mardi 23 avril 2024

Terminales 2 /3 /6: La raison a-t-elle toujours raison? (1)

 (Le traitement de ce sujet développe de façon détaillée la notion de "raison", présente dans le programme des concepts de terminale)

« En toute chose, il faut savoir raison garder »: tel est le conseil que l’on trouve sous la plume de la poétesse Marie de France (1160 - 1210) dans l’un de ses lais. Le verbe « garder » exprime parfaitement l’idée des limites à l’intérieur desquelles on contient son calme, son action de telle sorte que l’on ne dépasse pas les bornes. Toujours raison garder signifie donc que l’on parvient à exercer à l’égard d’une décision ou d’un geste, ou d’un passage à l’acte un droit de regard, un moment de réflexion. On a toujours raison de ne pas réagir instinctivement, de façon impulsive et immédiate.  Pourtant il nous est peut-être apparu à telle ou telle occasion de notre vie qu’on a raté quelque chose ou qu’on a trop réfléchi, que l’on n’a pas été l’homme de la situation faute d’avoir trop réfléchi, d’avoir pesé les pour et les contre. On peut alors dissocier deux plans:  celui de la raison et celui de la vie, en pointant que l’on peut parfois passer à côté de ce qu’il fallait faire du point de vue de la vie pour s’être trop posé de questions du point de vue de la raison. On a beau avoir fait usage de cette faculté de raison que tout le monde a tendance à encenser, à encourager, on a parfois l’impression qu’il existe une autre forme de sagesse, beaucoup plus opaque et difficile à décrypter, comme s’il pouvait être nécessaire de temps à autre d’envoyer paître sa raison et d’agir de façon irrationnelle, voire déraisonnable, ce qui n’est pas la même chose. Toute la question est donc de savoir s’il existe une dimension au regard de laquelle la raison pourrait avoir tort. 


La répétition du terme de raison dans la formulation nous indique très clairement que ce sujet est difficile en ceci qu’il porte sur un critère et qu’il pose la question du critère de ce critère. De quelqu’un qui ne se trompe pas on dit qu’il a raison. Une bonne élève en mathématique fait fonctionner sa raison, c’est-à-dire qu’elle fait travailler sa faculté humaine de réfléchir, et tant qu’il s’agit de résoudre des équations, elle ne peut pas avoir tort de faire travailler sa raison, tout simplement parce que c’est grâce à elle qu’elle ne fait pas d’erreur. Toute la question est de savoir si dans son existence les problèmes se poseront à elle  toujours de cette façon. Deux garçons  qui habitent dans des villes distantes tombent amoureux d’elle et lui demandant de vivre avec elle de telle sorte qu’il lui faut choisir. La raison peut-elle être le seul critère à prendre compte pour se déterminer? Ce n’est pas forcément parce qu’on sait réfléchir qu’on sait vivre et ce sujet nous met en face de cet écart entre connaissance et action en nous imposant de nous interroger sur la possibilité d’une pensée qui serait assez avisée pour sortir de son domaine de prédilection et valoir aussi sur le plan de l’existence brute, donnée, efficiente ici et maintenant. 


Peut-on avoir tort d’avoir toujours raison?  Il faut se répéter plusieurs fois cette question pour lui trouver du sens, parce qu’à première vue, cela semble absurde. En même temps, nous avons tou.te.s en tête telle ou telle personne de notre entourage qui mène sa vie d’une façon extrêmement rationnelle et organisée, qui ne laisse aucune place au hasard ni à l’improvisation et dont nous ne pouvons nous empêcher de nous dire que sa vie ne doit pas être gaie tous les jours. C’est bien pire que ça, elle n’est gaie aucun jour, puisque tout y est planifié, prévu, réfléchi, rationnel. Elle a toujours raison parce qu’elle a toujours préalablement réfléchi à tout et que finalement rien n’arrive jamais vraiment à cette personne qui n’ait été préalablement voulu, quantifié, mesuré, attendu. Elle n’a jamais tort d’avoir fait ça ou ça parce que tout dans sa vie est réfléchi est que tout ce qui lui arrive est voulu, anticipé, prévu. Son existence est réglée comme du papier à musique sur lequel déjà la mélodie est toujours déjà écrite. On en vient presque à se dire que « c’est mortel, la raison! », au sens de mortifère, monotone, ennuyeux. 

Finalement on se dit à ce moment du raisonnement qu’une vie trop organisée par l’usage de sa raison est terrifiante d’ennui mais qu’à l’inverse une vie totalement offerte aux aléas des circonstances qui se laisserait entièrement menée par le hasard serait tout aussi impossible parce que dangereuse, imprévoyante et donc dure, difficile à tenir. Comment développer des projets si l’on n’a pas oeuvré pour avoir de quoi vivre un certain temps? Entre ces deux extrêmes il faudrait trouvé une juste mesure, mais justement cette expression reprend précisément ce que l’on veut dire quand on évoque la faculté de faire preuve de on sens de raison au sens d’être raisonnable, comme si la raison désignait aussi cette faculté de trouver le juste milieu, la bonne mesure. Faire preuve de raison cela veut dire aussi faire preuve de modération, suffisamment pour ne pas être excessivement modéré.e. Ici nous avons l’impression que la raison a toujours raison à condition de bien savoir ce que c’est: la raison, d’en avoir la bonne définition, autrement dit de formuler une définition raisonnable de la raison. Mais alors la raison ne serait-elle pas avec ses allures bonasses une instance totalitaire, capable de tout récupérer, y compris les charges que l’on peut légitimement (raisonnablement?) nourrir contre elle. Ne serait-il pas raisonnable de détruire absolument toute référence à la raison, jusqu’à lui dénier le moindre sens, de telle sorte que l’idée même de justesse, de droiture, de conduite à tenir, ou d’attitude à respecter serait un leurre qu’il nous reviendrait de contester dans une forme de révolution incessante et perpétuellement destructrice de toute norme, de tout « avoir à faire  ou à être?





Mais que désigne la raison?

  • En premier lieu une faculté de réflexion, de raisonnement qui a cette particularité de poser des rapports, des proportions, des médiations. Ce que la faculté de raison opère c’est fondamentalement cela: des médiations. Elle n’est pas spontanée.
  • En second lieu, est elle universelle, c’est-à-dire qu’elle ne manifeste aucune caractéristiques qui serait propre à une singularité, à une subjectivité. User de raison, c’est mettre en oeuvre une capacité de raisonnement que tout être humain possède indépendamment de son vécu personnel.
  • En troisième lieu, elle est active, c’est-à-dire volontaire, consciente et  libre. Elle ne recèle aucune obscurité, aucune épaisseur, aucun inconscient. La raison, comme il a été dit, c’est la faculté d’un genre, d’une espèce, par le biais de laquelle l’être humain effectue des opérations proprement humaines et libres.  On réalise par cette troisième qualité qu’elle a quelque chose à voir avec la morale.  Il ne semble qu’il puisse exister un idéal de vie humain sans référence à la raison, non seulement parce qu’elle est une faculté de l’humain (en tout affirmée comme telle) mais aussi parce qu’elle exprime l’idée selon laquelle il existe un idéal de conduite raisonnable. La raison n’est pas seulement ce dont il faut faire usage mais l’idée même selon laquelle il y a des types de vie « droits » et d’autres qui ne le sont pas. De la raison on peut dire qu’elle n’est pas seulement une norme mais aussi l’idée même de la norme. Ce point là est fondamental pour ce qui nous préoccupe ici.

Finalement la raison est un peu comme un rasoir à deux lames ou une boîte à double fond: on peut la décrire comme une faculté de raisonnement (le rationnel) dont il serait « bon » de faire usage ou pas mais ce qualificatif de  « bon » se révèle alors porteur d’un critère plus étendu qui finalement peut se définir comme celui du raisonnable, de telle sorte que  ce n’est pas parce que nous sommes sortis du rationnel que nous en avons fini avec la raison parce qu’il existe aussi le critère du raisonnable.  On peut en faire trop du pointe vue de la rationalité mais pas du point de vue du raisonnable. En fait il existe donc une quatre!ème définition que l’on pourrait rapprocher de la modération, de la mesure, de notre aptitude à ne jamais en faire « trop ». Cette quatrième définition est assez floue même si elle semble reposer sur une sorte de curseur qui se garderait continuellement des extrêmes. Mais même dans cette perspective, une question se pose: celle de savoir si finalement la raison ne serait pas en fait une sorte de « signifiant vide ». La raison nous indique « ce qu’il faut faire », la conduite « conforme » juste, droite. Quand nous parlons de droiture, il reste toujours à définir cette droiture. Mais ici il existe une notion qui nous semble parfaitement opposée à la raison, c’est l’intuition. Dans la philosophie de Spinoza, nous pouvons complètement rapprocher la raison du second genre de connaissance. Or c n’est pas le dernier. C’est probablement ici que nous touchons du doigt l’essentiel de cette notion, notamment dans l’opposition entre la philosophie de Kant Raison) et celle de Spinoza (Intuition).


Si nous résumons, la raison se définit par quatre caractéristiques:

  1. Réflexive (pas spontanée)
  2. Universelle (pas subjective)
  3. Volontaire (pas inconsciente)
  4. Normative (pas intuitive)

La question de savoir si la raison a toujours raison est logiquement absurde puisque la raison est la raison et qu’elle a raison d’être ce qu’elle est. Elle ne peut se poser que d’un point de vue éthique. Est-ce que j’ai raison de faire travailler ma raison en mathématiques, en science? C’est une question totalement stupide, parce qu’il n’y ait en aucune manière question d’autre chose. Par contre la question de savoir si j’ai raison de me fier à la raison dans le cours de mon existence est beaucoup plus sensée. Elle fait sens, ne serait-ce que parce qu’il n’est pas du tout acquis que l’existence, c’est-à-dire le fait que l’existence soit soit sensé. Cela peut être absurde comme finalement  Schopenhauer, Heidegger, Camus, entre autres auteurs l’affirment. Ainsi par exemple nous sommes physiologiquement fait.e.s pour avoir des enfants. Pour autant, en avoir n’est pas forcément rationnel ni raisonnable. Quelque chose chose se détache ici, c’est l’importance de la notion de norme. Qu’il y ait dans la raison une norme de comportement cohérente voire fiable peut sans aucun doute se défendre, mais le sujet nous appelle à aller un peu plus loin jusqu’à nous poser la question de la fiabilité d’une norme de comportement. 




  1. la raison contre la sensibilité (Kant)

Nous faisons preuve de raison quand nous n’agissons pas spontanément, instinctivement ou sentimentalement. De la raison nous pouvons insister sur le fait qu’elle est en concordance avec la définition de la vérité comme adéquation (le premier sens que nous avons vu). La vérité est alors toujours le produit d’un jugement et plus ce jugement sera le fruit d’une réflexion, d’un examen, d’une étude donc d’un décalage temporel, d’une médiation avec le fait, plus mon jugement se rapprochera du vrai. Dés lors qu’un sentiment ou qu’une sensibilité interviennent, la raison est menacée et dés lors, nous ne sommes plus les maîtres d’oeuvre d’une vérité universelle. 

C’est sans conteste avec Emmanuel Kant que nous allons le plus loin dans le développement d’une conception du vrai, de la morale et de l’humanité dont l’unique finalité est de concevoir une attitude fondée exclusivement sur la raison, contre la sensibilité. Il ne peut exister de liberté humaine qu’à partir du moment où l’on peut définir et constituer une attitude remettant systématiquement toute influence sensible out sentimentale. Pourquoi? Parce que les sentiments et les sensations nous « affectent ». Si nous nous laissons influencer par des affects nous-ne sommes plus les auteurs de nos actions et nous ne vivons plus dans un monde « humain ». 

Seul l’être humain a cette capacité à créer des lois auxquelles il adhère en tant qu’être de raison alors même que ces lois contredisent ces sens, ces affects, ces pulsions. Tout humain en tant qu’être raisonnable est le constructeur d’un monde « agi », voulu, transparent, cristallin au sein duquel aucune pulsion ne contrevient à l’universalité des lois. 

Qu’est-ce qui caractérise la sensibilité? La passivité du sujet. Nous ne sommes absolument pas agissant dans le ressenti. Nous subissons les sensations et les affects de telle sorte que si notre « action » ne s’effectue qu’à la suite de ‘l’onde de choc d’un affect ou d’une sensation, nous n’y effectuons pas notre liberté. 

Or une action que nous n’effectuons pas librement ne peut être morale selon Kant. Pourquoi? Parce qu’elle n’est pas le fruit d’une bonne intention. Il faut relier la passivité des affects avec l’intérêt. Dés lors que nous sommes intéressé.e.s à ce qu’une chose se produise, nous en sommes dépendants, nous lui sommes lié.e.s par les sens, par la sensation de bien-être ou de pouvoir qu’elle peut nous apporter. Par conséquent la sensibilité et les sentiments sont des motivations « pathologiques » de pathein qui veut dire souffrir, subir. 

Une action est morale quand elle est libre et elle ne peut l’être que si nous l’accomplissons gratuitement, de façon totalement désintéressée. Or seule notre raison peut être à la hauteur d’un tel désintéressement. Le propos de Kant est de poser les conditions auxquelles une intention doit répondre pour être absolument « pure », c’est-à-dire désintéressée, débarrassée de toutes motivations pathologiques, or une motivation pathologique est une motivation sensible (sensation ou sentiment).

Kant applique cette conception très rigoureuse de la morale à des cas très précis. Puis-je mentir, par exemple? Peut-on avoir raison de mentir? Existerait-il un cas de figure au sein duquel ma raison et non ma sensibilité me conseillerait de mentir? Absolument pas parce que le mensonge est toujours intéressé et par conséquent nous n’y sommes jamais libres. Nous mentons parce que il est de notre intérêt de le faire, parce que nous nous soumettons à un affect, à un avantage personnel, subjectif. J’ai un ami poursuivi par des personnes qui veulent sa mort et je le cache chez moi. Si ces futurs assassins me demandant s’il est chez moi, je vais mentir évidemment parce que c’est mon ami et que je préfère un mensonge à la mort de mon ami. Je fais passer mon intérêt particulier avant celui de l’humanité, parce que j’aurai quand même menti à la face du monde.

Or Kant insiste sur le fait que je ne dois pas mentir, pas même dans ce cas de figure, SURTOUT pas dans ce cas là. Pourquoi? Parce qu’une action morale est une action voulue par une pure bonne volonté et parce que cette intention pure implique que l’on ne s’y détermine que de façon active, volontaire. Or je ne peux pas vouloir que le mensonge soit pratiqué dans un monde humain. Je ne peux pas le vouloir activement. Je peux m’y résoudre dans cette situation là, mais alors je subis la situation et je n’agis pas librement. Mon intention n’est pas pure. Pour qu’elle le soit il faut je puisse vouloir qu’une action soit pure volonté. Il faut que je veuille que la volonté soit et pas la soumission, ou la pitié, ou l’amitié. On ne construit pas une société humaine avec des bons sentiments. Il n’y a pas de « bons sentiments ». Il n’y a que la volonté bonne parce qu’universelle et désintéressée. Par conséquent je dis la vérité, parce qu’une société humaine peut se constituer là, sur la pierre fondatrice de cette bonne volonté. La raison a raison de ne jamais mentir, quel que soit le contexte. 




  1. La raison contre la passion (Aristote et Freud)

Au fondement même de la position Kantienne se situe l’impératif catégorique: « Agis de telle sorte que le principe de ton action puisse être érigé en loi universelle. ». En d’autres termes une action est morale lorsque elle est voulue par une bonne volonté qui ne veut que vouloir sans être enlisée dans des sentiments ou sensations. Or une telle volonté ne peut s’effectuer que si l’on s’y engage en tant qu’Humain, et pas en tant que sujet sensible, en tant que sujet transcendantal et pas en tant que moi empirique. Par conséquent il existe une boussole morale grâce à laquelle nous pouvons en toute circonstance savoir la chose à faire: est-ce que je peux vouloir que la maxime qui motive mon action devienne une loi pour tous les Humains? Est-ce que je peux vouloir que le mensonge devienne une loi gouvernant tous les échanges entre les hommes dans tous les états? Evidemment non, donc j’ai raison de ne pas mentir tout simplement parce que c’est en tant qu’être de raison que je ne mens pas alors qu’en tant que sujet sensible, j’aurais menti. 

C’est exactement comme si entre nous et le monde là maintenant s’intercalait continuellement les exigences d’un nouvelle société humaine à établir. Entre moi et l’acte à accomplir se glisse le devoir être à respecter, à construire. Chacun.e est constructeur.trice du monde humain fondé exclusivement sur la raison.  Je suis le législateur de toute société humaine à tout moment en tout lieu. Telle est la condition pour que mes actions soient morales, c’est-à-dire fondées sur la raison. 

Ce que Kant décrit ici, ce n’est pas un  monde dont les habitants seraient des êtres de raison dépourvus de toute sensibilité, de tout sentiment, de toute passion, mais des êtres capables de toujours faire triompher leur raison sur leur passion. Seraient-ils heureux? Non évidemment mais ils seraient « dignes » du bonheur. 

Mais peut-on avoir raison d’agir de telle sorte que le bonheur ne soit en aucune façon la motivation de notre action? Le bonheur n’est pas le plaisir: il décrit ce que les philosophes de l’antiquité appelaient le souverain bien. Selon Aristote, il n’est pas possible de vouloir autre chose que l’accomplissement de sa nature laquelle pour les humains est spécifiquement politique, et impliqué nécessairement le bonheur. La vertu et le bonheur sont liés. On ne peut pas agir bien sans jouir du bonheur ni être heureux sans agir bien. Par conséquent on n’aurait pas raison de ne pas vouloir être heureux puisque la motivation de la vertu et celle du bonheur sont identiques. Avec Aristote nous ne sommes pas du tout confrontés à l’idéal moral d’une société humaine à faire mais à la nécessité politique d’une cité naturellement faite pour et par nous parce que nous sommes naturellement politiques. La nécessité d’une existence collective et non seulement privée (Oïkos) se fait sentir à tout citoyen de la même façon que l’envie de conquérir sa majorité, sa liberté. Tout citoyen libre n’a rien d‘autre à suivre que son désir de s’émanciper de l’étroitesse du foyer familial, lequel ne peut convenir à la condition d’homme libre. La raison de Kant n’a donc rien à voir avec le logos d’Aristote tout simplement parce que le logos a déjà besoin de la Polis pour se constituer en tant que Logos alors que pour Kant la raison est ce qui maintient à toute occasion l’idéal d’une cité humaine « pure » régie par des lois universelles. Entre Aristote et Kant se dessine une frontière infranchissable, celle qui sépare l’être du devoir être.

Mais qu’est-ce exactement que cette raison pour Aristote? Rien d’autre que cela même qui va se constituer dans le creuset politique de la cité, dans le collectif des délibérations et des actions des citoyens. Il n’est néanmoins pas possible d’affirmer que la passion soit bonne pour Aristote mais elle peut être purifiée, ennobli par la catharsis de l’art et principalement du théâtre, qui est une activité politique par excellence. Il n’est pas du tout question de frustrer ses passions comme pour Kant mais de les purifier en regardant des tragédies, en éprouvant dans un spectacle la violence pure des passions. Nous pourrions dire qu’au théâtre, nous avons raison d’être passionné.e.s. A vrai dire, on distingue mal quelle autre raison nous pourrions éprouver pour y aller que celle-ci, libérer nos passions dans un spectacle qui joue le rôle de réflecteur. 

Il ne faut jamais oublier que la raison est une instance de médiation qui instaure toujours de la distance entre l’être humain et le monde, le présent. Se fier à la raison, c’est se donner le temps de la réflexion, du décalage. Dans une perspective kantienne, nous mesurons bien à quel point un être humain moral renonce en lui totalement à son moi empirique, il accède à sa dimension humaine par ce renoncement, ce qui va totalement à l’encontre, évidemment, des thèses de Sigmund Freud. 

La visée de l’analyste Viennois est généalogiste: il n’est pas du tout question de savoir ce que le moi doit faire mais d’où vient que le moi « est » et il ne réside que dans cette ligne de fracture très ténue entre le ça et le sur-moi, qui ici semblerait se rapprocher le plus de la raison Kantienne. Il ne saurait être question pour chaque être humain de constamment donner son aval au sur-moi au détriment du ça. On n’ose à peine imaginer quels complexes naîtraient d’une telle oppression. Le président Schreber nous en donne une assez bonne illustration. Le moi est une instance très fragile qui se construit dans l’inconscient et dont il est impossible de formuler l’attitude raisonnable. Le génie de Freud est précisément de situer ses analyses dans un rapport à la norme qui n’est pas normatif. Qu’il y ait des normes culturelles auxquelles le ça va nécessairement se confronter est indiscutable et c’est dans cette confrontation que le moi va, tant bien que mal, se construire, comme il peut. Il est absolument impossible de distinguer dans cette construction un avoir raison. En un sens, on ne peut qu’avoir tort, puisque la vie en société va imposer le refoulement, la frustration.  Si par passion, nous entendons ce processus au cours duquel nous sommes l’objet d’un conditionnement, d’un marquage au fer rouge de la loi, nous voyons mal comment la raison pourrait naître d’une autre origine que celle-ci.




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