lundi 13 mai 2024

Terminales HLP: Education, transmission, émancipation


« Évitons tout malentendu : il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation, qui a toujours pour tâche d’entourer et de protéger quelque chose – l’enfant contre le monde, le monde contre l’enfant, le nouveau contre l’ancien, l’ancien contre le nouveau. Même la vaste responsabilité du monde qui est assumée ici implique bien sûr une attitude conservatrice. Mais cela ne vaut que dans le domaine de l’éducation, ou plus exactement dans celui des relations entre enfant et adulte, et non dans celui de la politique où tout se passe entre adultes et égaux. En politique, cette attitude conservatrice – qui accepte le monde tel qu’il est et ne lutte que pour préserver le statu quo – ne peut mener qu’à la destruction, car le monde, dans ses grandes lignes comme dans ses moindres détails, serait irrévocablement livré à l’action destructrice du temps sans l’intervention d’êtres humains décidés à modifier le cours des choses et à créer du neuf. Les mots d’Hamlet : “Le temps est hors de ses gonds. O sort maudit que ce soit moi qui aie à le rétablir”, sont plus ou moins vrais pour chaque génération, bien que depuis le début de notre siècle, ils aient acquis une plus grande valeur persuasive qu’avant.
Au fond, on n’éduque jamais que pour un monde déjà hors de ses gonds ou sur le point de s’en sortir, car c’est là le propre de la condition humaine que le monde soit créé par des mortels afin de leur servir de demeure pour un temps limité. Parce que le monde est fait par des mortels, il s’use ; et parce que ses habitants changent continuellement, il court le risque de devenir mortel comme eux. Pour préserver le monde de la mortalité de ses créatures et de ses habitants, il faut constamment le remettre en place. Le problème est tout simplement d’éduquer de façon telle qu’une remise en place demeure effectivement possible, même si elle ne peut jamais être définitivement assurée. Notre espoir réside toujours dans l’élément de nouveauté que chaque génération apporte avec elle ; mais c’est précisément parce que nous ne pouvons placer notre espoir qu’en lui que nous détruisons tout si nous essayons de canaliser cet élément nouveau pour que nous, les anciens, puissions décider de ce qu’il sera. C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaire que puissent être ses actes, est, du point de vue de la génération suivante, suranné et proche de la ruine. » 

       Hannah ARENDT - La crise de la culture


Ce texte est extrait d’un chapitre intitulé « la crise de l’éducation »  que l’on retrouve dans « la crise de la culture » paru en 1958. Il est impossible d’en saisir la portée sans évoquer ce qui précède immédiatement ce passage dans l'article lui-même. C’est ce que nous nous proposons de réaliser d’abord: résumer les points qui sont évoqués avant l’extrait en question.


1) Préambule: la distinction entre potestas et auctoritas (potentia)

Il suffit de lire quelques lignes du texte pour comprendre que Hannah Arendt y défend la thèse d’un conservatisme nécessaire de l’éducation. C’est une thèse qui peut surprendre au regard des engagements politiques de la philosophe qui ne se situent pas vraiment à droite de l’échiquier idéologique et politique de la pensée. C’est la raison pour laquelle le texte commence par « évitons tout malentendu ». Elle dissociera plus tard la politique et l’éducation. Autant il convient d’être « progressiste » en politique, autant il convient de demeurer conservateur.trice dans le domaine de l’éducation. Mais pourquoi?

Si nous aurons quelques éléments de réponse à cette question à la fin de ce passage, on ne peut vraiment en saisir la portée et l’amplitude qu’en remontant en amont du texte. Quelques lignes avant cet extrait, Hannah Arendt décrit l’éducation comme la tâche qui consiste à intégrer un enfant dans le monde tel qu’il est, ce qui suppose que les éducateurs doivent assumer la responsabilité de ce monde là, présent, efficacement dans toute son héccéïté. Par ce dernier terme, il faut simplement entendre le sens étymologique de ce terme: « haec », « cette chose là », ce monde-ci, tel qu’il est maintenant. Ce terme de responsabilité est vraiment important. Cela veut dire que l’on attend d’un « éducateur » qu’il réponde de ce monde là, tel qu’il est maintenant, même et peut-être surtout s’il n’est en rien directement responsable de son état et mettons qu’il soit critique. 

- "Ce temps que j’ai passé dans ce monde avant toi a été mis à profit par moi, non pas pour le comprendre, non pas pour l’expliquer, pas même pour le justifier mais pour l’assumer, parce que de fait, ce que j’ai à faire moi pour toi, c’est cela: « assumer »"

            Essayons de traduire ce terme: "assumer" en précisant le discours qui sous-tend l'activité même d'éducateur.trice:

-  « Ecoute, ça ne te plaira sûrement pas, mais bon! C’est ça maintenant! Et puis c’est tout! La nature de nos rapports, ce sera qu’entre toi et moi il va y avoir un monde dont j’assume la présence et la responsabilité, bien que ce ne soit pas nécessairement de ma faute si ce monde est ce qu’il est maintenant. J’étais là « avant toi », et j’accepte d’assumer la responsabilité du fait que le monde soit « ce » monde."

         Et c’est justement ça l’héccéïté. Un éducateur ou un parent, c’est fondamentalement cela: un être humain qui assume devant un autre être humain « tout neuf » la responsabilité de l’état du monde qui est là maintenant. Évidemment, plus le monde tel qu’il est à ce moment là se situe dans un seuil critique, parcouru de crises, traversé de violences et d’absurdités, plus la tâche de l’éducateur est difficile, peut-être impossible. Avoir à répondre d’un monde de plus en plus inhabitable, inique, cruel, climatiquement instable, c’est cela qui incombe aux éducateurs et aux parents d’aujourd’hui. Finalement cela revient à avoir à répondre d’un monde immonde (sachant que l’étymologie du terme immonde est « hors monde »).

Hannah Arendt (qui n'écrit pas dans une époque que l'on pourrait dire aussi critique que celui d'aujourd'hui, en tout cas, du point de vue de l'opinion des populations sur le monde) articule à cette responsabilité plus que nécessaire: incontournable de l’éducateur.trice la notion d’autorité. Pour venir à bout de cette tâche, il faut de l’autorité. Des éducatrices, on attend qu’elles connaissent le monde (compétence) et qu’elles en assument l’existence aux yeux de celles et ceux qu’elles éduquent (autorité). Or cette autorité n’est plus aussi facilement praticable  qu’avant à cause du totalitarisme qui a substitué à cette autorité la terreur, laquelle n’a vraiment rien à voir mais vraiment rien avec l’autorité. Ce point est d’autant plus fondamental que certains enseignants utilisaient parfois la terreur pour enseigner, ce qui est un contre-sens tragique. On ne respecte pas ce que l’on ne fait que craindre. Avoir de l’autorité, selon Hannah Arendt, c’est simplement assumer la responsabilité du monde en marche, tel qu’il est maintenant.



Il existe aujourd’hui un refus de l’autorité que l’on peut interpréter de deux façons:

  • Cela peut signifier que l’on demande à chacune et à chacun d’assumer ce monde là, et donc pas davantage à tel ou tel. Le professeur ne serait pas plus qu'un autre voué à ce travail là
  • Ou alors cela veut dire que l’on désavoue le monde, que l’on s’en désolidarise. « Ce n’est pas ma faute »: personne ne peut mener à bien la moindre tâche d’éducation avec un tel slogan.

C’est probablement ici le point délicat de toute cette démonstration, le moment qu’il convient de défendre et d’expliquer avec le plus de soin. Un.e éducateur.trice est une personne qui assume devant un « nouvellement né », ou si l’on préfère un nouvel « arrivant » que ce monde soit celui-là, qu’il soit ce moment là de ce que « c’est qu’être un monde ». Il est évident que ce monde n’est pas celui que l’éducateur.trice a souhaité mais « c’est comme ça ». Cette responsabilité peut apparaître comme « intenable », surtout aujourd’hui, tout simplement parce que la personne éduquée va tôt ou tard s’interroger et questionner implicitement ou explicitement l’éducateur.trice: « mais comment peux-tu assumer le fait de vouloir m’intégrer à ce qui n’est plus « intégrant »? Comment pouvez-vous me demander de prendre place dans un monde hors monde (immonde) ? 

A cette question, en marge de ce que Hannah Arendt va développer, nous pouvons tenter une formulation, à savoir qu’une seule réponse est possible à cette question, c’est « parce que tu portes un monde! Parce que le travail d’un être humain , c’est précisément cela: être porteur, configurateur (pour reprendre les termes de Heidegger) de monde. Tu es une perspective de monde possible, ce qui signifie que finalement l’idée d’un état du monde est toujours sujette à caution. Ce n’est pas du tout que les enfants vont changer le monde et le rendre meilleur. C’est plutôt que tout être humain est une certaine « autre » interprétation d’un monde possible et qu’à ce titre, ce qui importe c’est que cette autre façon de voir le monde s’assume. Mais cette assomption ne pourra jamais être menée à bien si l’on est éduqué.e par des éducateurs ou des parents qui n’assument pas le monde tel qu’il est maintenant (on peut citer ici à l'appui de cette idée selon laquelle chaque être est un point de vue du monde deux philosophies très différentes mais qui ont ce point commun d'être des perspectivismes: Leibniz et Nietzsche)

Hannah Arendt dénonce  alors l’assimilation de l’autorité des éducateurs avec celle des instances du gouvernement politique. 

ATTENTION: ce point est très important parce que, comme l'une d'entre vous l'a très justement remarqué, c'est finalement le même terme que l'on utilise ici: "autorité", MAIS il y a l'autorité et LES autorités. Du singulier au pluriel on passe en fait d'un sens à un tout autre sens. C'est vraiment essentiel pour saisir tout ce qui va suivre et notamment la distinction entre potestas, en latin (le pouvoir) et auctoritas (l'autorité en lien avec potentia: la puissance). Avoir de l'autorité, cela n'a rien à voir avec le pouvoir, c'est plutôt la capacité à compter pour quelqu'un, la puissance d'influence (favorable) que l'on peut exercer sur quelqu'un afin que cette personne se sente suffisamment en confiance pour agir. Comme nous le verrons plus loin dans le cours auctoritas vient de auctor (auteur) qui vient lui même de augere: croître, faire croître, favoriser la croissance de...La distinction qu'il va s'agir pour nous de clarifier suppose une analyse suffisamment fine des différences de termes pour distinguer très clairement dans notre esprit les autorités (pouvoir) et l'autorité (puissance, jouir auprès d'une personne d'une confiance suffisante pour que cette personne puisse se libérer à notre contact). 

        Il semble que nous ayons d’autant plus de mal à respecter l’autorité des éducateurs qu’il devient impossible de respecter l’autorité des gouvernants.  Pourquoi? Parce que le modèle de l’autorité politique a longtemps été défini, bien à tort, par l’autorité des enseignants ou des parents, comme si le président était un père ou un professeur (et de fait il existe beaucoup de dirigeants qui traitent leurs administré.e.s comme des élèves….Euh je me demande de qui je peux bien être en train de parler ????). 

Mais c’est une erreur et une faute selon Hannah Arendt qui est assignable à toute une tradition de pensée dont on peut tenir comme responsable Platon entre autres, et toute idéologie paternaliste intronisant le président comme père de la nation. Il convient de réfuter cette assimilation de l’autorité éducative à l’autorité politique pour deux raisons: 

  • Autant la première est intégrale en ce sens que le bébé est vraiment sans défense et qu’il faut s’en occuper entièrement, autant la seconde ne l’est pas
  • L’autorité de l’éducateur ou du parent est provisoire et vouée à disparaître, à s’auto-détruire, pas celle du gouvernant.

L’autorité des instances éducatrices est entière et momentané, celle des instances politiques est relative et durable. Toute confusion de l’une à l’autre est donc très dommageable et destructrice. A ce moment de son raisonnement Hannah Arendt fait un rapprochement très éclairant sur les EU où elle habitait: Il existe peut de pays dans lesquels l’autorité politique soit aussi contestée que celui-là et de fait, c’est aussi celui où l’éducation publique est  la plus abandonnée (délabrement de l'éducation dans les établissements publics). Évidemment la situation n’a fait qu’empirer et on n’a pas de mal à imaginer ce que Hannah Arendt dirait aujourd’hui des EU d’aujourd’hui. Nous pouvons en effet, mettre en rapport l’invasion du Capitole par les partisans déchaînés de Donald Trump et une situation plus que critique de l’éducation, puisque il en va de l’éducation dans ce pays comme de la santé, à savoir qu’elle est marquée par l’inégalité la plus criante selon le critère de l’aisance financière des parents.



Tout le propos finalement de Hannah Arendt trouve ici son lieu d’ancrage le plus étayé et le plus revendiqué: C’est précisément parce que l’autorité éducative est dans sa structure même provisoire qu’elle se doit d’être absolument et rigoureusement maintenue (attention cette rigueur ne signifie pas du tout: sévérité) et inversement c’est justement parce que l’autorité politique est vouée à durer qu’elle se doit d’être discutée, c’est-à-dire produite par des instances de délibération au sein d’un espace public (la cité). L’éducation c’est la condition sine qua non sans laquelle il ne peut exister d’homme moderne. Il est fait référence ici à un autre livre de Hannah Arendt: « conditions de l’homme moderne ». En fait la condition (au sens de nécessité pour…) pour qu’il y ait « de l’homme moderne » c’est que l’éducateur puisse assumer l’autorité grâce à laquelle il y aura pour l’homme de quoi assumer son était (condition) d’homme « moderne ».

Il convient VRAIMENT d’éclairer cette notion d’autorité qui souffre énormément du rapprochement que l’on peut faire avec le terme  utilisé, souvent mis au pluriel (les autorités)  pour désigner dans une société l’instance qui autorise ou pas des actions. Est-ce que Hannah Arendt est en train de nous dire qu’il faut rétablir l’autorité de l’enseignant.e et des éducateur.trice.s ? Oui, sans aucun doute, mais il va de soi dans tout son propos antécédent que cette tâche n’incombe nullement pour le coup aux autorités. Quiconque réfléchit un tant soit peu à la notion d’autorité comprend qu’elle ne peut se concevoir que par une implication, un mouvement d’assomption qui relève de l’enseignant.e en premier lieu, et en un sens: exclusivement.




Soyons plus clair: depuis plusieurs années, nous entendons ce slogan prononcé par différents ministres qui se succèdent à l’éducation nationale: « restaurer l’autorité de l’enseignant » et puis nous entendons des « mesures » qui ont toutes ce point commun de tenter de promouvoir l’autorité dune personne sur d’autres personnes par des biais qui sont extérieurs à cette personne elle-même, comme s’il pouvait relever d’un pouvoir (extérieur donc) de susciter l’autorité d’une puissance (intérieure). L’éducation est une tâche dont l’exécution requiert une part non négligeable d’investissement intérieur, tout simplement parce que si l’on peut apprendre à une personne à écrire un cours ou à planifier une séquence de cours par de la transmission, il est absolument impossible de lui apprendre à croire à ce qu’elle dit pendant qu’elle le dit, cela relève de la puissance, et pas du tout d’un pouvoir. Apprendre à d’autres personnes, c’est quelque chose qui s’apprend un peu mais qui doit s’assumer beaucoup, et il n’existe pas d’autres moyens de s’assumer que de saisir ce que veut dire l’ipséité chez Paul Ricoeur.

Il se trouve qu’étymologiquement il existe un lien très fort entre ipséité et autorité. Pour bien saisir tout ce qui se joue ici dans l’utilisation de ces mots, nous pouvons nous reporter à l’excellent cours développé sur le site: UNJF (université juridique  numérique francophone):

« Chez les Romains, nous trouvons à nouveau deux termes fondamentaux pour désigner le pouvoir (la potestas et l’auctoritas) que Cicéron nous invite à distinguer lorsqu’il écrit « Cum potestas in populo auctoritas in Senatu sit » (tandis que le pouvoir réside dans le peuple, l’autorité appartient au sénat, Cicéron, De Legibus, 3, 12, 38). La notion romaine de potestas est l’origine étymologique de notre terme moderne de « pouvoir ». 

Potestas mais aussi potentia viennent du verbe potere qui désigne le fait d’être capable, d’avoir une aptitude. La potentia désignait l’aptitude d’une personne ou d’une chose à affecter autrui. La potestas avait, elle, un sens plus strictement politique ; elle désignait l’aptitude de ceux capables de communiquer et d’agir ensemble. Elle finit donc par désigner la capacité collective d’agir qui se matérialisait dans la loi ; c’est pourquoi la potestas devint le synonyme du pouvoir légal. Au contraire, l’auctoritas ne renvoyait pas au nombre mais à une qualité d’origine divine. Auctoritas est affiliée à des notions comme Auctor (l’auteur au sens de celui qui a inspiré et non celui qui a construit que le latin appelle artifex), Augur ou au titre d’Augustus décerné pour la première fois à l’empereur Octave en 23 avant J-C. L’origine religieuse de la notion est incontestable ; comme l’écrit Hannah Arendt, « la force liante de l’autorité est en rapport étroit avec la force religieusement liante des auspices qui (…) révèlent simplement l’approbation ou la désapprobation des dieux quant aux décisions prises par les hommes. Les dieux aussi ont de l’autorité chez les hommes, plus qu’un pouvoir sur eux ; ils « augmentent » et confirment les actions humaines mais ne les commandent pas » (« Qu’est-ce que l’autorité ? » in H. Arendt, La crise la culture, Paris, Gallimard, « folio-essais », 1972, p. 162). Arendt rappelle ainsi que l’autorité signifie à l’origine ce qui augmente non pas au sens de développer quelque chose qui existe déjà mais de promouvoir du nouveau. C’est en ce sens qu’exercer l’autorité rejoint la notion voisine d’auteur. »

Quiconque entreprend de comprendre quoi que ce soit aux notions d’autorité, de pouvoir et de puissance (avec le rapport à l’ipséité) devrait vraiment lire et relire ce passage extrêmement éclairant notamment sur l’autorité dont un.e éducateur.trice peut (voire doit) se réclamer. 


Pouvoir est en latin désigné par deux termes: auctoritas et potestas. Ce dernier terme: potestas vient de potere  qui veut dire avoir une aptitude (une puissance, donc!). On peut dire par conséquent qu’en fait la distinction philosophiquement décisive entre pouvoir et puissance est déjà effective dans la distinction entre potestas (pouvoir légal) et potentia (puissance capacité aptitude). De fait, c’est bien ce qui va se passer puisque potestas va désigner exactement l’exercice du pouvoir légal alors que potentia va se prolonger dans l’utilisation du terme auctoritas (qui vient d’auctor: auteur, être l’auteur de…). Il faut absolument comprendre tout ce que sous-tend ce lien entre auctoritas et potentia. L’autorité désigne finalement à la fois une forme d’ascendant que l’on a sur quelqu’un qui ne se traduit pas nécessairement par un ordre donné (quelque chose de plus potentiel: avoir de l’ascendant, c’est compter auprès de quelqu’un, qualité que des éducateur.trice.s se doivent absolument d’avoir, d’assumer), et aussi l’aptitude à être l’auteur de quelque chose, à faire advenir du nouveau. La référence du cours revient précisément à Hannah Arendt: « Arendt rappelle ainsi que l’autorité signifie à l’origine ce qui augmente non pas au sens de développer quelque chose qui existe déjà mais de promouvoir du nouveau. »

Autrement dit, chez les romains "pouvoir" peut désigner deux choses qui sont vraiment différentes:

  • Potestas: qui désigne la capacité à exercer du pouvoir sur quelqu’un d’autre, à lui ordonner quelque chose, à déterminer son comportement par une action extérieure
  • Potentia qui signifie puissance, avoir de la puissance en soi et par soi, naturellement. C’est ce terme qui va donner auctoritas désirant ainsi la capacité à compter pour quelqu’un, à jouir d'une écoute d'une puissance d'influence, d'un poids, capacité qui ne se délégue pas.



Le fond de la distinction réside dans l’origine de ces deux « pouvoirs »: celle de la potestas est le nombre, la légitimité du plus grand nombre, celle de l’auctoritas est plutôt celle des Dieux. Il n’est pas « clair » (on pourrait d’ailleurs ici opposer le nombre et la notion de chiffre, ce qui reste à déchiffrer). On peut faire une chose en s’y sentant autorisé.e par une instance politique (potestas) et faire une chose en s’y sentant légitimé.e par les Dieux. « les Dieux écrit Hannah Arendt, ont de l’autorité sur les hommes plus que du pouvoir sur eux. » On se sent moins commandé par un supérieur qu’approuvé secrètement par les Dieux. C’est exactement l’autorité dont se réclame Antigone devant Créon. C’est même le fond de leur opposition et probablement le fond de l’œuvre de Sophocle. Il ne s’agit pas ici d’une force liante horizontale (la majorité qui se dégage des urnes lors d’un scrutin) mais d’une force liante verticale des Dieux à nous, mais plus encore de soi-à soi-même. Greta Thunberg n’a aucune légitimité politique à insulter les dirigeants élus des grandes nations mais elle a l’autorité secrète, « chiffrée », énigmatique d’une puissance charismatique sidérante qui lui vient d’ailleurs, mais en même temps, cet ailleurs est ce qui fait qu’elle est elle-même (ipséïté): « comment osez-vous? »

En d’autres termes, nous retrouvons dés l’origine la distinction actuelle entre le pouvoir et la puissance dans la distinction latine entre potestas (pouvoir) et potentia (puissance), notion dans le prolongement de laquelle nous allons retrouver le concept d’auctoritas. Or Auctoritas vient d’auctor qui signifie auteur et vient de augere (augmenter et créer, faire advenir du nouveau). Nous y retrouvons donc bel et bien un écho avec le sens même de l’éducation, le sens authentique: libérer des puissance d’agir, créer les conditions qui favorisent l’aptitude à créer, à générer de la nouveauté et cela par ce qu’il faut bien appeler de l’autorité, au sens étymologique du terme qui se distingue de « commander » (« les Dieux augmentent et confirment les actions des hommes mais ils ne les commandent pas »). Nous retrouvons également dans l’origine très riche du terme la référence aux augures, aux signes précurseurs par lesquels des signes sont envoyés par les dieux aux hommes en guise de bons auspices, de signes favorables. La présence d’une personne autoritaire auprès des enfants n’a donc étymologiquement pas d’autres effets attendus que ceux d’encourager, de faire croître en eux leur puissance d’agir, leur aptitude à inventer. L’autorité c’est jouir auprès de quelqu’un d’un ascendant favorable susceptible de donner à la personne assez d’assurance pour oser s’affirmer telle qu’elle est, c’est-à-dire « neuve », inédite, porteuse d’une aptitude de renouvellement du monde et rien ne saurait être plus nécessaire au monde que cette aptitude là.



Si l’on ne connaît pas cette dissociation qui remonte à très loin entre potestas et auctoritas, on passe totalement à côté de ce que Hannah Arendt veut dire et probablement du sens authentique de toute pensée fine de l’éducation.

Évidemment ce que dit Hannah Arendt ici est assez dérangeant et cela pour deux raisons, au moins:

  • On ne peut pas « restaurer » de l’autorité, comme ne cesse de le marteler la plupart des ministres de l’éducation. Le primat posé par Hannah Arendt de l’autorité sur la compétence des éducateur.trice.s induit l’antériorité de la responsabilité de l’état du monde par rapport à la compétence pure de la transmission. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la façon dont est conçue la formation des éducateur.trice.s pour se rendre compte que c’est précisément l’inverse qui est pratiqué dans les instituts de formation des maîtres.  Il faut assumer aux yeux de quelqu’un qui ne le connaît pas encore la présence de l’ état du monde tel qu’il est au moment où l’élève va s’y intégrer, même si évidemment on n’est pas directement responsable de cet état. C’est exactement cela que signifie Hannah Arendt. Cette assomption est peut-être toute aussi impossible (parce que l’état du monde tel qu’il est est inassumable) qu’incontournable (parce qu’on ne voit pas comment on serait capable d’assurer sa tâche d’éducateur sans afficher l’autorité bienveillante (mais toute autorité authentique est bienveillante) du libérateur de la puissance de l’élève dans un monde qui vaut au moins cette peine là. Une chose est certaine en tout cas, cette autorité repose sur un concept que nous avons déjà croisé et qui est l’ipséïté (concept dont le sens implique un rapport au futur, à la promesse tenue, à la parole assumée, à un ethos consistant)
  • Si l’éducation implique cette autorité là, elle n’est pas complètement un concept laïc, puisque , chez les romains, l’auctoritas manifeste une puissance qui n’a aucun rapport avec le pouvoir de décision (potestas) d’une instance politique élue par le peuple (force liante horizontale du nombre) mais avec une force liante verticale du chiffre, de l’énigmatique origine d’un rapport aux divinités.


Si aux EU la crise de l’autorité politique a abouti à une crise de l’éducation, c’est justement parce que cette distinction n’a pas été faite, c’est-à-dire que l’on n’a pas tenu l’impératif imposé par l’esprit de distinction entre l’auctoritas et la potestas, de telle sorte que le conservatisme a gagné la politique et le progressisme l’éducation alors que c’est exactement le contraire qui aurait du se produire, selon Hannah Arendt. Pour que les nouvelles générations puissent rajeunir le monde, il faut que l’éducation demeure conservatrice, ce qui ne signifie rien de moins que « fondée sur l’auctoritas » au sens romain du terme, sur cette force liante verticale qui recèle quelque chose du mystère chiffré d’un rapport aux divinités, aux signes favorables qu’elles nous envoient. L’auctoritas n’est pas quelque chose qui se délègue ni qui s’apprend puisque elle consiste « in fine » et surtout aujourd’hui à assumer l’inassumable d’un monde abject, inéquitable, de plus en plus inhabitable.





2) L’explication du texte


a) L'heccéïté

Nous sommes maintenant armé.e;s pour comprendre parfaitement le texte en question. Il se compose de 4 parties:

1 - Evitons tout malentendu….Implique bien sûr une attitude conservatrice: une certaine définition du conservatisme

2 - Mais cela ne vaut que dans le domaine de l’éducation….une plus grande valeur persuasive qu’avant: Le conservatisme dans l’éducation est la condition de l’esprit révolutionnaire en politique

3 - Au fond on n’éduque jamais …être définitivement assurée:  sauver le monde

4 - Notre espoir réside toujours…à la fin du texte: L’éducation: un conservatisme révolutionnaire


Partie 1: Tout conservatisme implique un protectionnisme. Toutefois, nous mesurons bien la différence entre l’utilisation commerciale ou économique qui peut être faite de ce terme là (par exemple « America first » ou « make America great again ») et le sens qu’il peut revêtir dans l’éducation en tant qu’il implique alors une relation entre anciens et nouveaux, entre un monde qui meurt et un monde qui naît. L’éducation est une tâche qui requiert un sens affûté des lignes de frontières, une capacité à délimiter des territoires, des êtres, des époques. C’est une fonction-limite qui finalement consiste à marquer des seuils, à souligner des limites à ne pas franchir. Evidemment cela n’est pas sans nous rappeler le rôle de l’être humain dans son rapport aux biotopes tel que nous l’avions défini dans le cours précédent. Les métiers de l’éducation ne sont pas seulement humains en ceci qu’ils s’exercent dans un environnement humain, voire sur un « matériau » humain mais surtout parce qu’ils se situent dans le prolongement de ce qu’un humain « est » au sens Heideggerien de « configurateur de monde ». 

« Même la vaste responsabilité du monde qui est ici assumée implique une attitude conservatrice »: il convient vraiment de s’attarder sur cette phrase, à la lumière de tout ce qui a été dit dans le préambule. Il faut rappeler cette phrase: « La compétence du professeur consiste à connaître le monde et à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l'enfant, c'est un peu comme s'il était un représentant de tous les adultes, qui lui signalerait les choses en lui disant : « Voici notre monde. »

Evidemment la thèse défendue ici prend un sens décuplé aujourd’hui, qui suffirait à lui seul à prouver la prodigue capacité de Hannah Arendt à avoir anticipé dés 1958 le monde d’aujourd’hui. Le professeur doit assumer l’inassumable d’un monde immonde dans lequel l’élève doit trouver et prendre sa place (en réalité il va y prendre sa place en changeant la configuration de la place, c’est là précisément le fond de l'affaire): c’est cela qui fonde son autorité, autorité sans laquelle il est illusoire de faire advenir de l’éducation. Le registre lexical utilisé est bien celui du conservatisme. Il faut que l’enseignant.e soit conservateur non dans l’action de transmission  mais dans cette condition sine qua non de son statut de responsable de l’état du monde tel qu’il est. 



« Ce monde dans lequel tu apparais n’est pas celui que tu aurais souhaité ni celui que j’ai souhaité mais c’est celui-là maintenant et de toute façon, c’est comme ça! »  Comment l’enseignant.e peut-il assumer l’inassumable d’un monde immonde autrement qu’à partir d’une posture qui s’applique moins à défendre un « contenu » qu’à prendre acte d’un fait, d’un donné, d’une situation, d’une héccéïté: voici ce monde là? « Je ne suis pas le porte parole d’un monde ancien auquel il va falloir que tu te soumettes, je suis plutôt « l’auctor » dont le travail est de favoriser ta capacité à substituer un monde nouveau à ce monde ancien pourri jusqu’à la moelle, mais cette visée ne peut se concevoir sans que j’assume auprès de toi ce monde là, que j’en réponde à tes yeux, de telle sorte que tu réaliseras à quel point il est possible de construire une ipséité, c’est-à-dire une droiture éthique dans un monde manifestement tordu. Pourquoi? Il est difficile de répondre à cette question sans invoquer cette force liante et verticale  de l’auctoritas. Il faut qu’il existe au cœur de tout pratique éducative une part un peu obscure, opaque qui finalement trouve sa source au plus profond de l’enseignant.e, c’est-à-dire dans son ancrage au monde, à ce monde là. Suivre la piste révélée par Paul Ricoeur nous conduit tout droit à la notion d’identité narrative, à savoir qu’il reviendrait à l’enseignant.e de signifier clairement à l’élève qu’il y a dans le rapport à ce monde là « matière à récit ». 

C’est exactement comme si l’enseignant.e suggérait à l’éduqué.e: « c’est justement parce que ce monde est pourri, immonde, inhabitable, absurde et dépourvu de la plus infime once de sens qu’un récit y est possible. Il ne peut exister d’autre existence que celle de la fiction narrative pour se loger dans tous ces oxymores là. »


            b) Identité et récit

                ici, nous ne faisons que raccorder certains « fils » que le texte de Hannah Arendt laissent un peu « dans le flou ». La notion d’identité narrative est de Paul Ricoeur et sera conçue, développée après la mort de Hannah Arendt, mais elle n’en insiste pas moins dans certains textes sur le rapport entre la quête de soi et le récit. Évoquant les larmes d’Ulysse lorsqu’il entend sa propre histoire racontée par l’aède au banquet d’Alcinoos, roi des phéaciens,  c’est bien Hannah Arendt qui insiste sur ce qui se joue ici de l’écoute de sa vie en tant qu’histoire:  « La réconciliation avec la réalité, la catharsis qui, selon Aristote, était l’essence de la tragédie, et selon Hegel, le but ultime de l’histoire, se produit grâce aux larmes du souvenir. »

On sait que Ricoeur, par ailleurs est un très grand lecteur et commentateur de l’œuvre de Hannah Arendt. Ce rapprochement n’est donc en rien illégitime, même si de fait il n’est pas présent dans ce passage. Toutefois si nous souhaitons vraiment nous faire un panorama complet, aller jusqu’au bout des thèses présentées par Hannah Arendt, il n’est pas hors de propos de prolonger cette notion d’autorité, clairement dissociée de celle de pouvoir (potestas) par celle d’ipséité, propre à Ricoeur et conséquemment à l’identité narrative. Tout au long de son périple, Ulysse garde le souvenir de son histoire, aussi fragmentée qu’elle puisse être, aussi menacée qu’elle soit de l’amnésie (épisode des lotophages, mangeurs de feuilles de lotus qui oublient ainsi leur passé). C’est ce lien difficilement mais héroïquement sauvegardé qui va faire jaillir à ses yeux des larmes lorsque cette histoire se verra comme confirmé, voire héroïcisé par l’aède. Ce n’est pas qu’une question de mémoire, c’est surtout une affaire de récit.

Mais pourquoi évoquer l’identité narrative à l’occasion d’un texte sur l’éducation et  sur l’idée qu’elle doit demeurer conservatrice, ainsi que l’idée selon laquelle elle doit s’appuyer sur une autorité? Parce que l’étymologie de l’autorité (auctoritas), très justement pointée par Hannah Arendt évoque un rapport à la religion: « la force liante de l’autorité est en rapport étroit avec la force religieusement liante des auspices qui (…) révèlent simplement l’approbation ou la désapprobation des dieux quant aux décisions prises par les hommes. Les dieux aussi ont de l’autorité chez les hommes, plus qu’un pouvoir sur eux ; ils « augmentent » et confirment les actions humaines mais ne les commandent pas »

Tout cela signifie que si la compétence des éducateurs est validée par des procédures sociales, institutionnelles, cela ne peut pas être le cas de "l’autorité" qui révèle quelque chose d’obscur et de vertical, la nécessité que l’enseignant.e "soit à soi-même" quand elle ou il enseigne, qu’elle rende raison de quelque chose aux yeux de l’élève, qu’elle s’en porte garante et cette chose selon Hannah Arendt c’est le monde. 

En termes grecs, on pourrait dire que le rôle de l’éducateur.trice est de faire définitivement passer l’adolescent.e de l’oïkos (maisonnée) à la polis (cité), de lui faire franchir ce seuil là (mais que faire s’il n’existe plus au dehors l’espace public de la polis?). L’utilisation d’un registre lexical  emprunté à l’éthique, à la responsabilité se justifie donc précisément ici, et si nous allons jusqu’au bout des thèses énoncées, nous réalisons que le rôle de l’éducation est d’assumer (et nous pourrions dire ici « contre toute logique », contre l’évidence d’un monde peut-être indéfendable dans lequel personne ne peut avoir envie de s’intégrer) l’existence de ce monde là comme ce flux d’eccéités là, de telle sorte que « l’élève » puisse y construire, tout comme Ulysse,  un rapport narratif à son existence, condition même de son unité, unité qui ne peut être que postulée, « narrée », reflétée dans la lumière cohérente d’un récit dont la tonalité est, en un sens fictive, tout simplement parce que c’est un récit (et que le réel ne se raconte pas, il se réalise, il est de l’ordre des faits, de l’impossible, de l’inénarrable). Michel Foucault s’efforçant de désigner le paradoxe du rapport entre récit et réalité évoque « la nervure verbale de ce qui n’existe pas tel qu’il est »

En d’autres termes, on pourrait dire que le travail qu’il revient à tout.e éducateur.trice, en premier lieu, d’effectuer consiste à favoriser l’ancrage de l’élève à un monde qui est ce qu’il est et dans lequel il va s’agir pour l’élève de s’individuer, de « planter » le germe de son identité en tant qu’histoire possible mais surtout d’histoire racontable, même si le monde dans lequel il va « situer » son identité comme histoire est absolument innommable, inénarrable (au sens péjoratif de ce terme). Il n’y a absolument rien ici qui puisse être rationnel, ni clair, ni compréhensible, ni volontaire. C’est du pur « irrationnel », mais c’est exactement ce à quoi aboutit cette racine étymologique de l’auctoritas et du lien qui s’y voit souligné avec l’auteur et avec la croissance (augere,  faire croître, libérer des puissances d’agir).

Aucun.e élève ne saurait trouver l’énergie nécessaire à constituer son identité (inachevable) en tant que récit dans un monde dont personne ne se porterait garant, et ce par le biais d’un processus qui défie toute raison, tout sens, toute observation objective d’un monde de plus en plus inhabitable, inique, bête, innommable bref « trumpien ». 

Mais précisément et c’est vraiment là tout l’apport de la proposition de Hamlet citée par Hannah Arendt de nous permettre de ne pas contextualiser la difficulté da la tâche des éduqué.e.s et des éducateur.trice.s. Peut-être avons nous la tentation d’insister sur l’impossibilité de l’éducation, compte tenu de ce que l’on appelle la crise et c’est bien le titre de l’article  écrit en 1958, mais en fait, c’est le propre de l’éducation de se confronter à une situation dont on pourrait dire qu’elle est structurellement  « en crise ». Finalement le monde est toujours en passe d’être immonde. Il l’était dés le début et c’est probablement cela que nous disaient déjà les tragédies grecques de Sophocle et d’Euripide. 


Résumons: Hannah Arendt plaide ici en faveur d’un conservatisme de l’éducation. Que faut-il entendre par ce terme de « conservatisme »? C’est précisé quelques lignes plus tard: accepter le monde tel qu’il est et lutter pour le statu quo, c’est-à-dire pour une « stabilité ». Il faut assumer la responsabilité d’un monde immonde pour que la génération nouvelle puisse y faire monde. Assumer une responsabilité c’est répondre de…du latin « responsa ». La fonction éducative commence par cet acte là qui se situe bien en deçà de tout jugement de valeur. La question n’est pas de savoir si ce monde est juste, beau, équitable, sensé, ni même s’il est habitable. 

Ici évidemment, « nous, aujourd’hui » serions, tenté.e.s de dire que cette tâche: assumer un monde immonde est particulièrement impossible aujourd’hui parce que le réchauffement climatique est en train de le rendre de moins en moins habitable mais en fait, ce n’est pas une question d’époque: ça a toujours été comme ça. Habiter la nature pour en faire un monde, c’est la tâche humaine (la tâche animale, c’est de constituer son milieu, et d’ailleurs, ce n’est pas vraiment une « tâche », c’est quelque chose de « donné » alors que pour l’être humain, c’est à construire) . Il n’y a de monde que pour et surtout PAR l’être humain, autrement qu’est-ce que cela serait? Le chaos. Ce n’est pas la plus mauvaise définition de l’être humain que de le concevoir comme cet interface par l’intermédiaire de laquelle un monde «  est ». 

             Mais alors, la succession des générations occupe une place essentielle: pour que le monde demeure « là », il faut que l’ancienne génération accepte de « lâcher le morceau ». Il faut qu’il y ait un perpétuel mouvement de renouvellement pour que le monde reste en place et ne se laisse pas gagner par la mortalité propre à telle génération vieillissante. Disons les choses clairement: chaque génération étant évidemment vouée à mourir, ce qu’il faut absolument empêcher c’est que la génération vieillissante entraîne le monde dans sa chute. Et c’est cela qui implique une fonction de responsabilisation et de préservation.



             Pour être encore plus simple: l’éducation ne consiste pas à dire pour les éducateurs: voilà ce que nous avons fait, il vous faut faire « comme nous ». Il s’agit au contraire d’endosser la responsabilité d’un monde là, tel qu’il est là, et en dehors de tout jugement du bien et du mal. Voilà le monde, voilà ce que nous en avons fait. Il est « comme ça ». Sans cet acte purement irrationnel mais nécessaire de l’état du monde tel qu’il est la nouvelle génération ne pourra pas faire ce qu’il lui reste à faire, à savoir un autre monde, le monde d’après, qui ne sera pas nécessairement mieux ou moins bien mais qui permettra au monde de demeurer, parce que le monde n’existe qu’en tant qu’il est le produit de l’action humaine: nature + animal = biotope, nature + humain = monde. L’existence de l’être humain se joue dans ce qu’il fait du monde. 

C’est la raison pour laquelle, ce qu’il s’agit d’assumer c’est de la pure heccéité au sens de « voici ce monde là! ». Ce qui se joue en réalité dans cette assomption irrationnelle, c’est quelque chose de beaucoup plus profond qui a à voir avec l’individuation, c’est-à-dire avec la formation toujours inachevée de l’individu d’un point de vie psychologique, biologique et social (Georges Simondon). Il s’agit de se constituer en tant que je par le rapport avec un « nous ». Finalement c’est cela « l’éducation ». Or ce qui revient à l’éducation, c’est d’assurer la possibilité de l’individuation dans ce monde là. Il vous est possible de constituer votre "je" dans votre relation à un « nous » dans le monde qui est tel qu’il est. Cela suppose de l’ipséïté et celle-ci ne saurait  se concevoir sans s’affirmer d’abord par l’acte irrationnel d’assomption du monde par les éducateurs. 

Il est possible de se donner une consistance éthique, c’est-à-dire de se fixer à soi-même « un cap », une visée intentionnelle aboutissant à une attitude dans ce monde là et c’est ce que je commence à faire en assumant ce monde là. Assumer ne veut pas dire défendre, justifier ou soutenir, cela veut dire simplement « répondre de… » Que ce monde existe tel qu’il est, j’en réponds, pas tant parce que j’en suis l’organisateur, ou la cause que parce qu’il me revient d’initier une démarche qui s’appelle l’individuation et qui ne peut voir le jour sans que l’on se fixe à soi-même ce cap d’avoir à être soi-même. Que l’on puisse se déterminer soi-même à se prendre soi-même comme l’objet d’un travail visant à s’individuer, à faire en sorte que dire « je » ait un sens, c’est cela que l’éducateur a pour fonction d’effectuer en le faisant, et en le faisant ici et maintenant dans un monde qui est ce qu’il est. 

L’éducation ne consiste donc pas tant dans une transmission de connaissances que dans la prise d'initiative d’une attitude humaine qui réside dans notre capacité à faire de l’acte de dire « je » et d’agir comme sujet notre affaire envers et contre tout. Chacune et chacun de nous aborde l’acte d’exister comme un terrain en friche qui reste à cultiver, et qui le restera toujours, mais encore faut-il préciser à quel égard il est en "friche", par rapport à quelle modalité de "travail de la terre". Or la réponse à cette interrogation, c'est l'individuation.

                    Ce terme est beaucoup plus difficile à saisir qu'il peut le sembler car il se distingue tout autant de l'action par laquelle on se noie dans la masse d'un collectif que celle par laquelle on se murerait dans une identité faite, achevée et close sur elle-même. Il n'est pas question d'alimenter le mythe d'une liberté intérieure ou d'une spontanéité qui serait d'emblée porteuse d'une richesse inouïe et exclusive. C'est tout le contraire, on n'est soi qu'au contact des autres et ce qu'il convient de nourrir, c'est un plutôt un souci de soi comme entité ouverte et constructible. il n'y a rien à garder "par devers soi". C'est vide et sans contenu. Ce que l'on est c'est un processus en devenir. Selon Gilbert Simondon, l'individuation ne donne pas seulement naissance à un trajet individuel mais aussi à son milieu associé. Évidemment le terme de milieu peut prêter à confusion avec Jacob Von Uexkhul. Ce que cela veut dire c'est que l'individuation pour Simondon est toujours psychologique (je) collective (nous) et technique (le milieu  dans lequel s'effectue la rencontre du je au nous, milieu transformé par les rétentions tertiaires). Or ce milieu en fait c'est finalement le monde dont on peut dire qu'il fait et qu'il est fait par cette individuation. Il faut que le monde rende possible l'individuation au sein de la nouvelle génération et réciproquement (mais cela est évident) il faut que l'individuation rende possible ce nouveau monde par l'émergence duquel le monde "est".

            (Évidemment ici, on ne peut pas tout à fait se détacher d'une suspicion légitime: ne nous situerions-nous pas nous pas à cet état limite d'un monde au sein duquel l'individualisme de masse rendrait impossible l'individuation. Dans l'article consacré à l'individuation dans le site Ars industrialis de Bernard Stiegler, on peut trouver le rappel de cette distinction entre le singulier et le particulier (l'individuation c'est la singularité alors que l’individualisme c'est le triomphe du particulier, de l'espace privé:

             "C’est la force des technologies de gouvernances néolibérales que d’avoir réussi à priver l’individu de son individuation, au nom même de son individualité (...) Il est donc des banalités philosophiques bonnes à rappeler : l’individu est singulier dans la mesure où il n’est pas particulier. Comment échapper à la particularité d’un chiffre (celui d’un génome, d’un code barre, d’une étiquette RFID) ou à celle d’un moi (une opinion, un goût, un vote) ? La particularité est reproductible, la singularité ne l’est pas : elle ne peut pas être un exemplaire – mais elle est un exemple de ce que c’est que s’individuer. Un individu est singulier dans la mesure où il n’est pas substituable : sa place ou son rôle ne peut pas préexister à son être. Il y a donc de quoi s’inquiéter des standardisations industrielles productiviste puis consumériste qui transforment le singulier en particulier, ou de ce marketing croissant qui assaille un cerveau de plus en plus formaté et de moins en moins formé."


A partir de cet acte inaugural qui définit la condition sine qua non de toute entreprise éducative, les concepts s’enchainent: l’éducation commence avec la responsabilité du monde tel qu’il est, ce qui suppose une forme d’autorité, laquelle désigne une puissance d’influence sans commandement. Il n’est ici affaire que d’avoir à soi un rapport suffisamment stable et posé pour inspirer aux personnes à éduquer une confiance libératrice. Cette autorité c’est ce qui se joue de l’action de répondre de l’état du monde sans s’y dérober. Le rapport à l’étymologie a clairement prouvé que l’auctoritas venait de la potentia et non de la potestas, c’est-à-dire de la puissance et non de l’exercice du pouvoir. Cette puissance se distingue également du pouvoir en ceci qu’elle est aussi intérieure à la personne que le pouvoir lui, au contraire,  est extérieur dans tous les sens du terme, il nous vient de charges, de missions imposées par un supérieur hiérarchique, et il s’exerce effectivement dans des mesures, des décrets, des devoirs, des postures officielles (« de officiIs » de Cicéron). 



La puissance ne peut avoir d’autre origine que celle d’un rapport à soi, d’une ipséïté, donc, de telle sorte que, reprenant ce concept des thèses développées par Paul Ricoeur, il convient de les suivre jusqu’au terme donné par cet auteur, c’est-à-dire l’identité narrative, la possibilité de se donner l’épaisseur d’une trame narrative, de gratifier une existence morcelée, fragmentée, éventuellement chaotique de cet axe de réunification qu’est le récit, inhérente à toute auto-fiction. Cela suppose qu’en nous se dissocie trois rôles qu’il s’agit de maintenir conjointement: celui du conteur de l’histoire, du personnage raconté et de l’auditeur ou du lecteur auquel on la raconte.  Il s’agit de faire de son identité un récit sans fin, sans terme, exactement comme le fait Shéhérazade avec le sultan Shahriar. C’est exactement le propre de toute individuation. Tout s’éclaire alors: le rôle de l’éducateur.trice c’est d’assumer le monde tel qu’il est de telle sorte qu’il puisse y constituer son identité comme un récit et de susciter ainsi cet effet d’émulation (faire avec …non pas faire comme….) par le quel la nouvelle génération pourra se substituer à l’ancienne en générant de nouvelles formes de récits sans lesquels aucune ipséïté ne peut se constituer.


           c) Education et fonction néguentropique

L’explication de Hannah Arendt est limpide: « Parce que le monde est fait par des mortels, il s'use et parce que ses habitants changent continuellement, il court le risque de devenir mortel comme eux. Pour préserver le monde de la mortalité de ses créateurs et de ses habitants, il faut constamment le remettre en place. Le problème est tout simplement d'éduquer de façon telle qu'une remise en place demeure effectivement possible, même si elle ne peut jamais être définitivement assurée. »



On devrait peut-être rajouter: « surtout si elle ne peut jamais être définitivement assurée ». Le pire qui puisse arriver c’est qu’une génération ancienne manifeste une emprise suffisante sur la suivante pour l’empêcher de faire ce qu’elle se doit absolument d’effectuer, à savoir révolutionner un monde qui se meurt. Par conséquent, il faut que l’éducation conserve, c’est-à-dire protège la génération à venir de la nécessaire tentative d’emprise et de pouvoir qui va être exercée par la précédente. Nous ne sommes pas très loin ici de la citation de Wajdi Mouawad: « chaque époque essaie d’inventer les moyens d’assassiner sa propre jeunesse ». C’est un peu comme si l’humanité était sans cesse traversée par une tentation perverse, au sens précisé par Edgar Pöe qui finalement est celui de l‘auto-destruction, du vertige de séduction exercé par la chose à ne pas faire: la bombe, les génocides, l’hyper-consommation, la substitution du plaisir à la moindre possibilité de bonheur, etc. 

            Cette idée qui n’est pas du tout présente dans le texte supposerait une sorte de conscience globale du processus de l’humanité chez tous les humains: une omni-conscience, chaque génération étant comme hypnotisée par la tentation de provoquer le suicide du monde tout en sachant parfaitement que son ouvrage, celui qui en que génération lui échoit est justement se s’effacer, une fois qu’elle a impulsé l’élément nouveau dans lequel consiste son devenir-monde révolutionnaire. 

Le fond du problème est que le monde ne peut exister que par l’humain, que par le dasein et qu’en même temps, le monde n’est pas une totalité figée, immuable. Pour que le monde demeure, il faut qu’il se transforme sans cesse, exactement comme une personne qui monterait les marches d’un escalier mécanique dont le mouvement est celui de la descente. Au regard d’un certain axe temporel, il faut que le monde fasse du sur-place et au regard d’un autre, il faut qu’il s’active précisément pour que le sur place soit effectif et que le monde « tienne » ou plutôt « se maintienne ». Nous aurons reconnu sans peine aiôn et chronos: pour que le monde demeure dans aiôn il faut qu’il se renouvelle dans chronos.  Nous avions déjà analysé dans « continuité, ruptures et discontinuité », dans le sillage de la citation de Wajdi Mouawad, les formes mythologiques que prennent dans certains mythes fondateurs la violence des naissances, des transitions (Kronos et la castration d’Ouranos qui ouvre finalement l’espace et le passage de la lumière entre Ouranos et Gaïa). C’est comme si chaque génération caressait le secret espoir de s’immortaliser elle plutôt que le devenir monde du monde, de telle sorte que chaque nouvelle génération doit tailler son propre chemin à coup de serpe (le rôle de l’éducation ici est finalement exactement celui de Gaia qui va donner la serpe à Kronos ou encore celui de Rhéa qui va cacher Zeus à Kronos et le faire élever sur l’île de crête jusqu’à ce que Zeus renverse son père - L’éducation doit être protectrice et hautement féminine. L’éducation c’est la matrice conservatrice du principe de renouvellement du monde)

Mais deux points demandent à être précisés dans cette représentation:

  1. la dépendance entre monde et humain
  2. Le mouvement de descente de l’escalier mécanique sur lequel le monde doit évoluer, avancer pour faire du sur-place



Le monde est fait par des humains mortels, parce que les animaux sont pauvres en monde et riches en milieux. La pierre est inerte dans la nature, l’animal actif dans la construction de son milieu, l’être humain actif dans la configuration du monde qu’il perçoit d’abord dans l’angoisse de son désœuvrement. Hannah ARENDT est l’élève de Heidegger. L’ennui du dasein se manifeste principalement d’abord dans une nature désertée de milieux, ou plutôt dans une nature au sein de laquelle la constitution animale des milieux s’effectuent en laissant les hommes à l’écart de telle sorte qu’ils n’ont pas d’autre choix que de configurer le monde via la polis. Ainsi s’explique la citation de Heidegger. Mais dés lors la mortalité du configurateur se transmet à cela même qu’il configure. Le renouvellement des générations dans la tribu des « dasein » est ce à quoi se joue la perpétuation du monde (d’où l’extrême importance du conservatisme de l’éducation): voilà pour le premier point.

Le second a rapport à l’entropie, c’est-à-dire au principe de dispersion de l’énergie. En 1865, le physicien prussien Rudolf Clausius crée le concept d’entropie, soit la grandeur qui définit la désorganisation croissante d’un système isolé. Qu’est-ce que cela veut dire? Si nous laissons un verre d’eau plein de glaçons dans une pièce dont la température est moyenne, la fonte des glaçons est irréversible à cause du désordre croissant des molécules d’eau prises dans la glace. A moins de renouveler ce « système » par de nouveaux glaçons, le mouvement de dissolution est donc inarrêtable et il en va de même de tout ensemble clos sur lui-même. Finalement cela signifie qu’il existe une force de désorganisation qui oeuvre au sein de tout ensemble, mais vraiment de TOUS les ensembles, pas seulement  de ce que l’on signifie quand on parle d’organisme. L’entropie est un concept de physique pas de biologie. Le physicien Arthur Eddington utilise ce concept d’entropie pour justifier ce qu’il appelle la flèche du temps. Ce principe de désorganisation inexorable des molécules de la matière décrit un mouvement de fuite, de perte qui finalement s’exerce sur tout. 

Toutefois, c’est précisément sous la plume d’un physicien s’intéressant à la question de la vie que nous trouvons un concept absolument contraire à l’entropie que Schrodinger a  baptisé « néguentropie ». « Qu’est-ce que la vie? » demande-t-il dans son livre et il répond en substance que la vie se caractérise par sa capacité à retarder et à contrarier le mouvement inexorable de l’entropie par une tendance à l’ordre et à l’organisation. On constate dans plusieurs organismes une capacité à s’ouvrir à de nouveaux éléments porteurs d’un ordre s’opposant au désordre efficient dans le système fermé. La mort d’un organisme décrit le processus par le biais duquel l’ensemble en question n’est plus en mesure de s’opposer à l’entropie qui nécessairement s’active en lui. Mais il existe en droit en chaque système une tendance à l’autorégulation susceptible d’opposer à la désorganisation une puissance d’organisation. Schrodinger désigne cette tendance par le terme de néguentropie. Si donc il n’est rien qui puisse être sans s’offrir à cette puissance de désorganisation qui entraîne sa perte, il n’est rien non plus qui puisse demeurer et qui de fait demeure sans opposer constamment à cette force une autre force, celle par laquelle de l’ordre est continuellement réinsinué dans le système par son ouverture à d’autres systèmes, à d’autres éléments

Non seulement nous trouvons dans cette contradiction entre deux forces: entropie et néguentropie la forme exacte du rapport entre aiôn et chronos, c’est-à-dire la nécessité de se renouveler pour que demeure dans Aiôn  ce qui ne peut que péricliter dans Chronos mais nous retrouvons également exactement cette opposition mise à jour dans le cours sur l’humain et les limites entre une logique d’intégration par exclusion que nous avions appelée celle de l’ensemble fermé par opposition à l’ensemble ouvert de l’œuvre concertée des biotopes qui collaborent dans la nature en échangeant (un peu sur le modèle de la musique contrapuntique de Bach).





Si nous reprenons notre image de la personne gravissant les marches d’un Escalator qui descend nous disposons maintenant de tous les éléments de comparaison: 

La personne en question, c’est le monde, le mouvement même qui active sa montée des marches, c’est le principe de renouvellement de la jeune génération, le mouvement de descente de l’escalier  mécanique, c’est l’entropie et le niveau stable à la hauteur duquel le monde se maintient c’est la néguentropie. Par conséquent l’éducation, c’est la fonction néguentropique par le biais de laquelle l’élément moteur de la marche montante se voit conservé, protégé.


  d)  Le Pharmakon

Cette image est très parlante et nous comprenons vraiment grâce à elle la nécessité de la nature conservatrice de l’éducation. Nous la situons également  de fait à un certain niveau de nécessité. Si elle s’écroule, l’entropie emporte le monde dans son délabrement et cette entropie est efficiente en nous, autant que la tendance à la contredire. Éduquer vient du latin ex ducere qui signifie conduire hors de…Faire sortir…mais de quoi? De l’entropie, du mouvement naturel de désorganisation qui guette tout ensemble fermé.

Or il n’est pas rare de croiser de nombreux penseurs dont les travaux sont porteurs d’un pessimisme foncier très subtilement argumenté par des analyses implacables et ce dans tous les domaines. Nous pouvons prendre l’exemple de l’ethnologie et de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss qui, à la conclusion de son ouvrage: « tristes tropiques » affirme: « Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. Pourquoi? Parce que selon lui, l’être humain travaille sans cesse à la désagrégation d’un ordre originel et précipite une matière puissamment organisée vers un état d’inertie toujours plus grand qui un jour sera définitif:

« depuis qu’il a commencé à respirer et à se nourrir jusqu’à l’invention des engins atomiques et thermonucléaires, en passant par la découverte du feu – et sauf quand il se reproduit lui-même –, l’homme n’a rien fait d’autre qu’allègrement dissocier des milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles d’intégration. »




Aussi dignes d’intérêt que soient les travaux de Claude Lévi-Strauss dont on peut dire qu’il est la référence qui a inspiré toutes et tous les anthropologues d’aujourd’hui de Françoise Lhéritier à Philippe Descola, il convient de contredire point par point une telle prise de position en insistant sur trois traits essentiels particulièrement prégnants dans le texte de Hannah ARENDT et dans l’explication que nous développons:

  1. Dans la première thèse défendue par Lévi-Strauss, il y a quelque chose qui constitue un contre-sens total pour H. Arendt. Le monde au sens propre ne peut avoir existé avant l’homme. Ce qu’il y avait avant l’émergence de l’homme, c’est la nature ou des milieux animaux, végétaux, mais l’existence du monde, c’est précisément ce qui a nécessairement besoin d’un être humain, d’un dasein qui soit à même de le configurer à partir du ressenti angoissé de son absence de biotope.
  2. Toute la thèse (pessimiste) défendue par Lévi-Strauss repose finalement sur l’idée selon laquelle l’être humain est un facteur d’aggravation de l’entropie physique, ce qui effectivement est totalement exact, principalement quand nous réfléchissons aux conséquences d’une économie libérale visant à la croissance exponentielle de production dans un monde entropique.  C’est exactement le sens des travaux de l’économiste roumain Nicholas Georgescu- Roegen (1906 - 1994) qui pointe le fait que l’économie libérale classique fait comme si la flèche d’Eddington n’existait pas, comme si l’entropie n’existait pas. Mais c’est précisément à partir de ce constat que l’économiste est l’un des pionniers de la notion de décroissance telle qu’elle connaît aujourd’hui un développement très vif.  S’il existe une force entropique dans l’univers, il existe aussi une force néguentropique qui se manifeste dans la capacité  des ensembles à s’ouvrir à des éléments nouveaux susceptibles d’opposer de l’organisation à l’activation désorganisante de l’entropie.
  3. Or si l’être humain est en effet un facteur aggravant de l’entropie, il peut tout aussi bien se révéler un accélérateur de néguentropie et cela se manifeste à plein dans une interprétation à tous égards nouvelle de l’homme naturellement politique d’Aristote. Créer des types de collectivités organisées, c’est exactement aller dans le sens de cette néguentropie observable aussi bien dans tout ensemble physique  (qui s’ouvre) que pour tout organisme vivant. Rien ne se maintient qu’en luttant pied à pied contre le chaos sachant qu’il existe un principe qui œuvre dans le chaos.

Éduquer ce n’est pas tant dés lors faire grandir que faire sortir d’une pente naturelle de désorganisation en favorisant le plus possible la tendance naturelle résolument contraire  à l’organisation. Si l’humain est en effet le facteur aggravant du premier, rien ne s’oppose à ce qu’il devienne le facteur favorisant l’efficience du deuxième. Le philosophe Bernard Stiegler insiste sur la nécessité de s’opposer au pessimisme de Claude Lévi-Strauss notamment en s’appuyant sur la notion de pharmakon telle que nous pouvons la trouver sous la plume de Jacques Derrida et sur celle de quasi-causalité empruntée à Gilles Deleuze.

Nous pouvons rappeler que le pharmakon est cette pratique rituelle héritée de la Grèce archaïque au cours de laquelle un animal, souvent un bouc était chargé symboliquement de tous les maux de la cité, puis emmenée loin de la ville afin d’être mis à mort. Plus tard le terme de pharmakon sera utilisé dans son acception pharmacologique pour désigner l’utilisation curative poison, étant entendu que tout est question de dosage. Dans le Phèdre, Platon utilise le terme de pharmakon pour désigner l’écriture. On ne peut combattre les effets toxiques du pharmakon que par ses effets curatifs. Cela signifie que même si dans le dialogue Thamous refuse l’écriture il sait bien que de toute façon son successeur l’accepteur et qu’un poison se diffusera parmi les humains (celui de l’oubli né du support graphique) . Mais cela n’empêche pas l’usage thérapeutique de l’écriture qui existe aussi. 



Qu’il y ait quelque chose par exemple du numérique qui aggrave l’entropie n’est pas douteux, mais il est possible de lui opposer une fonction néguentropique et cela au sein même du numérique.  "C’est dans le péril que croît aussi ce qui sauve" pour reprendre exactement les termes du poète romantique allemand Holderlin. Mais cela suppose une éducation et une transmission de savoirs. 

Or sur ce point également le conservatisme de l’éducation décrit par Hannah ARENDT prend tout son sens. Prenons l’exemple d’un chauffeur de taxi dont la voiture est pourvue d’un GPS et qui par conséquent ne connaît plus du tout les rues de Paris. Il ne fait aucun doute que cette confiance aveugle qu’il cultive à l’égard d’une machine le rend non seulement dépendant d’elle mais aussi partie prenante  de l'aggravation de la fonction entropique qui œuvre dans la nature. Réapprendre la ville, enregistrer dans sa mémoire le réseau de rues parisiennes, c’est opposer à l’entropie du GPS la néguentropie organisationnelle par le biais de laquelle le monde humain est et reste humain. En l’occurrence le GPS n’est pas un instrument « sauvable » mais il n’est pas question pour autant de rejeter en bloc toutes les innovations nées des systèmes de repérage  satellitaires. Nous pouvons nous appuyer ici sur la distinction posée par Simondon entre la technique et l’automatisme. Les automates ne représentent pas des objets technologiques vraiment développés, bien au contraire, c’est dans la capacité qu’ont les objets technologiques très évolués de laisser en leur sein une marge d’indétermination les gratifiant d’une possibilité d’adaptation que se manifeste le génie technologique humain, génie néguentropique. Tout ce qui insinue de l’extérieur de l’ordre dans un système voué par l'entropie à un chaos intérieur est néguentropique.


e) Eduquer à l’ère de l’anthropocène (bifurquer) - Bernard Stiegler

Le seul philosophe qui ait vraiment approfondi cette question en articulant plusieurs références aussi bien philosophiques que sociologiques et technologiques c’est Bernard Stiegler, notamment dans l’un de ses derniers livres qui est un collectif sous sa direction « Bifurquer ». A partir des conclusions amères de Hannah Arendt et à la lumière du rapport du GIEC sur l’état de la planète (il y a assez peu de considérations écologiques chez Hannah Arendt), Bernard Stiegler utilise plusieurs auteurs pour composer le tableau de ce que peut vouloir signifier l’acte d’éduquer aujourd’hui.

Ce qu’il faut bien saisir d’abord pour comprendre ce tableau, c’est qu’il va de soi que l’être humain est une créature technique, industrieuse, définition finalement déjà efficiente dans le deinos du premier Stasimon d’Antigone de Sophocle. Pourquoi l’être humain est-il cette créature susceptible de générer du miraculeux et du cataclysmique? Parce qu'il est industrieux, parce qu’il crée des pharmaka. Ceci peut être également dit dans les termes utilisés par un statisticien américain Alfred Lotka (1880 - 1949): l’être humain est un animal exosomatique: il a son corps hors de lui parce que son corps c’est de la technologie, des prothèses, des ordinateurs qui prolongent sa mémoire et ses facultés raisonnantes, des voitures qui prolongent ses jambes, des téléphones qui prolongent sa voix, etc. Nous avons hors de nous un corps qui mute extrêmement vite et extérieurement. C’est ça de l’humain.

   Lotka est le premier à tirer de cela une conséquence assez dramatique si l’on n’y prend pas garde, c’est que contrairement aux animaux endosomatiques, le corps exosomatique n’est pas spontanément doté de fonction néguentropique. Qu’est-ce que ça veut dire?  Le physicien Erwin Schrodinger dans son livre « qu’est-ce que la vie? » définit le vivant non pas comme ce qui échappe à l’entropie (rien ne le peut vraiment) mais qui la retarde en s’organisant et en créant sans cesse de l’ordre afin de ralentir l’inexorable progression du désordre. C’est ça la vie pour Schrodinger: la capacité à s’organiser comme des cellules localement et temporairement pour retarder le plus possible la puissance irrévocable du chaos grandissant. Or le corps technique de l’être humain ne dispose pas de cela, donc il n’oppose rien à l’entropie si l’on ne fait pas attention.

Mais c’est quoi ici faire attention? Cela revient à développer des formes de savoirs spécifiques, aussi bien scientifiques, que juridiques, économiques et surtout pratiques. Lotka nous avertit (et finalement, c’est une sorte de surenchérissement par rapport à Sophocle et à la duplicité du deinos) contre la vitesse de l’exosomatisme. Il faut bien comprendre une chose ici: l’humain EST exosomatique. Cela ne sert VRAIMENT à rien de lui demander d’être autre chose, mais en même temps, cet exosomatisme est dangereux. L’homme est un être dont le devenir est une voie dangereuse, piquée, escarpée. 

Ce qui se passe en ce moment et que Bernard Stiegler appelle « disruption » , c’est un rythme de vitesse « exosomative » tellement rapide que les disciplines spécifiques qu’il faudrait enseigner pour les cadrer et les maintenir dans une fonction néguentropique ne peuvent plus suivre. C’est ça qui se passe par exemple pour le chauffeur de taxi qui conduit ses clients dans les rues d’une cité qu’il ne connaît pas ou par GPS interposé (autant dire qu’il ne connaît rien).

Bernard Stiegler reprend la thèse de Lotka en essayant de mieux comprendre comment concrètement la technique s’intègre dans le développement des sociétés humaines. Il parle alors de « double redoublement epokhal » (epokhal vient du grec « épokhè » qui signifie suspens, pause). De quoi s’agit-il ? Le premier temps de suspens imposé par la technique est purement technologique. Par exemple, la presse à imprimer en 1450 débarque dans la société féodale. Le second redoublement epokhal est celui par lequel nous allons voir se profiler une nouvelle époque à partir de la presse à imprimer et de tout ce que cela implique en terme de destitution de pouvoir (des prêtres), de publication des penseurs, de nouvelles catégories qui prennent de l’importance, notamment par rapport à la connaissance, etc. Ce que décrit Stiegler ici finalement c’est le processus long et cacher par le biais duquel une nouvelle époque naît d’une innovation technique. Or ce doublement mouvement de redoublement epokhal est en fait suspendu lui-même au terme du premier de telle sorte que nous ne pouvons plus faire époque à partir des innovations technologiques qui continuent à accélérer l’exosomatisme humain mais beaucoup trop vite pour que cela puisse faire époque. Rien ne peut plus freiner l’entropie.

Prenons un exemple mais c’est bien plus que cela : dans notre cerveau les signaux nerveux progressent à une vitesse de 100 mètres pas seconde. Dans le réseau en circulant sur la fibre optique en verre de quartz, le signal se diffuse à une vitesse de deux cents millions de mètres à la seconde. Si nous réfléchissons, il y a dans cet écart entre la vitesse d’un signal nerveux dans le corps humain et celle d’un signal numérique sur le câble ou sur la fibre un réel problème, parce que la difficulté née réside pas tant dans le fait qu’il existe des algorithmes et qu’il existe un cerveau mais dans le fait que la vitesse des premiers court-circuite totalement celle des seconds de telle sorte qu’il ne soit plus possible de maintenir de l’attention. Les enseignants perçoivent bien qu’il existe une vitesse d’apprentissage, de raisonnement, d’attention dont certain.e.s élèves ne sont absolument plus capables tout simplement parce que leur capacité à s’appliquer à une question à la lecture d’un texte a été broyée, littéralement laminée par les vitesses de circulation des signaux numériques sur le fibre.




Dés lors penser s’effectue à partir des algorithmes, lesquels sont gérés par des logiques de profilage de clientèle type bulles de filtre et autres. Le vrai problème n’est pas tant que la parole de l’enseignant n’a plus ici la moindre possibilité d’ancrage (encore que si: c’est bien un problème) mais surtout 1) l’impossibilité qu’une époque puisse s’installer dans le devenir exosomatique de l’être humain, du deinos et plus encore que plus rien dés lors de cet exosomatique ne peut maintenir la fonction propre du vivant: celle de retarder la propagation entropique du chaos. C’est cela qui se passe aussi pour le chauffeur de taxi parisien qui ne connaît pas Paris.

Résumons: l’humain est exosomatique, ce qui est dangereux puisque la fonction néguentropique propre au vivant n’y est pas assurée. Il nous faut la maintenir artificiellement ou politiquement, ou socialement.  C’est là la tache de ce que Stiegler appelle le double redoublement epokhal qui se compose de deux phases: a) technologique (l’innovation s’impose) b) noétique (la société se réorganise en l’intégrant par de nouveaux savoirs adaptés). Ce qui se passe aujourd’hui est la disruption: nous ne pouvons plus faire époque parce que nous n'avons plus le temps de faire le deuxième mouvement (révolution numérique et vitesse du signal d’information). En un sens cela donne vraiment raison à Hannah Arendt: il y a une crise de l’éducation, une crise de la transmission de nouveaux savoirs correspondant à la nécessité de générer de la néguentropie. Cette nécessité est absolument « première » au vu de la crise écologique, du réchauffement climatique de la 6e extinction de masse de la faune et de la flore  que nous subissons.

Bernard Stiegler emprunte ici un terme à la philosophie de Marx pour affirmer qu’il se produit une prolétarisation des savoirs: le chauffeur de taxi fait ce que le GPS lui dit de faire va où il lui dit d’aller. Toutes les activités humaines, y compris la science se voit touchées par cette instrumentalisation des travailleurs, des cadres, des employés mais aussi des dirigeants et dans tous les domaines. Nous sommes prolétarisés c’est-à-dire chosifiés. La conservation de l’éducation selon Hannah Arendt fait écho à la déprolétarisation des savoirs de Bernard Stiegler. Et ici, cela devient vraiment très intéressant.



Dans ce livre qui rassemble plusieurs écrivains et philosophes « Bifurquer », de nombreuses solutions sont proposées concernant le système éducatif. Il faut bien saisir quelque chose ici: on peut bien sûr parler d’innovations, (auquel cas on aura le sentiment que cela contredit Hannah Arendt et son conservatisme mais c’est faux). En fait il est au contraire d’accentuer le rôle que l’éducation a toujours eu depuis la Grèce antique (skholé), faire en sorte que l’homme puisse faire monde dans la nature (et les biotopes), lutter contre l’hybris qui est le risque du deinos. Le deinos de Sophocle contient déjà en soi tout ce que nous vivons aujourd’hui et tout ce que nous avons à mettre en place dans l’éducation pour qu’elle redevienne ce qu’elle était avant la disruption. 

Si l’on souhaite connaître toutes ces propositions formulées par les auteur.e.s groupées autour du collectif de Bernard Stiegler, il faut lire le livre mais, dans le cadre de ce cours et dans une perspective de cours HLP, nous pouvons inviter sur un point fondamental.

C’est une chose de comprendre que l’être humain est fondamentalement technique ou exosomatique et autre chose d’intégrer vraiment à la société cette réalité structurelle là. Finalement toutes les solutions proposées par Bernard Stiegler vont dans un seul sens qui consiste à raccrocher le second mouvement epokhal au premier. C’est par la création de ces nouvelles epistémès (champs de savoir) et de la reprise en mains par la politique de tout ce qui a été abandonné à l’économique que pourra se reconstituer une fonction néguentropique dans le corps exosomatique humain.




Il convient de relier conceptuellement le double visage du pharmakon avec le combat que se livrent dans la nature et dans la vie les fonctions entropique et néguentropique. Ce qui oeuvre au sein de tout ce qui est c’est ce duel là. Rien ne maintient ailleurs ni autrement que là. Nous pouvons citer l’une des phrases d’ Héraclite à l’appui de ce constat: « Ce qui est contraire est utile, et c’est de ce qui est en lutte que naît la plus belle harmonie. Tout se fait par discorde (Eris). »




Conclusion

Notre propos était finalement dés le début de trouver l’origine obscure de l’autorité des éducateur.trice.s, de voir un peu plus clair dans cette phrase de H. Arendt: 

« la force liante de l’autorité est en rapport étroit avec la force religieusement liante des auspices qui (…) révèlent simplement l’approbation ou la désapprobation des dieux quant aux décisions prises par les hommes. Les dieux aussi ont de l’autorité chez les hommes, plus qu’un pouvoir sur eux ; ils « augmentent » et confirment les actions humaines mais ne les commandent pas » (« Qu’est-ce que l’autorité ? » in H. Arendt, La crise la culture.

Et finalement nous l’avons trouvée sans aucun doute dans les fragments d’Héraclite l’obscur, dans Eris la déesse de la discorde sans laquelle rien ne peut s’effectuer ni se maintenir dans ce monde. L’éducation n’a pas d’autre rôle que celui de faire contrepoids à ce qu’évoque Claude Lévi-Strauss et qui se définit comme l’entropie inhérente à l’être humain, à l’anthropos, ce qui a donné naissance à ce barbarisme de "l’anthropique", c’est-à-dire à l’entropie assignable à l’être humain, celle là même que l’on retrouve dans l’ère climatique de l’anthropocène. Le mystère entourant la fonction éducative ne peut ni ne doit être dissipé parce qu’il en va de l’auctoritas des éducateur.trice.s d’entretenir un rapport avec cette force liante qui est directement en rapport avec une puissance religieuse. Mais quelque chose peut être souligné concernant ces néologismes de l’anthropocène ou de l’anthropie, c’est « l’extériorité » inhérente à l’éducation, extériorité que l’on ne peut pas concevoir sans une étroite corrélation avec l’aiôn, avec un temps non humain. Pour qu’au sein même de la succession de générations humaines, l’élément nouveau de la nouvelle triomphe de la volonté violente et hégémonique de l’ancienne, il faut que l’éducation s’effectue avec quelque idée ou intuition de cette autre temporalité grâce à laquelle demeure un monde humain (le temps hors de ces gonds). C’est dans le non-dit de cette intuition, dans le non révélé de cette opacité structurelle et désanthropocentrée que peut jaillir la fatalité heureuse du Kaïros, l’éclair de réalisation de l’élève éduqué.e par le biais duquel il ou elle  fait sien.ne la parole enseignée. 



(Quelques mots pour celles et ceux qui ont suivi la série Euphoria de Sam Levinson et qui s'étonneraient de cette dernière image, celle de Jules; l'adolescente transgenre de la série. Cet étonnement est plus que légitime parce qu'on voit mal le rapport entre Euphoria et la question de l'éducation. Pourtant il n'est pas absurde d'envisager la possibilité que c'est justement l'absence totale de cette référence à l'éducation qui doit être ici prise en compte parce que le moins que l'on puisse dire, c''est qu'elle décrit comment les adolescent.e.s s'efforcent de s'intégrer (ou pas) dans un monde dont ni leurs parents ni leurs enseignant.e.s n'ont assumé la responsabilité. Cette série touche vraiment juste sur quantité de points et l'impression de malaise qui se dégage du visionnement de plusieurs épisodes se situe entre autres ici. Attention spoiler: Il y a des personnages dont on peut dire qu'ils finissent vraiment la série "pas bien" comme Cassie et d'autres qui en ressortent magnifié.e.s comme Jules, mais cela vient justement d'une incroyable capacité à traverser les expériences douloureuses qui constituent le fil narratif des deux saisons. Comme il a été suggéré dans l'un des deux articles du blog Shoganai, Jules est réellement une figure Nietzschéenne de la "surhumanité" de celle qui dit OUI à l'éternel retour)

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