dimanche 26 mai 2024

Terminales 2 / 3 / 6: Est-ce à la science qu'il faut demander la vérité sur l'être humain?

 


(Une petite remarque sur ce type de sujet qui nous interroge sur le rapport entre deux notions et donne à tort l’impression que l’on peut répondre alors même qu’on est en train de s’en écarter. Expliquons-nous: imaginons un.e élève de terminale qui ne se sent pas à l’aise avec la notion de science et qui va chercher tous les moyens de l’éviter en évoquant les autres notions qui pourraient dire la vérité sur l’être humain sans être la science. Il.elle aura le sentiment de traiter le sujet: « non ce n’est pas à la science de dire la vérité sur l’être humain puisque c’est plutôt à la philosophie, à l’art, à l’histoire, etc. » mais plus l’élève ira dans cette direction en croyant être dans le sujet, moins il.elle le sera. Il est certain que nos développements nous conduiront tôt ou tard à la possibilité d’une réponse négative mais ce sera à partir de l’examen de la science et de la possibilité du oui. Il y a une positivité dans ce sujet, et par ce terme de positivité nous voulons dire factualité: c’est la mention du terme de science. Le sujet ne nous demande pas si « mise à part la science, il existe d’autre domaine de compétence qui nous disent la vérité sur l’être humain mais si la science assure cette fonction. » Choisir un sujet est une forme d’engagement que l’on prend à l’égard de notions qui sont absolument incontournables, ici ce sont la science et la vérité.)


1) Réception du sujet

Il nous faut d’emblée souligner quelques nuances du sujet ainsi libellé:

  • Nous sommes interrogé.e.s sur le rapport entre la science, qui est une discipline conçue, élaborée par l’être humain et une vérité dont l’être humain serait l’objet. Par conséquent le champ problématique limité par cette formulation peut se concevoir comme celui d’une étude dont l’être humain serait le sujet ET l’objet. Or cela nous oriente vers la question de l’objectivité: où trouver l’objectivité nécessaire à une étude dont l’être humain serait le sujet et l’objet. La science est-elle capable d’établir une distance suffisante entre l’être humain et lui-même pour qu’une étude puisse être envisagée sans être suspectée de subjectivité, mais la subjectivité ici ce serait de l’anthropocentrisme.
  • Il y a un présupposé dans ce sujet: c’est que la vérité puisse être « demandée ». S’il y a demande, cela implique qu’il existe un besoin, ou pour le moins une attente et que l’être humain conçoive comme une nécessité de savoir qui il est en vérité. Cela pose plusieurs questions: est-ce que ce ne serait pas une perte de temps? Plutôt que de nous demander quelle est la vérité sur notre espèce, ne devrions nous pas utiliser toutes nos ressources pour la faire progresser, pour lui donner plus de pouvoir? Est-ce que la science existe pour assurer les progrès de l’être humain dans sa domination du monde ou pour lui permettre de se connaître lui-même? Ici nous percevons bien qu’il y a une opposition entre la philosophie et une certaine définition de la science ("nous rendre comme maître et possesseur de la nature » - Descartes). Mais le fait que l’être humain soit une créature qui se pose à son endroit la question de sa vérité n’est-il pas déjà en lui-même assez parlant? N’est-ce pas précisément cela que nous « sommes »? Être humain, n’est-ce pas susciter à son propre égard un rapport questionnant? N’est-ce pas justement cela notre vérité? Être un être questionnant? Nous évoquons ici évidemment le dasein de Heidegger.  Nous réalisons que, comme toujours, c’est le présupposé d’un sujet qu’il nous faut explorer et non son horizon. Demander la vérité sur l’être humain et en même temps l’être: c’est ça la vérité de l’être humain. Nous « tenons » quelque chose ici et il FAUDRA l’évoquer.
  • Il y a une forme de naïveté dans la façon dont le sujet est posé: comme si nous pouvions nous servir dans les différents rayons des activités humaines et les solliciter, formuler une demande de vérité. Autant il faut bien avoir en tête que le sujet n’est pas « est-ce à la religion qu’il faut demander la vérité sur l’être humain, autant il n’est pas complètement faux que la formulation fait entrer en concurrence plusieurs disciplines, et parmi elles ce type de discours un peu confus qui est le sens commun, l’opinion. Il ne s’agit pas de la vérité tout court mais de la vérité sur l’être humain. On ne pourra pas éviter la référence à la maxime figurant sur le fronton du temple de Delphes: « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les Dieux. ». Si nous prenons l’exemple de la physique, notamment, nous pourrions précisément dire exactement l’inverse: « connais l’univers et tu pourras situer la vérité de l’être humain au sein de cet ensemble.» On voit bien vers quel type de questionnement le sujet souhaite nous conduire: la vérité de l’être humain sur l’être humain peut-elle se révéler à ce type de savoir universel, objectif et rationnel qu’est la science?



2) Problématisation

De tous les termes présents dans cette formulation, il n’est pas du tout absurde d’affirmer que le plus problématique, le plus crucial est finalement la préposition de lieu « SUR ». Pourquoi? Parce que la science peut également être considérée comme la vérité DE l’être humain.  Qu’il existe dans le discours scientifique une rigueur et une recherche constante d’universalité par le biais desquelles il est tout à fait envisageable de le concevoir comme une approche voire une conquête de la vérité, et ce plus que tout autre discours, est une thèse défendable, mais il n’en demeure pas moins qu’il demeure une discipline et une pratique humaines, de telle sorte que l’être humain est à la fois son sujet et son objet. Comment un être humain pourrait-il suffisamment s’extraire de sa condition pour dire la vérité sur l’être humain comme s’il l’étudiait de l’extérieur?  Ne serait-ce pas toujours finalement la vérité de l’humain sur l’humain? Une vérité inventée, construite plus que découverte? Jusqu’où peut aller l’objectivité de la science? 

Cette question se complique à la lumière de plusieurs faux pas, comme celui qu’a commis Pasteur par cette lettre envoyée à Pedro II, empereur du Brésil, pour lui demander l’autorisation de tester sur des condamnés à mort de son état des vaccins sur la rage et sur le choléra.  Autant cette demande surprendrait moins dans un univers concentrationnaire où nous savons de fait que le docteur Mengele s’est livré à des expérimentations abjectes sur des prisonniers, autant elle révèle qu’il est quelque chose de l’être humain que Pasteur ne semble pas réaliser. C’est comme un avertissement qui ici nous serait adressé: accorder à la science ce crédit de définir la vérité de l’être humain pourrait conduire à ce type de « glissement ». C’est comme si Pasteur n’avait pas conscience de l’abjection absolue de sa demande, de son irrecevabilité. Comme Rabelais l’avait déjà fait remarquer, il existe un risque à attendre de la science qu’elle nous livre la vérité sur l’être humain, c’est qu’elle nous impose à cette fin, des modalités d’expérimentation sans conscience. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » - Rabelais. 

Mais précisément nous comprenons, grâce à cet exemple qui pourrait bien en fait être bien plus que cela, que c’est la notion d’expérimentation scientifique qui fait ici perdre à Pasteur sa « raison », et encore ce terme là pose-t-il question. En effet, la raison raisonnante du chercheur français fonctionne à plein ici et sans ornement, ni fioritures, ni questionnement éthique. Mais la raison raisonnable est en sommeil. Y-a-t-il une vérité de l’être humain qui soit approchée par l’expérimentation sur le vaccin? La réponse est indiscutablement ; « oui ». Mais faut-il la demander à la science? Ici par contre, on peut envisager (pour le moins) que la réponse soit « non », y compris d’ailleurs sur les animaux, puisque ce qui s’y manifeste à plein ce n'est pas la vérité mais les préjugés et les a priori d’une ontologie naturaliste, selon Descola (continuité de physicalité avec les non-humains et discontinuité de l’intériorité). Demander à la science la vérité sur l’être humain, n’est-ce pas devenir l’otage d’une pratique dont les processus expérimentaux sont extrêmement problématiques notamment parce que, loin de favoriser la découverte de LA vérité humaine, ils semblent en mesure d’en inventer une, d’en imposer une telle sorte qu’il ne serait plus aucunement question de la vérité sur l’homme mais de l’application forcée,  arbitraire et dommageable au vivant de la vérité DE l’humain? (La référence à Philippe Descola est absolument à garder en tête, parce que finalement la question qui se pose est celle de savoir si la science transcende, dépasse les quatre ontologies ou au contraire prend place dans l'une d’entre elles (la naturaliste en l’occurrence). Est-ce à la science qu'il faut demander la vérité sur l‘être humain  ou à l’anthropologie de Philippe Descola de nous révéler la vérité sur le caractère naturaliste de la science? Mais l’anthropologie n’est-elle pas aussi une science? Si, mais c’est une science dite « humaine », et l’on sait à quel point l’écart qui sépare les sciences dites dures des sciences humaines est important et significatif. Toutefois, une nouvelle piste s’ouvre à nous grâce à cette distinction: ne serait-ce pas aux sciences humaines qu’il faudrait demander la vérité sur l’être humain? ) 





3) Définition des termes (Science et vérité)

Nous avons déjà évoqué les différents sens de la notion de vérité. Nous les rappelons succinctement:

  1. En premier lieu, la vérité désigne un accord, une adéquation a) interne d’abord au sein d’une perspective logique ou mathématique: la vérité désigne alors la correspondance entre des prémisses et les conclusions rationnelles de ces prémices sur un mode sophistique (si…et si….alors….) b) externe ensuite dans le cadre de la conformité entre ce qui est et le jugement que l’on porte sur ce qui est: il pleut et je dis la vérité quand je dis qu’il pleut. Ces deux vérités peuvent être définies comme vérité de raison selon Pascal.
  2. En second lieu, la vérité est révélation a) intérieure en ce sens que l’on est sincère ou que l’on a la foi. C’est une vérité d’implication, d’intégrité d’entièreté dans la foi ou dans l’authenticité de la croyance, de l’engagement? On dit la vérité de soi parce que ‘son est vraiment dans ce que l’on dit (on peut ici parler de parhesia) b) révélation au sens grec de l’alétheia telle que Heidegger l’a remis au gout du jour.  Il s’agit ici d’une vérité de type artistique, d’une vérité qui révèle l’existence pure, neutre et donnée de ce qui est là, dans une forme de verticalité, une présence gratuite des êtres, des choses et du monde.
  3. Enfin la vérité visée par l’expérimentation.  Cette 3e conception est particulièrement intéressante et problématique parce qu’elle revient justement à ne pas revendiquer le terme de vérité. C’est la position défendue par Karl Popper, épistémologue autrichien (1902 - 1994). Il définit la science comme étant précisément la discipline qui teste toutes ces propositions de telle sorte que la vérité ne peut jamais être assignée à une seule d’entre elles, puisque jamais une expérimentation ne pourra jamais être réalisée dans tous les temps en mêmes temps et dans tous les lieux. Chaque succès de l’expérimentation valide l’hypothèse mais ne la vérifie pas. La nuance est cruciale. La vérité, c’est justement ce que la science n’aura jamais mais éprouvera toujours.  Pour notre sujet cette définition de la vérité est vraiment riche. Pourquoi? Parce que selon Karl Popper, est-ce à la science qu’il faut demander la vérité sur l’être humain? Oui, il faut la lui demander mais paradoxalement il ne faut pas l’attendre, tout simplement parce quelle ne viendra pas.

Concernant la science, il s’agit moins de définir des types différents que des critères à partir desquels on peut considérer qu’une thèse, qu’une hypothèse ou qu’une proposition est scientifique. Il en existe 5:


  1. Une proposition scientifique suppose une cohérence interne. Elle est régulée par le principe de non contradiction. Il convient que, des postulats aux conclusions, on suive le fil d’une rigueur logique continue et indubitable
  2. Concernant les sciences dont les objets d’étude sont la vie, les éléments, la nature, les forces il va de soi que les thèses soutenues soit en conformité avec le réel
  3. Une proposition est scientifique si elle énonce une « loi », c’est-à-dire si elle relie des phénomènes par la formulation d’un rapport réglé récurrent entre les choses ou entre les forces. Il n’est pas question de dire que la masse de tel corps est attirée par la masse de tel autre corps mais que la force qui attire les corps entre eux est proportionnelle au produit des deux masses et inversement proportionnelle au carré de leur distance. C’est la constante  universelle de l’attraction gravitationnelle. Par conséquent on pourra prédire des phénomènes à partir de la découverte de ces lois
  4. Une proposition est d’autant plus scientifique qu’elle est universelle donc simplifiée. S’il faut multiplier les exceptions et les cas d’espèce, elle n’est pas vraiment d’ordre scientifique. Il existe donc une forme  d‘élégance dépouillée ou de principe d’économie dans le caractère scientifique d’une thèse.
  5. Enfin, nous retrouvons le critère de la falsifiabilité c’est-à-dire  du caractère réfutable de toute hypothèse scientifique, en tant qu’elle est scientifique. Ne peut être dit scientifique que ce que l’on peut tester. Si c’est impossible, alors on bascule vers un autre type de discours: politique, religieux, philosophique. La science est une discipline d’autant plus exacte qu’elle ne se donne et ne se présente jamais comme « vraie ». Son mode de recevabilité, c’est justement cette ouverture constante vers sa réfutation possible. Elle remet sans cesse à plus tard l’acte de sa réfutation, par quoi elle est provisoirement valide, plausible.



Nous mesurons bien l’effet de résonance entre ces deux notions de science et de vérité lorsque nous nous polarisons sur la définition de la vérité comme accord aussi bien interne qu’externe. Cela correspond exactement aux deux premiers critères évoqués de la science. De ce point de vue, on pourrait peut-être s’orienter vers une réponse positive. Toutefois la science dont le critère est exclusivement celui de la cohérence interne sont plutôt les mathématiques dont l’objet n’est pas l’être humain mais la pure exactitude formelle de l’enchaînement des propositions d’un raisonnement. Concernant  les sciences dures dont le critère est celui de la conformité avec le réel, comme la physique, la chimie la biologie, la neurobiologie, l’humain peut être concerné mais d’un point de vue purement physiologique, est tant que corps, organisme, cerveau. La science ne semble présenter aucun rapport avec la vérité en tant que révélation, mais vraiment aucun. Le critère de la falsifiabilité selon Karl Popper est extrêmement important pour le sujet, par contre, parce que, comme il a été dit, on peut demander à une proposition scientifique, donc réfutable  de dire la vérité. Elle réside même en un sens dans cette demande, mais on ne peut pas l’attendre. C’est comme si un espace commun ici s’ouvrait pour la science et la vérité, un espace « border line », surtout si nous n’oublions pas les égarements de Louis Pasteur. Quelque chose ici se joue vraiment du sujet.


4) Le plan


 Définition des termes

  1. Oui: un scepticisme de méthode

a) la science et les blessures narcissiques

b) Science et opinion: le questionnement

c) L’esprit de la loi et la falsifiabilité (Popper)


    2. Non:  "se rendre comme maître et possesseur de la nature" - Descartes


a) Expérimentation et science moderne

b) Praxis et causalité

c) Les limites du mécanisme, les milieux animaux et l'interprétation


    3.   Oui: Le désanthropocentrisme


a) Science explicative et science interprétative

b) Vérité et illusion anthropocentriste (Friedrich Nietzsche)

c) Science et naturalisme (Philippe Descola)


5) L’introduction

Lorsque nous éprouvons des doutes sur notre capacité personnelle à nous connaître nous-mêmes tels que nous sommes, nous avons tendance à interroger notre entourage, les ami.e.s que nous estimons être les plus dignes de confiance. Pour le moins nous misons sur le regard extérieur de celles et ceux qui nous semblent les mieux placés, du fait de leur proximité ou bien au contraire de leur éloignement. Eventuellement nous avons recours à un psychologue ou à un psychanalyste et nous attendons de sa pratique professionnelle, une « analyse », une capacité à relever ce qui est vécu de trop prés pour que nous en prenions conscience, a fortiori si cela vient de l’inconscient. Mais qu’en est-il de l’humanité à cet égard? Où l’être humain pourrait-il trouver cette interface dans l’effet de miroitement duquel il lui serait possible de s’observer et de se contempler tel qu’il est vraiment? De toutes les disciplines conçues et pratiquées par l’être humain, il en est une dont la rationalité, la distance et l’objectivité  peuvent nous sembler correspondre aux exigences d’un tel objet, c’est la science. Mais jusqu’à quel point peut-elle vraiment assumer l’effet d’extériorisation requise par l’attente de vérité, par l’objectivité? Est-ce de la science qu’il convient vraiment d’espérer cette puissance de décentrement, cette externalité du regard vrai, ce désanthropocentrisme grâce auquel toute suspicion de subjectivité et de déformation narcissique pour être levée? 




6) Développement

Analyse de termes - Nous ne reprendrons pas ici tout ce qui a été dit dans le 2 car c’est en substance tout ce qui sera développé dans un paragraphe d’analyse des termes.

  1. Oui: un scepticisme de méthode

a) La science et les blessures narcissiques

Dans son livre « introduction à la psychanalyse », Sigmund Freud pose un rapprochement fondamental entre la science et la notion de blessure narcissique comme si les progrès de cette discipline correspondaient nécessairement avec la réalisation par l’être humain de   l’étroitesse de son domaine de compétence. Ce que l’être humain sait par la science c’est  très exactement ce qui s’oppose à ce qu’il croyait ou mieux encore à tout ce qu’il se croyait être et la forme réflexive ici («  se croire ») se situe exactement dans le champ problématique de notre sujet. Il existe donc une forme de croyance préalable sous l’influence de laquelle l’être humain se prend pour ce qu’il n’est pas: le centre de l’univers, un être différent des animaux, un sujet maître de lui-même:

« Dans le cours des siècles, la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la terre, loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine (Ptolémée) avait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c’est à eux que semble échoir la mission d’étendre cette manière de voir avec le plus d’ardeur et de produire à son appui des matériaux empruntés à l’expérience et accessibles à tous. D’où la levée générale de boucliers contre notre science, l’oubli de toutes les règles de politesse académique, le déchaînement d’une opposition qui secoue toutes les entraves d’une logique impartiale ».

Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse (1916), Ile partie, chap. 18, trad. S. Jankélévitch, Payot, colt. «Petite Bibliothèque», 1975, p. 266-267.




Freud n’a jamais caché qu’il ne faisait aucun doute de son point de vue que la psychanalyse prenait place dans la science, comme une discipline légitime de plein droit. Mais ce qu’il pointe ici va encore plus loin: il tente d’expliquer les réticences nombreuses rencontrées par la psychanalyse. Un regard rapide sur le contenu des thèses défendues par l’analyste viennois suffit à faire comprendre à quel point cette forte résistance à laquelle il a été confronté vient de prime abord de la place qu’il a accordée à la sexualité infantile et au complexe d’œdipe. En fait Freud a exprimé la présence de la sexualité au sein même de la famille. Quelque chose de l’être humain de tout être humain dépasse les convenances et les tabous familiaux. Avant d’être mère, fille, fils ou père, nous sommes, en tant qu’êtres humains impliqués d’emblée et excédés par les pulsions du ça. Freud a commis le crime de lèse majesté de sexualiser l'institution familiale. Il a fait passer une vérité avant les convenances sociales, ouvrant ainsi un champ d'observations presque infini à la psychanalyse, pointant que quelque chose dans la famille est porteur de souffrance (le patriarcat?) et entreprenant de le soigner "médicalement". Avant toute autre chose, la psychanalyse est une cure.

C’est pour avoir construit son schéma des trois instances sur le fond d’une sexualité  omni-puissante  et efficiente dés la prime enfance que Freud s’est attiré les foudres d’une société soucieuse de garder secrets les fondements mêmes de son instauration: la prohibition de l’inceste.  Il existe donc à l’œuvre dans la civilisation une puissance de déni qui se trouve d’ailleurs être à l’origine même du refoulement auquel il est impossible que nous échappions. Toute la démarche freudienne consiste donc à retirer le plus scientifiquement possible toutes les conséquences psychologiques de ce refoulement premier sans lequel aucune société ne serait possible et à cause duquel nous nous assimilons toutes et tous à des animaux refoulés. C’est donc à la psychanalyse qu’il faut, selon Freud, demander la vérité sur l’homme étant entendu qu’elle ne peut venir d’aucune autre discipline puisque les pratiques humaines, dés lors qu’elles sont socialisées, institutionnalisées, réglementées partent de ces interdits qu’il n’est pas question pour elles de percevoir ou de comprendre.

De plus si nous reprenons les deux premières blessures narcissiques citées, nous saisissons l’obstacle principal qui s’oppose à la science: l’anthropocentrisme. L’objectivité et la rigueur d’analyse de l’esprit scientifique sont donc les garanties d’une impartialité grâce à laquelle la psychanalyse s’extériorise de tout discours de pure convenance. La science se déploie dans une atmosphère dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne manifeste aucun arrangement, aucune transaction aucune concession à un amour propre humain.



b) Science et opinion: le questionnement

Si nous reprenons l’exemple de la première blessure narcissique, nous pouvons clairement y voir à l’œuvre un autre argument démontrant à quel point il est absolument nécessaire que la science arrache à l’opinion la question de la vérité sur l’homme. En effet, il allait de soi pour l’opinion que l’être humain ne pouvait pas habiter une planète qui ne se serait pas située au centre de l’univers, tout comme il allait de soi que le mouvement du soleil autour de la terre ne pouvait pas venir d’une autre mobilité que celle du soleil, parce qu’autrement cela impliquait d’envisager le possibilité de la mobilité du sol même que nous foulons, ce qui  contredit 1) l’évidence immédiate d’un sol immobile 2) quelque chose de la prééminence humaine sur la nature que l‘on retrouve dans les religions monothéistes. L’opinion ne développe aucune pensée problématique, elle s’établit, elle s’auto-légitime. Nous pourrions dire de l’opinion qu’elle est performative en un sens différent de celui que lui a donné Austin. Elle dit moins ce qui est que ce qu’elle pense qui est et elle y croit de telle sorte que rien ne s’oppose à ce qu’elle veut penser. En d’autres termes, l’opinion ne s’interroge aucunement sur le réel, elle en donne une version qui correspond à ce qu’elle veut qu’il soit de telle sorte qu’il ne fait jamais l’objet d’une interrogation. Ce qui régit l’opinion, c’est finalement le « c’est comme ça », une sorte de croyance dans une réalité donnée dont elle ne se rend pas compte qu’elle correspond en fait à une version qui arrange l’humanité voire pire, la personne privée qui émet ce jugement.

Pour bien réaliser de quoi parle Gaston Bachelard, il suffirait d’écouter un chroniqueur de TPMP ou son animateur vedette. Il lui arrive souvent de dire: « les français pensent que… » ou « personne ne pense ça », ou d’autre phrase de type auto-affirmatif qui ne reposent sur aucune réflexion tout simplement parce qu’une situation est décrite comme « donnée » alors que toute situation, au contraire, est « critique », c’est-à-dire construite et pas donnée. Cyril Hanouna ne décrit pas vraiment ce que les français pensent mais ce qu’il aimerait lui que les français pensent, le fond idéologique qu’il leur prête parce qu’il est celui de la chaîne sur laquelle il officie. Il a compris comment fonctionne l’opinion, à savoir qu’elle ne pense pas mais qu’elle juge et il se met au diapason de cette absence de pensée là. Quiconque prête un tant soit peu d’attention à la nature des débats de TPMP perçoit bien qu’il ne se trouve aucune argumentation développée à l’appui des thèses affirmées parfois avec violence et brutalité. On croupit  dans un marécage de préjugés sexistes et néolibéraux qui se retrouvent "posés" sur des écriteaux brandis par des chroniqueurs dont la légitimité de parole n'est à aucun moment questionnée et qui remettent en cause la représentativité des élu.e.s du peuple.

            


            On pourrait dire de ce type d’émission qu’il est le creuset de l’opinion à savoir que l’opinion s’y retrouve, elle s’y voit exonérée de l’effort que lui demandait l’école, le collège ou le lycée, à savoir « fonder » une thèse, une idée pour sortir de l’opinion. Penser, comme dit Alain, c’est toujours penser contre soi, penser contre l’évidence immédiate, penser contre les préjugés de notre milieu, voire, si l’on connaît Philippe Descola, penser contre son ontologie. L’opinion, c’est une pensée qui se donne raison à elle-même et ainsi s’exclue de toute raison, de toute rationalité, de toute recherche authentique du vrai. C’est le triomphe de l’idéologie. 

« La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit. » 

La pratique de la science, selon Gaston Bachelard, ne s’impose jamais de soi, mais toujours en s’opposant à des préjugés, à des idéologies, à des dogmes religieux qui sont toujours là avant. La science n’a rien de spontané. C’est une pratique qui suppose un arrachement à l’égard des façons communes de penser ou plutôt de ne pas penser. On mesure bien l’opposition de la science et de l’opinion dans ce passage. Si la science aboutit à des conclusions identiques à celles de l’opinion, ce qui se produit rarement, c’est pour d’autres raisons que celles de l’opinion, on pourrait presque dire que c’est du hasard. Elle est le premier obstacle à lever pour que la science soit, sachant qu’en fait il y a dix obstacles en tout, les autres sont: la connaissance générale, l'obstacle verbal, la connaissance pragmatique, l'obstacle substantialiste, le réalisme, l'obstacle animiste, le mythe de la digestion, la libido et enfin la connaissance quantitative.




Il ne suffit pas de corriger l’opinion sur ses erreurs mais de la réfuter dans sa structure même, dans sa façon de s’auto-légitimer, de ne jamais remettre en cause ses croyances. Le premier pas de la science consiste justement à écarter tout consentement à l’évidence première: ce n’est pas parce que j’ai l’impression que la terre ne bouge pas qu’elle ne bouge pas, qu’un corps est plus lourd qu’un autre qu’il tombe plus vite, parce que j’ai l’impression que le ciel est bleu qu’il l’est en effet, etc. C’est en ce sens que l’on peut parler de la science comme d’un scepticisme de méthode, systématique, structurel.

                            Dés sa naissance, l'esprit scientifique occidental avait partie liée avec la philosophie: il convient de ne pas oublier ces premiers penseurs de la Grèce archaïque que l'on appelle les pré-Socratiques comme Anaximandre, Pythagore, Thalès, Héraclite, Parménide, etc. Même si l'univers mental dans lequel ils baignaient étaient encore assez imprégnés par la mythologie, ils furent les premiers à explorer un mode de pensée  différent. Mais même la mythologie constituait déjà à sa façon un mode de pensée explicative, même si la nature de cette explication était totalement surnaturelle. Cela signifie qu'en fait l'opinion se distingue radicalement de ces trois modes de discours: mythologie, philosophie et science. En quoi? L'idée même de rendre compte de l'existence des choses, des forces, des êtres, de l'univers lui est totalement étrangère. "L'opinion pense mal, elle ne pense pas" affirme Gaston Bachelard, parce qu' "elle traduit des besoins en connaissance", c'est-à-dire qu'elle confond ce qu'elle a besoin de croire en fait avéré, sans même s'en apercevoir: elle a besoin de croire que la terre est le centre de l'univers, donc elle établit un "système terrien" totalement faux parce qu'anthropocentré.
                De même, elle a besoin de croire que l'être humain n'est pas un animal, donc elle refuse d'admettre les thèses pourtant étayées de Darwin. Ce point est assez intéressant dans la mesure où il peut être mis en rapport avec les quatre ontologies de Philippe Descola. La discontinuité entre l'être humain et l'animal du point de vue de l'intériorité est décrite par l'anthropologue comme le présupposé d'une ontologie, c'est-à-dire qu'elle n'est pas le produit d'une observation scientifique mais l'une des bases constituant le cadre d'une façon de penser au sein d'une civilisation. Nous touchons ici vraiment du doigt les "c'est comme ça" arbitraires à partir desquels se constituent ces catégories de la pensée propre à des types de société. Il va de soi que l'opinion en dérive en droite ligne. Inconsciemment l'opinion de la population évoluant dans cette ontologie ne se représente même pas la possibilité de la remettre en cause. 
                Mais qu'en est-il de la science? Nous serions tenté.e.s d'affirmer qu'elle se définit précisément d'être l'opposé de l'opinion puisque de fait l'anthropologie est une science et que c'est en tant qu'anthropologues que Darwin démontre l'origine animale de l'espèce humaine et 2) que Philippe Descola décrit ces lignes de partage entre les ontologies des sociétés humaines. Par conséquent il est évident que c'est à la science plus qu'à l'opinion qu'il faut demander la vérité sur l'être humain, parce qu'elle semble à même de jeter un regard extérieur sur la façon dont se structure les présupposés des différentes civilisations alors que l'opinion est absolument incapable de prendre conscience de ce creuset à l'intérieur duquel elle est fondue, conçue, construite.

 c) L’esprit de la loi et la falsifiabilité

Finalement la raison qui justifie que l’on se fie davantage à la science qu’à l’opinion pour obtenir la vérité sur l’être humain vient du mode d’énonciation propose à ces deux formes de discours. L’opinion est performative en ce sens qu’il lui suffit d’affirmer ce qu’elle pense pour justifier qu’elle le dise. Elle suit des modes de justification irrecevables comme l’induction, c’est-à-dire qu’elle part du particulier pour affirmer du général comme si un fait suffisait à fonder une loi, une proposition universelle, ce qui définit exactement la démarche contraire de la science qui n’arrive au particulier qu’à partir du général. 

        


C’est exactement ce qui explique la falsifiabilité selon Karl Popper puisque elle s’appuie sur cette donnée selon laquelle il n’est aucune expérimentation qui puisse suffire à fonder la vérité d’une hypothèse. Il n’y pas d’expérience cruciale. Aucun test ne pourra être effectué ailleurs que dans un certain lieu , à une autre heure qu’une certaine heure, par quoi il est évident qu’une observation sera toujours ancrée dans un espace-temps ponctuel, particulier et que par conséquent, aussi répétée que puisse être la validation d’une hypothèse par trois millions d’expériences, ces trois millions seront autant de « fois », d’eccéïtés dont chacune d’elle ne suffira pas à poser l’universalité intemporelle du vrai. 

Ce que Karl Popper propose c’est de faire de ce créneau, de cet espace entre le toujours vérifiable et le jamais vérifié le terrain de prédilection du scientifique, lequel par conséquent peut être à bon escient considéré comme le professionnel cultivant le souci du vrai avec suffisamment de justesse et de précision pour ne jamais s’arroger illégitimement la qualification de vérité. 

La plupart des autres discours s’affirment comme vrai au sens que nous avons défini comme celui de la révélation intérieure, de la sincérité, de la parhésia. Je dis la vérité non pas parce que ce que je dis est prouvé mais parce que je suis vrai.e en affirmant telle ou telle proposition.  La vérité de la démarche scientifique ne coïncide absolument pas avec cette définition là. Elle se retrouve plutôt dans une vérité en tant qu’accord, adéquation. Elle st démonstrative et pas intuitive.

Mais encore faut-il préciser que cette recherche rationnelle, démonstrative de la vérité accorde au processus de sa vérification une importance si décisive qu’elle ne franchit jamais le seuil de la certitude vraie, aboutie, précisément à cause du cadre toujours contextuel de l’expérimentation. On pourrait ici rapprocher les thèses de Popper de l’opposition entre la théorie du cygne noir et de la courbe de Gauss. Cette dernière qualifie la formule grâce à laquelle il est toujours possible de réduire les exceptions d’une loi de telle sorte qu’une moyenne est possible. La courbe de Gauss est bien connue par les statisticiens parce qu’en un sens elle est finalement la loi qui justifie qu’il y ait des statistiques. Aussi juste que soit l’éventualité d’un évènement vraiment inattendu qui dément toutes les prévisions, il est possible d’établir une moyenne, ou une norme à partir des résultats déjà existants grâce auxquels on peut déterminer des probabilités, et finalement s’y fier. 

Cependant, le fait que l’on ait vu que des cygnes blancs n’exclue aucunement la possibilité qu’il existe des cygnes noirs. C’est Nassim Nicholas Taleb qui a écrit un livre intitulé "le cygne noir" dans lequel il prend exactement le contrepied de la direction de la courbe de Gauss. Il ne s’agit pas du tout d’en contester la pertinence mathématique mais de souligner le fait que le calcul n’est pas le réel et que cela se perçoit notamment en économie comme le prouve notamment le krach boursier de 1987. Si l’on pouvait vraiment utiliser la courbe de Gauss pour anticiper avec succès sur le pourcentage de chances que tel évènement se produise, nous ne serions pas parfois confrontés à des faits imprévisibles. Or nous le sommes: Taleb cite ainsi l’éruption du césure à Pompéi et l’invention du net. De fait dans une économie libérale, ce que l’on appelle les fluctuations du marché peuvent totalement s’écarter de la moyenne. Les bulles de spéculation et les krachs boursiers revient secouer les marchés et provoquer des crises imprévisibles à cause de la confiance que l’on accorde trop aveuglément à la courbe de Gauss. 


            La critique de l’induction opérée par Karl Popper permet de définir la science comme cette discipline qui, aussi loin qu’elle puisse aller dans les probabilités, ne franchit jamais le seuil d’assimilation du probable au certain, du vérifiable au vérifié, de telle sorte que la vérité est posée par le scientifique comme l’axe dont l‘asymptote se rapproche sans cesse davantage sans jamais se confondre avec lui. Tout simplement parce que le cygne noir, bien qu’improbable reste possible.

Mais alors est-ce à la science qu’il faut demander la vérité sur l’homme? Oui précisément parce qu’elle se refusera toujours à l’affirmer, à se croire autorisée à la formuler. Cette réponse paradoxale situe à sa juste place la question posée, le verbe « demander ». Nous sommes légitimé.e.s à demander à la science la vérité sur l’être humain, mais surtout à ne pas l’attendre. Il faut attendre de la science qu’elle fasse suffisamment  preuve de retenue quand à la vérité DE l’homme pour ne jamais sombrer dans le dogmatisme de dire la vérité SUR l’homme.

  1. Non:  se rendre comme maître et possesseur de la nature

a) Expérimentation et science moderne

Il convient toutefois de remonter à l’origine de l’importance prise par l’expérimentation dans la science. C’est très exactement en 1597 (Descartes a seulement un an) que Galilée commence à faire des expériences sur la chute des corps, travaux visant à contredire les thèses d’Aristote selon lesquelles la chute d’un corps serait proportionnelle à sa masse. Le savant italien se définit lui-même comme un « essayeur ».  Il convient de se détacher de l’évidence de l’autorité d’Aristote imposée par la scolastique pour ne se préoccuper que de l’autorité de l’évidence, mais d’une évidence quelque peu avertie travaillée. Galilée fait tomber des corps dont la masse est différente et constate qu’ils tombent tous en même temps, ce qui prouve que Galilée avait tort, qu’il avait confondu la masse avec la résistance à l’air, ce qui n’a rien à voir.  Il poursuit ainsi ses expériences pendant deux ans avant d’oser publier ses travaux qui tous ont ce point commun d’opposer à Aristote des preuves, des expérimentations éclairées par l’hypothèse de l’erreur d’Aristote. Comme le dit très justement Emmanuel Kant: " ce fut une révélation pour tous les physiciens" :

« Quand GALILÉE fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d’accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté (…) ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin.Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d’une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l’autorité de lois, et de l’autre, l’expérimentation qu’elle a imaginée d’après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu’il plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose. »

Emmanuel Kant, Critique de la raison pure [1781-1787], préface de la seconde édition


      



Kant utilisera l’expression de révolution Copernicienne pour décrire ce bouleversement de la science. Ce n’est pas à la connaissance de se régler sur la nature mais à la nature de se régler sur la connaissance. Autrement dit, l’expérimentation change tout, d’observateur passif et patient le scientifique passe à la nouvelle situation de provocateur actif et dérangeant. Il interroge la nature par l’expérimentation et la réalité naturelle se retrouve alors sommée de répondre à des questions qui lui sont autoritairement posée. On n’attend plus que la nature daigne se dévoiler, on la contraint à se révéler par des questions expérimentales précises auxquelles il lui est impossible de se dérober.

Mais alors quel statut faut-il accorder aux faits révélés par l’expérience? Viennent-ils de la nature ou de l’être humain? Dirions-nous du vaccin de Pasteur par exemple qu’il est naturel? Si les défenses immunitaires sont bel et bien efficientes naturellement dans l’organisme, elles ne sont pas naturellement vouées à se déclencher au gré de la stimulation virale inoculée par l’être humain, par le médecin. Par conséquent ce n’est plus tout à fait à la nature que l’expérimentation se confronte mais à une situation que le savant a provoquée. La science suit dés lors une direction différente de ce qu’Aristote considérait comme  exploration de « la nature »  de la « phusis ». Quelque chose de fondamental s’effectue ici, quelque chose qui explique précisément la raison dont se justifie Philippe Descola pour faire remonter le naturalisme de l’occident à l’émergence de ce que l’on appellera plus tard la science moderne. Mais de quoi s’agit-il?

C’est un peu comme si une différence profonde entre le monde grec de l'antiquité et le monde chrétien surgissait brutalement à ce moment là, au début du 17e alors même que cette différence remonte à loin. Aussi proches que puissent sembler le judéo-christianisme et l’esprit grec sur certains plans, ils n’en sont pas moins profondément distincts comme Nietzsche le démontrera mais cette distinction se fait particulièrement sentir du point de vue religieux parce la Grèce est finalement panthéiste, polythéiste  (religion immanente) alors que le christianisme est évidemment monothéiste (religion transcendante). Dans la genèse, la terre est entraînée dans la chute d’Adam et Eve, elle devient ce que les êtres humains ont à cultiver pour extraire du sol leur subsistance puisqu’ils ont choisi la mortalité en mangeant le fruit. La nature chez les grecs est sacrée tout simplement parce que les déesses et les dieux ne sont qu’une personnification des forces de la nature (prosopopée). Aucun grec de l’antiquité n’aurait pu envisager que l’on fasse des expérimentations animales pas davantage que des expérimentations tout court. En ce sens la science définie par Aristote demeure sous l’influence d’une certaine conception du sacré de la nature qui interdit l’idée même de transformation, d’essais. Par contre, ce qui apparaît au 17e siècle est la conséquence directe de la conception chrétienne d’une nature souillée, déchue, rendue impure et donc manipulable par le péché des humains.

Il est bien sûr possible de parler ici d’« émancipation » mais les conséquences de cette désacralisation de la nature sont aujourd’hui suffisamment graves pour nous interroger légitimement sur cette dénaturation. De praxis, la science est en train de se muer en « poiesis », de sa première définition qui finalement consiste à explorer la nature, elle se transforme au profit d’une autre qui revient à devenir utile à l’être humain, à le servir comme si de la vérité de l’univers nous passions à une autre conception de la vérité qui reviendrait à imposer à l’univers la vérité de l’être humain, la prééminence d’une façon humaine de voir et d’utiliser l’univers comme une ressource:

“Car ces notions générales que j’ai acquises en physique m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu'au lieu de cette philosophie spéculative, qu'on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie.”

René Descartes  - Discours de la méthode




Est-ce à la science qu’il faut demander la vérité sur l’homme? Non, c’est à elle qu’il faut demander et jouir de l’imposition à l’univers d’une vérité scientifique humaine. La science n’est plus l’exploration passive d’une nature donnée mais la construction de faits scientifiques préparés, conditionnés, voués à stimuler le progrès humain. C’est ainsi que Georges Canguilhem peut dire avec raison qu’ « un fait scientifique,  c’est ce que fait la science en se faisant. » Le vaccin est un fait scientifique par l’émergence duquel une certaine vérité s’impose plus qu’elle ne découvre, c’est que l’être humain peut se prémunir de certaines maladies en les ayant déjà préalablement vaincues. C’est « vrai » mais par cette vérité ce qu’il faut entendre n’est rien moins qu’une forme d’efficacité. Or l’efficacité n’est pas la vérité mais l’expérimentation est la notion qui explique ce glissement.


        b) Praxis et causalité

Avec la science moderne et la place prise par l’expérience en son sein, nous avons moins affaire à une recherche de vérité sur l’Homme qu’à une interrogation de la nature par l’homme. Les progrès indiscutables de la science moderne dans tous les domaines viennent-ils d’une compréhension plus vive des ressorts de la nature ou bien d’un parti pris plus tranché de l’humanité du questionnement, comme si la nature ne pouvait pas éviter de répondre à une question rationnellement formulé.

Les termes utilisés par Kant pour définir ce bouleversement  sont sans équivoque à ce sujet: « si l'on admet que notre représentation des choses telles qu'elles nous sont données ne se règle pas sur les choses mêmes considérées comme choses en soi, mais que c'est plutôt ces objets, comme phénomènes qui se règlent sur notre mode de représentation, la contradiction disparaît. »

Observant la science moderne, Kant remarque qu’en fait l’expérimentation permet d’inverser complètement le rapport du scientifique à la nature. Ce n’est plus à la science de se régler sur les forces et les éléments de la nature, c’est au contraire à la nature de se régler sur ce que l’entendement peut connaître, et de fait il ne peut connaître que des lois rationnelles. C’est comme si la science ne se posait plus la question de savoir ce que la nature est en elle-même mais seulement ce que l’on peut en connaître étant entendu que notre faculté de connaissance est ainsi faite qu’elle ne peut percevoir que les lois, que les rapports rationnelles qui lient entre eux les phénomènes (et pas les noumènes: les choses en soi). Appliquons à la nature le filtre d’une perception déjà structurée par ce que la raison humaine peut connaître de la nature. L’expérimentation ou encore ce que Claude Bernard appellera l’observation expérimentale cristallise ce filtre là.

En fait, c’est exactement comme si Descartes et Galilée dans leur rejet de l’autorité scolastique d’Aristote s’éloignait aussi de la considération de la science en tant que praxis, c’est-à-dire en tant qu’activité étant à elle-même sa propre finalité, comme le philosophe grec l'affirmait déjà sans ambiguïté, dans son livre « Métaphysique ».

" C'est, en effet, l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l'esprit; puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l'Univers. Or apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance (c'est pourquoi même l'amour des mythes est, en quelque manière, amour de la Sagesse, car le mythe est un assemblage de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c'est qu'évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. Et ce qui s'est passé en réalité en fournit la preuve : presque toutes les nécessités de la vie, et les choses qui intéressent son bien-être et son agrément avaient reçu satisfaction, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Je conclus que, manifestement, nous n'avons en vue, dans notre recherche, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa fin et n'existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une discipline libérale, puisque seule elle est à elle-même sa propre fin. "



Il convient de prêter notre attention à la 2e partie de cette célèbre citation. Il va de soi qu’Aristote ici relie et finalement confond la science et la philosophie. Dans la chronologie des différentes disciplines et pratiques de l’histoire de l’humanité, Aristote n’hésite pas à situer la science comme ultérieures à toutes celles qui visaient à fournir à l‘être humain de quoi satisfaire ses besoins essentiels et vitaux. Tout ce que l’on fait sous l’emprise du besoin est marqué du sceau de la nécessité et donc ne saurait en aucune façon se concevoir comme une activité « libre ». Le savoir est de l’ordre de la praxis (finalité en soi) alors que la techné désigne l’action efficace, le moyen pour…. En appelant de ses vœux une nouvelle philosophie (de la science)   visant à « l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie.” Descartes rompt totalement avec la définition aristotélicienne de la science comme praxis, de telle sorte que tournée vers l’être humain,  ce n’est pas du tout à la connaissance de l'homme qu’une telle conception aboutit mais à son bénéfice, à son intérêt, à l’extension de son territoire, de ses ressources, de tous les moyens dont il dispose pour augmenter son espérance de vie.

Cette transformation radicale de l’esprit dans lequel la science progresse à partir du 17 e siècle se perçoit parfaitement  dans la conception de la causalité. On sait que pour Aristote la connaissance et la compréhension d’un phénomène repose sur la réalisation de sa causalité. Mais quelle causalité puisque en fait il en existe quatre modalités?

  1. La causalité matérielle: pour la statue le marbre dans lequel elle est sculptée
  2. La causalité formelle: la forme du modèle à l’image duquel laquelle elle est sculptée
  3. La causalité efficiente: la personne qui l’a sculptée
  4. La causalité finale: le but dans lequel elle a été sculptée: la beauté


Dans la compréhension de plusieurs phénomènes  biologiques, anatomiques, nous savons que Descartes est l’inventeur du mécanisme, c’est-à-dire du modèle de la machine appliquée à la nature. Le présupposé d’où part cette théorie du mécanisme repose sur une interprétation de la nature comme mécanique, enchainement de rouages dont il nous faut comprendre les arrangements de la même façon que nous sommes en mesure de comprendre ceux de l’horloge construite par l’horloger. En d’autres termes, il n’existe pas selon Descartes de meilleur moyen de comprendre un phénomène naturel que de l’analyser en suivant le modèle d’une machine dont nous serions les concepteurs:

« Je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l’agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu’une montre marque les heures par le moyen de roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu’il est à un arbre de produire des fruits. »

Descartes, Traité de l’Homme.




Cela signifie donc qu’il convient de saisir la cause efficiente d’un phénomène naturel en lui appliquant le modèle de compréhension de celui dont nous sommes, nous, la cause efficiente. Mais alors qu’advient-il de ce qu’Aristote appelait la cause finale?

Nous réalisons que la réflexion de Descartes s’inscrit bel et bien dans une démarche de connaissance. Toutefois le présupposé de sa démarche repose sur une forme d’activisme de la compréhension. Si le modèle mécaniste permet de saisir certains phénomènes de la nature, cela induit qu’il est difficile d’éviter le rapport à la question de la destination. Nous savons très bien à quelle fin nous produisons des horloges mais à quelle fin la nature produit-elle des arbres, de la pluie, des corps animaux, etc? 

            Dans cette insinuation d’un modèle de compréhension mécaniste au sein même de la nature ne peut manquer de se glisser une sorte de glissement très problématique par le biais duquel en déplaçant la question de la causalité efficiente d’un phénomène à la représentation d’une machine créée par l’homme, la question de la finalité se voit étrangement ouverte. Selon Aristote, « la nature ne fait rien en vain » , mais voilà que si pour la comprendre, il faut se représenter les choses COMME SI nous en étions les artisans alors évidemment la question de la finalité se voit comme « suspendue », ou pour le moins mise en retrait. Il ne fait aucun doute que pour Descartes la machine reste et demeure un modèle de compréhension et seulement cela. Toutefois le fait de remplacer la question de la causalité efficiente dans la nature par la représentation de l’être humain comme cause efficiente a pour effet direct de retirer du champ de la connaissance la question de la cause finale. Si pour comprendre la nature il faut faire comme si elle fonctionnait machinalement et comme si nous avions créée cette machine, alors la possibilité que nous utilisions cette machine à notre profit se pose: « Nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres » dit Descartes de la connaissance physique des forces. Or ces usages désignent des utilisations à NOTRE bénéfice


c) Les limites du mécanisme, les milieux animaux et la question de l’interprétation

Mais le mécanisme constitue-t-il vraiment un modèle de compréhension efficace du monde et notamment du vivant? Nous pouvons poser cette question dans le domaine de l’éthologie, la science dont l’objet est le comportement des animaux. Jean Henri Fabre, en  1879, publie certaines de ces observations de l’abeille dite « chalicodome des murailles »: 

« Quand elle arrive avec sa récolte, l'Abeille fait double opération d'emmagasinement. D'abord elle plonge, la tête première, dans la cellule pour y dégorger le contenu du jabot ; puis elle sort et rentre tout aussitôt à reculons pour s'y brosser l'abdomen et en faire tomber la charge pollinique. Au moment où l'insecte va s'introduire dans la cellule, le ventre premier, je l'écarte doucement avec une paille. Le second acte est ainsi empêché. L'Abeille recommence le tout, c'est-à-dire plonge encore, la tête première au fond de la cellule, bien qu'elle n'ait plus rien à dégorger, le jabot venant d'être vidé. Cela fait, c'est le tour d'introduire le ventre. A l'instant, je l'écarte de nouveau. Reprise de la manoeuvre de l'insecte, toujours la tête en premier lieu ; reprise aussi de mon coup de paille. Et cela se répète ainsi tant que le veut l'observateur. Ecarté au moment où il va introduire le ventre dans la cellule, l'Hyménoptère vient à l'orifice et persiste à descendre chez lui d'abord la tête la première. Tantôt la descente est complète, tantôt l'Abeille se borne à descendre à demi, tantôt encore il y a simple simulacre de descente, c'est-à-dire flexion de la tête dans l'embouchure ; mais complet ou non, cet acte qui n'a plus de raison d'être, le dégorgement du miel étant fini, précède invariablement l'entrée à reculons pour le dépôt du pollen. C'est ici presque mouvement de machine, dont un rouage ne marche que lorsque a commencé de tourner la roue qui le commande. »



Nous sommes ici en présence d’un modèle mécaniste de compréhension appliqué à l’abeille qui réitère son entrée dans la cellule « en marche avant » alors qu’elle ‘na plus rien à déposer par l’embouchure de cette extrémité là. On mesure bien l’emprise de la théorie mécaniste à la fin de ce passage: »c’est ici presque mouvement de machine, dont un rouage ne marche pas lorsque a commencé de tourné la roue qui le commande. » L’abeille opère toujours deux entrées: l’une par la tête l’autre par derrière, et même si elle n’a plus de pollen à déposer par le devant après que Fabre ait empêché la deuxième entrée par derrière, elle recommencera à s’introduire par devant.

Mais où se trouve la machine ici, dans la tête de l’observateur ou dans le comportement de l’observée ? On voit bien que Fabre n’envisage pas un seul instant la possibilité que cette entrée duelle ne soit ni une fonction ni un automatisme mais une sorte de rituel ou de danse ou encore de réponse biotopique à des signaux par le biais desquels l’abeille agit conformément à ce qui lui apparaît comme un milieu. Qu’elle entre dans la cellule POUR déposer le pollen est un présupposé fonctionnaliste, mécaniste de l’observation qui impose d’ailleurs une certaine considération du temps chronologique (chronos) plaquée arbitrairement sur la gestuelle animale, alors qu’il y a plus de chances que la temporalité des animaux soit davantage l’aiôn que chronos. Si nous partons du principe que l’abeille obéît à des lois mécaniques, il y a des chances que l’observation confirme ce qui n’est pourtant rien de moins qu’un préjugé efficient dans notre esprit. 

On envisage assez facilement l’interprétation tout à fait opposée que Jacob Von Uexküll aurait produite à l’égard de la même observation. Si l’abeille est totalement désorientée par l’obstacle imposée lors de sa deuxième entrée dans la cellule (par derrière donc), ce n’est pas du tout parce que le second moment de la dépose a été empêché, c’est parce que le signal de réponse à la stimulation constructive du milieu n’a pas eu lieu et qu’elle n’est pas en situation de pouvoir s’effectuer en tant qu’abeille dans l’effectuation de son milieu. L’abeille est alors exactement comme cette tique que Von Uexküll a maintenu plus de 18 ans inerte privée des signaux déclencheurs de son biotope. Le mécanisme est un présupposé de l’action technique humaine et il ne peut en aucune manière constituer la base de tout raisonnement expérimental des animaux, tout simplement parce que l’action observée ne se passe pas dans le même monde que celui de l’observateur. Fabre ne peut à aucun moment envisager la possibilité que l’abeille agisse dans son biotope, il l’imagine dans « une usine », dans une chaîne de montage alors qu’elle n’opère en réalité qu’en réponse aux signaux de construction de son biotope.

Si l’abeille n’a pas conscience de réitérer inutilement la même opération, c’est

  1. Parce que le but de son action n’est pas l’utilité mécanique de son acte
  2. Parce qu’il n’y a pas de finalité à son geste
  3. Parce qu’elle n’est pas entrain d‘agir dans une multiplicité d’actions possible dans le monde mais dans un biotope où il n’existe qu’une réponse appropriée à une stimulation
  4. Parce qu’elle  n’agit pas dans un temps chronologique au sein duquel des instants discontinus peuvent être mis au service d’autres instants selon une logique de moyens à fins mais dans l’aiôn d’une temporalité cyclique.



3) Le désanthropocentrisme 

a) Science explicative et science interprétative

Il est donc une certaine conception de l’explication scientifique de type mécaniste à laquelle il ne faut vraiment pas demander la vérité sur l’animal. Mais qu’en est-il de la vérité de l’être humain?  Comment l’être humain pourrait-il ne pas se présupposer constamment dans le regard qu’il pose sur ce qui n’est pas lui? A fortiori quand son regard porte, au contraire sur lui? 

Peut-être convient-il de retirer toutes les conséquences de ce qui a été mis à jour concernant la critique du mécanisme. L’erreur dans laquelle tombe Jean-Henri Fabre ne vient pas du modèle mécaniste en soi mais du présupposé sans examen aucun par le biais duquel il l’impose au monde naturel animal. Il n’est pas dit que ce modèle ne puisse pas convenir dans d’autres cas de figure comme l’étude d’un processus industriel, par exemple ou d’une chaîne de montage. Il importe  donc de réfléchir avec précision à ce qui est observé, à la nature de territoire à l’intérieur duquel c’est observé parce que cette observation ne pourra pas ne pas laisser agir les présupposés d’une interprétation. Si l’être humain observe les animaux sans prendre en considération le fait que ce qu’il voit est l’installation d’un biotope, il appliquera à son analyse des critères spatio-temporels inexacts comme s’ils avaient lieu dans le monde et dans chronos, alors qu’ils « font lieu » dans le biotope et dans aiôn. L’abeille empêchée n’est pas en attente de la seconde action « dépositrice », elle est en déshérence devant l’absence de biotope, devant l’impossibilité dans laquelle Fabre l’a mise de s’effectuer en tant qu’abeille dans un rapport de constitution réciproque avec la cellule. Elle n’est ni plus ni moins qu’en attente de l’être, de son être et ce à cause de l’action d’un dasein qui n'a pas la moindre idée de ce qu’il est en train de  faire.

On pourrait dire que l’explication de Fabre ne fait pas grand cas de l’importance jouée par l’interprétation dans la perception de tous les différentes mondes et milieux des animaux et des humains. Le vrai problème des sciences ne viendrait-il pas dés lors  des sciences à prétention explicative? Mais quelle est la différence entre explication et interprétation?

L’explication d’un phénomène suppose que l’on en comprenne objectivement les causes, que l’on soit capable de désigner les faits déclencheurs à partir desquels le phénomène a eu lieu étant entendu qu’ils ne peuvent pas être autres que ceux là. Une explication se définit donc comme un acte de résolution, de clarification. On sait pourquoi tel phénomène s’est produit. L’interprétation  propose une version parmi d’autres possibles de cette généalogie là. En fait l’interprétation part avant toute autre chose de l’éventuelle déformation de ses présupposés. Il n’est pas question de donner la cause objective du phénomène mais de proposer à partir de tel ou tel présupposé une version possible du phénomène. L’explication relève d’une recherche de vérité alors que l’interprétation n’aspire qu’à donner du sens. Interpréter étymologiquement signifie "traduire". Quand nous faisons une traduction, notre travail s’efforce de donner en français une idée du sens du texte en anglais quitte à changer les mots. Ce qui compte c’est que le sens ne soit pas trahi.  Quel sens peut-on donner à…? Tel est le sujet de l’interprète, alors que le scientifique qui veut expliquer entend donner le fin mot d’un phénomène. 

Explication et interprétation s’opposent si profondément qu’il n’est pas un seul terme de la science explicative qui ne puisse être réinterprété du point de vue de la science interprétative et ce jusqu’au terme de causalité. En fait, ce n’est pas que le monde puisse donner lieu à une interprétation ET à une explication, c’est plutôt que selon que l’on adhère à une visée explicative ou interprétative, ce n’est pas dans le même monde que nous existons, que nous sommes. Si c’est à une science explicative que nous demandons la vérité sur l’homme, cela suppose que nous pensons vraiment qu’il existe une vérité sur l’homme alors que si nous la demandons à des sciences interprétatives, nous attendons autre chose, mais quoi? Des points de vue, des perspectives susceptibles de faire sens à partir des comportements et des réalités humaines mais sans aucune ambition que ces perspectives soient « vraies ». Qu’elles fassent sens suffit

On peut ainsi songer à la lumière de distinction à la réponse que Freud aurait pu faire à Popper lorsque celui ci a refusé à la psychanalyse la qualification de « science ». Oui, si par science on entend science explicative il est évident que la psychanalyse n’est pas une science. Mais si l’on parle de science interprétative, alors cela suppose que l’analyste ne fait rien de plus que proposer une version possible du rapport entre le symptôme et son origine sans préjuger de sa justesse. Il s’agit de faire sens à partir des éléments donnés par l’analysé.e. Mais de fait, ce n’est pas ce que Freud soutient. Il croit vraiment à la justesse explicative du diagnostic. Par contre les quelques analystes qui utilisent l’identité narrative de Paul Ricoeur dans le rapport analytique qui les lie à leurs patients consentent à cette définition là.  Ce que vise une analyse c’est justement à faire en sorte que le patient ne se résolve par au chaos de son existence, qu’il soit capable de lui donner l’unité narrative d’un récit, que celui-ci soit conforme à la vérité ou pas.



b) Vérité et illusion anthropocentriste (Nietzsche)

La réponse à la question varie selon que nous considérions la science comme une explication du réel ou comme une interprétation. Si nous adhérons à la première possibilité (explication) alors ce sont aux science dures qu’il faut demander la vérité sur l’Humain mais si c’est à la seconde, alors les sciences dites humaines sont préférables aux premières citées. Or il ne fait aucun doute pour Friedrich Nietzsche que les secondes sont préférables aux premières, notamment parce qu’elle sont davantage capables de relativiser la notion de vérité, laquelle a besoin d’être éclaircie voire destituée de son piédestal:

"Qu’est-ce que donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniales et contraignantes : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièces de monnaie, mais comme métal. »

Ce jugement que nous retrouvons dans le livre du philosophe est absolument incompréhensible si nous ne le rattachons pas au langage qui occupe une place prééminente dans l’oeuvre elle-même: « vérité et mensonge au sens extra-moral » Pourquoi cette insistance sur la notion de métaphore pour approcher la vérité? Qu’es-ce qu’une métaphore? Un e figure de style qui désigne une chose par une autre qui lui ressemble ou partage avec elle une analogie. On ne peut pas comprendre la poésie si l’on ne saisit pas cette figure. L’exemple que l’on retrouve sur Wikipédia est celui de Victor Hugo qui désigne la laine par la métaphore suivante: « cette faucille d’or dans le champ des étoiles ». La métaphore est un déplacement qui fonctionne par le biais d’une analogie que le lecteur comprend implicitement: ici, il faut saisir que la forme de la lune ressemble à une faucille quand nous distinguons sa forme se dégager progressivement par quartier de l’ombre que projette sur elle la terre par rapport au soleil.

La critique de la vérité de Nietzsche porte en premier lieu sur les vérités comme accord ou adéquation, c’est-à-dire sur les vérités que l’on « dit ». En effet si la vérité se « dit » alors cela signifie qu’elle se formule par le biais de la langue. Mais dans la langue , nous avons affaire à une opération de symbolisation: celle là même que nous voyons à l’oeuvre dans ce passage célèbre de Sigmund Freud avec l’enfant à la bobine:  

« J’ai profité d’une occasion qui s’était offerte à moi pour étudier les démarches d’un garçon âgé de 18 mois, au cours de son premier jeu, qui était de sa propre invention (…) Cet enfant avait l’habitude d’envoyer tous les petits objets qui lui tombaient sous la main dans le coin d’une pièce, sous un lit, etc. En jetant loin de lui ses objets, il prononçait avec un intérêt et de satisfaction le son prolongé o-o-o-o qui, selon les jugements concordants de la mère et de l’observateur, n’était nullement une interjection mais signifiait le mot « Fort » (loin). Je me suis aperçu que c’était là un jeu et que l’enfant n’utilisait ses jouets que pour les jeter au loin. Un jour je fis une observation qui confirma ma manière de voir. L’enfant avait une bobine de bois, entourée d’une ficelle. Pas une seule fois l’idée ne lui était venue de trainer cette bobine derrière lui, c’est-à-dire de jouer avec elle à la voiture, mais tout en maintenant le fil il lançait la bobine avec beaucoup d’adresse par-dessus le bord de son lit entouré d’un rideau où elle disparaissait. Il prononçait alors son invariable o-o-o-o, retirait la bobine du lit et la saluait cette fois par un joyeux « da ! » (voilà). Tel était le jeu complet, comportant une disparition et une réapparition, mais dont on ne voyait généralement que le premier acte, lequel était répété inlassablement, bien qu’il fut évident que c’est le deuxième acte qui procurait à l’enfant le plus de plaisir.

L’interprétation du jeu fut alors facile. Le grand effort que l’enfant s’imposait avait la signification d’un renoncement à un penchant et lui permettait de supporter sans protestation le départ et l’absence de la mère. L’enfant se dédommageait pour ainsi dire de ce départ et de cette absence, en reproduisant avec les objets qu’il avait sous la main, la scène de la disparition et de la réapparition (…) Une observation exempte de parti pris laisse l’impression que l’enfant a fait de l’événement qui nous intéresse l’objet d’un jeu, c’est pour la raison suivante : il se trouvait devant cet événement dans une habitude passive, le subissait pour ainsi dire : et voilà qu’il assume un rôle actif, en le reproduisant sous la forme d’un jeu, malgré son caractère désagréable. »


L’enfant humain comprend qu’il va grâce à la symbolisation accéder au langage et pouvoir jouer enfin un rôle dans la société des humains. Ici l’enfant symbolise la mère par le jeu de la bobine mais contrairement à la réalité, c’est lui qui jette et fait revenir la bobine dans son champ de vision, dans son territoire de jeu. La bobine vaut pour la mère et par la suite le mot « maman » lui fera bénéficier d’un pouvoir sur la mère réelle.  Posséder le nom, connaître les déplacements de ce terme dans les déplacements sémantiques de ce terme au sein du système de sa langue, c’est entrer dans une dimension linguistique qui le gratifiera d’un pouvoir effectif sur les choses. Il en va de même pour n’importe quel mot. Grâce à la langue, nous classifions la multitude confuse des affects qui ne cessent jamais de se manifester à nous de telle sorte que nous nous y repérons, nous sommes en mesure de désigner des choses, des actions, des similitudes, des oppositions, etc. Il n’existe pas dans la nature de  séparation de la montagne et de la vallée mais la langue nous permet de voir l’une et l’autre parce que grâce à elle nous les distinguons, dans les deux sens du terme.  Sans la langue nous serions noyé.e.s dans un flux ininterrompu de sensations confuses et incapable d’y discerner quoi que ce soit. Nous serions immergé.e.s dans une marée d’affects sans séparation ni discontinuité. 

Par conséquent, nous appelons « pierre » ce fragment rocheux puis nous disons que nous formulons une « vérité » quand nous émettons ce jugement : « la pierre  est dure ». Mais en agissant ainsi, nous faisons semblant d’ignorer plusieurs présupposés qui jettent une ombre considérable sur la « vérité » d’un tel jugement:

1) que quelque chose comme « la pierre » existe. Il y a  des fragments rocheux mais le terme de pierre suppose acquis un niveau d’assimilation (donc de banalisation, de gommage des spécificités) de toutes les pierres, au-delà de leurs différences propres. 

2) Que « dure » est en effet une qualification applicable à toutes les choses qui imposent une véritable résistance au toucher. Mais toutes les choses ne sont pas également « dures ». Nous ne savons pas à partir de quel coefficient de résistance une chose peut être dite « dure ». Il y a ici aussi une part d’approximation dans l’utilisation d’un tel terme.

3) Que l’on peut appliquer le qualificatif: « dure » à la substance « pierre ». Oui, on le peut, mais pourquoi celui-là? Que fait-on exactement alors si ce n’est appliquer un qualificatif approximatif à un terme générique qui finalement valant pour toutes les pierres, ne vaut spécifiquement pour aucune. Ce n’est pas d’être dure qui spécifie cette pierre là en tant qu’eccéité. On répondra que cela la qualifie globalement mais c’est bien une vérité que d’affirmer que nous ne sommes jamais confronté.e.s du point de vue de la perception à des "globalités », des genres, des notions génériques. An contraire, tout ce que nous vivons continuellement, ce sont des eccéités. Comme le suggère Frederico Garcia Lorca dans on poème, nous ne vivons pas des heures mais cette heure là, ce « Cinq heures du soir » là. Nous sommes des animaux qui ne faisons rien que transcrire des eccéités en généralités lesquelles finalement sont invivables. Nous traduisons ce que nous vivons en termes qui sont rigoureusement impossibles à vivre.

4) Quand nous disons que la pierre est dure, nous relions entre eux des symboles au gré d’une logique qui est celle de la langue et rien ne s’applique de quelque biais que ce soit à de la vie, à de la réalité. A l’occasion d’une perception, nous faisons des phrases générales qui valent dans une langue, à un niveau de symbolisation du réel qui ne présente aucun rapport effectif à cette réalité. 


Dans « vérité et mensonge au sens extra-moral », Nietzsche utilise une comparaison très éclairante. Il fait référence aux figures de Chladni. Ce sont des figures de sable qui naissent de la vibration qu’un archet fait résonner sur un plateau sur lequel était déposé du sable. Ce que l’on voit est alors la figure que dessine une certaine note de telle sorte que ‘son peut ainsi visualiser des tonalités musicales. Un sourd a ainsi accès à l’équivalent graphique d’une réalité phonique. Mais ce ‘est pas pour autant qu’il entend la musique. 

Quand nous disons que la pierre est dure, c’est la même chose, nous créons de toute pièce une dimension « équivalente » mais en aucune façon réelle, vraie, de la nature, de la vie du monde.

A force d’utiliser ces analogies, nous sommes totalement passé.e.s de l’autre côté de la métaphore et appelons « vérité » ce qui n’est qu’équivalence, déplacement, anthropocentrisme. Toute activité humaine usant de symboles se situe dans cette ambiguïté là, dans ce décalage avec la réalité stricte. « la vérité est alors une illusion dont on a oublié qu’elle en est une. »


c) Science et naturalisme (Philippe Descola)

Mais la pertinence de cette critique linguistique de la notion de vérité répond-t-elle par la négative à la question du sujet? Impacte-telle suffisamment la science dont la rigueur repose intégralement sur la médiation symbolique pour la discréditer radicalement du point de vue de la vérité sur l’homme? La réponse est évidente: oui pour les sciences qui refusent de remettre en question le présupposé de leur valeur explicative, non pour celle qui non seulement acceptent de le faire mais intègre de façon suffisamment appliquée et efficiente la notion d’interprétation qu’elles révèlent des aperçus saisissants sur les modalités d’interprétation humaines du réel et sur leur distinctions

Ainsi lorsque Philippe Descola utilise, en tant qu’ethnologue, le décentrement né de son immersion dans la tribu des Achuars pour proposer cette répartition de l’humanité au gré de ces quatre ontologies selon les continuités et les discontinuités que les sociétés vont poser entre les humains et les non humains en suivant les axes de l’intériorité et de la physicalité, il nous gratifie d’un instrument de lecture d’une incroyable justesse pour saisir les biais d’interprétation de la nature et de la vie par quatre types de sociétés humaines (et nous comprenons parfaitement pourquoi il ne peut en exister que quatre). 

il n’est pas tant question alors de dire la vérité sur l’être humain que d’exposer la vérité des interprétations humaines à partir desquelles se constituent des différences d’approche de la nature chez les humains. Il s’agit bel et bien de la vérité sur l’Humain parce que cela démonte les ressorts des vérités de l’humain, des modalités d’interprétation de la nature pour chaque civilisation selon qu’elle se situe plutôt dans le totémisme, l’analogie, l’animisme, le naturalisme. 

Ce n’est pas la moindre découverte de cette lecture que de situer précisément l’évolution des sciences dites dures à partir de la rupture des sciences modernes dans l’une de ces catégories: le naturalisme. Il est évident que la place prise par l’expérimentation dans les sciences modernes occidentales repose de fait sur la continuité physique des humains et des non humaines et sur leur discontinuité du point de vue de l’intériorité. Si l’on recherche la vérité de l’homme c’est à cette science là qu’il convient de s’adresser, mais si nous souhaitons prendre plus de recul et situer cette évolution dangereuse vers le transhumanisme, connaître ainsi de plus loin la vérité sur l’humain, c’est aux sciences humaines et particulièrement à ‘l’anthropologie qu’il faut nous tourner.


Conclusion

C’est donc la prétention explicative qu’il convient de retirer à la science pour qu’elle puisse donner le meilleur d’elle-même et s’assumer pleinement en tant qu’activité humaine. Nous devons moins attendre d’elle qu’elle nous éclaire sur la vérité de l’univers, de la vie et même de l’être humain qu’une capacité à faire sens, à faire récit de cette aventure humaine par tous les axes narratifs envisageables. Il en va de l’existence humaine comme de la vie de Shéhérazade qui ne tient qu’au fil des histoires qu’elle raconte sans se lasser au sultan Schahriar afin qu’il cesse de tuer les femmes avec lesquelles il a passé les nuits pour se venger. C’est la vérité sur l’homme que de mettre à jour et d’encourager cette miraculeuse capacité de l’être humain à faire sens de tout, y compris de l’insensé, à transformer en visage le rictus immonde du  non sens. 

En termes plus philosophiques, cela peut être rapproché de la notion de dasein dans la philosophie de Heidegger. L’être humain est, de tous les animaux, celui auquel il est donné d’emblée de ressentir plus qu’aucun autre l’angoisse d’être jeté dans un monde sans sens, sans visée, sans destination propre, sans intuition du milieu grâce auquel il lui aurait été donné de libérer simplement son être. Cette possibilité d’une existence naturelle est précisément celle à laquelle il n’a pas d’accès. C’est précisément la raison pour laquelle la question de sa vérité se pose et elle ne se pose qu’à lui. Mais ce fardeau d’une existence dont le poids insoutenable  s’impose à lui comme condition incessamment «  questionnante » n’est pas si lourd à porter dés lors qu’il est capable d’en assumer le suspens d’en habiter l’interrogation comme un mode spécifique d’être. L’être humain est le seul dont on peut dire que l’être se manifeste à lui en tant qu’alternative. Il jouit à l’égard de l’être d’un regard extérieur: il se sait être, biais par lequel il n’est pas « tout à fait ». Selon Heidegger c’est exactement cette condition qui lui donne un statut singulier: celui d’être le veilleur de l’être, de veiller à ce que l’être soit, c’est-à-dire à ce qu’exister demeure. Si le transhumanisme continue de fasciner les sciences à prétention explicative jusqu’à leur faire perdre de vue qu’elles abdiquent alors de leur authenticité de praxis, il ne fait aucun doute que l’être humain ne sera pas à la hauteur de cette condition qui pourtant indiscutablement lui échoit. 


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