lundi 8 avril 2024

Terminales HLP: L'humain et ses limites


 Introduction: la question de l'expérimentation animale

il est un présupposé des expérimentations animales que l’on n’éclaire jamais suffisamment, à savoir que l’argument que l’on utilise en leur faveur est exactement le même que celui que l’on peut utiliser pour les remettre en cause. L’objectif de ces expérimentations est de tester des substances ou des pratiques qui pourraient bénéficier à la santé ou au bien-être de l’humanité. L’animal est donc l’être idéal sur lequel on peut expérimenter certaines opérations qui présentent un risque sans mettre en danger la vie des humains tout en pouvant disposer de résultats fiables, et plus l’ADN de l’animal est proche de l’être humain, plus ces résultats seront fiables. Mais précisément si l’ADN  de tel animal est très proche de celui de l’humain, cela signifie logiquement que ce que nous faisons par exemple à des chimpanzés avec lesquels nous partageons 98% de notre ADN humain, nous le faisons presque à des humains. Toute la justification légale des expérimentations animales tient donc dans ce « presque », car un chimpanzé n’EST pas un humain, à cause de 2% d’ADN différent.

On peut mesurer la relativité de ce raisonnement en en poussant la logique quantitative jusqu’à son terme (absurde). Si c’est la question de l’ADN qui doit être prise en compte dans la détermination de l’altérité des espèces sur lesquelles on peut faire des expérimentations, alors, à parler strict, il deviendrait possible de dessiner des lignes de partage au sein même de  l’humanité puisque de fait, nous sommes évidemment génétiquement plus proches  des autres êtres humains que des chimpanzés mais au sein même de cette humanité plus proche des membres de notre famille que des autres êtres humains et au sein même de cette famille plus proche de son jumeau si l’on en a un que des autres membres de notre famille. 

        Génétiquement, nous voyons ainsi se mettre en place une sorte de hiérarchie étrange et clairement nauséabonde au fil de laquelle s’établissent de troublantes proximités, préférences, priorités: si c’est génétiquement que l’on se donne le droit d’expérimenter sur les animaux des opérations ou des substances éventuellement utiles aux humains, ce serait aussi pour des raisons génétiques que l’on préfèrerait qu’on ne les fasse pas à des membres de notre famille et encore moins à notre sœur  jumelle ou à notre frère jumeau. Il serait évidemment absurde d’affirmer que mon jumeau serait plus humain que mon garagiste ou n’importe quel être humain inconnu de moi. Mais alors cela veut dire que le critère génétique tel qu’il peut être utilisé par certains scientifiques est totalement caduque et faux. Par conséquent ce n’est pas « que génétiquement » que l’on est humain, même s’il est indiscutable qu’il existe bel et bien une détermination génétique humaine. Si l’homme n’était aucunement définissable par son ADN, l’expérimentation animale serait scientifiquement privée de toute justification (puisque c’est justement cette définition et sa proximité avec l’ADN de certains animaux qui la légitime) mais inversement si l’humain n’était définissable que génétiquement, alors nous commencerions à entrer dans une zone éthiquement très glauque dans laquelle se poserait des questions sur des pathologies génétiques comme la trisomie 21 ou autre.

L’être humain se donne des droits d’exploitation, d’utilisation, d’expérimentation sur des animaux avec lesquelles il entretient une grande proximité génétique sans qu’à aucun moment de ces expérimentations il ne semble vraiment s’interroger sur la question de savoir si le prétexte à ces travaux qui consiste dans une quasi identification génétique ne définirait pas tant l’approche d’un seuil que son franchissement. Si ce que tu fais à un chimpanzé tient au fait génétiquement prouvé que tu le fais déjà presque à un humain, ne serais-tu pas en train de le faire à un humain?

D’un point  de vue phylogénétique, tu le fais au devenir humain du chimpanzé, c’est-à-dire à un animal dont l’évolution a prouvé qu’il est potentiellement susceptible de le devenir.  De quelque biais que l’on prenne cette question de l’expérimentation animale, il y a un problème:

  • Soit on essaie de les justifier par une proximité génétique, mais alors on est forcé de reconnaître qu’on les fait « presque à des humains »
  • Soit on dément cette justification génétique, en posant qu’un humain est fondamentalement différent d’un animal mais alors à quoi sert-il d’expérimenter sur lui ce qui dés lors n’a plus aucun justification à fonctionner aussi sur l’humain?



C’est peut-être davantage la notion d’expérimentation qui pose vraiment question. Comment définir une altérité suffisamment radicale par rapport à une autre espèce pour justifier  "éthiquement" qu’on lui fasse subir ce que l’on ne veut pas infliger à un être humain tout en posant qu’il existe une proximité physiologique suffisante pour que cette expérimentation ait physiquement un sens?

Peu de documents sont ici aussi éclairants sur cette difficulté que la lettre envoyée par Louis Pasteur le  22 septembre 1884 à l’empereur du Brésil Pedro II dans laquelle il demande la permission de tester sur des condamnés à mort le vaccin de la rage:


« Je n'ai rien osé tenter jusqu'ici sur l'homme, malgré ma confiance dans le résultat et malgré les occasions nombreuses qui m'ont été offertes depuis ma dernière lecture à l'académie des sciences. Je crains trop qu'un échec ne vienne compromettre l'avenir. Je veux réunir d'abord une foule de succès sur les animaux. à cet égard, les choses marchent bien (…) Mais alors même que j'aurais multiplié les exemples de prophylaxie (prévention de la maladie)  de la rage chez les chiens, il me semble que la main me tremblera quand il faudra passer à l'espèce humaine.

C'est ici que pourrait intervenir très utilement la haute et puissante initiative d'un chef d'état pour le plus grand bien de l'humanité. Si j'étais roi ou empereur ou même président de république, voici comment j'exercerais le droit de grâce sur les condamnés à mort.

J'offrirais à l'avocat du condamné, la veille de l'exécution de ce dernier, de choisir entre une mort imminente et une expérience qui consisterait dans des inoculations préventives de la rage pour amener la constitution du sujet à être réfractaire à la rage. Moyennant ces épreuves, la vie du condamné serait sauve. Au cas où elle le serait, - et j'ai la persuasion qu'elle le serait en effet, - pour garantie vis-à-vis de la société qui a condamné le criminel, on le soumettrait à une surveillance à vie. Tous les condamnés accepteraient. Le condamné à mort n'appréhende que la mort.

(…) On devrait pouvoir essayer de communiquer le choléra à des condamnés à mort en leur faisant ingérer des cultures de bacille. Dès que la maladie serait déclarée, on éprouverait des remèdes qui sont conseillés comme étant les plus efficaces en apparence.

J'attache tant d'importance à ces mesures qui si votre majesté partageait mes vues, malgré mon âge et mon état de santé, je me rendrais volontiers à Rio-De-Janeiro, pour me livrer à de telles études de prophylaxie de la rage ou de contagion du choléra et des remèdes à lui appliquer.

Je suis, avec un profond respect, de votre majesté, le très humble et très obéissant serviteur. »

                      Il nous faut vraiment prêter attention à la fin du premier paragraphe et au début du second: « Il me semble que ma main tremblera quand il faudra passer à l’espace humaine…. C’est ici que peut intervenir l’initiative d’un chef d’état pour le plus grand bien de l’humanité. » Comment et où trouver des êtres humains qui ne le seraient plus vraiment? Nulle part ailleurs que dans cette procédure légale par le bais de laquelle des êtres humains se sont vus confisqués le droit d’exister par leur semblables. Ce que l’on ne peut aucunement trouver génétiquement, trouvons le politiquement, légalement, pénalement en faisant ainsi le plein de cette bonne conscience à la lumière de laquelle, aussi certain que Pasteur se dise lui-même du succès de l’expérimentation, celle-ci pourra néanmoins être tentée avec un certain pourcentage de pertes acceptable puisque entérinée par la loi?

Louis Pasteur est un scientifique  très, très renommé  (..euh  très!) qui ne peut en aucune façon être considéré comme une personne qui aurait des faiblesses en logique ou dans le suivi de tout raisonnement  rationnel. Or c’est le même homme qui affirme que sa main tremblera quand il faudra appliquer aux humains ce qu’il a jusque là expérimenter sur les chiens et qui, quelques lignes plus tard exprime son empressement à se déplacer au Brésil pour mener lui-même les travaux en cas de réponse positive. Pourquoi la main ne lui tremblera-telle pas à Rio quand il s’agira d’inoculer un virus à des condamnés à mort?

             On peut tourner autour ce de cette question avec toutes les nuances sémantiques imaginables, on n’en arrivera pas moins toujours à cette idée qu’il est déjà imprimé dans son esprit d’expérimentateur que ces condamnés là ne sont pas tout à faits humains moralement mais qu’il le demeure génétiquement et qu’ils constituent donc l’échantillon absolument idéal de son test.  C’est exactement comme si le « presque humain » gênant de la proximité génétique des chimpanzés et de l’humain trouvait opportunément ici dans cette zone trouble de la peine de mort une « solution » en la « personne » de ces humains déchus de leur condition par la loi.

Concrètement cela signifie que soit Pasteur ment, soit il se visualise parfaitement en train d’inoculer le virus de la rage à un condamné à mort que son statut pénal exclue de quelque biais d’une condition humaine qu’il revêt pourtant génétiquement. Il est donc heureux que des personnes humaines se comportent inhumainement pour le progrès de l’humanité en général. La question qui se pose ici est celle de savoir comment un scientifique peut dans le cours même du processus logique de ses expérimentations évacuer l’humanité du condamné en particulier au nom de l’humanité en général? Comment la menace inhérente à toute expérimentation mortelle menée sur ce qui reste pourtant bel et bien un humain peut-elle être accomplie en vue d’une fin qui vise le bien de l’humanité? Que l’humanité soit sauve, n’est-ce pas ce qui passe aussi par la lutte contre la peine de mort et par le fait de sauver « cet homme là », présent devant moi plutôt que de lui inoculer un virus mortel?  Qu’est-ce qui peut se glisser entre un être humain et son acte a fortiori quand il s’agit d’un scientifique brillant reconnu par toutes et tous comme le bienfaiteur de l’humanité pour qu’il puisse en toute conscience rédiger et envoyer une telle lettre, espérer un retour positif? Comment peut-on faire preuve d’autant d’inhumanité au nom même de l’humanité?  Qu’est-ce que cela nous permet de saisir du rapport de l’humain à ses limites?



  1. Trouble dans la limite (Surveiller et punir Michel Foucault)

Avant d’aller plus avant, peut-être convient-il, au cas où des défenseurs de Pasteur souhaiteraient ici invoquer des arguments en sa faveur, de démontrer pourquoi cette lettre devrait suffire à justifier le désoclement de son auteur de toutes les statues à sa gloire, ou pour le moins à figurer dans le rappel de toutes ses découvertes les plus prestigieuses, non pas comme une sorte de faux pas qui n’enlèverait rien au génie bienfaisant de son auteur mais plutôt comme un grain de sable qui manifesterait un problème structurel à une certaine conception de la science fondée sur l’expérimentation.

Ce que Pasteur appelle ici de ses vœux , c’est une forme de collaboration entre d’une part un appareillage expérimental au sein duquel des données comme celle de la proximité génétique et de la possibilité de définir une population d’individus humains ou animaux vouée à être exploitée en vue d’expérimentations scientifiques mortelles se voient justifiées et d’autre part, la détermination juridique d’un statut pénal de délinquant dont les droits ne sont pas équivalents à ceux d’un citoyen ordinaire. De la même façon qu’il serait nécessaire au progrès de la science de disposer d’un stock d’êtres vivants grâce auquel quelque chose de l’ordre d’une optimisation de la vie, de son amélioration pourrait se voir réfléchie, travaillée, mis en œuvre concrètement (avec un pourcentage de pertes qui serait accepté d’avance), il serait mis en application au sein d’une société que certains de ses membres se voient discriminés à cause de leurs actes et participent ainsi du fait même de cette exclusion à la définition d’une « bonne » société.

Pour le dire de façon un peu brutale, Pasteur promeut ici une utilisation  à des fins expérimentales d’une population humaine que l’on aurait destituée de ses droits et qui, suite à des actes de délinquance, aurait été placée par la justice dans une situation qui situerait leur existence à une certain position du « curseur humain » idéale scientifiquement: le condamné à mort demeure biologiquement humain mais légalement « ailleurs », voué par ses semblables à disparaître. Ce que Pasteur le « bienfaiteur » de l’humanité entérine ici, c’est donc le pouvoir de la loi de créditer ou pas ses citoyens, en fonction de leurs actes, d’une humanité de statut, indépendante de la détermination biologique, comme s’il pouvait exister un type d’humanité incompatible avec les normes établies d’un comportement défini comme humain, c’est-à-dire comme si l’humanité se « décrétait », comme s’il était au pouvoir de l’institution pénale d’un état de spécifier lesquels parmi ses membres sont humains et lesquels ne l’étaient pas ou plus.

Or ici aussi, un problème de pure logique saute aux yeux: une telle pétition de principe repose sur l’idée selon laquelle l’humanité ne peut exclusivement se définir comme une détermination génétique, mais aussi comme une valeur, une forme, un ethos. Être humain.e peut donc se concevoir comme une condition qui serait « donnée », « innée ». C’est finalement exactement ce que la fameuse phrase d’Aristote signifie: « L’homme est un animal naturellement politique », ce qui signifie que la condition humaine est ce qui se forge dans le creuset de la cité, de la société. Par conséquent on ne voit pas du tout par quel retournement étrange la polis se définirait au contraire par sa capacité à exclure des types d’humanité, des comportements hors norme puisque son existence même est vouée par nature à constituer de l’humanité. Toute cité est une machine sociale à engendrer de l’humain. Comment pourrait-elle se retourner précisément en son contraire? 

(C’est exactement ce que Kafka aussi bien dans la colonie pénitentiaire que dans le procès décrit: une procédure administrative ou punitive absurde et comminatoire inscrivant par une multitude de ressorts techniques ou bureaucratiques comment une logique de moyens peut pervertir et exacerber un processus de mise à mort et de stigmatisation du condamné, qui pourtant en tant qu’être humain est une fin en soi).




Le livre de Michel Foucault « Surveiller et punir » est publié en 1985. Trois thèses y sont développées:

  1. Foucault fait un compte rendu historique de l’institution pénale sous l’ancien régime. A cette époque, la punition était infligée moins par la peine de prison que par le supplice qui avait deux fonctions: correctrice et surtout dissuasive. Il s’agissait de marquer le corps du condamné par des supplices qui donnaient ainsi idée du pouvoir de la monarchie. La mise en scène de la punition, on caractère spectaculaire doivent donc être interprétées comme des signaux envoyés à la population. Il s’agit bien de martyriser des corps mais pour impressionner des esprits. Ce qui intéresse Michel Foucault, c’est le fait que la prison ait pris autant de place dans la pénalité d’aujourd’hui et qu’à la logique de moyens à fins de l’ancien régime se soit finalement substituée une logique de moyens à moyens: on emprisonne des corps pour emprisonner des corps. C’est ce qu’il appelle la technologie des corps du système carcéral.
  2. La seconde thèse essaie de répondre à une autre incongruité historique: la prison a finalement très vite été critiquée pour plusieurs raisons. Or elle est toujours la base même de notre système pénal. Elle est LA punition de notre société et cela encore plus aujourd’hui qu’avant. On ne pourrait pas expliquer cette absurdité si une motivation plus cachée ne l’animait pas en profondeur. Mais quelle est cette motivation? Le rôle implicite de la prison est de créer une population suffisamment marquée par son séjour pour être facilement identifiable et ainsi assurer une fonction discriminatoire d’inscription étiologique, notamment en jouant de la nation de récidive. La visée est finalement d’assurer la cohésion d’un ensemble par la stigmatisation d’un autre ensemble. Le but ici est d’identifier le portrait type du délinquant, en le créant finalement. Le but de la prison ne serait donc en aucune façon «  d’éduquer », ou de corriger un comportement mais de l’inscrire, de l’infliger au contraire de telle sorte qu’à leur insu, une part de la population se voit définie comme négativité sur le dos de laquelle peut se reconnaître et se structurer une positivité citoyenne. Dans cette logique en circuit fermé, le délinquant apprend tout en prison sauf comment ne plus l’être. Ce qu’il s’agit de lui apprendre c’est justement sa partition de délinquant.  Avec les termes de Paul Ricoeur, nous pourrions ici voir à l’œuvre une logique identitaire de la mêmeté visant à contrarier totalement celle de l’ipséité. De fait les chiffres confirment totalement l’idée selon laquelle c’est la détention qui favorise la récidive.
  3. Nous mesurons ainsi tous les avantages qu’un pouvoir peut retirer de la détention alors même que son utilité authentique est quasi nulle. Il convient donc d’être attentif à la façon dont un pouvoir va essayer de se constituer aussi tout un savoir qui lui permettrait d’exercer sa perversion avec une certaine caution scientifique.  On comprend ici pourquoi la référence à Pasteur n’est pas anecdotique: ce qui pointe dans cette lettre, c’est la mise en place d’un échange de bons procédés entre deux institutions: celle du pénal et celle de la « connaissance » qui aboutirait à des procédés totalitaires au sein même des démocraties les plus prétendument libérales qui soient.

La thèse qui nous intéresse le plus est la seconde: Michel Foucault essaie de voir à l’œuvre les processus par le biais desquels on construit le portrait type du délinquant. Comment l’essentialiser, Comment faire passer une partie de la population de l’évidence d’une infraction à la constitution d’un « profil »?  C’est évidemment un travail normatif au sein duquel il s’agit de définir un ensemble de pulsions psychologiques, de déterminismes biologiques et sociologiques pouvant donner l’illusion d’une connaissance, d’une forme de repérage envisageable. Le séjour en prison est un marqueur au regard duquel la libération est finalement assez anecdotique. L’individu est « fiché » et sera ainsi intégré à cette partie de la population que l’on fera figurer au premier plan des recherches et des suspicions. Un délinquant est quelqu’un qui ayant eu des démêlés avec la justice se définit socialement par cette période de sa vie. 



                Finalement, la thèse de Michel Foucault se précise, le fait que la raison soit finalement le mode le plus utilisé par notre système pénal prouve que la finalité visée par la peine est moins à proprement parler de rétablir la cité dans sa capacité à créer des humains c’est-à-dire des animaux naturellement politiques, des zôon politikon qu’à créer un certain profil de population à l’exclusion de laquelle la cité pourra se définir et se constituer normativement, comme si la délinquance était la limite négative de la citoyenneté.

Dans ses cours sur la société punitive, on trouve une analyse de Michel Foucault qui tente de rendre raison d’un paradoxe. Dés le début du 19e siècle , de très sérieuses critiques sont émises contre la prison comme modalité punitive:

  1. la prison crée un lieu hermétique dans lequel la loi n’entre plus
  2. Elle constitue une population homogène qui loin de promouvoir des attitudes sociales prolongent les habitudes délinquantes, comme un ennemi intérieur à la cité dans la cité. Il existe une fraternité carcérale
  3. Elle donne le gite et le couvert à des personnes qui ont enfreint la loi
  4. De la prison sortent des personnes qui sont davantage ancrées dans les habitudes qui les ont conduit à la délinquance que décidés à les abandonner 

A ces défauts clairement identifiés, il avait été envisagé trois modalités de réponses:

  1. Déporter les condamnés dans les colonies (mais évidemment cela ne règle pas grand chose à part d’évacuer le problème de la métropole) 
  2. Moraliser le séjour en prison en insistant sur le travail, l’instruction, la religion les récompenses, remises de peine et autres, responsabiliser davantage l’individu en prison.
  3. Donner un statut anthropologique au milieu carcéral. Remplacer « la science des prisons », c’est-à-dire l’étude scientifique des effets que produisent la prison sur les incarcéré.e.s par une « science des criminels », ce qui revient à donner une pertinence scientifique à l’idée d’une classe d’individus délinquants, à l’étude de comportements structurellement déviants, à profiler le portrait type du criminel de base. Il s’agit de qualifier comme déviation psychosociologique la délinquance: « Ce qu’au début du XIXe siècle et avec d’autres mots on reprochait à la prison (constituer une population « marginale » de « délinquants ») est pris maintenant comme fatalité. Non seulement on l’accepte comme un fait, mais on le constitue comme donnée primordiale. L’effet « délinquance » produit par la prison devient problème de la délinquance auquel la prison doit donner une réponse adaptée. Retournement criminologique du cercle carcéral. »

Selon Michel Foucault, c’est incontestablement cette troisième réponse qui a été finalement adoptée. Or c’est la plus mauvaise et la plus illogique. La prison n’est plus du tout considérée comme l’outil d’une réinsertion dans le cadre de la « production » de zôon politikon, mais comme le lieu idéal d’une science comportementale visant à définir le délinquant. La prison est devenue une institution dans l’institution, comme si le pénal était devenu une fin en soi et n’était plus l’un des outils de la justice. Ce que la prison cause est ce que la prison « traite » puisque ce qui avait été parfaitement analysée comme l’un des effets de la prison: celui de la fabrique du délinquant est illogiquement l’objet même, la raison d’être de la prison. Comment un effet pourrait-il être perçu comme une cause sans révéler l’absurdité d’une sorte de cercle vicieux, de circuit fermé au sein duquel ce qui apparaît au terme de la chaine de production, à savoir le délinquant  se trouve être aussi à son début. La prison « traite ce qu’elle produit et plus elle le traite, plus elle le produit de telle sorte que c’est finalement exactement comme si au coeur même de la cité d’Aristote visant à produire des animaux naturellement politiques se constituait une autre cité, une autre institution dont le but serait précisément de créer des animaux non politiques dans le négatif duquel LA cité se définir comme la seule vraie authentique. 

Nous comprenons bien alors qu’à l’insu même de cette pseudo institution qu’est devenue la prison, joue quelque chose de la limitation négative, ou plus exactement du négatif de la limitation,  c’est-à-dire la nécessité pour la norme de s’établir comme norme par l’exclusion d’un ethos « autre », différent, à l’égard duquel l’idée même de frontière revêt tous son sens.  Est-il possible de constituer une dynamique de l’intégration sans donner naissance dans le même mouvement à une efficience de l’exclusion, laquelle exige un « contenu »? Ne peut-on concevoir de zôon politikon qu’en créant de toute pièce une autre catégorie anthropologique le zôon apolitikon? (Aristote est portant forme sur ce point: il n’y a que les dieux et les bêtes sauvages qui puissent vivre en dehors de la cité. La condition humaine est fondamentalement sociale).



2) Le zôon « a-politikon »

Il faut revenir à la lettre même de cette affirmation aristotélicienne fondatrice de l’ordre politique et de son rapport à la condition humaine. Deux termes grecs peuvent être utilisés pour désigner la vie, mais pas au même sens:

  1. bios désigne le mode de vie
  2. Zoé désigne le fait brut d’être vivant aussi bien pour les humains que pour les plantes ou les animaux. 

Par conséquent, Aristote ne veut pas dire qu’il existe une façon d’être humain qui consiste à vivre en cité mais que la façon d’être vivant pour l’être humain inclue qu’il le fasse dans une cité. L’être humain n’est pas génétiquement humain mais il l’est socialement, par son immersion dans un espace public de délibération, de décision, de dialogue et d’action collective. Finalement la phrase d’Aristote signifie qu’il n’existe de devenir humain que social, que collectif que politique. La définition de l’homme ne peut se concevoir qu’à partir de son absence de définition génétique. Il a une façon politique d’être vivant, ce qui veut dire que le fait d’être vivant ne constitue pas pour lui une condition donnée mais construite ou plus exactement à construire et qu’il n’est rien par conséquent d’une condition qui serait donnée naturellement comme « vie » qui puisse valoir à son endroit. Si Aristote avait utilisé le terme de bios, nous aurions pu concevoir le mode de vie en cité comme l’une des possibilités de vie humaine mais en utilisant Zoé, Aristote a situé l’existence sociale à une dimension première, fondamentale, originelle.  Ce n’est pas que l’être humain puisse adopter un mode de vie politique, c’est plutôt que vivre ne peut être appréhendé et « fait » par l’être humain que politiquement. La condition politique de citoyen, c’est ce que l’être humain ne peut absolument pas « ne pas être ». Elle lui est consubstantielle sauf que précisément, elle ne peut se définit substantiellement. Etre politique, c’est moins être qu’avoir un devenir, que consister dans un devenir. Nous pourrions dire que l’avoir-à-être de l’être humain, c’est ce qui se constitue politiquement et pas naturellement ou génétiquement. 

Ce n’est pas que l’être des animaux soit lui génétiquement constitué, mais plutôt, comme Von Uexküll le développera bien plus tard qu’il existe un rapport naturel de l’animal à son milieu que l’on ne semble pas retrouver chez l’être humain. Nous pouvons donc envisager cette hypothèse selon laquelle l’animal a un biotope et l’être humain a une cité. Mais alors qu’il semble exister pour l’animal ce que Heidegger a appelé des désinhibiteurs, c’est-à-dire des affects à partir desquels il déclenche des attitudes qui manifeste une sorte de comportement orchestré, préalablement défini, l’être humain est en situation d’avoir à se créer lui-même des inhibiteurs, c’est-à-dire des interdits à partir desquels s’établissent des comportements normés, posés comme le positif ce ce que la loi interdit, c’est-à-dire définit négativement. Comme ces lois sont civiles, elles varient en fonction des pays, des civilisations et aussi des époques. 




On peut donc résumer ainsi les différents points que ce rappel de la thèse d’Aristote et sa mise en perspective avec les notions et les éléments mis à jour par Von Uexküll et Heidegger nous permettent de poser:

  1. il n’existe pas de zôon a-politikon. A cet égard la tentative de créer des données anthropologiques du délinquant est totalement absurde.
  2. La phrase d’Aristote est aussi à saisir comme l’affirmation d’un devenir humain qui ne peut se constituer que de façon parallèle et coextensive à son développement politique. Dire que l’homme est un animal politique signifie que son évolution est lié à son devenir citoyen. C’est comme un ethos qu’Aristote fixe aux hommes, et cela reprend la thèse de Sophocle du Deinos.
  3. Nous pourrions nous interroger, avec Michel Foucault sur cette incohérence qu’est l’obstination carcérale, notamment dans cette perspective anthropologique de la délinquance. S’agit-il votaient de créer dans la cité une sorte de négatif de la cité, ou bien sommes nous confronté à cette autre absurdité que constituerait une sorte de biotope du délinquant? 
  4. Il semble bien que quelque chose de fondamental se joue dans la notion d’inhibition. Le fait qu’il existe des désinhibiteurs pour certains animaux à partir desquels ils s’accomplissent dans le rapport avec leur milieu alors que l’humain doit se fixer à lui-même des inhibiteurs, des interdits religieux et politiques. L’histoire d’Oedipe semble occuper de ce point de vue une fonction centrale et très éclairante, ne serait ce que par ce qu’il est un héros qui est aussi un anti-héros et qui explore le négatif et le positif de la limite et du tabou. 

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