Tout le propos de la deuxième partie du cours est de situer la science par rapport au voile d’Isis, c’est-à-dire par rapport à cette évocation très ancienne d’une divinité représentant la nature défiant les tentatives de dévoilement ou de révélation de la vérité pure brute, nue, de la nature par la science. Cette notion de dévoilement ne peut pas être évoquée sans susciter en nous la question du rapport avec la vérité comme alétheia et, puisque nous avons vu que cette vérité là était finalement l'affaire de l’art, du rapport entre le scientifique et l’artiste.
De prime abord, il n’y en a aucun: le scientifique veut savoir ce que la nature est, l’artiste révèle que la nature ou les choses ou les êtres, les éléments « sont ». L’artiste est tout occupé à faire surgir l’eccéïté du monde (ecce:voici), le scientifique, lui, au contraire cherche à faire les ressorts cachés de la nature. Si la nature est voilée, l’artiste dévoile la vérité de ceci que le voile EST, alors que le scientifique veut vraiment savoir ce qu’il y a dessous.
Par rapport au morceau de cire de Descartes, par exemple, analyse dans laquelle le voile apparaît clairement comme cette mutation des apparences entre la flaque et le bloc, on pourrait dire que le peintre va décrire, constater cette mutation (donc peindre le voile, les changements comme Turner avec le soleil, le vent, la brume) alors que Descartes, comme tout scientifique veut connaître la cire même la cire nue derrière cette mutabilité des apparences. En un sens, on pourrait dire d’ailleurs ici qu’il va postuler ce qui apparaît comme scientifiquement nécessaire, mais apparemment absent (du moins aux sens), à savoir qu’il y a quand même bien UNE cire, sans quoi nous serions projetés dans une réalité fluctuante, dynamique au sein de laquelle il faudrait nous contenter de vivre, ressentir les métamorphoses, le flux changeant des choses et des êtres et peut-être accepter qu’il n’y ait finalement ni être, ni chose, ni substance, ni unité, mais que l’existence et le monde et la nature sont un fleuve dans lequel on ne se baigne jamais deux fois dans la même eau (Héraclite)
Or la science ne nous apparaît pas du tout comme pouvant se contenter de cette passivité là, consentir à un monde dynamique inconnaissable, voilé. Mais quelle science? (C’est ici que la frise chronologique et notamment la séparation en trois périodes globales (sûrement trop globales) prend tout son sens):
- La science d’Aristote qui recherche la causalité des phénomènes, mais sans les provoquer, sans expérimentation. Pourquoi? A cause d’une conception du monde et de la nature qui demeure le siège des Dieux, lesquels sont directement les éléments, la personnification es éléments. Le polythéisme est immanent, pas transcendant. L’idée que nous puissions travailler, impacter voire transformer et bouleverser la nature n’est pas compatible avec le sacré, avec le religieux qui imprègne la société grecque. (La theoria d'arsiote et même la praxis respecte le voile d'Isis. Elle est pour le moins compatible avec ce que Pierre Hadot appelle l'attitude orphique)
- La science moderne avec Galilée, Descartes, Bacon, Toricelli, etc. En 1623, dans son livre l’essayeur », Galilée écrit: « La philosophie est écrite dans cet immense livre qui continuellement reste ouvert devant les yeux (je dis l’Univers), mais on ne peut le comprendre si, d’abord, on ne s’exerce pas à en connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit dans une langue mathématique, et les caractères en sont les triangles, les cercles, et d’autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible humainement d’en saisir le moindre mot ; sans ces moyens, on risque de s’égarer dans un labyrinthe obscur. » Galilée est donc persuadé que le visage de la nature derrière son voile est mathématique et qu’en le décryptant, finalement, on parle la langue de Dieu (parce que c'est lui qui a "crypté" la nature). Mais cela pose une grande question: est ce que les mathématiques sont effectivement la langue que parle Dieu, la nature, ou bien est-ce qu’elles sont la langue qui exprime de façon la plus dense et la plus rigoureuse la forme même de la raison des humain.e.s, de telle sorte que les hommes ne peuvent pas saisir autrement la nature qu’en la symbolisant de cette façon (parce qu’en fait les mathématiques, c’est de la symbolisation pure. Mais on sait bien que cela change tout parce que si c’est la 2e option qui est la bonne cela veut dire 1) que plus on avance dans les mathématiques, plus on avance dans qui constitue en fait la plus belle formalisation de l’esprit humain, de telle sorte que l’on croit avancer dans la compréhension de "l’Extérieur monde" alors qu’on évolue dans "l’intérieur Raison" 2) On n’est pas en train de soulever le voile mais on en crée un, voile que l’on va finalement imposer, un peu de force, à une nature qui ne sera pas du tout dévoilée mais comprimée, recouverte, masquée par un voile humain. Si l’on répond à ce qui a été évoqué en 1 que ça fonctionne et que les équations de Galilée , de Poincaré ou de Einstein correspondent bien à la réalité puisque de fait E=MC², et donc que Galilée a raison, on se méprend sur la réalité stricte de ce qui se passe. La science pose des questions à la nature sans se rendre compte que toute question est orientée, qu’il y a d’insoupçonnables potentiels dans la nature et que si vous vous focalisez sur l’un de ses potentiels, la réponse, c’est-à-dire le résultat de l’expérimentation sera davantage à l’image de la question que de l’authenticité de la personne à laquelle vous posez la question. Récemment Mathieu Kassovitz a affirmé que « la pollution n’existait pas ». C’est totalement critiquable (et même complètement faux) mais c’est en même temps révélateur de quelque chose. Selon lui (et il n'est pas le seul à croire cela), la nature ne pourrait rien engendrer de non-naturel et après tout l’être humain ne fait qu’exploiter des potentiels qui sont bien dans la nature. Le vice de forme réside dans le fait que Kassovitz ne réalise pas l’anomalie (deinos: génial et terrifiant) dans laquelle l’être humain consiste. La bombe atomique est l’un des potentiels de la nature et si l’être humain veut la faire et trouver la formalisation mathématique de la conversion de la masse en énergie (qui permet plein d'autres découvertes et d'excellentes comme la compréhension de l'énergie du soleil), la bombe atomique sera. Est-ce que cela veut dire que la nature veut la bombe? Évidemment non. Tous les potentiels humains sont dans la nature dés lors qu’ils sont formalisés dans une langue qui rend possible leur découverte, leur formulation, leur manipulation. Et c’est ainsi que le transhumanisme naît et se déploie, devient l’instrument le plus terrifiant a fortiori dans les mains de personnes limitées et fascinées par la richesse personnelle. Il semble difficile d’avancer que la pollution n’existe pas notamment lorsque l’on lit les statistiques attestant de l’augmentation des cancers notamment chez les adolescents et les enfants causés par l’utilisation des pesticides (dont la diffusion a toujours été soutenue par tous les gouvernements en place en France et l'est encore à l'heure où nous parlons). Ici nous sommes confronté.e.s à l'attitude prométhéenne.
- La physique quantique et son lot d’expérimentations au sens propre « confondantes ». La trilogie « fentes de Young / Interféromètre / Expérience à choix retardé » pointe quelque chose d’absolument paradoxal dans l’infiniment petit. Nous atteignons une échelle si petite du réel que nous percevons son hypersensibilité. Nous pouvons dire que le voile ici est très fin et que l’on pourrait peut-être envisager que l’on puisse « voir au travers », mais justement que voyons nous? Une autre texture du voile, ou une sorte de renvoi de l’expérimentateur dans ses propres voiles d'interprétation. Les fentes de Young pose le protocole génial d’une façon imparable de saisir la nature de la lumière: si nous voyons sur l’écran enregistrant les chocs de photons après la première plaque trouée de deux fentes, des franges, nécessairement la lumière est ondulatoire et si nous ne voyons que deux bandes, elle est corpusculaire. C’est certain mais le résultat est confondant puisque certes il montre des franges mais que l’on a constaté que lorsque l’on plaçait un détecteur derrière la première plaque, il n’y avait que deux bandes comme si la lumière était corpusculaire. L’interféromètre de Mach-Zendher accroit le malaise en divisant les faisceaux. Ce ne sont plus des fentes mais une plaque semi-réfléchissante imposant un 50/50 par rapport au photon envoyé. Il peut traverser OU être renvoyé s’il est un corpuscule mais s’il est une onde il traverse ET il est renvoyé. L’interféromètre est un instrument de traçage de l’intensité des ondes, puisque il y a des interférences. De fait l’interféromètre confirme la nature ondulatoire de la lumière mais c’est la 3e expérience de John Wheeler (dite "à choix retardé"): on peut concevoir un protocole d’expérimentation dans lequel on ne place pas la seconde plaque semi-réfléchissante, ce qui fait que cet interféromètre n’en est plus un et que l’on peut alors détecter le trajet du corpuscule qui se comporte en effet comme un corpuscule. Si l’interféromètre est fermé, il y a la seconde plaque et on ne détecte pas le trajet, de fait il y a des interférences (donc des ondes) . Si on ne le ferme pas, il y a détection du corpuscule et il passe par le trajet A OU le trajet B. Si on décide de retarder au dernier moment l’instant de mettre ou pas la plaque et de céder cette fonction à un générateur quantique, personne ne peut savoir dans quelle « machine » le photon est lancé (pas même lui). Or le résultat est toujours le même et il est sidérant. La détermination de la position ou non-position de la seconde plaque requalifie a posteriori le protocole de l'expérience (est-ce que c'est un interféromètre (ondes: possible) ou un appareil à détecter du réel détection:corpuscule réel)), et cela dés le premier passage de la plaque qui pourtant a eu lieu AVANT. Il faut bien réaliser que les ondes décrivent les possibles d’une situation. Un photon (ou éventuellement une possibilité de photon) est donc envoyé vers une première plaque, puis vers une deuxième mais si la plaque est mise alors quoi qu’il arrive (puisque que c’est un appareil ondulatoire), la nature même de l‘expérience sera dés lors de pressentir seulement des possibilités ondulatoires et de fait le faisceau sera analysé comme une onde créant des interférences donc possiblement passant par A ET par B. La qualification postérieure de l’appareil expérimental change la nature de ce qui est expérimenté (possible ou réel) même après que le photon (ou le photon possible) ait été dirigé vers la première plaque. On fait une expérience dont le protocole change en cours de route et dont la détermination fait varier la nature même de ce qui est expérimenté en possible ou réel. Or même quand l’expérience a été lancée: si le protocole devient celui des possibles, il a toujours été celui des possibles.
Ici, dans ce dernier cas, le voile d’Isis reprend de l’épaisseur et nous comprenons ce qui change radicalement avec l’émergence de la physique quantique dans le paysage scientifique. Ce qu’elle explore c’est vraiment quelque chose que l’on croyait être l’espace réservé des philosophes ou des mathématiciens avec le calcul des probabilités ou des auteurs de science fiction, voire de fantastique. Nous disposons d’une capacité d’exploration du possible en Physique.
C'est exactement comme si dans le développement même d’une science moderne vouée structurellement à essayer activement et à expérimenter, quelque chose de la réalité (et cette chose c’est l’infiniment petit) imposait à l’expérimentateur une posture beaucoup plus contemplative, beaucoup plus proche de la theoria d’Aristote que de l’essai de Galilée. Nous sommes allés si loin que nous explorons la frontière physique du possible et du réel et rencontrons cette limite au fil de laquelle le réel c’est ce que l’on peut observer (sachant que l'on peut frôler la ligne de démarcation avec ce qui n'est pas encore réel, observable). La réalité du visage de la nature derrière le voile, c’est ce dont nous avons établi le protocole de visibilité de telle sorte que cette visibilité est construite, pas donnée et par conséquent que ce n’est pas le visage de la nature mais seulement ce que nous nous sommes mis en tête de pouvoir voir d’elle sachant que cela ne sera qu’une certaine interprétation, c’est-à-dire encore un voile.
Avec ces expériences c’est exactement comme si une conception de la science qui avait considérablement progressé du fait même de l’importance accordée à l’expérimentation touchait son « plafond » et imposait une refonte de ce que nous entendons pas « Science ». Tant que nous sommes mis en présence de traces ondulatoires, nous sommes en présence de possibilités et lorsque nous décidons de détecter alors " une" réalité émerge.
Mais qu’en est-il de l’autre ou des autres "réalités" possibles. Jusqu’où pouvons nous aller dans l’idée de la coexistence du possible et du réel? Est-ce que le fait qu’une réalité surgisse ici et maintenant rend les possibles nuls et non avenus ou présents « ailleurs ». C’est la perspective des univers multiples qui ici s’impose, mais justement elle ne s’impose pas, elle met la science en demeure de se définir elle-même, de se redéfinir. Reste-t-elle dans le droit fil de la falsifiabilité de Popper? C’est le choix de l’interprétation dite de Copenhague qui décide de revenir aux mathématiques et de calculer les probabilités à partir de ce monde là, le notre, étant entendu qu’il n’y en a pas d’autre ou que nous ne pouvons pas le savoir donc « tais toi et calcule! »
Avec Hugh Everett , puis Bryce Dewitt, Neil Graham, Thibault Damour, Alan Guth Andreï Linde, Gabriele Veneziano, etc. se déploie l’autre possibilité, celle d’un intérêt scientifique porté aux univers multiples. Le chat de Schrodinger mort en ouvrant la boîte ici et maintenant ouvre la réalité d’un autre univers où il est vivant et ainsi de suite. Nous existons dans le flux créateur hallucinant d’une fabrique à univers qui ne tolère aucun déchet, aucun néant. Tout ce qui dans l’infiniment petit ne s’effectue pas dans notre univers s’effectue nécessairement dans une multitude de variables donnait naissance à une incessante continuité d’autres univers qui ne cessent de se créer ailleurs autre part et surtout autrement. Nous vivons dans l’infinie création d’un plein et pas du tout dans l’émergence d’une seule réalité qui tuerait toutes les autres possibilités.
La science peut-elle envisager ce vertige métaphysique sans se réfugier derrière la falsifiabilité de Karl Popper? C’est évidemment à chaque scientifique de s’exprimer sur cette question et force est de reconnaître que la plupart d‘entre eux répondent « non », peut-être à raison (c’est de fait l’option la plus rationnelle). Toutefois cela donne aussi raison au voile d’Isis. Aucun mortel ne peut soulever le voile de ce qui en effet se voile en se dévoilant et se dévoile en se voilant (Heidegger), preuve que finalement art et science ne sont pas aussi indissociables que nous le pensions au début. Que nous vivions sur le fond insondable d’une multiplicité d’univers ou celui d’une réalité quantique où possible et réel voisinent, l’idée que l’on puisse tout savoir de tout n’est absolument pas tenable et l’exercice d’une techno-science choisissant de profaner le voile et de violer la nature pour n’en tirer profit et avantage que pour l’humain fait figure d’ignorance, de bêtise et atteste d’un manque de curiosité et d’imagination aussi consternant, voué au malheur qu'indigne sur le fond. Richesse matérielle et misère intellectuelle font ici bon ménage.
Comment la science peut-elle se donner si elle remet en question le donné? En sondant l'épaisseur du mystère du donné, en réalisant la texture du voile sans la moindre intention de l'arracher, ce qui finalement ne constitue qu'une autre façon d'en prendre acte, d'en sacraliser la présence, d'en célébrer la puissance et l'opacité.



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