de l’existence laquelle est de fait mortelle.  En un sens, Montaigne et Aristote affirment que « j’ai une âme, donc je suis », mais par âme il faut entendre principe de vie (comme les animaux et les plantes même si ces âmes n’ont pas les mêmes fonctions) alors que Descartes affirme: « je pense (noûs) donc je suis », comme si le noûs était ce qui m’effectue existentiellement. Du coup les expériences que je fais, c’est en tant qu’être pensant, qu’intellect que je les fais et je suis légitimé à réfléchir d’abord à ce que je peux connaître avant de le connaître. C’est finalement tout le protocole d’une hypothèse préalable qui ici fait son entrée dans l’histoire des sciences. Si c’est parce que je pense que je suis, c’est en tant que je pense ceci que je peux le connaître et dés lors rien ne sera plus à connaître excepté ce que le noûs aura d’abord préconçu. Ce dont la science fait l’expérience n’a plus aucun rapport avec ce dont l’humain en tant que sujet mortel avait à faire l’expérience selon Montaigne. Le sujet cartésien est existentiellement un sujet de connaissance pour lequel l’expérience sera toujours seconde, deuxième, second temps. Mais comment l’expérience pourrait-elle ici être définie comme seconde puisque sa réalité même est de pointer la rencontre pure, brute entre une perception et un objet?

Finalement ce que nous réalisons ici, c’est très exactement ce qui fait qu’Auguste Comte n’a pas tort de désigner Descartes, Bacon et Galilée comme les premiers penseurs de ce positivisme qu’il défend au 19e siècle. Finalement il y a dans le positivisme la conséquence logique d’une expérience dont Descartes nous a définitivement éloigné. Nous pourrions même opposer ainsi le mot même du cogito: « je pense donc je suis donc je sais » à la pensée sceptique de Montaigne: « je vis et meurs donc je fais l’expérience contingente d’exister, laquelle me condamne à ne pas savoir mais à expérimenter ». 


Voilà ce que dit Giorgio Agamben dans « nuance et histoire » à ce sujet: « Dans le nouveau sujet de la science et du cogito imposé par Descartes, l’expérience apparaît comme ce qui a toujours été dit en toute pensée et en toute phrase: non pas un pathéma, mais un mathéma au sens originel du mot, c’est-à-dire quelque chose qui est toujours connu immédiatement en tout acte cognitif, le fondement et le sujet de tout pensée. » Ce que découvre Descartes en réalité c’est  le sujet de l’énonciation, à savoir que je ne peux me dire que j’existe sans que quelque chose de moi existe mais ce quelque chose, en fait c’est « qu’il y a de la langue » et tout ce que découvrira Descartes dans les méditations s’effectuera de « ce côté là du mur », c’est-à-dire de l’intérieur de la langue, du logos, pas du réel pur, et encore moins de la nature brute.

                    Mais qu’en est-il alors de la question du bonheur? Puis-je trouver mon bonheur en cherchant la vérité si je suis le sujet du cogito de Descartes, c’est-à-dire celui en qui se confondent désormais Expérience et Science? Non, c’est impossible, tout simplement parce que ce sujet là ne « trouve » rien, n’expérimente rien du point de l’expérience pure mais du point de vue de l’expérimentation laquelle se contente de faire affleurer à la surface des faits la seule confirmation ou la non-confirmation de ce que l’ intellect humain avait conçu. 

L’étymologie de « bonheur » est assez claire pour nous assurer du rapport qu’induit le terme avec ce qui arrive (heur, hasard: je n’ai pas l’heur de vous connaître). Dans la substitution du sujet cartésien à l’humain de Montaigne s’opère aussi le passage d’un être auquel il arrive des expériences à un être qui les conçoit les dirige, les valide et finalement n’éprouve rien qu’il n’ait déjà et préalablement pensé. Nous tenons là un critère fiable et assuré: aucun être programmé ou programmant ne peut être heureux. Le bonheur est un ethos susceptible de vivre l’imprévisible comme un bien. 

 


Résumons: les grecs, et Aristote en particulier distinguent psyché et noûs, c’est-à-dire l’âme et l’intellect. Cette distinction est d’autant plus essentielle pour le sujet qu’il semble illusoire d’être heureux sans que notre âme le soit (peut-être pas exclusivement mais si le bonheur n’était qu physique on ne ferait pas la différence avec le plaisir). L’intellect est ce qui s’active dans tout travail de logique, de recherche rationnelle. Notre âme expérimente des sentiments, des pensées, des affects. Notre intellect constitue des connaissances. Finalement le sujet sous cet angle revient à s’interroger sur la possibilité de rendre notre âme heureuse (psyché) quand notre intellect cherche un résultat exact (noûs). Trouvons nous le bonheur à chercher des connaissances strictement intellectuelles? (Nous sommes en plein dans le sujet). Finalement Platon est forcé de recourir au mythe et à une expérience originelle, quasi mystique pour expliquer que le noûs puisse effectuer ce mouvement ascendant vers la vérité pure des idées. Le caractère originel et mythique de cette expérience marque assez clairement la difficulté de répondre « oui » à la question. Notre âme a vécu une expérience dont notre intellect s’efforce de retrouver le chemin tout au long de notre existence terrestre et selon en fonction de l’intensité de cette expérience à tous égards fondamentale. Finalement c’est moins de bonheur dont il est ici question que de désir, d’un désir de vérité susceptible d’alimenter notre recherche du vrai.

Mais avec Descartes et le cogito qui reste un raisonnement plus qu’une expérience, quelque chose de nouveau fait irruption dans la philosophie du 17e siècle: soit l’affirmation selon laquelle c’est en tant que pensée (noûs) que j’existe en tant qu’âme (psyché). Même si le philosophe français n’évoque finalement à aucun moment des méditations la question du Bonheur, cette assimilation pure et simple de la psyché au noûs a des conséquences importantes par rapport à cette question car le bonheur est lié à la notion d’expérience.

Pourquoi? Parce que le bonheur est une notion extrêmement ambiguë dans sa relation avec une extériorité, avec un évènement « Autre ». Il fait signe de la nécessité absolue de se travailler soi-même à l’occasion des évènements qui nous arrivent. Le bonheur est sans cause identifiable, cela signifie qu’aucun évènement extérieur ne serait à lui seul susceptible de nous rendre heureux, mais inversement il n’est au pouvoir d’aucun homme d’être heureux ailleurs au autrement que dans le monde. Le bonheur est bien une «  expérience » mais elle n’est pas identifiable, formulable, de telle sorte que nous ne pouvons pas dire: « le bonheur c’est ça! ». Ce n’est pas quelque chose que l’on « a » mais un état que l’on « est ». Toutefois cet état est indissociable des évènements qui nous arrivent. Il est un ravissement qui nous saisit à l’occasion d’un instant où les choses nous apparaissent dans une dimension de plénitude qui nous emporte et nous envahit entièrement.

Le mouvement de Descartes est celui d’une résolution totale de trouver la vérité, de sortir du scepticisme en utilisant une méthode. Mais ce qu’il effectue alors est une dissociation et un arrachement radical de tout ce que Montaigne avait très opportunément posé à l’égard du rapport entre l’homme et l’expérience.  Il existe un fond de passivité inhérent à toute expérience heureuse et la méthode de Descartes pour trouver résolument une vérité est absolument incompatible avec cette réalisation.

Il n’est pas forcément exclu que mon âme éprouve du bonheur pendant que mon intellect s’active à chercher une vérité mais il est absolument impossible que ce soit à cause de cette recherche qu’elle le ressente, tout simplement parce qu’un intellect pur ne ressent rien. Le bonheur est bel et bien un ressenti mais c’est aussi un ressenti qui n’est causé par aucun affect identifiable en particulier, comme l’est le plaisir. Finalement du bonheur nous pourrions dire exactement le contraire de la formule que Platon avait faite graver au fronton de l’académie: « Que nul n’entre ici s’il n’est que géomètre ».

 


2) Par quel heureux hasard?

a) Expérience et Da sein

Finalement avec Descartes, Pascal et Montaigne, trois conceptions différentes de la vérité s’opposent: Descartes insiste sur la vérité de raison, Pascal la vérité de coeur, et Montaigne, en tant que sceptique,  ne croit pas qu’il soit possible de trouver la vérité.  L’opposition radicale se situe toutefois plus spécifiquement entre le je du « je pense » de Descartes et l’expérience sceptique de Montaigne qui à bien des égards préfigure le « da sein »:

« Laissons de côté cette confusion infinie d'opinions que l'on voit parmi les philosophes eux-mêmes, et ce débat perpétuel et général sur la connaissance des choses. On a tout à fait raison en effet, d'admettre que sur aucune chose les hommes - je veux dire les savants les mieux nés, les plus capables - ne sont d'accord, pas même sur le fait que le ciel est sur notre tête, car ceux qui doutent de tout doutent aussi de cela ; et ceux qui nient que nous puissions comprendre quelque chose disent que nous n'avons pas compris que le ciel est sur notre tête ; et ces deux opinions sont, par le nombre, incomparablement les plus fortes.

Outre cette diversité et cette division infinies, par le trouble que notre jugement nous donne à nous-mêmes et par l'incertitude que chacun sent en lui, il est aisé de voir que ce jugement a son assise bien mal assurée.

Comme nous jugeons différemment des choses ! Combien de fois changeons-nous d'opinions ! Ce que je soutiens aujourd'hui et ce que je crois, je le soutiens et le crois de toute ma croyance, toutes mes facultés et toutes mes forces empoignent cette opinion et m'en répondent sur tout leur pouvoir. Je ne saurais embrasser aucune vérité ni la conserver avec plus de force que je ne fais pour celle-ci. J'y suis totalement engagé, j'y suis vraiment engagé ; mais ne m'est-il pas arrivé, non pas une fois, mais cent, mais mille, et tous les jours, d'avoir embrassé quelque autre opinion avec ces mêmes instruments, dans ces mêmes conditions, opinion que, depuis, j'ai jugée fausse ? »

(Michel de Montaigne, Les Essais, 1580)

L’opposition radicale entre ces deux auteurs tient au fait que Descartes insinue le doute dans l’expérience que nous faisons d’exister et la dissipe en rétro-activant cette entreprise de doute dans le sujet: il faut bien que « je » sois pour penser et douter et « il y a » du doute et de la pensée. Mais où « y-a-t-il » ça en fait?  « Cette proposition est vraie toutes les fois que je la prononce ou la conçois dans mon esprit. » La vérité, c’est ce que le sujet active en se disant ou en disant qu’il existe. Qu’est-ce que cela peut signifier sinon que la vérité s’effectue dans l’adéquation entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation? De quelle autre vérité Descartes st-il en train de nous parler si ce n’est de celle d’un sujet de langue qui se retrouve dans un effet de pur coïncidence linguistique à soi? Descartes ne cherche pas la vérité mais il la fait résider dans une sorte de réduction grammaticale dont il ne se rend pas compte. 

Or on ne voit vraiment pas comment ce je de l’énonciation se retrouvant dans le je de son énoncé pourrait  1) éprouver quoi que ce soit 2) être heureux.

Avec Montaigne comme plus tard avec Heidegger, il n’est aucune expérience dont le sujet humain pourrait se retrancher, impliqué comme il l’est dans l’expérience d’exister et de mourir. C’est bel et bien là: le fond de l’affaire. Avec Descartes, je suis une substance qui vit des expériences, lesquelles peuvent êtres trompeuses. Avec Montaigne, je fais corps avec l’expérience d’exister: être se fait avant que je sois un sujet et finalement, je n’ai jamais le loisir de me constituer comme un sujet distinct de l’expérience d’exister.

Ce qui se fait jour avec Descartes, c’est finalement l’idée qu’un sujet humain pensant peut se constituer à part de l’expérience d’exister ou du moins qu’il existe une marge de manoeuvre possible: « je pense » au travers de laquelle il sera donné au « je » de connaître avec clarté et distinction ce qu’il y a à connaître avec certitude d’une chose ou d’une expérience, mais en même cette vérité ne s’imposera qu’à quiconque « pense ». Or ce n’est pas en tant que je pense que je peux être heureux mais en tant que je suis et être est une expérience immédiate, contingente, involontaire qui n’est aucunement de mon ressort. Descartes signe finalement la tentative la plus manifeste, la plus méthodique, la plus puissante mais aussi la plus désespérée d’arracher notre existence à l’évidence pourtant irrévocable du da-sein, c’est-à-dire de substituer à cette absolue non-connaissance de la raison pour laquelle nous existons, la résolution de fonder la certitude d’exister,  et de la fonder sur la pensée, d’expulser finalement de l’existence du sujet toute contingence en le posant comme l’être pour lequel il existe dans son être la réponse à son être. 

On mesure bien ici la distinction radicale avec le da sein pour lequel jamais le fait d’exister ne sort de la question. Le sujet s’éclaircit considérablement: puis-je trouver le bon heur (on gagne vraiment à séparer ces deux termes bon et heur parce que l’on ramène la formulation du sujet à ce qu’elle est vraiment: puis-je trouver la joyeuse occurrence, le heureux hasard…) d’être tout en cherchant la vérité, c’est-à-dire en éprouvant l’absence de réponse à cette question dans laquelle je consiste? Puis-je bien prendre le fait d’être condamné à n’avoir jamais de réponse au fait d’être? A ce que l’on pourrait qualifier en reprenant l’étymologie même du terme (responsa) à être « sans responsabilité » ? 

 


            Exister, est-ce ce qui se donne à vivre ou ce qui s’impose à moi comme étant à connaître? Telle est finalement la question fondamentale qui sépare irréductiblement le sujet du cogito qui répond par la deuxième option et le da sein de Heidegger qui répond par la première. Finalement Descartes dans ce mouvement vertigineux par lequel il décide de jeter un doute méthodique sur « tout » et notamment sur l’existence du sujet qui doute installe autoritairement le « je » dans une recherche, dans une quête dont il faut impérativement sortir, faute d’avoir à assumer une contingence fondamentale (je suis mais il se pourrait tout aussi bien que je ne sois pas). 

Il est ici possible de situer cette opposition par rapport au malin génie, c’est-à-dire finalement à cette personnalisation de la possibilité d’être trompé jusqu’à la croyance d’exister qui serait un leurre. Autant pour Descartes, c’est l’hypothèse métaphysique qu’il faut à tout prix exclure, réfuter irrévocablement, autant pour Heidegger, c’est finalement ce qu’il nous faut éprouver, inclure comme le mode même d’être des évènements. L’expérience décrite par Roquentin dans la nausée  de sorte est ici cruciale. Roquentin réalise que les choses, le décor, la mouette, la racine de marronnier, et lui-même sont tissés dans un même « pâte d’existence »  et « cette pâte » c’est la contingence. On n’en sort pas. C’est comme si rien n’était autrement ni ailleurs que « là », advenu dans la fragilité même de cette efficience ténue.  Avec Descartes, je suis parce que je pense et cette proposition sera vraie toutes les fois que je la prononce ou la conçois dans mon esprit ». C’est un peu comme un flambeau que l’on tiendrait à bout de bras pour faire fuir le malin génie qui aurait peur de la lumière naturelle d’une vérité éclatante. Descartes est tellement soucieux de se sortir de cette zone d’inconfort du da sein, de cette existence dont l’expérience est celle-là même de la contingence et de la mortalité qu’il ne réalise pas que cette phrase qu’il énonce ou conçoit dans son esprit n’est pas de lui, mais de la langue, qu’elle consiste dans un pur effet de langue et aucunement dans une épreuve de l’être.





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