dimanche 7 avril 2024

Terminales 2 / 3 / 6: Oeuvre suivie - Problèmes de philosophie de Bertrand Russell chapitre 1 (3)

 


§ 10.   Bertrand Russell opère une distinction conceptuelle entre « témoignages sensoriels » et « sensation »:

  1. un témoignage sensoriel correspond exactement à ce que Descartes et Galilée appellent les qualités secondes. 
  2. La sensation, c’est la prise de conscience. 

Il y a quelque chose de plus brut dans le témoignage sensoriel par rapport à la sensation. J’ai la sensation de la couleur rouge parce que je prends conscience que ce témoignage sensoriel correspond à cette couleur là et je dis, « c’est rouge! » la prise de conscience, aussi rapide soit-elle, implique un moment une prise de conscience, une sorte ce constat « assumé », de rapport réflexif à la donnée brute du témoignage sensoriel. Entre le moment où mon nerf optique reçoit la stimulation colorée et le moment où je dis ceci est rouge il y a eu quelque chose: un laps de temps d’abord et surtout une sorte de compte rendu par le biais duquel ma conscience se dit à elle-même, se rapporte à elle même que c’est du rouge. Le témoignage sensoriel, correspond à l’affect brut, donné, au « contact », à l’impact entre une donnée extérieure et un nerf capteur. La sensation désigne le moment durant lequel je peux qualifier cet impact le situer sur la totalité de l’éventail du spectre lumineux et dire, c’est rouge.

Tout le problème est là, donc puisque de fait, je ne peux pas connaître la table autrement que par les témoignages sensoriels, mais en même temps, ces témoignages sensoriels sont des indicateurs, des « chocs » sensitifs sur lesquels je ne peux rien fonder dans la mesure où ce n’est pas parce que je reçois tel ou tel choc lumineux que je vais forcément en inférer la bonne couleur. 

Ici nous pouvons aussi bien citer Descartes que le film Matrix et nous ferons l’un et l’autre, avec une préférence pour le premier cité (quand même!). De ce que je pense recevoir le signal de telle couleur il ne s’ensuit pas cette couleur soit vraiment mais il est sûr que je pense percevoir telle couleur. Je ne peux rien conclure de vrai de cette prise de contact initiale si ce n’est que je suis un être pensant. D’ailleurs je peux rêver que je perçois telle ou telle couleur sans qu’aucun stimuli n’est vraiment été envoyé. 

Dans Matrix, c’est exactement le détournement de la matrice qui envoie aux cerveaux décrypteurs des humains « cultivés » de fausses informations par le biais desquels ils structurent de fausses impressions qui leur font croire qu’ils vivent ceci ou cela. Le problème donc c’est que les témoignages sensoriels sont des stimuli et que les sensations sont les résultats décryptés de ces stimuli. En fait il n’est rien que l’on puisse fonder avec certitude des témoignages sensoriels. 

  §11 -  Quand nous percevons (ou croyons percevoir) une chose, il existe donc a) les témoignages sensoriels b) les sensations  c) les objets physiques, mais il n’est rien des troisièmes que l’on puisse vraiment induire des premiers ni des seconds. Bertrand Russell introduit ensuite la notion de « matière ». Or avant d’aller plus loin, il convient de descendre un peu dans l’histoire de ce terme, de remonter jusqu’à Aristote qui fût l’un des premiers à lui donner un sens précis, principalement en faisant la distinction entre la matière et la forme.

Pour Aristote la matière (hylé) n’est pas quelque chose dont on peut faire l’expérience sensible. Ce que nous éprouvons est toujours un composé de matière et de forme. Je vois un arbre qui est un composé de la matière bois et de la forme arbre, mais je ne peux pas faire l’expérience de la matière bois. Cela n’a aucun sens. La distinction entre la matière et la forme est quelque chose qui nous aide à penser la réalité des choses dont nous faisons l’expérience mais qui ne corresponde pas à quoi que ce soit de tangible ou de visible. 




Dans son livre « Physique », Aristote insiste sur le fait que la nature est toujours en mouvement. Pour le saisir, nous avons absolument besoin de ces deux concepts: la matière et la forme. Or dans cette relation entre ces deux concepts, il est à noter qu’elle consiste dans une sorte d’interdépendance contrariante. Il est impossible de faire ‘l'expérience d’une matière sans forme ou d’une forme sans matière mais en même temps la matière résiste à la forme. Si nous reprenons  l’exemple  de Bertrand Russell, je ne peux pas percevoir le bois dont la table est faite sans qu’il soit déjà informé par la forme de la table mais en même temps le bois contrarie la forme de la table dans sa matière, dans ses noeuds. Le menuisier a fait la table « avec » du bois mais aussi contre lui. Il a bataillé contre le bois, tout comme le sculpteur lutte avec la matière marbre pour en faire une statue. Pour faire une table on part d’une matière, on arrive à une table par le biais d’un travail de transformation qui fait le plein de l’un à l’autre. 

Le bois est à la fois en devenir de la table, ce qui est une autre façon de dire que la table est comprise comme le potentiel du bois. Mais en même temps elle n’est pas le bois, elle en est la négation. Le bois est en puissance de la table et toutes les formes ne sont pas possibles dans toutes les matières donc il y a une détermination. Tout n’est pas possible à partir de n’importe quoi. Le bois dit à la fois « oui » et « non » à la table: oui parce qu’il la contient potentiellement  et non parce qu’il est nié en tant que bois par la table, limité, raboté, transformé. Le bois n’est pas voué naturellement à finir table mais il le peut.

Mais comment une opération qui consiste à nier et à faire devenir peut-elle s’opérer conjointement, de façon concertée sans se contredire de telle sorte que rien ne demeure? Comment la forme peut-elle naître de la matière en la niant en la contrariant? C’est bien qu’il y a quelque chose de la matière qui va demeurer dans la forme, quelque chose du bois qui va demeurer dans la table. La matière bois: je la verrai dans la table mais transformée et il convient ici de ne pas se limiter aux objets techniques faits par les hommes car il en va de même de l’arbre que je vois avec sa forme d’arbre. 

Il existe donc quelque chose comme une permanence dans le bois, ce que l’on pourrait appeler un substrat, que je ne perçois jamais comme tel mais que je ne peux pas ne pas poser logiquement dans l’existence des choses, qu’elles soient naturelles ou artificielles. Finalement, nous retrouvons quelque chose que Descartes, 20 siècles plus tard, reprendra finalement sous d’autres termes. Il faut bien qu’il y ait un substrat de la cire là où je ne perçois que des formes déterminées. La flaque est la négation du bloc tout en le continuant et le bloc lui-même est la négation de la cire tout en la perpétuant. Ce que pose Descartes c’est qu’il faut un entendement pour poser l’existence de la matière même si je ne la perçois pas, et finalement précisément PARCE QUE je ne la perçois pas. Il y a permanence de la matière et pluralité des formes, lesquelles sont potentiellement présentes dans la matière, mais il faut un travail ou encore un « devenir » pour que la forme s’effectue dans la matière.

Mais il convient de distinguer deux types de devenir ou de « travail »: naturel  (Physis) et artificiel (techné). Il y a les formes qui sont intérieures à la matière de telle sorte que la matière contient en germe cette forme là: la graine et la plante alors que la puissance de la table qui se trouve dans le bois n’est pas du tout intérieur au bois.

Il faut insister sur le fait qu’on ne perçoit jamais la matière sans forme. La matière n’est pas la forme mais nous ne percevons jamais l’un sans l’autre, comme deux frères ennemis dont nous ne pourrions éprouver la présence que conjuguées dans une fratrie qui ne serait qu’une seule et même chose: une chaise ou une table. Si l’on veut penser l’existence des choses, il faut isoler la matière et la forme mais en même temps, quand nous réalisons cette représentation, nous nous situons à un niveau d’abstraction qui n’est plus celui de leur expérience sensible




Il y a quelque chose qui fait d’Aristote l’un des premiers penseurs à avoir défini un matériau conceptuel qui permet de rendre compte de la façon dont les individus (par individus, nous entendons les choses et les êtres) apparaissent dans le monde. Il est impossible de penser la négation de la matière par la forme et de la forme par la matière sans le corollaire de leur continuité. La forme perpétue la matière tout en la niant, tout en la transformant et la matière fait advenir la forme tout en lui résistant. Il faut donc que je comprenne qu’il y a de la matière et de la forme (les deux concepts ne sont pas identiques) mais qu’en même temps il n’y a pas plus de sens à envisager l’existence d’une matière sans forme que celle d’une forme sans matière.

Aucune matière n’est sans forme, mais pour autant la matière n’est pas la même chose que la forme. On ne peut vraiment saisir ce couple d’opposés qu’en le rattachant à un autre qui est celui de la puissance et de l’acte et que l’on retrouve partiellement chez Aristote. La puissance est la matière telle qu’elle est potentiellement porteuse d’une forme pour les êtres naturels, de plusieurs pour les choses artificielles. Dans les quatre causes d’Aristote, on comprend que la première décrit finalement la matière et les trois autres des composantes de l’acte. Le marbre est la cause de la statue mais, en même temps, s’il n’y a ni cause formelle, ni cause efficiente, ni cause finale, le marbre reste marbre (attention, ce marbre dont il est question ici est la matière marbre pas le bloc qui est déjà une forme - la matière n’est pas sensible en tant que matière seule).
Par "entéléchie" qui est un terme purement aristotélicien, il faut entendre le devenir par le biais duquel la puissance va s’effectuer dans un acte achevé. L’entéléchie est donc à la fois un processus et l’excellence de la forme, une fois qu’elle s’est débarrassée des indéterminations liées à la matière. L'arbre est l'entéléchie de la graine, sa finalité, son processus achevé parfaitement.

L’éclairage d’Aristote nous permet de voir beaucoup plus clair dans la progression suivie par Bertrand Russell. Finalement depuis le début, le philosophe anglais suit d’une autre façon et en vue d’une autre finalité le schéma proposé par Descartes. Nous connaissons les objets physiques  par les qualités secondes ou parce qu’il appelle les témoignages sensoriels. Mais il n’est rien de cette approche première qui nous fasse entrer en contact avec la matière, laquelle, de toute façon est indétectable. De cela Descartes déduit la nécessité de poser une expérience de la matière par l’entendement, et seulement par lui. Mais Descartes est innéiste, contrairement à Bertrand Russell qui donc préfère poser la question la question de l'existence de la matière. 

Cette existence, selon Aristote, ne fait aucun doute: il faut bien que le bois "soit" pour que l’assemblage "forme/matière" que constitue la table soit. Il n’y a pas de forme sans matière, donc le bois "EST" même si je le perçois qu’au travers de la forme imprimée au bois qui constitue la table. Mais il se trouve que Russell va suivre une toute autre direction que celle d‘Aristote qui pourtant constitue un peu l’autorité absolue dans la question de la matière et de la forme. Il se tourne au contraire avers un philosophe moins connu et surtout beaucoup, beaucoup plus contesté en la personne de Berkeley.




§12 - Georges Berkeley est un ecclésiastique irlandais qui a publié en 1713 son 3e ouvrage: « trois dialogues entre Hylas et Philonous ». C’est un ouvrage assez étrange qui part du souci des deux interlocuteurs de ne pas se reconnaître « sceptiques », comme si le scepticisme était vraiment le mouvement à éviter. Hylas comme son nom l’indique (hylé: la matière) croit en l’existence de la matière alors que Philonous (qui en réalité est le porte parole de Berkeley), non. Or chacun d’eux accuse l’autre d’être plus sceptique que lui. Pour Hylas, Philonous est sceptique parce que ce mouvement nie l’existence des choses sensibles. Mais de fait ce n’est pas du scepticisme, lequel affirme que l’on ne peut pas savoir si la matière existe ou pas. Pour Philonous, rien n’est QUE percevant ou étant perçu. Si un arbre tombe dans une forêt sans que personne ne l’entende, il ne fait pas de bruit. Rien n’existe absolument, tout n’existe que relativement à la perception qui l’enregistre. Mais en même temps il est impossible que nous soyons les causes de toutes ces perceptions que nous avons. Il faut donc bel et bien que Dieu existe en tant qu’orchestrateur de toutes ces perceptions.  Dieu ne fait pas apparaître les choses les êtres et les éléments en dehors de la perception que nous en avons. Nous faisons en même temps l’expérience de l’existence de Dieu et l’expérience de l’existence des choses. On peut parler d’une forme de spiritualisme. 

A bien des égards la philosophie de Berkeley est exactement le contraire du scepticisme. Non seulement l’homme peut jouir d’une connaissance du monde mais il le peut d’autant plus que le monde n’est rien de vraiment extérieur à lui.  Il n’y a pas d’extériorité d’un monde objectif. Je ne peux voir la table que telle qu’elle est parce qu’elle se réduit exactement à ce que je perçois d’elle. Elle consiste dans les témoignages sensoriels. Dieu est immédiatement présent dans la présence. Il est présent dans la table et dans cette apparence solide, brune, rectangulaire de la table telle que je la perçois, parce qu’elle est toute entière en cela, dans ce flux d’impressions là. Si une autre personne voit aussi la table c’est grâce à Dieu qui finalement est un peu comme cette intériorité d’un monde qui n’est que spirituel. Si nous avons l’impression qu’un monde matériel existe ce n’est qu'en tant qu'il est spirituel, en fait. Il faut aller jusqu'au bout de ce paradoxe là:  nous n'avons que l’impression de la matérialité d'un monde qui précisément, en tant  qu'il se résout dans des impressions, est fondamentalement spirituel. Le terme que l'on utilise pour qualifier les thèses de Berkeley exprime exactement cette ambiguïté: "empirisme idéaliste".  Berkeley résout par le paradoxe ce que Kant explique par la complémentarité.

On comprend mieux la conception de Berkeley en utilisant l’image de la doublure. Il n’est rien que nous puissions connaître autrement que sous l’effet d’enveloppement de nos impressions. Plutôt que de nous obstiner comme Aristote, comme Descartes ou plus tard comme Kant (avec le noumène) à poser l’existence objective de ce monde extérieur que de toute façon je ne perçois ni ne conçois jamais comme extérieur (comment le pourrais-je d’ailleurs?), il faut enfin que nous acceptions l’évidence d’un univers qui est plié dans les impressions que nous en avons



Mais alors suis-je seul? Suis le seul et unique concepteur de ce monde? NON, cet enveloppement de l’univers dans le pli intérieur de nos sensations n’est pas le notre mais celui de Dieu. Peut-être pourrions-nous approcher le monde de Berkeley en nous représentant à nous mêmes comme tous les Truman d’un show (the Truman show de Peter Weir) sauf que le metteur en scène Krystof ne serait pas cette sorte de Dieu extérieur mais plutôt ce que c’est que de n’être que de l’intérieur de soi. Le monde est une doublure qu’on ne perçoit que de l’intérieur de ce que l’on en perçoit. Il n’est pas matériel. Il est spirituel. Ce n’est pas Dieu qui a créé le monde extérieur. Dieu est l’intériorité même de ce monde réductible à nos sensations, monde sans extériorité, donc.

Il existe une nouvelle extraite du livre de l’écrivain argentin Jose Luis Borges qui s’intitule « Fictions ». Dans ce recueil, la fiction « les ruines circulaires » raconte l’histoire étrange d’un magicien voyageant jusqu’à un lieu sacré dans lequel il se senti investi de la mission de rêver un autre homme. Après y être parvenu, un incendie menace de ravager cette enceinte circulaire en ruines et la nouvelle s’achève ainsi:

« Le terme de ses réflexions fut brusque, mais il fut annoncé par quelques signes. D’abord (après une longue sécheresse) un nuage lointain sur une colline, léger comme un oiseau ; puis, vers le Sud, le ciel qui avait la couleur rose de la gencive des léopards ; puis les grandes fumées qui rouillèrent le métal des nuits ; ensuite la fuite panique des bêtes. Car ce qui était arrivé il y a bien des siècles se répéta. Les ruines du sanctuaire du dieu du feu furent détruites par le feu. Dans une aube sans oiseaux le magicien vit fondre sur les murs l’incendie concentrique. Un instant, il pensa se réfugier dans les eaux, mais il comprit aussitôt que la mort venait couronner sa vieillesse et l’absoudre de ses travaux. Il marcha sur les lambeaux de feu. Ceux-ci ne mordirent pas sa chair, ils le caressèrent et l’inondèrent sans chaleur et sans combustion. Avec soulagement, avec humiliation, avec terreur, il comprit que lui aussi était une apparence, qu’un autre était en train de le rêver. »

Même si la philosophie de Berkeley n’est pas du tout rédigée avec un style  poétique, l’idée est à peu prés la même. Il n’est pas complètement faux ni absurde de poser qu’on peut se faire une idée de la philosophie de Berkeley en posant que nous sommes comme ce magicien qui réalise qu’il est un rêveur capturé dans le rêve d’un autre mais cet autre est Dieu et le rêve que nous faisons est Dieu. 



§ 13. Bertrand Russell affirme considérablement son analyse de la perception chez Berkeley dans ce paragraphe. Est-ce que la matière existe? C’est une question que l’on peut considérer en deux sens:

  1. Est-ce qu’il existe quelque chose qui n’est pas de « l’esprit »?
  2. Est-ce que la perception me met en contact avec quelque chose qui n’est pas moi et qui existe indépendamment de moi? 

Pour Georges Berkeley, la réponse à la première question est « non » mais la deuxième est « oui » et cette présence qui existe indépendamment de moi est Dieu. Quand je vois la table ou que je crois la voir, je reçois bel et bien des signes indiscutables de la présence d’une « altérité », d’un « non-moi » mais cette altérité ne se manifeste pas à moi sur  ce que l’on pourrait appeler un autre canal que celui de l’idée ou des idées  que je me fais de la table. Ce n’est pas une rencontre entre un esprit capable d’enregistrer des impressions et une matière, c’est une rencontre entre un esprit et un autre esprit. Il n’y a pas de table matérielle qui serait en dehors de la perception et des impressions que j’en ai, mais il y a une efficience que l’on pourrait appeler « idéelle » ou « spirituelle » et qui est ce que l’on doit appeler Dieu. Dieu est la puissance impressive ou idéelle par laquelle se constitue la réalité, mais quand nous disons réalité, pour la plupart d’entre nous nous entendons matière ou matérielle et finalement nous nous trompons parce que jamais nous n’éprouvons autre chose que des affects. Pourquoi s’obstiner à aller chercher plus loin? Notre existence entière ne fait que se dérouler au gré d’une multiplicité d’affects, de sensations et Dieu est cette continuité là, cette exhaustivité là, cette impossibilité que quoi que ce soit puisse se passer ailleurs ou autrement qu’au niveau des affects et des idées.

Par conséquent, quand je vois la table, quand j’ai la sensation que la table est là, si je ne veux pas faire d’erreurs, il suffit que je réalise qu’il n’y a nulle part de table matérielle, de table « réelle » qui serait faite d’une autre texture que celle de ces impressions que j’ai, sauf que ces impressions que j’ai ne viennent pas de moi. Elles sont ce que c’est qu’être Dieu, lequel est l’enveloppement « idéel » de tout ce que l’on peut percevoir en ce monde. Donc si l’on revient à cet exemple de l’arbre qui tombe dans une forêt déserte, y-a-t-il le bruit de l'arbre? Non, mais il y a Dieu, c’est-à-dire qu’il y a cette dimension idéelle dans laquelle tout s’effectue et dont rien ne peut sortir ou se détacher.  

Nous pourrions ici emprunter à Cézanne le terme qu’il utilise pour qualifier ces touches multiples qui composait ses toiles. Il parlait de « petite sensation ». Nous pourrions dire par comparaison que pour Berkeley le monde est comme une toile de Cézanne et que Dieu n’a pas besoin de la sensation du bruit de l’arbre pour constituer ce fond. Chaque instant est un plein de sensations, d’affects de percevant et de perçu. C’est tout ce qu’il y a  et cela se fait « DANS » une toile qui est la totalité de ce qui peut être en cet instant. Par conséquent, il est à la fois vrai selon Berkeley que si personne ne perçoit ce bruit, celui-ci ne peut être un affect et que par conséquent il n’existe pas, et en même temps, que cette absence de bruit d’un arbre qui tomberait tout seul ne prouve pas du tout que l’homme est seul mais seulement que Dieu n’a pas besoin de ce bruit pour composer le monde, lequel, comme une toile de Cézanne n’est que la totalité des petites sensations. Mais il faut bien un peintre. Le fait que nous ne puissions percevoir que des impressions, que nous faire des idées des objets de ce monde ne prouve pas du tout l’existence objective extérieure de ces objets mais au contraire l’existence d’un être coordonnant, orchestrant et finalement composant toutes ces impressions. Il y a donc « quelque chose » d’existant séparément dont ses impressions et des représentations font signe mais ce n’est pas du tout de l’objet correspondant qui serait l’origine de ses affects, c’est seulement ce par quoi rien ne peut se faire ailleurs que dans la dimension de ses affects, à savoir Dieu.

Finalement ce que Berkeley nous invite à considérer c’est la possibilité de dépersonnaliser nos sensations. Ce n’est pas parce que j’ai une sensation que j’en suis l’auteur. Dieu est le « peintre » par quoi rien ne peut exister hors de la sensation et cette sensation n’est pas le signe de l’existence matérielle des objets mais de l’existence idéelle d’un esprit. Il faut qu’il y ait des sensations parce que c’est par les sensations que le monde est monde et Dieu est l’orchestrateur, le compositeur de ces sensations dont nous sommes les agents.


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