b) Droit naturel et droit positif
Lorsque Montesquieu exprime par cette comparaison géométrique l’impossibilité de tracer des cercles sans que l’idée d’une figure dont tous les points se situent à une distance égale de leur centre ne préexiste à leur inscription par un dessin, il pose finalement qu’il ne peut exister de droit positif qu’en référence à un droit naturel premier.
Par droit positif, il faut entendre tout ce qui relève des lois effectives, en exercice dans les états, ainsi que tout ce qui relève de la jurisprudence (ce terme de jurisprudence désigne la décision d’un tribunal confronté à des situations qui ne sont pas encore prises en compte par les institutions: si un tribunal doit juger un cas de figure sans précédents c’est-à-dire tel qu’il échappe au code pénal existant et qu’il n’ait jamais été traité par un tribunal antérieurement, sa décision fera jurisprudence, c’est-à-dire que tous les tribunaux qui auront après lui à juger un cas semblable ou s’en rapprochant pourront se rapporter à son jugement. La jurisprudence, c’est quand un tribunal se trouve en position d’avoir à inventer la justice).
Montesquieu demande donc comment les humains pourraient concevoir des lois dans chaque état s’ils ne disposaient pas d’abord d’une certaine idée naturelle, première universelle, voire innée de ce qui est juste. Toutefois cette universalité de l’idée de justice est démentie concrètement par l’observation des règles des lois, donc des conceptions du doit qui régissent effectivement les peuples humains. Il faut donc distinguer la notion de droit naturel avec celle des droits positifs. Nous sommes obligé.e.s de distinguer des droits positifs c’est-à-dire des conceptions du droit qui varient en fonction des époques et en fonctions des états ou des peuples. Par contre on ne peut croire à l’existence que d’un seul et même droit naturel s’imposant à tous les humains universellement.
Le droit positif désigne donc l’ensemble des règles en vigueur dans un état. C’est un droit humain qui s’applique seulement aux citoyens de cet état. Il est écrit, publié, et appliqué. Il évolue en fonction des évènements, des moeurs et des mentalités de cet état.
Par opposition le droit naturel est l’ensemble des droits que chaque individu possède du fait de son appartenance à l’humanité et donc indépendamment de l’état particulier dont il est citoyen. Il est inné, inaltérable (inchangeable), irréductible aux variables induites par les différences de droit positif entre les états. Mais en même temps il n’existe aucun moyen concret de l’appliquer. On peut se recommander du droit naturel, comme l’ont fait les révolutionnaires français dans la DDHC, mais une juridiction posant le fondement de son droit positif dans le droit naturel donne à sa conception du droit positif un fondement universel qui de fait est privé de toute possibilité d’effectuation réelle, effective.
L’esprit d’universalité qui a considérablement marqué le droit positif français est dés lors frappé du sceau d’une ambiguïté évidente. Le Droit français, inspiré des droits de l’Homme adhère au droit naturel mais ne dispose évidemment pas de la force susceptible de faire régner cette conception là dans la totalité du monde. Le droit naturel est un « droit sans force ». Le droit positif est une force légale et l’état au sein d’un pays dispose du monopole de la violence légitime comme le dit Max Weber même s’il serait peut-être plus juste de dire « violence légale », parce qu’une violence légale n’est pas nécessairement légitime.
Du moins c’est toute la question que pose la distinction entre droit positif et droit naturel. Finalement ces deux notions reposent sur deux évidences qui sont différentes voire opposées. Le droit naturel repose sur cette évidence qu’il existe bel et bien une espèce humaine et que l’on peut donc situer une égalité de droit à cette dimension là, à savoir que tout homme a, en tant qu’homme des droits. Mais cela va plus loin puisque le droit naturel suppose également qu’il existe au coeur de tous les hommes un sentiment identique de justice, de ce qu’il est juste ou injuste de faire, et c’est bien sûr à ce niveau que l’argument des différences entre les règles et les lois applicables selon les peuples, les civilisations, les nations est difficile à réfuter. Le droit positif repose sur un autre type d’évidences: de fait il existe bien en chaque nation et tout état des lois en vigueur. Par conséquent le droit naturel s’appuie sur l’évidence d’une espèce humaine dont on ne voit pas bien au nom de quoi telle ou telle ethnie aurait plus de droits qu’une autre et le droit positif s’appuie sur le fait qu’il y a des états ou des sociétés dans lesquels des lois sont opérationnelles et efficientes.
Cette opposition atteint aujourd’hui un seuil critique par rapport à la question migratoire, réalité extrêmement clivante qui finalement met en échec les deux conceptions. On pourrait penser que les partisans du droit naturel sont les plus enclins à accorder des droits aux migrants, précisément parce que le droit est pour eux un concept universel valant pour tout être humain, quel que soit le lieu. Pourtant une ambiguïté se fait jour notamment dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, parce qu’elle sous entend une assimilation entre l’être humain et la citoyenneté alors que justement un migrant est un humain qui n’a plus la citoyenneté du pays dont il est parti et pas encore celle du pays par lequel il veut se faire adopter, ou vers lequel il veut aller (beaucoup de migrants en France sont juste en transit, mais éprouve des difficultés à franchir les frontières européennes). En son sens le plus profond, il est clair que le droit naturel impose de reconnaître des droits fondamentaux aux migrants, de les accueillir, de les nourrir, de les abriter, de les aider à aller là où ils souhaitent se rendre. Mais en même temps, c’est en tant qu’Etat que la France peut et même doit (si l’on adhère au droit naturel) assurer cette prise en charge. Or en tant qu’état, cela ne peut plus être le droit naturel qui s’exerce, mais le droit positif.
Comment un état pourrait-il se justifier d’exercer son droit positif par un droit naturel universel alors même que ce droit universel n’est pas le même dans tous les états? Derrière l’extrême générosité d’une nation prenant sur soi dans son territoire de suivre les principes universels de droits valant pour tous les humains se dissimule la prétention de connaître ce qu’un droit se doit universellement d’être. La philosophie des Lumières de Rousseau, Diderot, Voltaire, Kant, etc, est une philosophie européenne posant ce qui, aux yeux d’un européen, définit « LE » droit pour tout Humain, en tout lieu en tout temps. Mais aucun humain n’existe en tout pays en tout temps. Nous sommes toutes et tous né.e.s dans des états dans lesquels il existe toujours déjà des droits positifs.
Les tenants du droit positif que l’on appelle aussi le « positivisme juridique » tiennent qu’il n’existe aucun autre fondement du droit que celui qui est appliqué en chaque état, dans les limites d’un territoire donné. Il existe donc autant de conceptions du droit qu’il existe d’états à l’intérieur desquels sont appliqués des lois qui varient d’un état à un autre. Comme le dit ironiquement Pascal: « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » Pour un français, il y a le droit positif français, et ce qui sévit de l’autre côté des Pyrénées est faux. Les êtres humains sont assez inconséquents pour avoir ainsi établi des différences de droits au gré de frontières naturelles arbitraires: un fleuve, une rivière, etc. Pascal ici n’est ni partisan du droit positif (il ne dit pas que c’est bien) ni du droit naturel. Il pourfend avec beaucoup de malice les tenants du droit naturel:
On la (la justice) verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité, en peu d’années de possession les lois fondamentales changent. Le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au‑deçà des Pyrénées, erreur au‑delà.
Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans les lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point.
Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut‑il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au‑delà de l’eau et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui ?
Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu. Nihil amplius nostrum est, quod nostrum dicimus artis est. (« Il ne reste plus rien qui soit vraiment à nous. Ce qu’on dit à nous est à l’art ». (tr. de Montaigne, Essais, 1652)). Ex senatusconsultis et plebiscitis crimina exercentur. (Sénèque, Épîtres, 95, « C’est en vertu des senatus-consultes et des plébiscites qu’on commet des crimes »). Ut olim vitiis sic nunc legibus laboramus. (Tacite, Annales, III, 25, cité par Montaigne, Essais, III, 13, « Nous souffrions jadis de nos vices, maintenant de nos lois »).
De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente. Et c’est le plus sûr. Rien, suivant la seule raison, n’est juste de soi, tout varie avec le temps. La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue. C’est le fondement mystique de son autorité, qui la ramènera à son principe l’anéantit. Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes. Qui leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi, elle est toute ramassée en soi. Elle est loi et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et si léger que s’il n’est accoutumé à contempler les prodiges de l’imagination humaine, il admirera qu’un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence.»
Lorsque Pascal écrit « elle est loi et rien davantage »: on mesure bien son adhésion au droit positif mais c’est une adhésion qui pour autant n’accorde pas au droit positif une légitimité. C’est comme ça! Les humains sont assez inconséquents pour suivre des principes aussi hasardeux, aussi dépourvus de toute raison. Selon que vous vous trouviez ici ou là, vous aurez le droit ou pas d’agir de telle ou telle façon. Finalement nous retrouvons exactement le sens développé dans l’opposition entre le droit et la force. De fait ce qui régule le droit c’est le droit positif mais finalement il n’est pas juste. Il serait plus juste d’adhérer au droit naturel sauf qu’il ne dispose d’aucune force, donc de fait il n’y a de droit que positif mais il n’y a là aucun lieu de se réjouir. Tout ce que cela prouve c’est que l’être humain est absurde et ridicule. Il serait faux d’affirmer que Pascal défend le droit positif, il le constate amèrement. Le droit positif est léger, hasardeux inconséquent mais de fait il légifère. Le droit naturel est raisonnable, universel, légitime, mais il est invisible, inopérant, inexistant, donc abscons.
Il existe une division des différentes sortes d’êtres humains très célèbre sous la plume de Pascal:
« Raison des effets. — Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi-habiles les méprisent, disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière. Les dévots qui ont plus de zèle que de science les méprisent, malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure. Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre, selon qu’on a de lumière. » - Pensées (1669) de Blaise Pascal.
L’humanité est donc ici divisée en cinq catégories mais ce sont surtout les trois premières qui nous intéressent: le peuple, les semi-habiles et les habiles (les deux autres sont les dévots et les chrétiens parfaits, mais en fait les dévots sont dans le domaine d cela foi, les mêmes que les semi-habiles dans le domaine de la loi et les chrétiens parfaits sont les habiles). On peut transformer la citation en l’interrogeant sur la question du droit positif et du droit naturel selon Pascal, sachant que la catégorie qu’il veut discréditer est celle des semi-habiles (en fait ce sont les gens qui se croient plus malins que le peuple, sans se rendre compte qu’il ne sont que semi-habiles et donc limités. En fait ils cumulent tous les défauts des deux autres catégories: aussi ignorants que le peuple mais aussi orgueilleux que les habiles, qui le sont à juste raison). Le peuple croient à l’excellence des lois du droit positif et les suit sans discuter. Les semi-habiles critiquent le droit positif au nom du droit naturel. Les habiles respectent le droit positif, pas de façon aussi aveugle que le peuple mais avec « la pensée de derrière ». Que désigne ce terme? Ce qui correspond le plus finalement, c’est le terme d’arrière pensée. Il n’existe pas de justice transcendante si ce n’est celle de Dieu mais elle n’est pas de notre ordre (c’est-à-dire qu’elle ne peut être expérimentée dans notre condition de mortels), donc il n’y a que le droit positif. Il n’est pas question de penser que ce droit serait « juste ». Il est arbitraire et selon qu’on se situe de ce côté ou de l’autre des Pyrénées, il change (il faut rappeler qu’en Espagne, à cette époque, les lois de l’inquisition était appliquées en Espagne). On mesure à quel point Montesquieu et Pascal s’opposent totalement sur ce sujet.
3) Le droit naturel et la puissance (Hobbes et Spinoza)
Dans son cours consacré à Spinoza du 09/12/1980, Gilles Deleuze décrit une conception du droit naturel qui est très différente de celle que nous avons vue jusque là. Elle correspond à une rupture radicale imposée par Hobbes et reprise (avec quelques différences) par Spinoza. Cette nouvelle perspective nous permettrait peut-être de sortir de cette opposition frontale entre Pascal et Montesquieu.
Pour vraiment comprendre ce que Deleuze va ici poser à propos de Spinoza, il faut saisir la différence entre une ontologie et une éthique, et réaliser pourquoi l’ouvrage de Spinoza s’intitule l’éthique. C’est tout simplement que Spinoza ne croit pas que nous soyons des essences. Nous ne sommes pas, nous pouvons, c’est-à-dire que nous consistons dans la quantité de puissance que nous pouvons libérer. Nous sommes les intensités que nous pouvons émettre dans notre désir d’exister. Le fond de la question n’est pas du tout de savoir qui je suis, ni ce que je fais, mais de quelles intensités je suis capable dans mon désir d’être (pas de vivre ou de survivre mais d’être). Gilles Deleuze fait référence à Nicolas de Cues (1401 - 1464) qui avait inventé un mot en assimilant le verbe latin posse (pouvoir) avec le verbe être esse. Cela donne à la 3e personne du présent « possest », un néologisme: être c’est libérer la puissance d’être. On n’EST pas, on fait tout ce qu’on peut pour être.
Cette distinction entre l’ontologie et l’éthique, c’est-à-dire entre l’essence (ce que l’on est) et la puissance (libérer la puissance d’exister) fait la différence entre les théories classiques du droit naturel (telle que Montesquieu en sera l’héritier) et le droit naturel chez Hobbes et Spinoza. Avec beaucoup de clarté, Deleuze résume toutes les théories classique du droit naturel en quatre propositions qui ont toute ce point commun de définir le droit naturel par la conformité à l’essence. Quel est l’essence de l’homme? C’est d’être raisonnable. Ce qui est juste c’est donc ce qui est conforme à une définition universelle de l’humain comme être raisonnable.
Les quatre propositions sont les suivantes:
- Une chose ou un être se définit par son essence, par ce qu’elle est. C’est l’essence de l’humain qui définit son droit naturel
- Le droit naturel ne renvoie pas à un état de nature qui précèderait la régulation des populations dans des sociétés. L’état de nature n’est pas un état pré-social. L’état de nature, c’est l’état dans lequel le droit naturel peut s’effectuer, c’est l’état dans lequel il est possible de mettre en conformité ce que l‘être humain EST (un animal raisonnable) et ce qu’il vit. Bref l’état de nature, c’est l’état qui correspond à la bonne société, susceptible de faire exister des hommes bons, c’est-à-dire conforme à ce qu’ils sont.
- Nous avons des droits et des devoirs mais ce qui vient en premier, c’est le devoir. A partir du moment où ce qu’il faut c’est correspondre à son essence, cela suppose un certain nombre de conditions à remplir pour y parvenir. On se doit de parvenir à l’effectuation de ce que l'on est. Comme on est un animal raisonnable, il va falloir respecter les devoirs inhérents, corrélatifs à cette définition de l’être humain. Donc le devoir prime sur le droit ou plutôt le devoir est la condition « sine qua non » du droit (livre de Cicéron: De officis, qui désigne les charges, les devoirs fonctionnels, ce que l’on a à faire pour être à la hauteur de ce qu’il faut qu’on soit.
- Il y a des personnes dans la société qui ont la connaissance de l’essence de l’humain. C’est le sage. Il existe donc une compétence qui revient à certains et qui savent comment nous pouvons être justes. On retrouve cela chez Platon notamment et cela justifie l’implication du sage dans la vie politique, légale, juridique.
Ce qui doit nous frapper dans ces quatre points qui définissent le droit naturel classique, c’est leur caractère normatif. Dans ces quatre définitions, il y a une référence à une norme:
- L’humain a à être ce qu’il est par essence, un être raisonnable. Ce qui le définit c’est sa norme
- L’état de nature n’est pas pré-social. Il est conformité à la norme de ce que l’homme doit être.
- Le devoir prime sur le droit de l’être humain (soumission à la norme et à la loi)
- Il y a une compétence du droit naturel qui revient à quelques uns (le sage, le prêtre, le prince)
Hobbes et Spinoza dynamitent littéralement cette conception du droit naturel comme conformité de l’être humain à ce qu’il est, c’est-à-dire à ce qu’il doit être en contredisant point par point ces quatre thèses:
- L’être humain ne se définit par parce qu’il est mais parce qu’il peut. Cela signifie qu’il a le droit naturel de faire ce qu’il peut. Il faut vraiment saisir tout ce que cette destitution de l’essence dans le droit naturel signifie. Dans le droit naturel classique, on pourrait dire que le mot d’ordre était finalement: ce n’est pas parce que tu peux réellement que tu peux légitimement parce qu' en tant qu’homme, tu ne peux pas faire ceci ou cela. Avec cette nouvelle vision : « si tu peux, tu peux », ton droit se définit par ce que tu as la puissance de faire. C’est le droit naturel des gros poissons de manger les petits.
- L’état de nature, c’est le lieu dans lequel l’homme peut libérer la puissance dans laquelle il consiste. Or un état social, c’est un état dans lequel il va y avoir des limitations de ce droit naturel. Par conséquent il se caractérise nécessairement, logiquement comme une zone pré sociale de l’état civil. Cela ne signifie pas qu’il y a eu un état de nature avant l’état civil chronologiquement mais qu’il y a chez l’être humain un devenir social (et c’est tout le contraire d’un devoir ou d’un destin social). L’être humain ne naît pas social, il le devient. Le droit naturel ce n’est donc pas ce dont il faut que l’être humain se recommande pour être ce qu’il est, c’est un droit qui correspond avec ce que nous pouvons, avec tout ce qu’un homme peut, un droit donc qui est antérieur à la vie civile régulée par des lois. (C’est exactement le contraire de la tradition Adamique chrétienne selon laquelle Adam était parfait avant d’avoir mangé le fruit)
- Ce n’est pas le devoir qui précède le droit, c’est le droit qui précède le devoir. L’être humain est d’abord une puissance qui se libère. Pour que l’être humain devienne social, il va falloir limiter le droit, mais ce qu’il y a d’abord c’est le droit pas le devoir.
- Du point de vue du droit naturel, il n’existe pas de compétence pouvant se déployer dans notre rapport à la norme. Puisque le droit précède le devoir et que mon droit consiste dans la libération de ma puissance, il n’y a pas de devoir-être qui pourrait imposer une version de ce à quoi mon être devrait se conformer. Par conséquent, personne ne peut se dire compétent à ma place pour me dire ce qu’il faut que je sois, où vers quel idéal je devrai orienter ma conduite. Personne n’est compétent à ma place. Attention, cela est valable du point de vue du droit naturel. Dans une société régulée par des lois, vont intervenir des limitations, des lois, des législateurs, de la force publique, etc. Toutefois ce que cela implique, c’est la substitution dune logique de consentement à un principe de compétence.
Par la suite les directions de Hobbes et de Spinoza vont se distinguer. Hobbes s’orientera vers une conception assez absolutiste du pouvoir dans l’état civil alors que Spinoza n'abandonnera pas les implications de ce droit naturel là . Pour le dire plus clairement, cette égalité entre les citoyens qui vient de ceci qu’ils sont toutes et tous, des êtres dotés du droit naturel justifie pour Hobbes le contrat par le biais duquel justement le citoyen va échanger cette puissance contre la sécurité au profit du souverain qui ne sera plus du tout l’égal du citoyen mais le garant de sa sécurité et le détenteur de sa force ainsi que celles de tous les autres citoyens. L’exercice du pouvoir va se voir légitimé et renforcé par l’abandon contractuel de leur puissance par les citoyens. A l’inverse, chez Spinoza, l’action civique des citoyen.ne.s est conçu d’après leur droit naturel, c’est-à-dire d’après leur puissance mais bien comprise par leur raison. Les citoyens n’ont pas à obéir au souverain mais à leur raison, donc aux lois. Ils ne cessent pas de s’autoriser de leur puissance pour agir. Je peux parce que je peux et si de fait il y a des choses que je pourrai physiquement faire mais que je ne peux pas faire légalement ce n’est pas parce qu’un souverain me l’interdit mais parce que la compréhension de ce que je suis en tant que puissance me conduit à ne pas le désirer.
Pour Spinoza, le droit positif n’est pas la version contractuelle du droit naturel. Celui-ci n’est plus la norme régulatrice du droit positif mais ce qui l’impulse du « bas », c’est-à-dire à partir de la puissance des citoyen.ne.s. Avec Hobbes et Spinoza, nous avons affaire à un droit naturel immanent et pas du tout transcendant. Spinoza évite totalement cet acte contractuel de dépossession par le biais duquel les citoyen.ne.s se défont du droit de libérer leur puissance (droit naturel) pour jouir de la sécurité (théorie de Hobbes), si bien que contrairement au philosophe anglais, il ne rompt pas avec Aristote sur ce point. L’être humain est un animal dont le devenir est social et dont le droit naturel peut perdurer politiquement de telle sorte que la cité elle-même sera animée du désir de persévérer dans son être, d’accroître sa puissance. Il y a bien un devenir collectif de l’être humain. Il ne renonce pas à son droit naturel en devenant citoyen.
Un état est un corps politique qui est l’expression de la potentia multitudinis, c’est-à-dire de la puissance de la multitude. Tant que les citoyens obéissent au souverain, c’est qu’ils y consentent. Évidemment Spinoza n’avait peut-être pas envisagé à quel point il est possible de fabriquer du consentement (livre de Edward Herman et Noam Chomsky - En fait si: Spinoza n’était pas dupe des efforts de certains pouvoirs pour cacher au peuple la puissance dont il est la seule véritable source) mais cela n’enlève rien à la pertinence de son analyse: il n’existe aucun pouvoir politique qui puisse appuyer son pouvoir sur une autre instance que celle du peuple. Si nous prenons l’exemple récent de la réforme des retraites, cela veut dire que les français consentent à cette réforme, ou bien que l'on a su fabriquer leur consentement de la réforme.
Qu’est-ce que cela veut dire concrètement? Que pour Spinoza, il n’existe vraiment pas de droit naturel idéal, normé, transcendant qui s’imposerait intuitivement aux humains à partir d’une raison supérieure. Pour bien saisir ce qu’est le droit naturel, il faut abandonner toute définition des humains en tant qu’essences et les cibler en tant que puissances. Nous ne « sommes pas », nous « pouvons ». « Non sumus, possumus », en latin, on pourrait suivre Nicolas de Cues en divisant ce dernier terme: pos / sumus. Le fondement du droit positif, c’est bien le conatus, en fait, le désir de persévérer dans son être, du droit naturel mais immanent, et pas normatif.
4) L’éthique contre la morale
Il nous faut aller plus loin dans tout ce que Spinoza nous permet de réaliser par le biais de cette nouvelle définition du droit naturel qu’il emprunte à Hobbes mais qu’il prolonge autrement. Nous consistons dans notre puissance et pas dans une essence quelconque. Nous ne nous définissons pas en tant que participant de l’essence de l’être raisonnable. Nous sommes plutôt des degrés sur l’échelle des puissances et nous sommes la manière d’être qui correspond à ce degré. Nous consistons dans une certaine façon d’être, un style qui finalement correspond au chiffre qu’est le degré que nous atteignons sur l’échelle de la puissance.
Ceci peut se dire et se prolonger autrement: nous ne cessons pas d’insister sur cette puissance mais comment pouvons nous la mesurer, la réaliser, nous en rendre compte? En essayant de saisir des intensités puisque la puissance, c’est ce qui se mesure en intensité. Comment savoir si je suis mon droit naturel en faisant ceci ou cela?
Nous pouvons répondre en utilisant un auteur qui, à bien des titres, suit le fil amorcé par Spinoza et qui est Nietzsche: je peux répondre à cette question portant sur l’effectuation du droit naturel en me demandant si je me vois refaire une infinité de fois l’acte en question. Jusqu’où peux-tu aller dans l’accord avec toi-même qu’imposerait le fait de refaire une infinité de fois ce que tu envisages de faire. Tu viens de boire une vingtaine de verres de rhum et tu as envie d’en boire un 21e. Te vois-tu boire une infinité de fois ce 21e verre? Si la réponse est « oui », c’est que tu as raison de le boire et bois-le! (Mais bon! Appelle un taxi quand même!) Si tu ne te vois pas (et honnêtement, c’est plus probable) tu n’accomplis pas du tout ta puissance en le buvant et il ne faut pas le boire. Le critère absolu de l’action droite et juste du point de vue du droit naturel, c’est vous et vous seul. C’est là l’aboutissement logique de la substitution de la logique du consentement au principe de compétence. Personne n’a le droit de me dire à moi quoi faire ou qui être. C’est de moi, du plus profond de moi, c’est-à-dire de cette libération d’intensités que je suis capable d’émettre sur l’échelle de la puissance que dépend exclusivement la justice de mon acte. Sa justice, c'est sa justesse. Je prend juste un 21e verre parce que c’est là ma contenance et cette juste contenance est la contenance juste, justifiée, légitime. On ne peut pas se tromper quand on utilise ce critère de la fréquence infinie cyclique de l’acte. Je suis nécessairement juste quand je consens à la fréquence infinie et cyclique de chaque acte exécuté. L’action juste, c’est l’action accomplie dans la circularité de son retour sur elle-même. Je peux donc être toujours juste dans ce que je veux pourvu que je le veuille infiniment, c’est-à-dire pourvu que j’entre dans le cycle infini du 21e verre de rhum.
Reconnaissons que cet exemple n’est pas le meilleur auquel on puisse penser et efforçons nous d’en trouver un meilleur en recadrant le propos sur notre question initiale: quel est le fondement sur lequel peut s’appuyer l’exercice d’un droit, d’un droit positif, donc? Soit on est cynique comme Pascal mais on sait bien que, selon cet auteur, il faut s’en remettre à la foi et à Dieu et cela ne peut pas vraiment constituer une réponse efficiente, ne serait-ce que parce que le temps ne nous semble pas venu pour une croisade janséniste (Mouvement catholique intégriste auquel se rallie Pascal). Cette dernière remarque est ironique mais après tout ne peut-on pas être ironique à l’égard d’un auteur dont l’intelligence et l’extrême lucidité se nourrissent essentiellement de cette veine? Pascal est souvent le poil à gratter des philosophies trop généreuses ou trop idéalistes. Il nous permet de nous débarrasser des bons sentiments, et c’est très bien (pas de philosophie sans cela) mais les « solutions » qu’ils nous proposent se situent hors du champ philosophique (du côté de la foi religieuse), donc NON!
Mais que nous reste-t-il alors? Le droit naturel? Mais alors lequel? Celui de Montesquieu ou celui de Hobbes? L’illustration géométrique de Montesquieu avec le rayon du cercle est très porteuse en fait mais en ce qu’elle révèle une forme de transcendance de la raison conceptuelle qui porte le sceau d’une rationalité humaine, mathématique et qu’alors la critique Descolienne des ontologies pointe la faille anthropologique dune telle thèse.
Finalement il va nous falloir dépasser le niveau de l’opposition entre Pascal et Montesquieu pour atteindre celui du combat entre deux géants qui résout probablement la question posée mais en la surmontant. Ni Emmanuel Kant ni Friedrich Nietzsche ne se réclame de prés ou de loin du droit naturel. Aucune des deux n’y croient et pourtant il y a quelque chose de Kant qui en fait LE philosophe qui est allé le plus loin dans la volonté de fonder en raison l’idée d’un droit universel (morale) et en Nietzsche celui qui est allé jusqu’au paroxysme de l’éthique, du critère le plus profond de l’ipséïté heureuse (éternel retour)
Pour être plus clair, nous nous sommes rendus compte que la notion de droit naturel prenait l’eau de toute part et que finalement on ne pouvait la sauver qu’en la dépassant ou en la subvertissant. Si nous en restons à la conception classique, nous voyons bien que le droit naturel c’est finalement l’idée d’un droit transcendant humain universel. Or Kant a le mérite de conduire jusqu’à son terme ce mouvement là, en décrivant les critères d’une action morale qui effectivement ne peut probablement en aucune manière convenir à un droit positif quelconque mais qui décrit exactement ce qu’il faut que nous fassions si nous voulons accomplir une action morale.
Or il n’est vraiment, mais vraiment rien de naturel au sens de spontané dans cette préoccupation là. Pour Kant, tout être humain est en même temps un être de raison et un être de sensibilité. En tout Humain il y a un « je » transcendantal et un « moi » empirique. Autant le premier est un être raisonnable qui peut être l’acteur revendiqué, responsable et volontaire de ses faits et gestes, autant le second subit la pente de ses émois, y compris les plus empathiques, les plus spontanés. Mais le propre de l’être humain, consiste justement à s’affirmer comme une liberté en faisant constamment primer le premier le je sur le second: le moi. Si je me laisse influencer par de la sensibilité, alors je ne suis plus acteur de mes faits et gestes, je ne suis pas libre, et si je ne suis pas libre, je ne pourrai plus agir en suivant les principes d’une volonté « bonne », ce qui est la condition même d’une action morale. Pour agir moralement en effet, il faut agir indépendamment de ses intérêts personnels, agir par pure bonne intention, "vouloir vouloir" et non se laisser prendre par des désirs qui porteront nécessairement le sceau de ma sensibilité de ma pente naturelle. Par conséquent il faut que j’agisse comme sujet, comme je « pur », c’est-à-dire comme « acteur ». Mais que reste-t-il une fois que j’ai coupé court en moi à tout désir, à tout motif sensible, pathologique? De la pure raison: ce que je veux, c’est que de la pure raison soit, c’est qu’en moi l’humain triomphe dans ce qu’il a de plus spécifique, de plus grand humainement, de plus « digne », à savoir une action désintéressée. Puis-je vouloir que l’humain se manifeste comme motivation de chacune de mes actions, de telle sorte que jamais ma nature « animale » n’ait droit de cité?
Oui, si je m’interroge sur les motivations de les actions et si je parviens à faire prévaloir un impératif catégorique : « essaie de toujours ériger la maxime de ton action en tant que maxime universelle ». Puis-je vouloir que le principe qui motive cette action devienne la loi de tous les humains? » Si la réponse est oui, alors il est clair que rien de sensible, de pathologique, de tendancieux, de personnel, de désirant n’a œuvré dans mes motivations et cette action pourra être dite morale? Les hommes tels qu’ils sont peuvent-ils être à la hauteur d’un tel impératif? Probablement pas, dit Kant à plusieurs reprises, mais ce n’est pas vraiment le problème ici puisque il s’agit de définir les termes d’une action morale, c’est-à-dire de ce que les humains tels qu’ils devraient être, devraient faire.
Il y a quelque chose de très juste chez Emmanuel Kant, c’est qu’il a parfaitement compris que fonder le droit positif par le droit naturel c’était finalement le soutenir « par le bas », c’est-à-dire par de la spontanéité, par la nature et que dans cette dimension là, il n’est plus rien qui distingue l’humain de l’animal. Donc, selon lui, il faut nous orienter à contre sens de cette direction et nous élever par la raison, fonder le droit par la raison, auquel cas nous aboutissons à la morale. Peut-on fonder le droit positif par la morale? Probablement que non. Mais devrions nous le faire? Évidemment OUI, selon lui.
Peut-être que Kant, contrairement à Pascal, fait vraiment œuvre de philosophe, mais en même temps, la solution qu’il nous propose n’est pas, de son propre aveu, applicable, positive. Nous sommes conduits jusqu’à l’extrême de ce que peut signifier de fonder le droit sur la raison, mais cela ne nous est d’aucun secours dans les faits. D’ailleurs tout le sens de sa morale revient justement à faire triompher l’être humain des faits eux-mêmes de telle sorte qu’il n’ait JAMAIS à s’en remettre à la situation. Il n’est vraiment pas question selon Kant de définir une attitude qui permette d’être l’Homme de la situation mais au contraire l’homme qui va imposer le genre humain sur la situation. La question n’est pas de répondre à la question de savoir « que faire? », mais plutôt comment faire pour que l’Humain soit, et ici nous voyons bien à quel point Kant est finalement le champion d’une conception ontologique de l’être humain: l’humain est un être raisonnable, conception qui aussi différentes que soient ces philosophies de celle de Kant, ont inspiré finalement le droit naturel classique.
Nietzsche de son côté va jusqu’à l’extrémité de la direction opposée, celle du droit naturel de Hobbes et Spinoza, c’est-à-dire de l’éthique de la puissance dans tout ce que cela suppose de désanthropocentrisme, de rapport à la volonté de puissance (dernière mouture du conatus spinoziste). Or il en extrait une formulation dont on pourrait parfaitement concevoir qu’elle se situe aux antipodes radicales de l’impératif catégorique: à savoir l’éternel retour. Comment concevoir un rapport au droit qui ne fasse plus aucunement droit à une raison humaine ni même à une spécificité humaine quelconque? Comment concevoir d’être à ce point l’Homme de la situation qu’en nous, la situation prévale à tous égards sur l’humain? En se demandant si cet humain qui se dessine en creux dans cette situation est un être dans la libération de puissance de laquelle tu peux non seulement te reconnaître, mais te désirer plus que tout autre chose au monde? Puis-je adhérer avec toute l’énergie désirante dont je sois capable à cela à cet instant qui est maintenant?
Comment répondre non, puisque cet humain précisément est là affleurant dans cette situation? Oui, mais y adhères-tu? Te sens-tu partie prise dans cette situation au point que tu ne désires rien de plus que la revivre une infinité de fois? OUI.
Contrairement à Kant, nous ne nous situons pas dans le préalable, dans l’intention mais dans l’après coup et bien plus que cela encore: dans l’infini de tous les après coups réels de cette situation, de cet évènement. De fait je comprends alors quelque chose d’un peu terrifiant, c’est que cette perspective des après coups, comme des ondes de choc se diffusant en cercle autour de cet évènement là, et bien c’est VRAI, c’est la réalité la plus fatale, la plus terrifiante et peut-être (espérons le!) la plus miraculeuse que l'on puisse concevoir parce que c’est effectivement comme ça que ça marche l’existence, comme une dissertation sans brouillon ni relecture possible. Et c’est la pire ou la meilleure de toutes les nouvelles que l’on puisse réaliser. C’est ça la révélation de l’éternel retour et chacune, chacun de nous peut alors mesurer sa capacité à avoir compris l’idée à l’intensité de tremblement dont elle ou il se trouve en cet instant parcouru.e.
Voilà: vous venez de lire ces lignes et c’est un moment d’éternité sur lequel personne jamais ne pourra jamais revenir. Cet instant se grave sur un support en ce moment même, un support dont rien ne pourra jamais le détacher. Si vous estimez que vous avez perdu votre temps, rien ne réparera cette perte. Si vous pensez l’avoir gagné, alors vous libérez exactement l’intensité de puissance dans laquelle vous consistez et vous êtes l’heureux.se élu.e de l’éternel retour. Vous accédez à surhumanité Nietzschéenne (par ce terme, ce qu’il faut entendre c’est que nous sommes très, très loin de la conception ontologique de l’humain comme être raisonnable d’Emmanuel Kant).
Finalement nous nous posons la question de la norme des conduites humaines. Quel est le fondement du droit? C’est une question qui nous interroge sur la droiture, sur ce qui nous autorise à nous estimer « dans les clous » ou dans le cadre « juste » de quelque chose, de ne pas alimenter notre culpabilité, d’être vertueux ou intègres, ou plus modestement de ne pas nous mépriser nous-mêmes. Grâce à Hobbes mais plus encore Spinoza, nous réalisons que cette question de la norme implique une interrogation beaucoup plus profonde sur ce que c’est qu’être pour un être humain. Mais en fait cela est évident: il est impossible de questionner la possibilité de limiter l’existence des humains sans se demander de quoi est faite cette existence? Comment nous définissons-nous, nous qui existons? Pour savoir quels sont nos droits et nos devoirs, cela semble le minimum que nous ayons à connaitre, et pourtant la réponse n’est pas du tout évidente.
Soit nous sommes « des êtres », soit nous sommes des « efforts pour être », des intensités d’énergie qui libérons au fil des expériences ce que nous pouvons à l’occasion de « ce qui nous arrive ». Dans le premier cas nous pouvons à partir de ce que nous sommes et nous sommes nous humains des êtres raisonnables. C’est notre essence d’être raisonnables. Nos droits sont alors ce qui résulte de nos devoirs d’être de raison et Kant a parfaitement « raison ». Il est le philosophe qui, plus et mieux que tous les autres, conduit jusqu’à son maximum d’application ce qu’il s’ensuit pour l’homme d’être essentiellement un être de raison qui doit suivre sa raison à toute occasion, en tout lieu et en tout temps. Chaque homme dés lors est l’humanité dans son ensemble et il n’est rien que puisse accomplir cet homme qui n’ait à devenir en même temps la loi de tous les êtres humains. Nous voyons bien qu’ici la dynamique normative est portée à son paroxysme: l’humanité des êtres de raison que sont les hommes agissent de concert d’un seul et même mouvement.
En tant que philosophe, Emmanuel Kant conduit jusqu’à son extrémité la plus rationnelle la logique de la raison contre la sensibilité. Le fondement du droit, c’est la raison, et la raison ne peut se laisser contaminer par la sensibilité. Il faut qu’elle soit « pure », ce qui suppose qu’elle ne se laisse jamais influencer par le caractère singulier des circonstances. Un être humain, c’est un être qui choisit d’être humain en toutes circonstances et par conséquent qui fait prévaloir la norme sur la situation, ce qui définit la morale. Avec l’impératif catégorique, nous avons à notre portée la véritable boussole de toute action morale, et finalement au-delà de cela: de toute action vertueuse, aussi. Le droit légal n’est pas à la hauteur de cette condition là, mais il le devrait. Si tel était le cas, tous les êtres humains seraient exactement ce qu’ils sont: des êtres raisonnables.
Le problème, c’est que cette conception ne résout pas du tout le problème qui s’était signalé à nous dés le début, à savoir que cette légitimité du droit par un devoir universel, aussi imparable soit-elle d’un pur point de vue logique et philosophique est absolument inapplicable, sans force. Peut-on sérieusement penser que Vladimir Poutine, Bachar El-Assad ou Benjamin Netanyahu puissent cesser leurs actions en réalisant l’impératif catégorique? Emmanuel Kant lui-même se rangerait à nos côtés pour répondre « non », mais il répondrait aussi que c’est ça la morale, que la morale doit être le fondement du droit et que c’est cela que devrait faire l’humanité si elle veut être à la hauteur de sa condition d’êtres de raison.
Avec Hobbes et Spinoza, nous avons affaire à une toute autre considération des êtres humains. Il y a un renversement complet de sens du verbe pouvoir. Pouvoir peut vouloir dire « être autorisé.e à… » (pouvoir) ou bien « avoir la capacité de….. » (puissance). Autant la question que pose Kant est finalement « que suis-je autorisé.e à faire en tant qu’être humain? », autant la question de Hobbes et Spinoza est plutôt: « de quoi suis capable en tant qu’existant? » De telle sorte que pour eux, mon droit naturel se mesure à l’aune de mon potentiel, des intensités de vie dont je suis capable. Mais alors ce n’est plus du tout de morale dont il est question mais d’éthologie, exactement au sens animal du terme. Peut-on prendre assez de recul sur l’être humain pour le cibler comme un animal aussi bien qu’un autre et s’interroger sur sa puissance? Ce n’est plus mon être qui détermine mon attitude (ça c’est la morale: en tant qu’être raisonnable je respecte ceci et cela, c’est-à-dire l’impératif catégorique) c’est mon attitude qui oriente et dessine le cap toujours hésitant, pas défini de mon être. Je suis en train d’essayer d’être quelqu’un par les efforts que je libère pour être. Je fais ce que je peux, je suis ce que je peux pour être. Je libère des intensités de puissance en vue d’exister et tout ceci compose une sorte de courbe intensive mouvante avec des inflexions, des baisses et des pics et finalement c’est cela qui rend le moins mal compte de ce que c’est qu’être pour moi.
Du coup, par exemple: est-ce que c’est mal de boire de l’alcool? Pour Spinoza, la question est mal posée: rien n’est mal en soi ou bien en soi. Est-ce que ton effort pour exister y trouve con compte, et par ce terme, on peut entendre « son comptant »? Est-ce que le fait d’être peut se nourrir de ça, pour toi? C’est beaucoup plus clair: si par exemple, j’y trouve le ressort pour une activité qui accroît ma puissance d’exister par de l’écriture, notamment, il n’est pas exclu qu’il y ait dans cet alcool quelque chose de juste, non pas d’un point de vue normatif, mais d’un point de vue efficient, stylistique, existentiel. Mais c’est vraiment une question de dosage, parce que si cela me rend ivre, il est évident que rien de cette puissance d’existence n’y trouvera son compte. Quelqu’un comme Verlaine avait visiblement des difficultés à trouver le dosage juste, et personne, vraiment personne ne peut se mettre à ma place pour me dire à quel moment il faut j’arrête (le dernier verre). On retrouve bien ce point sur lequel insiste tant Gilles Deleuze: il n’y a pas ici de compétence du sage ou du juriste ou du maître de morale. C’est de l’éthique, de l’ethos, une question pure de savoir « ce que tu peux ».
Il n’est pas du tout question de dire que je suis immortel ni que je doive augmenter mon espérance de vie…Vraiment PAS, mais plutôt de comprendre que la structure des instants est en fait cyclique et que la question que je dois me poser, moi être mortel c’est celle de savoir si je peux hausser mes intensités de vie à ce niveau là, être à la hauteur de cette structure continue donc cyclique des instants. Ce n’est pas le genre humain que je veux (comme c’est le cas pour l’impératif catégorique) c’est l’infini, c’est accepter cette intuition exacte à la lumière de laquelle je réalise que rien n’est dissociable de rien. La division des instants est le leurre de la vie sociale, du temps de chronos, mais la vérité est l’aiôn et en fait c’est cela que nous vivons, et si nous sommes à la hauteur de cette réalisation là, nous n’épousons les instants que comme des kairos, ce qui finalement est la clé de l’instant heureux, donc du bonheur (souverain bien).
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