mercredi 24 avril 2024

Terminales 2 / 3 / 6: La raison a-t-elle toujours raison ? (2 et fin)

 


La perspective de Freud est extrêmement déstabilisante dans la mesure où elle éclaire la notion de raison sous un angle répressif. De fait, nous pouvons souligner le caractère particulièrement restrictif de l’utilisation du terme dans les expressions de sens commun: il faut raison « garder », ne jamais dépasser les limites de la raison. Se pourrait-il qu’elle ne consiste après tout que dans une instance de contrôle des populations?

La raison nous apparaît d’abord comme une faculté dont la fonction est la connaissance, le savoir, la science. Mais la perspective généalogiste de Freud (la façon dont se constitue un moi dans son rapport à la société et à la loi) pointe le rôle joué par la raison dans son rapprochement avec le sur-moi contre le ça. Dés lors la « raison » s’impose moins à nous comme cette instance clairvoyante qui modère à bon escient nos emportements que comme le masque du sur-moi, c’est-à-dire le résultat de notre dressage par la civilisation et le produit du refoulement du ça. Ce n’est pas que la raison soit condamnable (bien au contraire) mais elle est moins un impératif, ou une valeur que le simple produit du processus par le biais duquel nous devenons des êtres culturels. De ce point de vue la nécessité à partir de laquelle la raison a toujours raison n’est ni plus ni moins que l’affirmation impliquée par la thèse d’Aristote selon laquelle l’être humain est un animal naturellement politique. Ce n’est pas qu’il faille que la raison ait toujours raison, c’est plutôt que de toute façon l’être humain ne peut exister tel qu’il est, à savoir politiquement socialement, collectivement que si, en lui, la raison prend le pas sur la pulsion (le ça). La raison n’est dés lors rien de plus que l’effet collatéral de l’existence collective de l’être humain.


 3) La raison contre la foi

Mais alors la raison nous semble davantage tenir d’une sorte de fait accompli de la nature politique de l’être humain plutôt que d’une légitimité conquise, prouvée, admise après réflexion. Ce n’est pas d’être elle-même qu’elle justifie son hégémonie, c’est de la culture et de ceci qu’elle semble avoir partir liée avec la notion de « limite ». De fait Emanuel Kant qui fait partie des auteurs que l’on peut sans discussion classer dans le camp des défenseurs de la raison fait d’elle la « faculté limite » de la connaissance. Dans son livre « critique de la raison pure », il formule quatre questions qui constituent selon lui les limites de la connaissance humaine, tout simplement parce qu’il est tout aussi raisonnable de répondre par l’affirmative que par la négative. Ces quatre questions sont:

  1. La finitude du monde
  2. L’existence d’une particule indivisible
  3. L’existence de la liberté
  4. L’existence de Dieu

Ce n’est pas qu’il ne soit pas sensé de traiter ces questions, c’est plutôt qu’il n’est pas raisonnable de prétendre que l’on peut répondre à l’une d’entre elles avec la certitude d’avoir raison. Ici la raison fait preuve d’une forme de lucidité dans sa capacité à reconnaître qu’aucune raison ne peut être alléguer en faveur du oui ou du non et avoir raison. Si nous voulons reprendre exactement les termes du sujet, nous pourrions dire que la raison investit chacune de ces quatre questions d’une valeur, d’une aptitude à faire limitation à sa capacité d’avoir raison. Nous pouvons notamment penser à la dernière mais en y réfléchissant l’argument vaut pareillement pour les trois premières. Que Dieu existe ou pas n’est pas une affaire de raisonnement. C’est déjà ce que Pascal bien avant Kant avait formulé différemment. Il n’est pas du tout déraisonnable de croire à l’existence de Dieu, et ce n’est pas raisonnable non plus, c’est simplement hors des limites de la connaissance humaine. « Que puis-je savoir? » Demande Kant  et la réponse est sans discussion: « pas cela: pas si le monde est infini, si toute particule de matière est divisible, si la liberté humaine existe ou si Dieu existe. Sur la question de la liberté qui est probablement celle qui intéresse le plus la philosophie, Nous savons par ailleurs que pour Kant, il est aussi nécessaire de croire à la liberté d’un point de vue moral qu’impossible d’affirmer cette liberté du point de vue « scientifique » ou « anthropologique ». Pour que l’existence humaine ait un sens, il faut admettre la liberté de l’humain, tout en sachant que cette liberté  de l’être humain dans la nature n’est pas nécessairement fondée.



Finalement cela revient à poser qu’il existe bel et bien un processus d’auto-justification de la raison mais en même temps que l’existence de l’être humain est entièrement prise dans ce processus.  Que l’existence de l’homme ait du sens dans la nature n’est pas du tout prouvé, mais en fait ce n’est pas « prouvable », c’est précisément à cela que l’existence de l’homme doit oeuvrer: créer le sens de sa vie en même temps que la vivre. Cette perspective va beaucoup plus loin que les précédentes et nous pouvons la concevoir aussi bien individuellement qu’à l’échelle de l’espèce. Il n’existe pas de meilleure raison à l’existence de l’être humain que cette existence même. Il serait vain de chercher une instance supérieure à l’homme auprès de laquelle nous pourrions investir notre développement d’un sens supérieur, d’une dignité métaphysique surnaturelle ou surhumaine. Nous pourrions ici utiliser un autre sens du terme de raison qui est celui de « rendre raison de », de justifier. L’être humain a raison de rendre raison de son existence sauf que précisément ce n’est plus à la raison de le faire. La raison est ici confrontée à la limite de ce qu’elle peut faire, aux frontières intérieures de sa puissance, frontières dont l’extériorité atteste de l’existence d’un territoire « autre » qui, selon Pascal serait celui de la foi. Nous pourrions dire ici que c’est le « toujours » qui est mis en question et qu’il l’est suffisamment pour que la réponse soit plutôt « non ». 

La philosophie de Kant s’avère ici particulièrement décisive car autant du point de vue moral, il est évident que pour lui, la raison a toujours raison, autant d’un point de vue métaphysique, ce n’est pas le cas. 



4) La raison contre l’intuition


Toutefois pour le philosophe allemand cette impossibilité pour la raison de se prononcer au-delà des limites qu’il a dessiné avec ces quatre antinomies marque également les limites de la faculté de l’homme à connaître. Il est donc clair pour lui qu’il n’existe pas pour l’être humain d’autre faculté de connaissance que celle de la raison. Il est de la puissance de raison de savoir délimiter le territoire à l’intérieur duquel elle a toujours raison et celui à l’intérieur duquel elle n’est pas opérationnelle. Quelque chose d’auto-proclamé et donc de suspect s’énonce pourtant dans l’efficience de cette auto-limitation, de ce traçage de frontières, c’est précisément ce pouvoir de définir, de délimiter comme s’il était du domaine de la raison de connaître les questions à l’intérieur desquelles elle peut « connaître ». Mais alors serions-nous tenté d’objecter: qu’est-ce que connaître si c’est toujours sur le fond d’une limite du connaissable que connaître « se peut »? Qu’y a-t-il à connaître si l’on connaît déjà que c’est du connaissable et n’est-ce pas déjà du connu alors? Donc que fait la connaissance à part connaître ce qu’il est son pouvoir de connaître? Si elle s’est déjà prononcée sur ce qu’elle peut connaître, c’est donc qu’elle le connaît, et dés lors nous ne percevons plus très bien ce qu’il lui reste à connaître.

C’est un peu comme si quelque chose de son humilité (définir les frontières à l’intérieur desquelles elle peut s’exercer) ruinait en réalité tous ses fondements, son être même, comme si la raison perdait finalement sa raison d’être. En fait la raison ne peut s’effectuer en tant que raison qu’en s’exerçant sur du non sens, qu’en luttant pied à pied contre l’absurde et le chaos. C’est le propre du Dasein que de donner absurdement du sens à ce qui n’en a aucun. Exister pour l’homme n'a aucun sens hors de l’effort qu’il libère pour d’un seul et même mouvement exister et donner du sens au fait d’exister. 

C’est là toute la puissance de la philosophie d’Albert camus que de ne se situer qu’à cette articulation délicate là. Nous ne nous levons pas parce que la vie a un sens mais parce qu’elle n’en a aucun et que si nous ne nous levons pas et ne nous lançons pas dans une activité  à laquelle nous prêtons du sens, alors, de fait, vivre n’aura aucun sens. Pénélope fait le jour ce qu’elle défera la nuit, de telle sorte qu’aucun toile ne se tisse vraiment dans son ouvrage, mais dans cette activité folle qui ne vise qu’à ne pas en finir avec ce qu’elle fait, quelque chose du sens de son existence s’affirme à savoir le lien qu’elle a tissé avec Ulysse et sa croyance dans son retour. 

Peut-être entendre la voix de la raison aurait-elle signifié ici se marier avec l’un des prétendants. C’est contre toute logique que Pénélope active un processus absurde: faire et défaire pour ne faire que faire, se concentrer sur une praxis délirante qui n’aspire qu’à se proroger jusqu’à l’infini de la répétition, jusqu’à l’éternité d’un retour improbable. Et pourtant c’est le sens même de l’épopée qui se retrouve ainsi suspendu à son fil, comme si dans l’abîme ouvert d’une action qui ne fait que se viser elle-même dans l’infini du cycle, quelque chose d’une « solution » absurdement voyait le jour. Entre l’attente d’un époux qui ne vient pas et l’impatience des prétendants qui l’assiègent, Pénélope choisit l’éternité d’un présent qui ne débouche sur rien sur aucun horizon. Elle agit pour agir sans se donner le temps de la réflexion et « sans raison garder », possibilité qui, de toute façon lui est finalement interdite. Elle se perd dans un « devenir tisseuse » sans horizon ni finalité. 




C’est à partir de cette capacité à s’éterniser dans l’épaisseur cyclique d’un pur présent  que nous pouvons libérer une piste nouvelle concernant le sujet précisément parce que la raison, au-delà de toutes significations diverses qu’elle peut revêtir, se définit toujours par un décalage ou par une médiation. On est raisonnable quand on peut insinuer de la distance, voir de loin ou de haut l’existence et les situations problématiques dans lesquelles de fait elle nous plonge. Avec Kant, nous avons vu à quel point entre le sujet et la situation inextricable à laquelle il était confronté (dire ou pas la vérité) il plaçait l’intégralité du devoir être humain à accomplir sans faire droit à la pure intuition, improvisation d’où pourrait surgir la seule chose à faire, le seul sujet à être. La notion d‘intuition exprime le sens du kairos de la personne qui croit à la sagesse des évènements, à leur capacité à nous placer de fait dans les situation qu’il faut au moment où il le faut afin que nous prenions la décision qui s’y impose, sachant qu’il n’y en a qu’une.

De fait, nous pouvons rappeler ici que la raison définit seulement le deuxième genre de connaissance chez Spinoza et que le troisième est précisément celui qui caractérise l’intuition. Dans le cours qu’il consacre à Vincennes  Deleuze reprend ces trois genres de connaissance en les reliant aux trois modalités d’individuation du sujet.  



Le premier genre de connaissance est celui des chocs sensibles. Nous sommes physiquement frappé par un autre corps et nous le sommes en tant que corps. Les parties d’un corps autre frappent les parties de notre corps, c’est tout ce qui fait ressembler nos journées à une longue succession de lutte et d’affections. Nous essayons de gérer tant bien que mal ces micro-chocs sans lesquels une existence physique ne peut suivre son cours. Pour reprendre l’image de la nage que Gilles Deleuze  ne cesse d’utiliser, c’est le contact difficile que le corps d’un nageur débutant noue avec l’eau de la mer. Mais il peut s’éveiller au deuxième genre de connaissance qui est précisément celui de la raison, de la « ratio » (rapport) . Le nageur, même mauvais va saisir les rapports qui lient entre eux les parties de la vague et qui en font une vague, laquelle s’exerce sur des parties de son corps dont il va saisir aussi l’unité de telle sorte qu’il accompagnera son mouvement. Mais cela n’est encore rien par rapport au 3e genre de connaissance par le biais duquel le nageur saisira quelque chose de la vague qui est encore supérieure à la connaissance du rapport qui unifie son être, à savoir son essence.

Mais de quoi s‘agit-il ici? De ceci que la vague est animée par une intensité. Or cette intensité ne peut avoir ‘autre origine que celle du vouloir être de la vague qui ne fait qu’un avec celui de la mer lequel à son tour se confond avec le vouloir être de la nature dont le nageur aussi fait partie. Ce qui gagne alors en amplitude au travers de cette perception de ‘l’intensité de la vague, c’est tout simplement le vouloir être ou le vouloir vivre de la nature, c’est-à-dire d’une totalité dans laquelle nous sommes immergés de telle sorte qu’il y a quelque chose de la vague que nécessairement le nageur est aussi. L’intuition désigne le mode de connaissance par le biais duquel il est donné au nageur l’intuition de ce que c’est pour la vague d’être une vague. Il peut voir ce que c’est qu’être une vague de l’intérieur de ce qu’elle est. Il n’est plus question de faire réflexion sur les rapports qui unifient les points de la vague pour lui opposer les rapports qui unifient les points de son corps dans la vague mais finalement de ne plus faire qu’un avec ce que c’est qu’être une vague, ce que c’est qu’entre un corps, ce que c’est qu’être, en fait. Dés lors la raison n’a pas toujours raison parce qu’elle est dépassée par le mode de connaissance qui se trouve correspondre avec un mode d’être qui est l’intuition.



Conclusion


Nous avons tenté de relever d’emblée le piège d’une question posant finalement le problème de sa capacité à valoir en tant que critère à partir duquel il nous reviendrait de lui répondre. Comment la raison pourrait-elle ne pas avoir raison si c’est à elle que rêvent le droit de définir ce que c’est qu’avoir raison? La question peut ainsi s’interpréter comme une tentative de pouvoir totalitaire mais en même temps elle nous donne la liberté de pointer cette tentative hégémonique. Peut-on vraiment détecter dans la raison la visée despotique d’une instance de pur contrôle des populations sans pour autant se noyer dans l’absurdité d’un romantisme révolutionnaire vide et immature?  

Si le détour par les thèses de Freud nous a permis de mesurer l’importance de la culture dans le refoulement de la spontanéité des pulsions par quoi la raison peut s’apparenter au sur-moi, il s’en faut de beaucoup que l’analyste autrichien en déduise le refoulement de la raison ne serait-ce que parce que le sur-moi est le principal agent de ce refoulement à partir duquel le moi conquiert son territoire sur le ça. C’est davantage dans la confrontation entre la philosophie de la connaissance telle qu’elle est développée par Kant dans la critique de la raison pure et l’intuitionnisme de Spinoza développé dans l’Ethique que la possibilité d’une réponse négative nous est apparue.  La question qui se pose est finalement celle de savoir jusqu’où l’être humain peut aller dans la capacité de ne faire plus qu’un avec l’existence qu’il vit, avec l’existant qu’il est. La raison, en tant qu’instance de médiation, ne peut ici que poser des limites et rejeter radicalement cette unité alors que c’est le propre de la philosophie de Spinoza de la poser non seulement comme pleinement efficiente mais aussi comme fondamentalement joyeuse.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire