mercredi 29 mai 2024

Terminales 2 / 3 / 6: Que dois-je faire? Impératif catégorique vs éternel retour (Cours sur droit/ justice/ morale)

 


Quel est le fondement du droit? Où trouver l’assise à partir de laquelle nous pourrions vraiment jouir de la certitude d’avoir fait exactement ce qu’il y avait à faire dans telle situation? Faut-il agir justement ou juste agir? Dans le premier cas on soumet le principe de notre action à une norme, à une valeur alors que dans le second , on envisage la possibilité qu’il y ait dans la situation telle qu’elle se manifeste la juste chose à faire, la ligne épurée de notre participation à ce ce qui arrive. On perçoit bien qu’il y a une petite connotation stoïcienne dans cette deuxième option.

Si nous reparlons de la première, nous retrouvons finalement les termes même du droit naturel classique. Agir justement c’est agir conformément au bien, mais qu’est-ce que le bien? C’est une valeur universelle transcendante qui dépasse les frontières et se manifeste aux êtres humains dés lors qu’ils sont capables de s’extraire de leurs intérêts personnels et égoïstes, et plus encore dés qu’ils peuvent se détacher du droit positif et trouver dans leur condition humaine plus que celle de citoyens de tel pays ou celle de fidèles de telle religion une valeur commune aux êtres humains qui fédèrent les êtres humains entre eux. Ce qui définit le bien c’est donc l’universalité et l’aptitude des humains à s’extraire de la nature particulière de leur naissance, de leur vie personnelle, de leur sensations, de leur émois  pour réaliser l’existence d’un bien commun à tous les humains, parce que faisant partie intégrante de leur condition.



Or qu’est-ce qui définit la condition humaine selon la plupart des philosophes du 17e et 18e siècle? La raison et le fait de n’être pas seulement animé.e.s de pulsions d’instincts ou de mouvements animaux. Par conséquent toute action qui serait animée par une intention dont les motifs ne serait pas ternis ou souillés par de la sensibilité, par des sentiments, par des pulsions est conforme à ce dont seule l’espèce humaine est capable, en tant qu’elle est dotée de raison. Rien que l'espèce mais toute l’espèce humaine: voilà qui délimite exactement le champ d’intention d’une action « bonne », vertueuse, humaine. Etre humain, en fait, ce n’est pas du tout faire preuve d’empathie, ici, c’est au contraire, manifester son essence raisonnable en activant notre capacité à déterminer notre volonté de telle sorte qu’elle ne vise toujours et en tout lieu que l’universalité de tous les humains.

C’est à cela que l’on reconnaît une action humaine: à la liberté de son auteur. Or cette liberté se manifeste dans sa capacité à s’extraire de toute motivation qui dériverait de son animalité, de ce que nous éprouvons sans y être « agissant ». Mais de quoi s’agit-il? De tout ce qui est de l’ordre du moi empirique, de nos émois, de nos passions, de nos pulsions, de nos préférences irrationnelles, de l’amour de l’amitié, de la souffrance, de tout ce qui nous incline à…tout ce qui nous fait pencher du côté de….Dés lors que l’on comprend que toute sensibilité induit un enfermement dans l’ego, on s’extrait de tout ce qui est sensible ou sentimental, et l’on ne veut que ce que l’on peut vouloir est tant qu’humain (et pas ce dont on peut avoir envie ou besoin en tant qu’animal). Ce que l’on veut c’est ce que tout humain peut aussi vouloir pour que de l’Humanité soit. On comprend ainsi l’impératif catégorique d’Emmanuel Kant qui nous donne en effet une boussole que l’on peut consulter sans aucune crainte qu’elle puisse nous indiquer autre chose que la bonne action à faire, à savoir celle dont la maxime peut être universaliser, servir de lois à l’humanité. 

(Mais il y quand même deux problèmes:  1) Kant reconnaît qu’il est probable  qu’aucune action morale de ce type n’est jamais été accomplie dans la vie réelle donc l’impératif  semble quand même inapplicable (en un sens, c’est même sa marque de fabrique (la morale contre l’éthique)  2) Si nous reprenons l’exemple envisagé et proposons ce motif à un taliban lapidant une femme adultère, est-il vraiment certain qu’il ne répondra pas que « certes, il n’est pas opposé à ce tout être humain lapide une femme adultère?)




Le moins que l’on puisse dire de l’autre option, celle dont on peut considérer qu’elle naît avec cette autre conception du droit naturel héritée de Hobbes et de Spinoza, c’est qu’elle n’est pas anthropocentrée et qu’elle situe la question de savoir ce qu’il faut faire à hauteur de ce que l’on peut faire. Être ce n’est pas "être ceci" mais libérer un effort, et cet effort en soi doit nous guider pour savoir ce qu’il est juste de faire. C’est la base de l’opposition entre les deux visions du droit naturel: autant pour le classique la question "que dois-je faire?" ne peut être résolue qu’à partir de la question « en tant que je suis quoi ou qui? », autant pour le droit naturel Hobbesien, la question « que dois-je faire? » ne peut avoir de réponse qu’à partir de l’interrogation: « que puis-je faire ? » Mais alors tout change.  Il ne s’agit pas de parvenir à l’excellence de ma nature d’être humain, de ma condition. Ce n’est pas là que je trouverai le principe de la bonne action. 

Ce qu’il faudra déterminer c’est le degré de puissance qui me permettra d’être à la hauteur de la situation, pas en tant qu’être humain, mais parce qu’il y a cette situation et qu’il me faut y adhérer, y consentir du mieux que je peux pour qu’elle soit, puisque de fait elle est. Que dois-je faire? Être en même temps que ce qui est. Être à ce qui est, ne pas rater cette occasion parce qu’en fait nous ne disposons d’aucune autre occasion pour être que celle-là, ce maintenant, cet ici et maintenant. C’est ça l’éthique.  Plus j’essaie d’être en phase avec ce qui arrive et plus je serai exactement celle ou celui qu’il faut que je sois. Donner son comptant d’existence à un instant que l’on prend pour argent comptant, comme on dit.  Finalement c’est du stoïcisme à l’état pur. Mais comment aller au plus loin de cette attitude Stoïcienne?




En comprenant et en suivant les conséquences de l’éternel retour qui revient finalement à affirmer que chaque instant est cyclique. Supposons que vous veniez tout juste de rompre une relation amoureuse:



            Vous vous dites que c’est juste un évènement et vous passez à autre chose. Mais un petit effort d’attention vous révèlera que les ondes de propagation (appelons ça les conséquences) de ce moment où s’est produit la rupture se diffuse au-delà de ce moment de telle sorte qu’en fait cet instant n’en finit pas tout à fait de se produire, exactement comme des dominos dont la chute de l’un entraîne la chute du second et ainsi de suite. Mais quelle est la figure que forme ces dominos? 

            Si vous vous concentrez encore plus, vous allez réaliser qu’il existait avant la rupture proprement dite, une multitude de signes annonciateurs dont vous ne prenez conscience que maintenant. Mais en fait vous vous apercevez finalement que le processus de la rupture était déjà engagé bien avant, peut-être même qu’il s’est amorcé dans la façon dont votre vie sentimentale s’est structurée, peut-être même à l’enfance, de telle sorte que vous aviez déjà rompu avant même de le faire. Mais comment pourrions nous réaliser l’étendue des conséquences dans l’après de la rupture et celle des signes annonciateurs dans son "avant" sans réaliser comme une évidence troublante que ces deux extensions ne peuvent que se rejoindre et former un cycle parfait? Comment réaliser qu'en fait les évènements ne peuvent absolument commencer ni vraiment finir sans en conclure logiquement qu'ils suivent un cercle de réalisation et que rien "n'arrive" sans être toujours déjà arrivé ni sans se poursuivre infiniment, donc circulairement.

          Si j’ai déjà rompu avant de rompre et n’en ai jamais vraiment fini de rompre alors ces deux directions contraires se rejoignent dans la figure infini et cyclique de l’absolue rupture. Ce que vous faites une fois se répercute dans l’écho infini d’un éternel retour à soi. Si j’aborde ce qui m’arrive en cessant de le conjuguer à la première personne de mon moi mortel et fini, je m’aperçois que rien ne se produit jamais qu’infiniment. Je vis de façon finie (parce que mortelle) des instants dont la continuité est absolue de telle sorte qu’ils ne peuvent que revenir incessamment à eux-mêmes. Moi être fini je ne vis que de l’infini, et toute la question est de savoir non pas si je peux vivre infiniment cet infini (la réponse est non) mais si je peux adhérer à cette infinité de ces instants, si je peux l’approuver (la réponse est « oui ») 




Saisir que nous interprétons du point de chronos des instants qui en réalité ne se séparent jamais les uns des autres dans aiôn résout exactement cette ambiguïté. En tant qu’humain socialisé, je vis dans chronos mais en tant qu’être dans l’univers (et pas du tout humain universel) rien ne se passe que dans l’aiôn. Si je me révèle capable de saisir cette dimension de l’aiôn tout en étant pris dans la temporalité humaine et sociale de Chronos, je réalise le Kairos de l’éternel retour et je fais exactement la seule chose à faire et j’atteins le bonheur de la vivre. (Pénélope et l’éternel retour de la toile retissée et détissée)

Revenons à notre taliban et à la femme adultère qu’il veut lapider suivant les lois de la Charia. Quel type de discours pourrions nous lui adresser en suivant cette boussole de l’éternel retour? Qu’il ne va pas la lapider une fois à Kaboul mais éternellement dans le mouvement cyclique de l’Aiôn, qu’il ne se sortira jamais de cette structure là,  que nous choisissons le cycle éternel de notre enfer et qu’il est en train de faire du sien un enfer de tueur de femme, de jeteur de pierre et qu’il n’est vraiment rien à cette échelle là qui puisse trouver dans cet acte une authentique libération de sa puissance d’agir. Il n’est pas du tout certain que ça fonctionne, mais réalisons à quel point si ça ne marche pas, c’est qu’il ne comprend pas l’éternel retour , sa justesse indépassable et pas du tout parce qu’il pourrait se satisfaire de ce critère, alors qu’il le pouvait pour l’impératif catégorique.  Autrement dit, Kant a peut-être sous-estimé l’ancrage idéologique de certains intégrismes idéologiques ou religieux, alors que Nietzsche n’a rien sous-estimé du tout. Quiconque réalise l’éternel retour ne peut être traversé.e, comme Nietzsche l'a bien précisé que de deux sentiments: l’horreur dans un premier temps puisque tout ce que nous vivons est comme une éternité dont il est impossible de sortir, le bonheur absolu dans un second puisque « maintenant », nous disposons vraiment de la boussole qui non seulement nous indique la seule chose à faire, mais aussi le seul bonheur, la seule vraie plénitude dans laquelle exister: « MAINTENANT».



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