dimanche 18 mai 2025

Terminales 1/4/5 La science (partie 2)




b) Le voile d’Isis

Il est ici une référence vraiment fondamentale et très ancienne qui permettra de saisir vraiment ce qui s’est passé avec la science dite moderne. Plutarque à la fin du premier siècle après JC évoque une citation découverte sur une statue d’Isis a Saïs en Egypte: « Je suis tout ce qui a été, est et sera ; et aucun mortel n’a jamais soulevé mon voile ». Isis est la déesse mère pour les égyptiens elle est la divinité nourricière et protectrice, fille du dieu de la terre (Geb) et de Nout (déesse du ciel). On peut dire qu’en ce sens elle est la déesse qui symbolise la nature. Elle est reconnue comme datant de 664 avant JC (16e dynastie des pharaons). Héraclite reprendra probablement cette très ancienne formule par un aphorisme plus simple: « la nature aime à se cacher ». Et finalement cette description de la nature comme divinité voilée a probablement imprégné la culture grecque, en y incluant toute la période aristotélicienne (4e siècle avant JC). 

Il faut réfléchir à cette citation comme le fait Pierre Hadot dans son livre sur « le voile d’isis » (livre important). Selon lui  l’image de la nature voilée (incarnée notamment par la déesse Isis) a servi de point de départ à deux attitudes fondamentales envers la nature :

  • L’attitude prométhéenne, qui considère que l’homme doit arracher à la nature ses secrets et se rendre maître d’elle (science expérimentale, technique).
  • L’attitude orphique ou poétique, qui estime que la nature recèle des mystères inaccessibles, que seuls l’artiste ou le poète peuvent approcher, mais jamais dévoiler complètement.


Pierre Hadot retrace ainsi  comment, de l’Antiquité au XVIIe siècle et au-delà, la métaphore du voile a justifié des approches très différentes de la nature, oscillant entre le dévoilement rationnel et expérimental de ses capacités et le respect de son mystère. Il montre que cette tension traverse toute la culture occidentale mais sans jamais complètement épuiser le mystère de cette formulation. (Evidemment nous ne pouvons pas, nous aujourd’hui, éviter de nous interroger sur le transhumanisme par rapport à cette phrase énigmatique. Ce ne serait même pas arracher le voile d’Isis mais en réfuter l’existence, la valeur. Le voile a une dimension sacrée. Le transhumanisme est le paroxysme de l’attitude prométhéenne dans tout ce qu’elle peut avoir de profanatrice et d’impudique)

Pierre Hadot insiste sur le fait que finalement chaque époque en occident s’est constituée en se développant elle-même comme une certaine attitude face à ce voile et si déjà il ne fait aucun doute, comme nous le verrons que la science moderne se définit comme ce qui envisage d’arracher à Isis son voile, ce que nous vivons actuellement c’est bien pire que ça:  c’est purement et simplement le viol d’isis. 

L’évolution de la pensée occidentale, en effet  a conduit à la « fin de l’idée de secret de la nature », c’est-à-dire à la disparition de la nature comme force agissante et mystérieuse, au profit d’une nature objectivée, analysée, mais aussi désenchantée.

La thèse centrale d’Hadot est donc que l’histoire de la pensée occidentale sur la nature est structurée par la tension entre dévoilement  (en un sens vraiment CONTRAIRE à l’alétheia de Heidegger) et respect du voile, et que cette tension, loin de se résoudre, définit notre rapport même à la nature et au savoir.




C’est peut-être avec Kant et avec son analyse du bouleversement dans lequel a consisté la naissance de la science moderne avec Galilée que nous comprendrons le mieux à quel point la science expérimentale aspire à arracher le voile d’Isis:

« Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d'accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à l'air un poids qu'il savait lui-même d'avance être égal à celui d'une colonne d'eau à lui connue, ou quand, plus tard, Stahl transforma les métaux en chaux et la chaux en métal, en leur ôtant ou en lui restituant quelque chose, ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres plans et qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu'elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d'avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin.
Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d'une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l'autorité de lois, et de l'autre, l'expérimentation qu'elle a imaginée d'après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu'il plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge en fonction qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose. »

Emmanuel Kant décrit ici ce qu’il appelle avec beaucoup de finesse « la révolution Copernicienne » assimilant l’émergence de la physique moderne à l’héliocentrisme formulé par Copernic. De la même façon que le savant à inversé le rapport du soleil à la terre, la science moderne a inversé le rapport des phénomènes naturels à la connaissance de telle sorte que ce n’est plus à la connaissance de se régler sur la nature mais finalement à la nature de se régler sur la connaissance. Il n’y a plus à se demander ce que la nature est vraiment derrière son voile mais à s’interroger sur ce que l’entendement humain peut en connaître. Plutôt que de faire d’elle un mystère posons nous la question de ce que nous pouvons savoir étant entendu que nous avons un esprit humain.  Formulons des questions rationnelles et faisons en sorte qu’elle ne puisse pas s’y dérober. Finalement la thèse de Kant c’est que Galilée a parfaitement compris qu’Isis n’enlèvera jamais son voile d’elle-même. C’est à nous qu’il revient de prendre l’initiative de le soulever à partir de ce que notre entendement peut en saisir.  A une personne suspectée d’avoir commis un crime et particulièrement habile lors de son interrogatoire, il faut que l’enquêteur pose des questions habiles, des questions réfléchies, mais surtout des questions rationnelles, des questions qui lui permettront de faire des recoupements et finalement de la coincer sur certains éléments de réponse. 

C’est exactement comme cela que la science moderne a opéré: en prenant les devants. Pour tester l’idée selon laquelle la vitesse de la chute d’un corps n’est pas proportionnelle à son poids, Galilée a fait une incroyable quantité d’expérience sur des rampes sur lesquelles il a fait rouler des petites sphères, des billes avec des clapets sur des distances régulières, ce qui lui permis de réaliser que la distance parcourue par la bille (entre les deux clapets) était égale au carré du temps (entre les deux clapets) et cela indépendamment du poids de la bille (quel que soit le poids de la bille, c’est la même chose) C’est ainsi que Galilée a démontré que, en l’absence de résistance de l’air, tous les objets tombent avec la même accélération, quel que soit leur poids. 




La « révélation »  des physiciens, c’est « que la raison n’aperçoit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans ». Qu’est ce que ça veut dire? qu’il est vain d’attendre d’Isis qu’elle nous dise le facteur déterminant de la chute des corps. Nous devons demander à notre raison plutôt qu’à la nature de formuler une possibilité puis la soumettre à un test et en tirer la conclusion. Isis est donc bien voilée et la question n’est pas tant de vouloir la dévoiler que de s’interroger d’abord sur son visage, sur ce que ma raison pourrait pressentir de son visage puis de décider du geste qui serait dicté par cette possibilité envisagée par ma raison, puis de le faire sans demander son avis à Isis, de telle sorte que finalement nous aurons bien soulevé un pan de son voile mais sans qu’elle ait loisir de se prononcer sur ce dévoilement.

c) Le dévoilement de la science moderne et l'aléthéia 

Ici il importe de distinguer clairement tout ce qui, de ce dévoilement là, est absolument contraire à l’alétheia des anciens grecs et de Heidegger, et de l’art, et ceci en plusieurs points:

  1. Il ne s’agit pas du tout du même voile. Le voile d’Isis vient d’Isis alors que le voile de la vérité-aléthéia  vient de nous, les humains qui intercalons des arrières pensées notamment utilitaires dans notre perception de ce qui est.  Dévoiler c’est alors nous débarrasser nous-mêmes du voile que nous avons inconsciemment déposé sur nos propres yeux.  Dévoiler au sens de la science moderne c’est précisément le contraire puisque c’est imposer à la nature un mode de dévoilement que nous avons construit et auquel nous lui imposons de se soumettre.
  2. Le dévoilement de l’art consiste à percevoir enfin ce qui est tel qu’il est pour ce qu’il est sans aucun présupposé. Il existe au contraire une idée de départ dans le dévoilement de la science moderne, une idée préalable à partir de laquelle nous allons concevoir une expérience et imposer à la nature d’y répondre. 
  3. Enfin se pose la question de la vérité obtenue. Pour la vérité-alétheia c’est la vérité de ce qui est, vérité d’une réalité enfin perçue verticalement, c’est vraiment du pur donné. Le résultat obtenu au terme de l’expérience est une vérité construite, ce n’est pas une vérité de la nature formulée par la nature, c’est une proposition rationnelle, exprimée souvent en langage mathématique. Ici en l’occurrence, c’est s=1/2 gt au carrés=1/2 gt au carré (exprime la distance  parcourue par un objet en chute libre dans le vide, à partir du repos, après un temps , sous l’effet de la gravité terrestre (environ 9,81 m/s²) ça veut dire quoi?  S c’est la distance parcourue par la bille en chute libre pendant le temps t. 1 sur 2 c’est le facteur de l’accélération constante, le fait que l’accélération progresse linéairement avec le temps. Par conséquent la distance  en mètre augmente à la mesure du temps par seconde au carré. g c’est l’accélération dûe à la gravité, exprimée en mètre par seconde au carré. t c’est le temps écoulé depuis le début de la chute et t au carré indique que la distance parcourue augmente proportionnellement au carré du temps de la chute. Si on double le temps de la chute, la distance sera multipliée par 4. Bref sans la résistance de l’air, la distance parcourue par un objet en chute libre dépend du temps de la chute et de l’accélération gravitationnelle mais pas de sa masse. Que dire de ce résultat? Qu’il est une formulation mathématique géniale de l’accélération gravitationnelle de la chute des corps, qu’il établit quelque chose qu’Aristote n’avait pas perçu ni pressenti ni compris. Mais pour autant est ce le visage d’Isis ou une certaine modélisation  de son voile?



Comment la science peut-elle se poser et se donner si elle consiste dans le fait de remettre en cause le donné? Nous avons répondu avec Galilée et la science moderne: par l’expérimentation et nous venons de montrer que cette expérimentation permettait de « traduire »mathématiquement la nature. Mais que dire de cette traduction? Dit elle le vrai « texte naturel », le visage démasqué d’Isis, ou bien ne nous en propose-t-elle qu’une certaine modélisation rationnelle humaine? Est ce que la science moderne retire le voile ou propose-t-elle un voile qui l’arrange mieux en ceci qu’il va rendre possible de plus en plus d’expérimentations par le biais desquelles les êtres humains vont pouvoir tester de plus en plus d’idées?



            Le texte de Kant est assez clair sur ce rapport entre la science moderne et le « donné » et l’utilisation du terme de révélation ne peut manquer de produire une véritable résonance avec la conception heideggerienne de l’oeuvre comme révélation: « ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres plans et qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu'elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle. » 

Il convient de vraiment bien saisir la raison pour laquelle il est très éclairant d’aller chercher chez les égyptiens cette référence au voile d’Isis. Ce que nous voyons de la nature parce que nous le voyons, parce que nous ne faisons que le voir, n’est pas la vérité de son visage dévoilé. Si nous voulons la vérité, il faut prendre conscience de ce voile et le retirer. 

Le rapprochement avec ce qui a été développé dans le Cours sur l’Art est ici inévitable. Il faut l’approfondir. La toile de Van Gogh dit la vérité de la paire de souliers tout simplement parce que dans l’émergence de l’oeuvre les souliers sont peints dans la révélation de leur présence gratuite, dans leur eccéïté. Ils sont là et ce que Van Gogh révèle c’est justement cet « à propos », cet aplomb dans la réalité d’objets qui sont « juste là » qui finalement ne sont que ça: « là ». La puissance de la thèse Heideggerienne consiste dans le fait que dans cette révélation réside aussi une ouverture sur un monde, c’est-à-dire sur un lieu au sein duquel tout ce qui y est présent prend sens, verticalité, stature, relation.

Mais qu’est-ce qu’il y avait avant? D’un point de vue chronologique qui n’est pas du tout le point de vue de Heidegger, il y avait du chaos. Mais du point de vue Heideggerien il n’y avait ni plus ni moins que ce fond de possibilité qui va rendre l’ouverture au monde possible. Ce qu’il y a c’est le monde et le dasein ensemble dans une sorte de co-fondation assez similaire en fait à ce qui se produit entre l’animal et le biotope sauf qu’il n’y a pas pour l’être humain de désinhibiteurs, mais ce qu’il y a « c’est l’oeuvre », ce qui revient finalement à dire: « ce qu’il y a c’est « il y a » , c’est l’oeuvre comme monde et le monde comme oeuvre.  Mais le plus important ici est de bien réaliser que cette oeuvre réside dans une passivité première et à tous égard fondamentale. Il n’y a rien avant que  « l’il y a » soit et cet « il y a » c’e’st l’oeuvre, l’eccéité de l’être qui s’effectue dans un monde. Avant …Il ne peut pas « y avoir » un avant.  Si l’on  réfléchit un peu, on réalise qu’en fait Heidegger ne fait que prendre au pied de la lettre la formulation égyptienne du voile d’isis: «  « Je suis tout ce qui a été, est et sera ; et aucun mortel n’a jamais soulevé mon voile ».


            «  Ce qui a été, est et sera ». Il ne peut pas exister d’ « avant » Isis et son voile. Le dévoilement de l’œuvre d’art, pour Heidegger consiste finalement à réaliser la passivité originaire de sa condition de dasein. Il a été jeté dans ce qui est un monde et de fait cette existence du monde lui est consubstantielle, ce qui ne veut pas dire qu’il en est l’agent. De fait Dasein, oeuvre et monde sont en même temps et participe de cette venue au monde d’un monde qui a toujours été et qui sera toujours.  Aucun mortel n’a jamais soulevé le voile d’isis  ni ne le soulèvera un jour. C’est la raison pour laquelle l’oeuvre d’art est aussi énigmatique. L’artiste n’a aucune idée de ce qui se fait dans l’oeuvre tout simplement parce que ce qui s’y exprime c’est la passivité fondamentale d’un dasein en situation qui se retrouve jeté dans un monde là et se trouve saisi par cette révélation mais aussi DANS cette révélation. Aller vraiment jusqu’au bout du dévoilement d’Isis c’est réaliser la nature fondamentale et indépassable de cette vérité: Isis se voile en se dévoilant et se dévoile aussi en se voilant. L’œuvre d’art perce le secret d’Isis en étant aussi énigmatique qu’elle, ce qui n’est rien d’autre qu’une façon  de la faire apparaître tel qu’elle est. Le miracle de l’œuvre c’est justement d’avoir en quelque sorte trouvé un être humain capable d’assumer avec une intensité de vie hallucinante sa condition de dasein. Un artiste est un dasein « s’acceptant », s’assumant jusqu’à percevoir la pure émergence du monde, d’un monde se faisant ici et maintenant, et s’effectuant aussi en partie par sa présence à lui (mais répétons le: pas activement).

En fait rien ne saurait être plus éclairant que d’opposer trait pour trait le dévoilement  d’Isis par la science moderne  et le dévoilement dont il est question pour Heidegger. Il ne s’agit pas du tout d’attendre de la nature qu’elle se dévoile pour la science moderne et c’est bien ce que Kant a parfaitement compris quand il décrit ce qui va naître avec Galilée: l’essayeur. Finalement la science moderne se désintéresse de la nature telle qu’elle est pour se tourner délibérément vers l’expérience telle qu’on peut l’initier à partir d’une idée préalable de telle sorte que le fait scientifique qui s’effectuera dans l'expérience ne saurait en aucune façon être considéré comme le dévoilement du visage d’Isis, ce que Canguilhem exprime lui aussi parfaitement: « le fait scientifique c’est ce que fait la science en se faisant. » 

Dans ce texte Maurice Merleau-Ponty exprime avec justesse et clarté toute l’opposition entre la démarche de la science moderne et l’art:

"Quelle est l'attitude du savant face au monde? Celle de l'ingéniosité, de l'habileté. Il s'agit toujours pour lui de manipuler les choses, de monter des dispositifs efficaces, d'inviter la nature à répondre à ses questions. Galilée l'a résumé en un mot: "l'essayeur". Homme de l'artifice, le savant est un activiste... Aussi évacue-t-il ce qui fait l'opacité des choses, ce que Galilée appelait les qualités: simple résidu pour lui, c'est pourtant le tissu même de notre présence au monde, c'est également ce qui hante l'artiste. Car l'artiste n'est pas d'abord celui qui s'exile du monde, celui qui se réfugie dans les palais abrités de l'imaginaire. Qu'au contraire l'imaginaire soit comme la doublure du réel, l'invisible, l'envers charnel du visible, et surgit la puissance de l'art: pouvoir de révélation de ce qui se dérobe à nous sous la proximité de la possession, pouvoir de restitution d'une vision naissante sur les choses et nous-mêmes. L'artiste ne quitte pas les apparences, il veut leur rendre leur densité... Si pour le savant le monde doit être disponible, grâce à l'artiste, il devient habitable."

 



                Ce texte décrit précisément le type de rapport que la science et l’art entretiennent avec la réalité. Évidemment il s’agit de la science moderne (celle de Galilée et de Descartes, au 17e siècle). Si nous interrogions l’homme de la rue sur la question de savoir qui voit le plus et le mieux « les choses telles qu’elles sont », il ne fait aucun doute qu’il répondrait que, selon lui, le savant a davantage les pieds sur terre que l’artiste. Mais en fait, c’est le contraire qui est vrai, non pas que le scientifique se désintéresse du monde ou de la nature ou de la vie, mais simplement son travail consiste à essayer, à tenter, à « agir » de telle sorte qu’il n’est pas question pour lui de découvrir ou de dévoiler mais d’avoir une idée préalable, une théorie, une proposition (au sens de proposer), puis de la formuler expérimentalement avec ce que l’on appelle un processus hypothético-déductif (une expérience) et ensuite de prendre en compte le résultat dont il faut bien garder en tête qu’en fait il sera la réponde à une question posée par le savant.

Ce n’est évidemment pas un hasard si le savant qui finalement a initié ce mouvement de la science moderne est aussi le partisan le plus déclaré de la mathématisation de la nature. Pourquoi les mathématiques sont ils considérés comme la reine des sciences parce qu’elles opèrent une modélisation du réel à partir de laquelle il devient possible 1) de quantifier des forces 2) de symboliser des opérations puis 3) de mettre en œuvre des prolongements expérimentaux de cette modélisation. Mais ce serait une erreur de croire que la nature nous parle ou bien qu’elle enlève son voile sous la pression du savant, tout simplement parce qu’elle n’est aucunement perçue telle qu’elle est par le scientifique mais elle serait plutôt traduite dans une langue qui n’est pas la sienne. 

Nous pourrions ici reprendre l’exemple du morceau de cire de Descartes qui part évidemment du principe que la cire ne peut absolument pas ne pas être UNE malgré les métamorphoses imposées par la flamme, par la température et par les changements d’états. 

Mais précisément le voile d’Isis doit ici pointer dans nos esprits: se pourrait-il que ce soit justement cela: la nature voilée: le bloc ET la flaque. De fait un artiste lui peindrait précisément cette mutabilité des « apparences »   précisément parce qu’en fait cette instabilité voile tout autant qu’elle dévoile la nature « vraie » de la cire. Les qualités dont parle Merleau-Ponty correspondent à ce que Descartes appelle les qualités secondes, c’est-à-dire les qualités sensibles. Pour Descartes il y a une qualité première de la cire, c’est-à-dire une propriété qui demeure du bloc à la flaque, c’est l’étendue, la capacité à occuper de l’espace. De fait la cire est dans l’espace. Mais tout ce que l’on en perçoit à part cela est « changeant » donc « faux » pour un scientifique alors que c’est « là » pour un artiste et c’est ce « là » que peindra l’artiste. Celui qui spécule, suppose, et finalement dépasse la réalité c’est le savant pas l’artiste:

« Car l'artiste n'est pas d'abord celui qui s'exile du monde, celui qui se réfugie dans les palais abrités de l'imaginaire. Qu'au contraire l'imaginaire soit comme la doublure du réel, l'invisible, l'envers charnel du visible, et surgit la puissance de l'art: pouvoir de révélation de ce qui se dérobe à nous sous la proximité de la possession, pouvoir de restitution d'une vision naissante sur les choses et nous-mêmes. L'artiste ne quitte pas les apparences, il veut leur rendre leur densité »

Par « imaginaire » il faut entendre « l’image »: celle du bloc et de la flaque, des images sensibles. Elles ne sont que des apparences trompeuses pour Descartes alors que pour l’artiste elles sont bel et bien de l’ordre de la manifestation d’une réalité, manifestation changeante, instable, mutante mais « là ».  La cire « se dérobe à nous sous la proximité de la possession ». Elle est là et elle se dérobe en se donnant dans une multiplicité d’apparences. Mais peut-être n’est elle que cette multiplicité, ce qui donnerait finalement un certain contenu au voile d’Isis: aucun mortel n’a  soulevé mon voile…Et aucun ne le fera jamais tout simplement parce que la façon dont la nature se donne est un voile et la façon dont elle se voile est un donné. Tout est donné dans le voile et tout est voilé dans le « donné », c’est-à-dire dans la manifestation



Il est donc maintenant possible de revenir à notre problématique: comment une pratique critique du donné peut-elle se donner? Quel est le mode de manifestation de la science puisque elle consiste à se défier de tout donné? Nous avons répondu par la notion d’expérience, c’est-à-dire en répondant finalement: « par l’essai », par un questionnement systématique, activiste et intraitable, méthodique, expérimental fondé sur une modélisation mathématique de la nature. 

Ce que Maurice Merleau-Ponty met à jour ici est quand même assez proche de tout ce que le dévoilement heideggerien de l’alétheia induit de « passivité ». L’œuvre d’art est la manifestation discrète de cette vérité passive qui consiste dans l‘« il y a du monde », lequel fait écho à la passivité angoissée du dasein. Certes il n’y a de monde que pour le dasein et par lui mais justement ce n’est pas du tout du fait de son activité mais plutôt de sa passivité. Le monde, l’œuvre et le dasein sont trois manifestations de co-présence à un monde qui ne serait pas sans eux étant entendu qu’eux ne seraient pas non plus sans lui. Être pour l’homme, l’œuvre et le monde c’est co-advenir, mais sans l’avoir voulu, se sentir là et jeté en même temps dans la fulgurance instantanée d’une co-présence. 

                     Même si Heidegger et Merleau-Ponty ne sont pas en accord sur tous les sujets, il y a ici une correspondance dans cette opposition entre le rapport Artiste / Monde et Scientifique / Nature. Par conséquent cette défiance à l’égard de tout donné se manifeste concrètement dans la science moderne puisque finalement ce n’est pas à ce qui est donné dans la nature qu’elle s’intéresse mais à ce qu’il est possible d’en modéliser mathématiquement et d’en faire surgir expérimentalement.  La science, donc, ne soulève pas du tout le voile d’Isis. L’artiste se maintient dans son expectative, dans le dévoilement de cet « il y a » du voile. Le scientifique construit un autre masque (mathématique) qu’il surimpose au premier et à partir duquel il crée des faits scientifiques comme le vaccin notamment qui ont donc bel et bien une utilité humaine mais ne révèlent pas grand chose de la nature. Kant a parfaitement raison d’insister sur ce point: la question de savoir ce que la nature EST et celle de savoir ce que l’on peut en connaître à partir de questions précises et expérimentales sont deux questions différentes. Il semble évident que la seconde question sera intéressée, c’est-à-dire liée à des intérêts humains, à une utilité humaine qui sera très loin de l’idéal théorique de la science selon Aristote: « La science théorique constitue la meilleure utilisation que l’homme puisse faire de son temps libre. » 


3) La physique quantique et le voile d’isis

a) La théoria et l’expérience des fentes de young

Il faut en effet savoir qu’il existe, pour Aristote, une autre modalité d’occupation humaine que la praxis et la poiesis, à savoir celle qu’il appelle la « theôria" et qui désigne la connaissance des causes et des principes de la réalité sans autre but que cette connaissance elle-même. Seule cette activité purement contemplative est, selon lui, à même de gratifier celle ou celui qui la pratique de l’eudaimonia, c’est-à-dire du bonheur. C’est dans le livre X de l’Ethique à nicomaque qu’il écrit:  « Et cette activité paraîtra la seule à être aimée pour elle-même : elle ne produit, en effet, rien en dehors de l’acte même de contempler, alors que des activités pratiques nous retirons un avantage plus ou moins considérable à part de l’action elle-même. » La theôria chez Aristote est donc la contemplation rationnelle, une activité de l’intellect en acte, qui vise la vérité pour elle-même et confère à l’homme une forme de bonheur supérieur, indépendant de toute utilité extérieure. On mesure donc à quel point l’inflexion, voire le tournant radical amorcé par Galilée et la science moderne tourne littéralement le dos à Aristote (toute la physique Galiléenne fait ça, et c’est ce que Descartes apprécie au plus haut point)




Avant de poursuivre, il est intéressant ici de remarquer deux choses: 

  1. Par rapport au voile d’Isis, la theôria aristotélicienne est ambiguë dans la mesure où elle n’est pas agissante. Il n’est pas question de soulever « physiquement » le voile. Mais pour autant le désir de voir vraiment la visage nu de la nature est bel et bien présent. Aristote ne semble pas connaître l’aphorisme mystérieux de la statue égyptienne mais il connaissait  la phrase d’Héraclite: « la nature aime à se voiler », sans aucunement lui faire écho ni la prendre en considération. 
  2. Si nous reprenons la question posée par la problématique du cours et la posons à la théorie d’Aristote, la réponse est claire: en quoi peut consister une discipline dont le principe consiste à contester le donné? A ne pas se donner et à contempler, à réaliser comme « silencieusement », en tout cas « passivement » ce que la nature est, à deviner son visage au travers de son voile. Finalement c’est vraiment autour de la question de l'activité et de la passivité que le problème du mode de discours de la science se situe vraiment.


Or il se trouve qu’une expérience fondamentale sur la nature de la lumière qui a été faite en 1801 par Thomas Young a bouleversé la donne de la science moderne et d’une certaine conception de la physique. Elle est finalement considérée comme l’expérience inaugurale de la physique quantique. Le moins que l’on puisse en dire c’est que ses résultats sont paradoxaux et qu’ils vont remettre en cause la notion même d’observation de l’expérience.

La lumière est-elle corpusculaire (constituée de photons, de particules de lumière décelables, un peu comme des points, ou des billes (extrêmement petites évidemment) ou bien ondulatoire? L’idée géniale et très simple de Young est  d’envoyer une source lumineuse contre une plaque trouée en deux fentes. Pourquoi? Parce que si la lumière est composée de corpuscule, chaque photon passera soit par la fente A soit pas la fente B et si on place derrière la plaque un écran d’observation permettant de visualiser l’impact des photons, on aura une « trace » de sa façon de traverser la plaque et les deux fentes. Si le photon est une bille infinitésimale et si l’on envoie un rayon de lumière au travers de la plaque, on devrait voir globalement deux zones d’impact concentrées dans le prolongement des fentes. 

Mais s'il s’avérait que les photons sont des ondes, ils agiraient comme des vagues, et alors ils passeraient par la fente A ET par la fente B, constitueraient alors deux trains d’ondes à partir de chacune des fentes et interféreraient l’une avec l’autre. A chaque fois que le sommet de l’une des ondes créée par la fente A toucherait le bas de l’une des ondes de la fente A, l’onde s’annulerait, et inversement quand le sommet de l’onde A  touche le sommet de l’onde B elle s’intensifierait, de telle sorte que paraîtraient sur l’écran d’observation non pas deux zones mais plusieurs, des franges,  ce que l’on appelle un patron d’interférences. Ce qui est simple et génial ici, c’est que l'on possède un moyen très clair de savoir si ce qui va passer par la plaque est corpusculaire (deux zones d’impact) ou ondulatoire (plusieurs franges qui ne sont pas exclusivement dans le prolongement des fentes).




Cette expérience va faire apparaître plusieurs résultats et rendre nécessaire des variables. Dans un premier temps, il semble clair que la lumière est ondulatoire parce que ce sont des franges qui apparaissent sur l’écran. Mais on décide alors d’envoyer uns source très faible de façon à voir si le résultat est le même quand on envoie les photons un à un. Or, au bout d’un moment, c’est encore un modèle de franges attestant d’un phénomène d’interférences, donc d’une nature ondulatoire de la lumière. C’est déjà un peu plus surprenant parce qu’alors on est obligé de ratifier la thèse d’une superposition de la fonction d’onde au corpuscule. Un corpuscule de lumière que l’on envoie contre une plaque trouée en deux fentes passe par les deux fentes en même temps.

Si, pour en avoir le cœur net, on décide de déterminer grâce à un appareil de mesure par quelle fente le corpuscule passe, en faisant comme s’il était un corpuscule, on observe alors l’effondrement de la fonction d'onde et le résultat est conforme à un patron corpusculaire comme s’il était une bille. L’appareil détecteur du corpuscule influe donc sur le comportement du photon qui de fait « est » un corpuscule (ou du moins agit comme tel).

En un sens on pourrait vraiment dire qu’il existe peu d’expériences dans lesquelles le voile d’Isis apparaisse de façon plus évidente et manifeste. Un protocole expérimentale très clair  et très simple place l’’observateur humain en situation très paradoxale puisque ce qui s’effectue dans l’expérience varie en fonction de l’expérience elle-même. Ce que l’on observe est impacté par le fait qu’on l’observe: si on veut mesurer des corpuscules, la lumière est corpusculaire et si l’on veut mesurer des ondes (et qu’on ne place pas de détecteurs à la sortie des deux fentes) la lumière est ondulatoire. Le résultat de l’expérience c’est l’expérience qui en décide et pas du tout la nature. « Le fait scientifique, ici l’onde ou le corpuscule, c’est ce que fait la science en se faisant (en mesurant ou pas) ». La mesure corpusculaire du phénomène fait s’écrouler la fonction d’onde et l’être humain ici se retrouve un peu penaud en prise avec une réalité qui ne semble être que ce qu’il s’était attendu à ce qu’elle soit. Mais pour autant où est-elle alors? «  « Je suis tout ce qui est, qui fut et qui sera, et nul mortel n’a soulevé mon voile »


b) L’interféromètre de Mach Zendher

En 1891, Ludwig Mach (fils de Ernst) et Ludwig Zehnder réfléchissent à un appareillage expérimental encore plus affûté en ceci qu’il va reprendre le fond des fentes de Young mais le modéliser encore plus nettement en divisant les faisceaux. Il s’agit d’envoyer un rayon lumineux au travers dune plaque semi-réfléchissante (c’est-à-dire que le tain du miroir n’est pas complètement opaque mais qu’il l’est à moitié: exactement 50/50). Le faisceau lumineux est réellement divisé en deux ondes cohérentes, et en mécanique quantique, chaque photon est dans une superposition donc susceptible de passer par les deux chemins en même temps (tant qu’on ne mesure pas). Chaque rayon est ensuite envoyé vers un miroir 100% réfléchissant cette fois qui va l’orienter vers une 3e plaque semi-réfléchissante dont le but est de recombiner les faisceaux et de matérialiser les franges d’interférence sur deux détecteurs ou écrans de sortie




Tant qu’aucune information n’est prise sur le chemin suivi par le photon dans l’interféromètre de Mach-Zehnder, le photon se comporte effectivement comme une onde, c’est-à-dire qu’il interfère avec lui-même, comme s’il avait parcouru les deux chemins à la fois (donc avait traversé la plaque ET été renvoyé par elle. On observe alors des interférences, ce qui est une manifestation claire du comportement ondulatoire. Cependant, il faut nuancer : le dispositif permet aussi de mettre en évidence le comportement corpusculaire du photon, mais seulement si on cherche à obtenir l’information sur le chemin suivi (par exemple, en retirant la seconde plaque semi-réfléchissante ou en plaçant un détecteur sur un chemin). Dans ce cas, l’interférence disparaît et le photon se comporte comme une particule, c’est-à-dire qu’il n’est détecté que sur l’un des deux chemins, jamais les deux à la fois.

Donc :

-  Sans mesure du chemin : le photon se comporte comme une onde (interférences).

- Avec mesure du chemin : le photon se comporte comme un corpuscule (pas d’interférences).

En résumé, dans l’interféromètre de Mach-Zehnder, le photon ne manifeste un comportement de corpuscule que si le dispositif ou l’expérience est agencée pour révéler cette information. Sinon, il garde son comportement d’onde, même envoyé un par un. C’est ce que l’on appelle (Bohr) la « complémentarité » de la mécanique quantique.

Il faut bien comprendre ici tout ce que l’interféromètre apporte de plus par rapport à l’expérience des fentes de Young:

  • Les chemins ou le chemin du photon sont clairement séparés par la première lame semi réfléchissante et on contrôle aussi la longueur des ou du trajet.
  • La dualité onde corpuscule est beaucoup plus nette parce que l’on réalise bien que si l’on ne met pas de détecteur sur les chemins ou la seconde plaque, le photon se comporte comme un corpuscule qui soit traverse la première plaque soit est renvoyé par elle mais de toute façon ne suit qu’un seul chemin, alors que si l’on ne met pas de détecteur et qu’on place la seconde plaque , la nature ondulatoire du photon ne fait pas le moindre doute puisque de fait il y a des interférences (ce qui signifie que le photon est présent sur le deux chemins, il agit donc comme une onde.

Il est une perspective philosophique essentielle qu’il convient de notifier ici, c’est qu’en fait la nature ondulatoire du photon (ou de l’électron) décrit finalement le trajet possible, la possibilité pour le photon de traverser ou d’être renvoyé. C’est exactement comme si dans l’infiniment petit, dans l’univers quantique, nous touchions du doigt une sorte d’échelle si infime que nous sommes en prise avec la dimension d’un possible non  encore réel, ou effectif. Ce qui est réel c’est le corpuscule, et l’alternatif, le principe de non-contradiction: il traverse OU et est renvoyé. En même temps les interférences prouve bien que les ondes de possibilité « sont ». Nous avons la trace de ceci que le photon « peut » traverser ET « peut » être renvoyé parce que c’est bien ce qui se passe quand on n’essaie pas de savoir par où il est passé. Le paradoxe ici c’est qu’on sait très bien qu’il est passé par les deux chemins mais on ne l’a pas constaté, on le déduit de ceci qu’il y a des interférences une fois que l’on a recombiné les ondes avec la seconde plaque.




La seconde lame semi-réfléchissante du Mach-Zehnder ne mesure rien : elle ne fait qu’interagir avec le photon en recombinant les chemins optiques, sans fournir d’information sur le trajet suivi par le photon. Elle ne “regarde” pas le photon, elle ne l’enregistre pas, elle ne détruit pas sa cohérence quantique. C’est un élément passif : il laisse la superposition quantique intacte. On est toujours finalement dans ce qui pourrait se passer.

La mesure au sens quantique, c’est quand le photon est détecté à la sortie, par un détecteur (par exemple, une photodiode ou un écran sensible). À ce moment, la superposition d’états (le fait que le photon ait “pris les deux chemins à la fois”) s’effondre : on observe un événement ponctuel, un “clic” sur un détecteur, et c’est là que le photon se comporte comme un corpuscule.

Tant qu’aucune information n’est disponible sur le chemin suivi par le photon, la mécanique quantique impose que tous les chemins possibles interfèrent : la seconde lame permet la recombinaison des deux états de chemin, ce qui donne naissance aux franges d’interférence, même si les photons sont envoyés un par un.

La lame ne “force” pas le photon à être une onde, elle préserve la possibilité d’interférence en n’introduisant aucune information sur le trajet. Quand l’interférence disparaît-elle ? Si on introduit un dispositif qui permettrait, même en principe, de savoir par quel chemin le photon est passé (par exemple, un détecteur placé sur l’un des bras), alors l’interférence disparaît : le photon se comporte comme un corpuscule, et on observe une distribution aléatoire sur les deux sorties.

Il est vraiment fondamental de bien saisir la nature de la seconde plaque semi-réfléchissante: elle ne pèse pas vraiment sur l’interféromètre en ce sens qu’elle ne mesure rien, mais en même temps elle est bien la preuve de quelque chose. Quoi? De ceci que dans l'infiniment petit tout est possible ou si l’on préfère que le possible est le mode d’être de « tout ». Elle recombine les ondes et les traduit en interférences mais rien n’est vraiment localisé, détecté, posé. Avant que le corpuscule soit, il n’y a pas rien, il y a la possibilité d’un corpuscule mais cette possibilité se « dit » en termes d’ondes. Et qu’il y ait des ondes est absolument indiscutable scientifiquement, ce qui veut dire qu’il y a du possible avant qu’il y ait du réel. On ne peut pas vraiment affirmer que les ondes sont détectées parce que si elles l’étaient elles seraient un corpuscule. Elles sont « présumées » mais en même temps indubitables, incontournables. Elles sont bien effectives sans que l’on puissent dire pour autant où elles sont ni vraiment ce qu’elles sont.

Nous avons ici vraiment de la peine à donner idée de tout ce que cette expérience revêt d’impact pour la philosophie. Disons simplement que parmi ses implications les plus directes: elle donne à la notion de puissance, de possible c’est-à-dire de potentiel, de conditionnel aussi bien chez Aristote que chez Spinoza un surcroit de preuve et d’authenticité. Avant que le corpuscule soit, il n’y a pas rien (il y a du possible) et même après qu’il soit (détecté), la fonction d’onde n’est pas totalement éteinte mais elle se plaque sur la mesure faite.

Une autre remarque doit être faite ici: par rapport à notre problématique, nous mesurons le poids de la physique quantique et de cette expérience en particulier.  Comment une pratique dont le principe même est de critiquer le manifesté ou le donné peut-elle se manifester? En s’expérimentant nous a répondu la science moderne. Et c’est bien ce que font ces deux expériences dont il est ici question. Toutefois il y a vraiment quelque chose de plus, de proprement bouleversant dans ce qui s’opère ici comme si l’expérience se retrouvait elle-même remise en question dans cette expérience, une mise en abîme. 

On se souvient que Descartes, adepte de premier plan et promoteur de la science moderne utilise la différence de formes possible de la cire pour en déduire que nos sens ne nous permettent pas d’expérimenter la vraie cire et donc que celle ci suppose une expérience de l’esprit.   Le concept de la cire, c’est ce que seul mon entendement peut concevoir, là où mes sens ne perçoivent que deux réalités distinctes. L’interféromètre de mach-Zendher nous permet évidemment d’aller un peu plus loin dans cette voie, même si évidemment on passe d’une dimension à une autre. La cire n’est pas une réalité quantique. C’est un objet macroscopique. Finalement pour Descartes, il va de soi que la cire UNE se rencontre mais elle se rencontre parce qu’elle ne peut pas ne pas être nécessairement UNE. On pourrait dire qu’elle se postule mais avec une absolue nécessité, de telle sorte qu’elle ne peut pas "s’intuitionner ». Quelque chose ici fait écho avec les mathématiques: il est des nécessités tellement logiques qu’il n’est pas excessif ou faux de dire que l’on en  fait l’épreuve même si cette épreuve est celle d’une nécessité logique plus que d’une réalité ontologique, d’une chose, d’un être là.




Mais précisément avec la physique quantique, c’et une toute autre dimension qui s’ouvre. Il n’est pas question ici de réfuter Descartes, tout simplement parce que répétons le, ce n’est pas la même réalité qui est interrogée (macroscopique et microscopique) mais tout simplement une AUTRE dimension. Dans l’intiment grand la cire est là où elle n’y est pas. Elle est une flaque ou elle est un bloc, même si l’on ne peut pas s’empêcher de penser qu’elle est forcément l’un ET l’autre. Qu’elle soit l’un ET l’autre, c’est précisément ce qui va poser l’unité d’une cire expérimentable par mon entendement. 

Avec l’interféromètre de Mach-Zendher, on réalise que ce ET, c’est ce qui se manifeste dans les deux bras de l‘interféromètre, dans le 50/50 de la traversée ou du renvoi de la première plaque semi-réfléchissante qui se trouve être l’un et l’autre possibles ensemble, est anti qu’ondes de possibilité.

Mais qu’est ce que ça veut dire? Que si l’on posait qu’il suffit d’analyser les molécules de cire et de trouver un ester d’acide gras (composant moléculaire de la cire - un ester est le produit de la réaction entre un acide carboxylique et un alcool), nous serions alors confrontés à ce mode de manifestation quantique du possible.  Ce qui est mis à jour par Young Mach  et Zendher ne vaut pas seulement pour les photons mais pour toute réalité quantique. 

Autrement dit, cette nécessité à partir de laquelle Descartes  fonde l’unité de la cire par l’unité d’un entendement seul à même de la saisir, c’est finalement ce que les expériences dont nous parlons en physique quantique (Young et Mach-Zendher) situent dans ce possible traçable au seuil même de la détection, ou pour le dire autrement dans la possibilité ondulatoire de tout corpuscule avant qu’il soit détecté. Là où Descartes pose la question d’une passation de pouvoir entre les facultés humaines de connaissance (sens / Imagination / Entendement) la physique quantique décrit dans les termes d’une expérience scientifique ce passage des ondes  du possible au corpuscule détecté. Ce n’est plus une question de facultés mais une affaire d’états ou de superposition d’états dans l’observation.  Ce n’est pas qu’il y ait une expérience des sens et une expérience de l’esprit mais qu’il y ait dans l’expérience au sens le plus rigoureux qui puisse en être conçu un avant et un après de la mesure (ou de la détection)

Quelque chose ici fait écho à l’idée de Heidegger selon laquelle l’Etre se dévoile en se voilant. Les ondes ne sont jamais vraiment perçues en tant qu’ondes, Comment le pourraient elles puisque elle sont la manifestation des possibles du corpuscule ? Mais quelque chose de ces expériences traque la preuve du possible d’avant le corpuscule, de telle sorte que ces ondes de possibilité sont bel et bien dévoilées mais dans la forme même de qui les voile puisque en tant qu’ondes, elle ne sont pas réelles mais possibles. « Nul mortel n’a jamais soulevé mon voile. » Non effectivement mais ces expériences là touchent la réalité du voile, sans aucun doute. 



c) L’expérience à choix retardé chez John Wheeler

Cette dernière affirmation fait peu de doutes tout simplement parce qu’il est évident que ces expériences explorent la limite entre le possible et le "réel" , ou disons plutôt entre le conditionnel et le présent, entre ce qui peut arriver et ce qui arrive (sachant que ce qui arrive semble avoir partie liée avec la détection du fait que ça arrive). 

Ce qu’il faut bien comprendre avec l’interféromètre de Mach-Zendher, c’est qu’il mesure les interférences et que les interférences prouvent que le corpuscule s’est comporté comme une onde, mais surtout que nous sommes en présence d’un protocole expérimental assez hallucinant dans la mesure où il manifeste la présence de ce qui pourrait se passer et plus encore la coexistence de ce qui pourrait se passer avec ce qui se passe (superposition des deux états).  Aucune expérience ne semble être allé aussi loin dans le « peut-être », ne semble avoir poussé les limites de l’observable aussi loin. Finalement le raisonnement est assez simple au début: puisque l’expérience des fentes révèle que la détection du photon le fait agir comme un corpuscule et que sa non détection manifeste plutôt ce qu’il pourrait faire (passer par les deux fentes) mais qu’en même temps il y des traces effectives et mesurables de ce possible ondulatoire par les interférences, on peut vraiment envisager d’analyser ce rapport (métaphysique, philosophique) entre ce qui pourrait arriver et ce qui  Jusque là, quand nous disions d’une chose qu’elle « pouvait arriver », nous pensions nous situer dans une sorte de dimension seulement explorable par les philosophes et les métaphysiciens, ou les écrivains, mais voilà que dans la physique quantique les physiciens entrent en scène (et avec quel brio!).

En 1978, Le physicien John Wheeler conçoit une expérience qui sera réalisée en France en 2006 par l’équipe de Vincent Jacques. Elle consiste à reprendre l’interféromètre de Mach-Zendher avec une variable vraiment déterminante qui réside dans le fait que l’intégration de la seconde plaque semi-réfléchissante grâce à laquelle les ondes sont recombinèes soit décidée au tout dernier moment par un générateur quantique à nombre aléatoire, de telle sorte que rien ni personne ne puisse savoir quelques nanosecondes avant que cette position s’effectue ou pas, si elle va être positionnée.  Si l’interféromètre est fermé, cela signifie que la seconde plaque a été posée, alors nous pouvons évaluer par les interférences les probabilités qui pourraient avoir lieu. Si l’interféromètre est ouvert (la seconde plaque n’est pas posée) nous déterminons clairement le trajet corpusculaire sachant qu’il a été soit renvoyé soit qu’il a traversé la première plaque mais pas les deux.

Dans l’expérience à choix retardé, la décision de mesurer ou non l’information de chemin est prise après que le photon a franchi le point où il aurait « dû » choisir son chemin. Pourtant, ce que l’on observe (les traces sur l’écran ou les clics des détecteurs) dépend de ce choix tardif : si on choisit de ne pas savoir le chemin, la figure d’interférence apparaît ; si on choisit de savoir, elle disparaît. Cela signifie que la trace actuelle de ce qui n’est que possible révèle, a posteriori, la nature d'un possible qui a précédé la mesure : possible superposé (interférence) ou possible réduit à un seul chemin (pas d’interférence). Nous ne voyons vraiment pas comment le domaine de la possibilité pourrait caractériser une expérience après qu’elle ait imposé le moment crucial de la détermination des trajets (première plaque réfléchissante). Et pourtant, de fait, quand la plaque est posée, nous observons des interférences et quand elle ne l’est pas, le photon se comporte comme un corpuscule et traverse la première plaque OU bien est renvoyé par elle.

L’expérience à choix retardé est fascinante car elle montre que le choix de mesurer le comportement ondulatoire (interférences) ou corpusculaire (parcours) d’une particule peut être fait après que celle-ci a franchi la première plaque. Ce choix celui qui décide de mettre ou pas la seconde plaque), effectué a posteriori, remet en question notre compréhension intuitive de la causalité et du déroulement des événements en mécanique quantique.




Comme le choix de la mesure (onde ou particule) s’effectue juste après que la particule a franchi la première plaque semi réfléchissante, cela signifie que la décision d’observer le comportement ondulatoire ou corpusculaire est prise alors que, selon notre intuition classique, la particule aurait déjà “décidé” de son comportement.  Le passé quantique de la particule — ce qui était “possible” — n’est fixé qu’au moment où l’on effectue la mesure, c’est-à-dire dans le présent (présent imprévisible)

Si l’on choisit de mesurer l’interférence (comportement ondulatoire), c’est comme si le photon avait à la fois traversé et avait été renvoyé. Mais si l’on choisit de mesurer le trajet (comportement corpusculaire), c’est comme si la particule n’avait que l’un OU l’autre

Le choix de mesure, fait après le passage de la particule par la plaque , semble rétroactivement déterminer ce qui “s’est passé”. Le possible (tous les chemins, toutes les histoires) reste indéterminé jusqu’à ce qu’un acte d’observation rende l’un d’eux actuel. Cela va à l’encontre de notre intuition classique, où le passé est définitivement fixé, indépendamment de ce que l’on choisit de mesurer dans le présent. Ce que l’on semble constater ici, c’est un présent indéterminé qui progresse vers un futur à la lumière duquel il serait rétrospectivement déterminé comme s’effectuant ou pouvant s’effectuer.

Ce que cela signifie, ce n’est pas que le possible n’existe qu’après le réel, mais que la frontière entre possible et réel est plus subtile et non linéaire dans le temps en mécanique quantique. Mais alors si cette frontière n’est pas linéaire, si elle n’est plus la manifestation d’une trace entre le passé et le présent, alors la question de savoir dans quelle dimension temporelle s’effectuent les phénomènes quantiques se pose à nous, directement.


Résumons: un photon est envoyé dans l’interféromètre de Mach-Zendher. La première plaque semi-réfléchissante divise la trajectoire du photon, comme le faisait la double fente de Young mais de façon plus claire.  Ce que cette expérience de Young a révélé c’est qu’alors il passe par les deux trajets, il traverse ET est renvoyé, autrement dit il est un corpuscule qui agit comme une possibilité, un corpuscule qui « peut traverser » et qui « peut être renvoyé ». On est dans le possible, dans le peut-être (mais le photon a bel et bien été envoyé). Vient ENSUITE le choix de la seconde plaque semi-réfléchissante qui recombine les faisceaux et évalue les interférences prouvant ainsi que le photon a interféré avec lui-même comme une onde. Quand le générateur quantique à nombre aléatoire pose la seconde plaque, de fait le photon a agi comme une onde, mais quand la seconde plaque n’est pas posée on peut suivre le trajet suivi par le corpuscule et il n’y en a qu’un.

Ce qui pose vraiment problème ici c’est que l’appareil de mesure de l’expérience  ne se contente pas de changer l’expérience. Il pose la question de savoir dans quelle réalité s’est passée l’expérience, voire si elle s’est bien passée « en réalité ». Dans l’expérience à choix retardé, le choix de mesurer le photon comme onde (interférences) ou comme particule (chemin suivi) est fait après que le photon a franchi le point de bifurcation dans l’interféromètre. Cela signifie que l’appareil de mesure, en étant modifié tardivement, semble déterminer rétroactivement la nature de ce qui s’est produit :

  • Si on choisit d’observer les interférences, il est « comme si » le photon était passé par les deux chemins.
  • Si on choisit d’identifier le chemin, il est « comme si » le photon n’en avait suivi qu’un seul.


Ce phénomène soulève la question : dans quelle réalité l’expérience s’est-elle déroulée ? La mesure ne fait pas que révéler une propriété préexistante, elle semble participer à la construction de la réalité même de l’événement. John Wheeler lui-même insistait sur cet aspect :

« Ce que nous avons le droit de dire sur l’espace-temps passé, et sur les événements passés, est décidé par des choix – quelles mesures réaliser – opérés récemment et maintenant. Les phénomènes que ces décisions appellent à l’existence, remontent en arrière dans le temps, dans leurs conséquences …, jusqu’aux premiers jours de l’univers. Un équipement d’enregistrement qui opère dans le ici et maintenant joue un rôle indéniable dans la mise en place de ce qui apparaît comme étant arrivé. »

Autrement dit, la réalité de ce qui s’est passé n’est pas indépendante de la mesure : elle est, en un sens, « créée » ou du moins actualisée par le dispositif de mesure, même si celui-ci est choisi tardivement. Ce renversement de l’ordre temporel défie nos intuitions classiques et pose la question : l’expérience s’est-elle réellement passée avant la mesure, ou la mesure décide-t-elle de la réalité de l’événement ?  La mécanique quantique interdit de parler d’un « chemin » du photon avant la mesure : 

  • Si l’on mesure l’interférence, il n’y a pas de chemin défini.
  • Si l’on mesure le chemin, il n’y a pas d’interférence.

Il est donc incorrect, au sens strict, de dire que le photon « a suivi » un chemin ou « a interféré » avant la mesure : la réalité n’est pas fixée indépendamment du choix expérimental.

L’expérience à choix retardé montre que la réalité quantique ne préexiste pas à la mesure : elle est indéterminée, et c’est l’appareil de mesure – même choisi a posteriori – qui en fixe le statut. Cela ne signifie pas que la réalité n’existe pas, mais que la réalité des événements quantiques est fondamentalement liée à l’acte de mesure, et que notre intuition classique d’un passé « déjà écrit » ne s’applique plus dans ce domaine. L’appareil de mesure ne se contente pas de changer l’expérience, il pose la question de la réalité même de ce qui a eu lieu, et de la façon dont cette réalité est déterminée par l’acte de mesure, même a posteriori.

En entrant de plain-pied dans la réalité quantique, nous sommes un peu comme Alice au pays des merveilles, ou du moins dans une dimension où tous nos repères sont absolument chamboulés.

Il nous faut en effet prêter attention à ce passage de la citation de Wheeler : « les phénomènes que ces décisions (prises dans le présent de l’espace temps) appellent à l’existence remontent en arrière dans le temps, dans leurs conséquences jusqu’aux premiers jours de l’univers. Un équipement d’enregistrement qui opère dans le ici et maintenant jour un rôle indéniable dans la mise en place de ce qui apparaît comme étant arrivé.»

Que se passe-t-il dans la réalité quantique ? Les termes « s’effectuer », « se produire », « arriver », « advenir » doivent être repensés, car la notion d’« événement » y diffère de celle du monde classique : avant la mesure, les possibles coexistent sous forme de probabilités, et ce n’est qu’au moment de la mesure qu’un résultat précis se manifeste. Ainsi, il n’est pas correct de dire qu’un événement s’est « effectivement » produit au sens quantique avant la mesure (par exemple, le passage du photon dans une plaque semi-réfléchissante). L’acte de mesure joue un rôle fondamental dans la détermination de ce qui « arrive », voire de « ce qui est arrivé », ce qui défie nos repères temporels classiques sans pour autant créer de véritables paradoxes chronologiques. 

Ce choix (plaque ou pas plaque), effectué a posteriori, détermine le type de phénomène observé, mais il n’y a pas de contradiction expérimentale ou de violation de la causalité : le résultat est toujours cohérent avec la configuration finale du dispositif. Ce qui trouble, c’est que le choix tardif de la mesure semble « déterminer » rétroactivement le comportement du photon, comme si la réalité passée dépendait d’un choix présent. Mais il s’agit d’une façon de parler : la mécanique quantique ne dit pas que le passé est modifié, mais qu’en fonction d’un paramètre nouveau qui intervient à un moment donné (la position de la seconde plaque) nous passons d’un phénomène observable ou pas. Qu’il soit observable ou pas intervient après qu’il se soit effectivement passé et cette observation va influer sur son déroulement. Ce sera donc après sa mesure que nous pourrons rétroactivement juger de son trajet.


« Je suis tout ce qui a été, est et sera ; et aucun mortel n’a jamais soulevé mon voile. » Cette citation prend donc un relief tout particulier lorsqu’on l’applique à la science moderne. Elle suggère que, malgré ses avancées, la science ne parvient jamais à lever totalement le voile sur la réalité ultime. Ce constat ramène  la science à une humilité fondamentale face au mystère de la nature.

Dans l’expérience du choix retardé de Wheeler, la physique quantique manifeste de façon frappante l’influence de l’observation sur la réalité. Ici, la réalité observable n’est jamais donnée « purement » : ce que nous percevons comme réel résulte en partie de notre intervention, de notre choix d’observer ou non un phénomène. Autrement dit, la réalité n’est pas simplement là, elle se « réalise » dans l’acte même de l’observation et de la mesure.

        Selon l’interprétation de Copenhague, ce n’est pas la conscience de l’observateur qui crée la réalité, mais l’acte de mesure, qui fait passer le système quantique d’un état de superposition de possibles à un état défini. Ainsi, la « réalité » n’est pas indépendante de l’expérimentation : elle émerge du processus même de mesure. Pourtant, malgré cette capacité à influencer ce qui se manifeste, le voile d’Isis, symbole du mystère ultime, demeure inviolé.

L’expérience de Wheeler nous donne l’impression d’effleurer ce voile, d’en percevoir la texture, car elle soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Par exemple, si la seconde plaque n’est pas placée par le générateur quantique, le photon semble avoir emprunté l’un ou l’autre chemin, et nous pouvons le déterminer. Mais cette détermination ne se produit qu’après que la possibilité d’observer le trajet a été rendue effective par la pose de la plaque. Il est troublant de constater que ce qui s’est passé semble dépendre d’une décision prise après coup, comme si la réalité se construisait rétroactivement.

Ce constat nous oblige à manier le conditionnel avec précaution : ce n’est pas parce que la plaque n’a pas été posée qu’elle n’aurait pas pu l’être. À chaque instant, d’autres possibilités demeurent en suspens, prêtes à s’actualiser selon les conditions expérimentales. Quand la plaque n’est pas posée, l’expérience laisse planer un nuage de possibilités, qui pourraient déboucher sur d’autres réalités alternatives. Ici, la frontière entre science et philosophie devient poreuse : la science nous conduit jusqu’à l’horizon du connaissable, mais c’est la réflexion métaphysique qui prend le relais pour explorer la multiplicité des mondes possibles.

La mise en abîme de la notion d’expérience, telle que la propose Wheeler, place la science à la croisée des chemins : jamais nous n’avons été aussi loin dans l’exploration de la frontière entre le possible et le réel. Mais que se passe-t-il vraiment lorsque le générateur décide de ne pas poser la seconde plaque ? Deux attitudes sont possibles : soit nous acceptons le résultat tel quel, soit nous ne pouvons nous empêcher de penser que l’autre possibilité, celle où la plaque aurait été posée, continue d’exister quelque part, ouvrant la porte à l’idée d’univers multiples.

 



À ce stade, peut-on encore parler de science au sens strict ? Selon le critère de falsifiabilité de Karl Popper, certaines interprétations métaphysiques échappent à la science expérimentale. Pourtant, c’est bien la démarche scientifique qui nous a mené jusqu’à ces questions vertigineuses. Science et philosophie sont alors invitées à dialoguer pour explorer ensemble les perspectives ouvertes par la physique quantique, et pour réfléchir à ce que signifie véritablement « lever le voile » sur la réalité. 

Pour le dire encore plus clairement: en mécanique quantique, avant toute mesure, un système peut exister dans une superposition d’états : plusieurs résultats possibles coexistent, chacun avec une certaine probabilité, décrits par ce que l’on appelle « la fonction d’onde ». Lorsqu’une mesure est effectuée, la fonction d’onde « s’effondre » : un seul des résultats possibles devient réel pour l’observateur (même rétroactivement comme c’est le cas pour l’expérience de Wheeler), et la superposition disparaît pour ce système mesuré. Mais c’est justement cela qui prend vraiment un sens philosophique fort: « pour ce système mesuré là » alors même que la superposition d’états rend pour le moins envisageable qu’il puisse exister d’autres systèmes, c’est-à-dire d’autres « réalités » ou si l’on préfère « d’autres mondes », et pas du tout en un sens esthétique mais…. « scientifique ». La question se pose ici parce que de fait nous ne pouvons parler dés lors dans cette perspective là que d’« interprétations », d’hypothèses absolument invérifiables donc selon le critère de Popper non falsifiables, donc non scientifiques, selon lui.

Et ici nous pouvons parler de deux options qui dépendent de la question fondamentale: celle de savoir ce que l’on peut vraiment déduire ou conjecturer à partir de l’expérience à choix retardé. Est ce que la fonction d’onde disparaît totalement avec la mesure ou la détection du corpuscule ou bien est-ce qu’elle ne disparaît que « là » et dans ce « là » il faut bien entendre que ce que nous entendons n’est ni plus ni moins qu’une sorte de ligne de partage inter-universelle ou inter-mondaine. Que fait vraiment le générateur quantique? Se pourrait-il qu’il fasse advenir rétroactivement ce qui fait que nous sommes dans cet univers là, étant entendu qu’en faisant s’écrouler la fonction d’ondes il a opéré la dissociation avec d’autres mondes possibles s’effectuant ailleurs. C’est la thèse de Hugh Everett: chaque possibilité devient réelle dans un univers parallèle distinct, et il y a toujours coexistence du possible et du réel, mais dans des branches différentes de l’Univers.

Pour l’interprétation dite de Copenhague, le photon n’a pas de réalité physique définie avant d’être détecté et il n’y a aucune autre réalité que celle que fait advenir l’appareil. Le possible n’existe que mathématiquement. Les probabilités se calculent et ne s’expérimentent pas. C’est le mot d’ordre célèbre de ce mouvement « shut up and calculate »

Finalement est-ce que ces expériences attestent de la co-existence du possible et du réel? Si nous répondons « non », nous sommes du côté de l’interprétation de Copenhague et si nous répondons oui, nous sommes du côté des univers multiples.



Conclusion

Quel peut être le mode de manifestation d’une discipline ou d’une pratique dont le propos, l’essence et le leitmotiv sont de se défier de toute manifestation? L’originalité du voile d’Isis et de sa version Héraclitéenne est justement d’affirmer que la nature ne se donne pas telle qu’elle est et qu’elle aime à se voiler. Quoi de mieux qu’une discipline qui ne croit pas à ce qui se donne pour s’accommoder de ce qui de toute façon ne se donne jamais telle qu’elle est? Cette mise en perspective des différentes conceptions de la science au cours des siècles par rapport au voile d’Isis s’est révélée particulièrement fructueuse. 

Il ne fait aucun doute que la définition aristotélicienne de la science respecte ce voile: « Je suis tout ce qui a été, est et sera ; et aucun mortel n’a jamais soulevé mon voile. » La science est pour lui « theoria », c’est-à-dire contemplation. Il est bien question de comprendre les phénomènes naturels au sens de saisir les lois et les causes mais pas du tout de la mettre à nu. Il ne nie pas qu’elle revêt une dimension mystérieuse et sacrée. Pierre Hadot dans son livre consacré au voile d’Isis définit deux attitudes à son égard:

  • L’attitude dite prométhéenne consiste à vouloir dévoiler les secrets de la nature par la technique et la science, quitte à lui faire violence pour la plier aux besoins humains. Elle considère la nature comme une ressource à exploiter, un objet à maîtriser, et s’incarne dans la volonté de domination, typique de la science expérimentale moderne (par exemple, chez Francis Bacon)
  • L’attitude dite orphique voit la nature comme un mystère à contempler, à évaluer auquel on participe par la poésie, l’art ou la philosophie, (et peut-être une autre conception de la science) sans chercher à le réduire ou à le dominer. Ici, la nature est respectée pour elle-même, perçue comme une totalité vivante dont l’homme fait partie, et dont le mystère doit être accueilli avec révérence, émerveillement (et sorge) , plutôt que dissipé par la force et utilisé par le progrès humain

Concevoir la science comme theoria comme le fait Aristote l’exclue radicalement de l’attitude prométhéenne.

La rupture radicale de la science moderne par rapport à Aristote consacre totalement le passage de la science vers l’attitude prométhéenne. Il n’est plus question du tout de contempler mais de questionner, de mettre en demeure, de convoquer et de soumettre. Ce sont les termes mêmes utilisés par Kant pour qualifier cette « révolution ». Galilée affirme finalement qu’il faut soulever le voile pour voir le visage nu et mathématique de la réalité (il ne le dit pas dans ces termes et n’a jamais évoqué le voile d’Isis mais il ne fait aucun doute que c’est bien cela qu’il pense puisque selon lui, la réalité est écrite par Dieu dans une langue mathématique).

Avec la physique quantique et notamment les trois expériences que nous avons évoquées, c’est comme si l’attitude orphique reprenait des couleurs. Dans le traçage de cette fonction d’ondes et de cette superposition d’états qui pointe dans ces expériences, la nature aime à se cacher. Les paradoxes quantiques, l’impossibilité de saisir l’en-soi des phénomènes, la relativité des propriétés physiques selon les interactions révèlent la présence énigmatique du voile et voile le réel qui se présente. Nous retrouvons ici les termes mêmes de l’alétheia chez Heidegger  et de ce qu’il appelle la co-appartenance du voilement et du dévoilement.

De fait c’est exactement ce que met à jour l’expérience à choix retardé de John Wheeler: ce que nous voyons clairement, soit la détection du corpuscule, c’est justement ce que nous avons provoqué en le détectant. De telle sorte que la réalité demeure voilée et que demeure intacte la question de la fonction d‘onde et de la dualité onde/corpuscule. Ce que nous dévoilons c’est la profondeur du voile et ce que nous voilons notamment en demeurant circonspect devant les interprétations possibles, c’est probablement la vérité même de ce qui de fait ne peut qu’ être interprété et sûrement pas « expliqué » (et si la science était une mythologie rationnelle?)

La physique quantique révèle ainsi une nature qui se dérobe à toute tentative de saisie totale : chaque observation modifie ce qui est observé, et certaines propriétés (comme la position et la vitesse) ne peuvent jamais être connues simultanément. Adopter une vision orphique face à ces paradoxes, c’est :

  • Reconnaître que la nature quantique ne se laisse pas réduire à des explications entièrement rationnelles ou techniques, et qu’il existe une dimension irréductible d’étrangeté et de mystère.
  •  Accepter que la connaissance scientifique, aussi rigoureuse soit-elle, s’accompagne toujours d’une part d’inconnu : la nature « aime à se cacher », et chaque dévoilement laisse subsister un voile.
  • Favoriser une approche qui conjugue rigueur scientifique et ouverture à l’émerveillement, à la contemplation, voire à la poésie, comme l’ont suggéré certains physiciens et philosophes (notamment Aurélien Barrau) 

Mais alors comment la science peut-elle se manifester sans cesser de se méfier de la manifestation? Comment peut-elle se donner tout en se défiant du donné? La réponse semble assez évidente: en renonçant à plusieurs attitudes à l’égard du voile d’Isis comme:

  1. L’arracher
  2. Lui substituer un autre voile artificiel plus utilisable pour le confort de l’être humain
  3. Le violer voire le nier en utilisant la nature comme une ressource exploitable (transhumanisme)

  Que reste-t-il alors? La bonne nouvelle c’est que la physique quantique nous fait expérimenter quelque chose de réellement praticable notamment lorsque la question de la coexistence du possible et du réel se profile dans la dualité onde/corpuscule. La réflexion sur les univers multiples est absolument et structurellement infalsifiable tout simplement parce que si nous faisons l’expérience d’un autre univers, il ne pourrait absolument pas en être un mais le simple fait que nous l’expérimentions serait la preuve qu’il est dans notre univers. Le multivers est le type même de théorie absolument non testable mais en même temps frôlée, murmurée par cette coexistence du possible et du réel qui peut se laisser pressentir dans la dualité onde corpuscule. En consentant à ce que la question des univers multiples soit scientifique et donc en abandonnant le critère Popperien de la science (critère hérité de la science moderne), la science assumerait enfin pleinement la juste attitude orphique face au voile d’Isis. Elle romprait ainsi définitivement avec l’esclavage dans lequel le transhumanisme la maintient en la réduisant à n’être plus que la servante d’une conception prométhéenne, délirante et extractiviste de millionnaires libertariens. 




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire