dimanche 11 mai 2025

Terminales HLP: L'humain et ses limites

                       


Introduction: l’humain " border line"  

Il n’est vraiment pas possible de dater cette question de l’humain et de ses limites à partir d’une autre référence que celle du premier stasimon (moment où le choeur prend la parole) de la pièce de Sophocle: Antigone, troisième volet du triptyque consacré à l’histoire d’Oedipe et écrite en 441 avant JC. Il y a quelque chose du pur esprit de la tragédie qui se dévoile dans cette intervention. Selon Friedrich Nietzsche la tragédie grecque est l’expression de la dualité et du conflit entre la dimension dionysiaque de la vie (chaos, unité primordiale, dissolution de l’identité) et l’apollinien (ordre, forme, harmonie, Cosmos). L’esprit pur de la tragédie pour le philosophe allemand est celui d‘une célébration de la vie dans sa réalité contradictoire où l’être humain grâce à l’art et aux rites affronte l’absurdité du monde sans recourir à des illusions métaphysiques (comme les Idées de Platon)

Mais plus que cela encore, il se confronte à la dualité de sa propre nature, laquelle précisément se révèle étrangement comme distincte, excédentaire par rapport à toute détermination naturelle. Pour Nietzsche comme pour Sophocle, il y a une impossibilité radicale à réduire l’être humain à une essence, à une caractéristique unique, comme s’il était impossible de dire de l’humain qu’il est seulement ceci ou cela. 

Antigone est à la croisée de ce chemin là pour de multiples raisons et la première d’entre elles tient au fait qu’elle est vraiment la fille du héros mythologique dont la vie est une sorte d’errance au-delà des limites, comme nous le verrons dans la partie 1)




 Une autre raison est constituée par le fait qu’elle est totalement dionysiaque dans l’intégrité et l’intensité sacrificielle de son engagement contre Créon qui la conduira à la mort, à l’enfouissement. Elle défend son frère à partir de l’inhumation qu’on lui refuse. Elle ne vise rien, n’aspire à rien pour elle-même et prend le parti à la lumière duquel c’est justement de cet effacement radical à toute prétention personnelle, privée que surgira la justesse infrangible de sa cause. Elle assume entièrement un destin absurde au fil duquel il faut mourir pour être juste pour n’être que juste. En même temps, sa cause revêt une dimension sororale: autant elle fait le sacrifice de SA personne, autant elle lutte pour la dignité de LA personne et particulièrement de son frère parce qu’elle est, comme le dit très justement Judith Butler, la soeur du genre humain. Elle aspire donc à un ordre, à une justice, à une harmonie rendant impossible l’autorité des tyrans comme Créon. En cela elle est apollinienne (nous ne développerons pas cette double nature parce qu’elle nous semble trop centrée sur un personnage, lequel finalement est le prétexte théâtral d’une réflexion philosophique dont la puissance est absolument inouïe, celle qui suit)

Enfin, si nous nous concentrons sur le Stasimon, nous percevons vraiment à quel point cette apostrophe au public « sort de la pièce », sort du théâtre, et même de la fiction pour constituer l’avertissement le plus profond qui ait jamais été adressé à l’espèce humaine, une sorte de chemin ou de devenir « tracé », mais précisément tracé dans l’indétermination univoque de sa nature, comme si Sophocle prévenait l’être humain de l’extrême complexité de son être et conséquemment du tragique de son destin, lequel oscillera toujours entre ces deux pôles de la barbarie et du miracle. Ce qui caractérise l’être humain, c’est justement cela: l’impossibilité de lui fixer un destin tracé parce que de fait il n’est rien que la nature et les Dieux (qui sont un peu la même chose dans le polythéisme grec) puissent lui imposer. 




Dans la langue d’aujourd’hui, nous dirons que l’être humain, pour Sophocle, est « border line ». Pour reprendre une image de Nietzsche (dont on peut dire qu’il saisit vraiment à la perfection l’esprit de Sophocle), il chemine au gré d’une ligne de crêtes, c’est-à-dire entre deux précipices et il n’est pas du tout évident qu’il maintienne son équilibre, et ce d’autant plus qu’il n’est absolument rien qui puisse l’aider dans cette tâche (la tâche d’avoir à être humain). Ce que nous dit Sophocle, finalement, c’est que l’on ne sait pas ce que l’homme « EST » alors que finalement quand nous pensons aux animaux, aux plantes, aux éléments, aux forces, nous percevons bien qu’ils concourent tous à ce que la nature « soit ». Mais au contraire, il y a quelque chose de l’être humain qui ne se manifeste pas dans l’être comme « dans son lieu ». Être humain, c’est être hors norme (du moins hors des normes naturellement établies)  pour le meilleur et pour pire. Il est ainsi structurellement border line et c’est ce qui fait de ce passage un texte aussi puissant, aussi originel, aussi « urgent » à lire. 

La totalité du cours sera donc contenu dans la compréhension de ce passage et dans ses prolongements possibles, étant entendu qu’il est rare de tomber sur une adresse aussi directe à l’être humain, sur l’accomplissement par un être humain d’un tel effort visant à comprendre ce que c’est qu’être humain et cela justement dans l’impossibilité même de le définir puisque en effet l’être humain est un être qui n’a finalement pas d’autres limites que celle de son devenir. Pour résumer cette qualification de l’être humain comme border line, nous pourrions résumer les traits suivants:

  • L’homme est à la frontière du bien et du mal, capable de grandeur comme de démesure destructrice.
  • Il est à la limite entre la nature et la culture, entre l’ordre et le chaos, entre la piété et l’hybris (l’orgueil démesuré).
  • Sa puissance d’action et d’innovation (la métis) le rend à la fois maître et menace pour lui-même et pour le monde.


Dans Antigone, cette tension se manifeste tragiquement :

  • Antigone incarne l’intransigeance morale, prête à franchir la limite des lois humaines pour obéir à une loi supérieure, divine, quitte à se condamner elle-même.
  • Créon, lui, franchit la limite de l’humanité par excès d’orgueil et d’autorité, croyant pouvoir imposer la loi humaine contre la justice divine, ce qui le mène à la catastrophe.

L’être humain  vit dans l’entre-deux, toujours menacé de basculer du côté de l’excès, de la démesure, de la transgression. Sa grandeur est indissociable de sa capacité à franchir les frontières, mais c’est aussi ce qui le rend tragique, car il ne dispose d’aucune intuition des limites. Sophocle anticipe ainsi la modernité en montrant un être humain dont la puissance est sans cesse tentée par l’auto-dépassement, au risque de l’auto-destruction. Ce « vertige de la frontière » fait du « deinos » une notion éminemment moderne, et l’humain sophocléen un archétype du « borderline ».

Nous allons d’abord situer cette intervention du choeur dans la pièce puis citer l’helléniste Etienne Barillier qui décrit parfaitement le problème de traduction de la notion de Deinos.

Créon a appris qu’une personne avait contre le décret qu’il avait édicté enterré Polynice. Il a fait poster des soldats aux alentours du cadavre déterré et ce sont les gardes qui amènent Antigone au roi de Thèbes.  C’est à ce moment que le choeur prend la parole:

« Il est bien des merveilles en ce monde mais il n’en est pas de plus grande que celle de l’Homme ( « Il est bien des êtres terribles en ce monde, mais il n’en est pas de plus terrible (deinos) que l’homme.) 

Il est l’être qui sait traverser la mer grise, à l’heure où souffle le vent du Sud et ses orages, et qui va son chemin au milieu des abîmes que lui ouvrent les flots soulevés. Il est l’être qui tourmente la déesse auguste entre toutes, la Terre,  (les périls de la mer et du temps terrestre)

La Terre éternelle et infatigable, avec ses charrues qui vont chaque année la sillonnant sans répit, celui qui la fait labourer par les produits de ses cavales.

Les oiseaux étourdis, il les enserre et il les prend,

tout comme le gibier des champs et les poissons peuplant les mers, dans les mailles de ses filets,

L’homme à l’esprit ingénieux. Par ses engins il se rend maître

de l’animal sauvage qui va courant les monts, et, que le moment venu, il mettra sous le joug et le cheval à l’épaisse crinière et l’infatigable taureau des montagnes. (Antistrophe: Domestiquer la vie animale)

Parole, pensée vite comme le vent, aspirations d’où naissent les cités, tout cela il se l’est enseigné à lui-même, aussi bien qu’il a su, en se faisant un gîte,

se dérober aux traits du gel ou de la pluie, cruels à ceux qui n’ont d’autres toits que le ciel ?

Bien armé contre tout, il ne se voit désarmé contre rien de ce que peut lui offrir l’avenir. Contre la mort seule,

il n’aura jamais de charme permettant de lui échapper, bien qu’il ait déjà su contre les maladies les plus opiniâtres imaginer plus d’un remède. (Strophe: éduquer l’être humain)

Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal comme du bien.

Qu’il fasse donc dans ce savoir une part aux lois de son pays et à la justice des dieux, à laquelle il a juré foi !

Il montera alors très haut au-dessus de sa cité, tandis qu’il s’exclut de cette cité le jour où Il laisse le crime le contaminer par bravade.

Ah ! Qu’il n’ait plus de place alors à mon foyer ni parmi mes amis, si c’est là comme il se comporte ! » ( Antistrophe 2: le tyran et le fanatique) »

    SOPHOCLE (549-406 av.JC) dans « ANTIGONE » Trad Paul Mazon)




Le stasimon se situe d’emblée à une autre échelle que la pièce. C’est cela qu’il faut noter. Il évoque l’espèce humaine alors que dans la pièce, la « coupable » est démasquée. Nous nous doutons bien que le pourquoi de son geste va être révélé. Mais précisément il est moins évident de comprendre ce que ce discours d’éloge de l’ingéniosité de la créature humaine qui se termine par un avertissement vient faire là, ici, à ce moment là. 

Or saisir cela c’est vraiment pointer l’essentiel, le fond de cette question sur l’humain et ses limites, c’est-à-dire le fait que toute la question humaine se situe là, en fait.

Le chœur joue le rôle d’intermédiaire entre la pièce et le spectateur, comme une façon de bien lui faire saisir de quoi il est question.  Il s’agit donc sans aucun doute possible pour Sophocle d’avertir le public: « ne te méprends pas sur ce qui va se passer: tu vas assister à un dialogue entre les deux abîmes dont il va falloir que toi, en tant qu’être humain tu trouves un chemin interstitiel car si tu suis Antigone, elle te mènera dans l’impasse d’une rébellion stérile et sacrificielle contre les lois de ton pays mais si tu suis Créon, tu fonceras tête baissée dans la démesure d’un humain qui se croit plus qu’un Dieu.

Nous pourrions dire que le chemin d’Antigone est juste sauf qu’il est impraticable à moins que l’humanité la suive dans le chaos de la tombe (verticalité). Le choix de Créon est injuste mais il est au pouvoir (horizontalité). Entre une vie impossible et un pouvoir injuste se situe la vie juste, mais elle a constamment à se construire comme un chemin sans ornières ni indication préalable. L’être étant un humain pour lequel être n’est pas « donné »il lui faut cent fois sur le métier de l’Ethique remettre l’ouvrage de l’être.  

La lecture du tragique par Nietzsche trouve vraiment ici dans ce moment de cette pièce son point d’ancrage le plus profond. Il nous faut assumer l’absurdité d’une condition qui n’est fixée nulle part, qui n’est prédéfinie par aucune transcendance, par aucune autorité supérieure, pas davantage supérieure qu’immanente. Être pour toi, cela s’invente, se conçoit, s’auto-décrète, s’auto-légifère mais encore faut-il que tu ne renonces ni à exister (comme finalement le fait Antigone) ni à respecter le sacré (comme le fait Créon). En d’autres termes, aucun devenir humain ne peut se concevoir ailleurs qu’ici dans cette tension tragique entre une vie impraticable et une démesure inacceptable

Mesurons nous vraiment la richesse et la pertinence de cette pièce? Sophocle vient de créer une sorte de champ magnétique HUMAIN par l’électrisation de deux pôles inversés qui décrivent deux formes contraires de démesure entre lesquelles exister a sans cesse à se dessiner à se redessiner au fil d’une éthique (et pas du tout d’une morale) Exister ce sera pour toi, Humain.e du travail d’orfèvre, du travail de chantier restant inexorablement « en chantier ». Ne sachant pas ce que tu es ni ce que as à faire du fait d’être, il va falloir que tu improvises une route entre deux abîmes. Par conséquent il est absolument impossible que tu assistes à cette pièce en restant indifférent à ce qui s’y déroule parce que tu ne vois devant toi rien d’autre que la fin de l’humain, le refus de l’écoute et du questionnement. Ni Antigone ni Créon ne se questionnent. La fille d’Oedipe est déjà dans la mort et Créon est aveuglé par son pouvoir. 



L’être humain est la créature limite au sein d’une création qui ne lui en impose aucune: c’est exactement cela que dit ce passage dit du « Deinos »: le genre humain est marqué à jamais du sceau de l’oscillation constante entre l’horreur et le sublime, et cette oscillation dessine une éthique, c’est-à-dire le chantier toujours ouvert d’une attitude à produire, comme un juste milieu entre la démesure du chaos social et celle du pouvoir de l’autorité tyrannique. 

L’être humain est l’être dont l’être est en question, donc pour lequel il est dans son être question de la limite de son être, étant entendu que personne ne peut la fixer en dehors de lui-même et cela à chaque époque de son évolution. Il ne semble pas qu’être soit pour les autres créatures une tache excédentaire, un souci, un poids puisque au contraire les animaux font partie intégrante d’une harmonie, d’un ensemble constant d’inter-actions qui semble parfaitement fonctionner. Etre, par contre, c’est ce que l’homme ne peut assumer que par le biais d’une éthique et c’est exactement ce que décrit l’histoire des humain.e.s.

        L’écrivain et philosophe Etienne Barillier a écrit un article dans lequel il insiste à la suite de Jacques Derrida sur le caractère presque intraduisible de « Deinon et Deina »:

« Nous lisons, pour la traduction littérale : « Les merveilles sont nombreuses, et rien n’est plus merveilleux que l’homme » . Non, non, cela n’est point assez littéral encore. Il faudrait dire : « Il existe beaucoup de deina/ et rien de plus deino/n que l’homme ».

Car Derrida a vraiment raison de l’écrire : il y a une énigme du deino/n, ou si l’on préfère, le deino/n est (presque) intraduisible. Or il n’est pas exagéré de prétendre que cette intraduisibilité même, et toutes les traductions qu’il a fallu néanmoins inventer pour la surmonter ou l’exprimer, concentrent en elles l’histoire de la « tradition classique » dans la modernité, ou résument l’histoire de la conscience que l’homme européen prit de lui-même au cours des siècles, conscience qui est encore la sienne aujourd’hui quand il se donne la peine de penser. C’est un certain Martin Heidegger, cité précisément par Derrida, qui écrivit à ce propos : dis-moi comment tu traduis, je te dirai qui tu es. Tant il est vrai que la traduction est la forme la plus simple et la plus subtile de la métamorphose de la conscience que nous prenons de nous-mêmes et du regard que nous portons sur le passé. »

De Pic de la Mirandole à Heidegger en passant par Holderlin, quelque chose se laisse pressentir dans la traduction de ce passage de la connaissance de soi ou du moins de la perception de l’être humain par l’être humain, comme si le deinos était le tain d’un miroir dans le reflet duquel l’être humain se fait une idée de ce qu’il est. Par conséquent on peut dire que ce stasimon ne se contente pas de déchirer le voile de l’intrigue en donnant à ce dialogue entre une adolescente et son oncle une dimension philosophique, historique et universelle mais aussi celui des mutations et des évolutions de la société européenne. L’être humain vit l’incertitude de ce que c’est qu’être, son impossible définition. Là où il semble que les autres êtres appréhendent le fait d’être sous la forme de la limitation, l’être humain, lui, aborde l’être dans l’illimité, dans une infinitude qui en le créditant d’une puissance qui n’est contenue par aucune limite naturelle l’investit d’une charge, peut-être d’une responsabilité qui réside dans son aptitude à suivre une éthique. 




Nous comprenons ainsi qu’il peut exister un rapport entre le Deinos de Sophocle et le zôon politikon d’Aristote qui apparaîtra un siècle plus tard parce que si l’homme était un animal naturellement naturel, cette question de la limite ne se poserait pas, mais l’un des sens multiples de cette fameuse phrase d’Aristote peut résider dans le devenir politique d’un être humain qui s’il se révèle incapable de vivre au sein d’une communauté régie par des lois, c’est-à-dire des limites, déchoirait de son statut, d’une sorte de « nature non naturelle », c’est-à-dire de son essence politique.


Par conséquent nous pouvons affirmer que la limite c’est ce dont l’être humain perçoit la notion comme question, parce que, de fait il n’en a aucune, ce qui le rend aussi merveilleux, capable de prodiges surnaturels, au sens littéral dépassant la nature et pour les mêmes raisons absolument terrifiant, c’est-à-dire susceptible de provoquer des catastrophes qu’aucune autre créature terrestre n’est susceptible de provoquer.

Il semble bien que l’animal n’ait pas à se préoccuper de cette question, à la vivre en tant que question parce que son être est naturellement inscrit dans le cadre que la nature lui assigne en tant que milieu ou que biotope. Les thèses de Jacob Von Uexküll posent que l’animal ne perçoit d’emblée que les données sensibles caractéristiques de son milieu à partir desquelles on pourrait dire qu’il s’effectue dans les limites de cette interaction avec un lieu qui lui est propre et avance lequel il noue des relations de réciprocité (il ne peut être ce qu’il est que dans ce milieu, lequel ne peut lui-même être ce milieu que grâce à l’animal). L’animal ne se retient de rien puisque il libère l’énergie caractéristique dans laquelle il consiste au sein de ce milieu qui n’attend rien d’autre de lui que cette libération d’énergie. (C’est aussi pour cela que Heidegger parle de désinhibiteurs)

Mais il n’en va pas de même pour nous, puisque n’ayant pas de biotope, nous n’avons pas de désinhibiteurs (les affects déclenchant pour les animaux, il y en a 3 pour la tique: 37°, épiderme sans poils, acide butyrique).  Même s’il va de soi que Sophocle ne parle aucunement à partir de cette connaissance du monde animal et végétal qui ne s’imposera que  25 siècles plus tard, il avertit cependant l’être humain de ce qui constitue SON problème à lui, et à lui seul, ces limites à son attitude, elles ne sont pas dans la nature. Donc il va falloir s’interdire à soi-même certains comportements certaines façons d’être de vivre, et peut-être de penser sans quoi les dommages créés par l’être humain pourront atteindre une amplitude sans équivalents.   

Le fait même que cette question des limites se pose de Sophocle au transhumanisme en passant par Aristote, Kant, Heidegger et Von Uexküll (et finalement la plupart des philosophes) exprime assez clairement le fond du problème: Etre c’est ce dont l’être humain ne peut aborder l’expérience sans questionnement du fait même que la limite de ce qu’il a à faire ne lui apparaît pas spontanément et qu’il se retrouve dans le sentiment d’une obligation de réserve à l’égard d’une démesure barbare (hybris) toujours possible, toujours à sa portée. Il est sans aucun doute l’être capable du pire et par voie de conséquence astreint au meilleur, étant entendu que par ce terme de « meilleur » ce qu’il faut entendre c’est une certaine aptitude à maintenir de façon continuelle cette question des limites de son attitude toujours ouverte. Limiter notre être: ne serait-ce pas cela qui définirait notre être, et conséquemment qui nous constituerait comme des animaux politiques? 




             Nous avons des raisons sérieuses de penser, notamment à partir du premier Stasimon d’Antigone de Sophocle, que l’être humain, en tant que « deinon », est un être « borderline » en ce sens qu’il ne peut appréhender le fait d’être que par la limite (précisément parce qu’il se trouve qu’en tant qu’animal particulièrement ingénieux, sa puissance est illimitée). Etre c’est ce qu’il lui faut (en soi et surtout par lui-même) effectuer en se limitant.  Cette lecture de l’être humain trouve un écho dans le cours de Heidegger (1929 - 1930)  « monde, finitude, solitude » dans lequel le philosophe utilise les thèses de Jacob Von Uexküll pour opposer la perception animale de la nature et la perception humaine. Là où l’animal est sensible à certains affects qui vont stimuler en lui une implication totale et immédiate dans leur biotope, l’être humain, lui, n’éprouvera aucun signal et, de ce fait restera désoeuvré, angoissé, dans une réalité qui ne lui envoie aucun signal déclenchant. 

On perçoit d’emblée ici, au-delà de la différence de siècles,  une sorte de résonance entre le premier Stasimon d’Antigone et le cours de martin Heidegger puisque, dans des perspectives très différentes, les conclusions sont les mêmes et là où il n’y a pas de limites à la puissance humaine, il n’y en a pas non plus à la perception de la nature par l’être humain en ceci que l’être humain ne reçoit pas de stimulations pour créer son biotope, contrairement aux animaux.

De fait les conclusions sont identiques entre Sophocle et Heidegger et cela se manifeste assez clairement par le terme de « désinhibiteur" utilisé par le philosophe allemand dans son cours de 1929 pour désigner les affects stimulants du biotope pour les animaux. Il faut poursuivre le parallèle tracé par cette opposition. Là où les animaux ont des désinhibiteurs, les êtres humains doivent s’inhiber, s’imposer des limites,  Nous disposons ainsi de suffisamment de résonances entre Sophocle et Heidegger pour poser très clairement notre problématique: peut-on dire de l'être humain qu’il est en effet la seule créature dont le rapport à l’existence implique la question de l’éthique en tant qu’auto-limitation (terme utilisé par le philosophe Cornélius Castoriadis)? Peut-on dire de l’être humain qu’il est l’être dont la puissance illimitée impose un rapport à l’être travaillé par l’interdiction

Ce que finalement les deux sens du mot "interdit" en français traduiraient bien: de fait l’être humain en tant que dasein est « interdit » devant l’existence puisque il en vit l’expérience par l’étonnement et le questionnement et cet effet de sidération qui fait écho à l’absence de désinhibiteurs, rend absolument nécessaire la construction par les êtres humains des interdits sans lesquels aucun mode d’existence ne pourrait par eux être pratiqué. Ce que nous retrouvons ici, c’est « terme à terme », l’affirmation par Aristote d’un mode d’être naturellement politique pour le zôon politikon: autant de points de convergence ne sauraient se manifester à nous sans participer à l’élaboration d’une possibilité à la lumière de laquelle le Deinon de Sophocle, le zôon politikon d’Aristote et le dasein heideggerien tracent dans les termes de la limite un devenir exclusivement humain, comme si de fait une pratique et un mode d’attention à l‘auto-limitation pouvaient constituer les caractéristiques propres de l’aventure humaine. C’est cette thèse dont nous allons tenter de mesurer la pertinence au travers de trois dimensions: a) ontologique b) technologique c) éthico-politique.




  1. L ‘idée de Dieu et la puissance du Deinon (Saint Anselme et Sophocle)

                                a) L'être tel que rien de plus grand ne peut être pensé

Pour Sophocle, l’être humain est donc un être dont le rayon d’action est tel que rien ne peut le limiter à l’exception de lui-même. Il n’est pas de salut qui puisse venir d’ailleurs que de sa capacité à se maintenir dans la limitation des lois divines et de celle de la cité, étant entendu qu’il a le pouvoir physique, technique, exosomatique d’excéder les unes et les autres.

C’est comme si sa nature ontologique impliquait une attitude éthico-politique, laquelle consisterait finalement dans sa nature propre, mais précisément comme étant non naturelle.  Or il est un autre être dont la nature ontologique est également rapportée à une question de limites, c’est celle de Dieu chez Descartes.  Pour le philosophe français, il est absolument impossible que Dieu ne soit pas parce qu’il est l’idée d’un être infini et que l’idée d’un être infini est aussi incontestable en tant qu’idée qu’absolument inconstructible par le seul esprit d’un être humain (puisque il est fini, lui). 

        Par conséquent, puisque de fait, l’idée d’infini « est » dans nos entendements humains et qu’il est absolument impossible que nous l’ayons conçue, la conclusion évidente est qu’il y a bien un être infini dont l’idée s’est glissée dans nos esprits sans que nous puissions en être les auteurs, donc l’idée de Dieu est la seule idée dont nous ne pouvons faire autrement qu’en admettre nécessairement l’existence comme « donnée ». 

Or il existe bien plus qu’une parenté entre cette thèse que nous retrouvons dans les méditations métaphysiques de Descartes et la démonstration de l’existence de dieu sous la plume de saint Anselme (1033 - 1059) moine italien né à Aoste et auteur d’une œuvre conséquente dont le proslogion dont est extrait ce passage: 

« Donc, Seigneur, toi qui donnes intellect à la foi, donne-moi, autant que tu sais faire, de comprendre que tu es, comme nous croyons, et que tu es ce que nous croyons. Et certes, nous croyons que tu es quelque chose de tel que rien ne se peut penser de plus grand. N’y a-t-il pas une nature telle parce que l’insensé a dit dans son cœur : « Dieu n’est pas ». Mais il est bien certain que ce même insensé, quand il entend cela même que je dis: « quelque chose de tel que rien ne se peut penser de plus grand », comprend ce qu’il entend, et que ce qu’il comprend est dans son intellect, même s’il ne comprend pas que ce quelque chose est. Car c’est une chose que d’avoir quelque chose dans l’intellect, et autre chose que de comprendre que ce quelque chose est. En effet, quand le peintre prémédite ce qu’il va faire, il a certes dans l’intellect ce qu’il n’a pas encore fait, mais il comprend que cette chose n’est pas encore. Et une fois qu’il l’a peinte, d’une part il a dans l’intellect ce qu’il a fait, et d’autre part il comprend que ça est. Donc l’insensé aussi, il lui faut convenir qu’il y a bien dans l’intellect quelque chose de tel que rien ne se peut penser de plus grand, puisqu’il comprend ce qu’il entend, et que tout ce qui est compris est dans l’intellect. Et il est bien certain que ce qui est tel que rien ne se peut penser de plus grand ne peut être seulement dans l’intellect. Car si c’est seulement dans l’intellect, on peut penser que ce soit aussi dans la réalité, ce qui est plus grand. Si donc ce qui est tel que rien ne se peut penser de plus grand est seulement dans l’ intellect, cela même qui est tel que rien ne se peut penser de plus grand est tel qu’on peut penser quelque chose de plus grand; mais cela est à coup sûr impossible. Il est donc hors de doute qu’existe quelque chose de tel que rien ne se peut penser de plus grand, et cela tant dans l’intellect que dans la réalité... » 




Ce texte pourrait se définir comme une sorte de tentative de réfutation logique de l’athéisme chrétien. Il est absolument impossible de réfuter l’existence de Dieu. Pourquoi?  Dieu est l’idée de quelque chose qui soit tel que rien ne peut être pensé de plus grand. Or tout le monde comprend cette définition, même si nous ne concevons pas pour autant que cet être tel que rien ne peut être pensé de plus grand EST effectivement.  Autrement dit, je conçois l’idée sans pour autant reconnaître l’existence. Il comprend ce qu’il entend dit Saint Anselme même s’il ne comprend pas que ce quelque chose « est ». 

            Puis il prend l’exemple de la peinture. Quand un peintre envisage une peinture, il a bien l’idée d’une chose qui n’existe pas encore. L’athée c’est pareil: il comprend Dieu comme idée. Il comprend bien l’idée d’un être tel que rien de plus grand ne peut être pensé. Simplement il en refuse l’existence, mais il ne peut pas en refuser l’idée puisque de fait elle est là. Il est un peu comme un peintre qui se retiendrait de faire le tableau dont il a pourtant l’idée.

Or cela peut s’envisager: un peintre « paresseux » ou hésitant qui finalement ne ferait pas le tableau dont il a l’idée, mais un être humain qui se refuse à reconnaître l’existence d’un être tel que rien de plus grand ne peut être pensé c’est impossible, c’est un être humain qui ne se rend pas compte que c’est contradictoire. C’est un peu comme si un athée n’allait pas au bout de l’idée (mais vraiment jusqu’à la frontière de l’idée dont il faut vraiment franchir le seul mental). Si l’idée de ce qui est tel que rien ne peut être pensé de plus grand est dans ma pensée, il faut forcément qu’elle soit dans le réel puisque on ne voit pas comment cette idée pourrait être pensée sans  sortir de sa nature de simple pensée puisque de fait il y a aussi de la réalité et que pour correspondre à sa définition d’idée telle que rien de plus grand ne peut être pensé il faut finalement qu’elle soit plus que tout ce qui ne serait QUE pensé, donc en fait REEL.  Dieu c’est l’idée d’un concept dont l’amplitude est telle qu’elle déborde du cadre de ce qui ne pourrait être QUE de la pensée et du coup, il faut absolument que cela soit du réel, donc que cette idée ne se contente pas d’être de la pensée mais qu’elle soit aussi de la réalité…Donc Dieu existe. 

On pourrait dire que finalement Dieu c’est l’idée même de l’illimité. Or si c’est illimité on ne voit pas comment cette idée pourrait se contenter de revêtir une modalité idéelle, conceptuelle. Donc il faut bien qu’elle soit autre chose qu’une idée et une idée qui est autre chose qu’une idée: c’est une réalité.  Vous ne pouvez pas vraiment opposer que ce n’est qu’une idée et qu’après tout il est parfaitement hasardeux que cette idée soit là, cela ne saurait empêcher qu’elle soit effectivement une idée et plus que cela l’idée de ce qui est structurellement excédentaire. C’est un peu comme si Dieu était un « plus », ce dont l’être consiste à dépasser la définition finalement puisque toute définition est limitation. Avoir cette idée (et de fait nous l’avons) c’est coïncider avec le fait qu’elle existe, non pas que nous la fassions exister mais elle ne peut pas s’imposer à nous (dans notre pensée) sans s’imposer comme une réalité hors de nous dans la réalité.

Mais quel rapport pouvons nous poser entre cette démonstration de l’idée de Dieu et le deinos Sophocléen? Il y a quelque chose du deinos qui est comme le contrepoint de l’idée de dieu chez Anselme. Si Dieu est l’idée de ce est qui tel que rien ne peut être pensé de plus grand, le deinos est cette réalité telle qu’aucune créature ne peut être rencontrée de plus puissante, de plus débordante en terme de dommage ou de rayonnement effectif.  Dieu c’est l’idée dont le statut déborde l’idée. Le deinos, c’est la réalité dont le statut déborde la réalité. Dans les deux cas, nous sommes confrontés à des êtres excédentaires qui, soit comme dieu, nous vient à l’idée mais comme ce dont il faut nécessairement poser qu’il est plus qu’une idée ou soit comme le deinos qui vient au monde mais comme ce dont la puissance est en mesure de déborder le monde, de martyriser le monde, ou finalement de le nier.


b) Nécessité logique / Nécessité éthique

Il FAUT que Dieu soit, pour Saint Anselme parce que sa nature même d’être tel que rien ne peut être pensé de plus grand implique qu’il ne peut pas seulement être pensé mais qu’il est aussi « rencontré », comme une évidence réelle.  En contrepoint, le Deinon est décrit par Sophocle comme ce dont la puissance réelle outrepasse les frontières de la nature. Si Dieu est infini dans son concept, le deinon est infini dans sa réalité de telle sorte que ces deux êtres: Dieu et le deinon, le divin chrétien et le deinon humain sont à même de franchir une frontière mais dans un sens opposé. Mais si pour Saint Anselme, l’idée de Dieu ne peut être comprise qu’en tant qu’elle n’est pas seulement une idée mais une réalité, pour Sophocle la réalité de l’être humain ne peut être réellement et dûment comprise qu’en tant qu’elle se doit de ne pas dépasser ce seuil qu’il peut franchir.  Les deux auteurs ne décrivent pas du tout cette relation à la limite de leur sujet respectif (Dieu et le deinon)  dans le même esprit: ce qui pour Saint Anselme est décrit comme une démonstration, comme un raisonnement, comme une preuve est posé par Sophocle comme un avertissement, une mise en garde, une prescription, le fondement même d’un ethos.  Franchir cette ligne qu’ils peuvent l’un et l’autre dépasser, c’est ce que Dieu fait logiquement et ce que le deinos doit s’interdire de faire éthiquement. 

Quelque chose ici ne peut manquer de venir à notre esprit, c’est qu’après tout le dieu de Saint Anselme est un concept auquel on attribue une propriété par postulat: il est l’être tel que rien de plus grand ne peut être pensé et c’’est logiquement, mathématiquement que la conclusion s’en suit: il est, il ne peut pas ne pas déborder de son statut de concept. Pourquoi? Parce que l’idée d’un être tel que rien de plus grand ne peut être pensé s’est imposée à notre pensée.  Saint Anselme ne voit pas comment l’idée même de l’illimité peut se manifester à la pensée d’un être limité sans que cet « illimité » soit et s’impose à la pensée des hommes, comme « étant » et comme n’étant pas seulement une idée.

Avec Saint Anselme, nous suivons un raisonnement qui part de ce qu’il appelle l’intellect. L’insensé  (l‘athée) comprend l’idée d’un être tel que rien de plus grand ne peut être pensé. Il la comprend mais, en fait il la comprend comme dépassant de la nature de ce qui peut être seulement pensé, donc il la reconnaît comme valant en dehors de l’intellect et cela revient à lui reconnaître une existence qui ne peut pas être seulement « pensive » ou « mentale » (donc il faudrait qu'il cesse d'être athée). Saint Anselme insiste évidemment beaucoup sur le fait que c’’est d’abord par l’intellect que nous réalisons cet être tel que rien de plus grand ne peut être pensé (illimité donc): c’est une pensée excédant l’intellect et que l’on a par l’intellect d’où la nécessité de lui reconnaître une réalité extérieure. L’infini permet de poser la notion d’un objet présent dans la pensée d’un sujet tout en excédant absolument cette pensée, ce sujet. 




Mais tout ce raisonnement s’écroule si l’on réalise que l’infini ou l’illimité n’est pas ce dont on a l’idée mais ce dont on fait continument l’expérience réelle, non par le plus grand mais par le plus petit.  Ne faisons nous pas l’expérience quotidienne d’un être tel que rien de plus petit ne peut être perçu?  De quoi est-il question ici? De la nuance imperceptible par le biais de laquelle ce rouge va devenir noir, cette colère amour, cet amour colère, ce jour nuit et cette nuit jour, la continuité rupture et la rupture continuité, etc…bref le devenir.

Cette démonstration de l’existence de Dieu par Saint- Anselme visant à nous faire reconnaître par un raisonnement suivi l’existence de dieu en tant qu’extériorité qu’aucun athée ne pourrait nier sans devenir par là même un insensé repose sur cette définition:  « quelque chose de tel que rien ne se peut penser de plus grand » et le contrepoint avec le deinos de Sophocle ne peut manquer de nous faire remarquer la différence avec un stasimon dans lequel l’être humain est défini comme créature telle qu’aucune puissance ne saurait être rencontrée (dans la réalité, dans la nature) de plus grande. De fait cela nous a permis de souligner qu’une frontière ici est désignée mais a) pour des êtres distincts (Dieu et le deinon)  b) dans un sens opposé (du concept à la réalité pour Dieu - De la réalité au concept pour le deinon) c) avec un esprit totalement différent (démonstratif pour saint Anselme éthique pour Sophocle) d) de fait il n'est pas avérée que ce soit la même frontière: c'est celle qui sépare la réalité du concept pour Saint Anselme et celle qui sépare la réalité de la...non réalité, du chaos pour Sophocle (ceci c'est bien dans les deux cas une limite).

c) La solitude tragique d’un deinon tout puissant

Mais il est vraiment temps de mesurer le monde qui sépare ces deux pensées que nous avons mis en contrepoint du fait du rapport qu’elles impliquent toutes les deux avec la limite entre réel et pensée,  entre la nature et l’idée.  Saint Anselme est un penseur catholique qui ici entend démontrer l’existence extérieure d’un être transcendant. Sophocle est un auteur de tragédie qui avertit ses spectateurs et ses lecteurs de ce danger qu’est la solitude de l’être humain.

            Le contrepoint est une contradiction, une opposition telle que l’on a de la peine à imaginer deux univers aussi profondément distincts, deux types de pensées, voire de civilisations aussi opposées. Dieu pour Saint Anselme et le deinon pour Sophocle sont deux êtres fondamentalement transgressifs mais autant c’est pour notre bien pour le dieu de Saint Anselme autant c’est pour notre mal (NOTRE mal celui que nous faisons)  pour le deinon de sophocle. 

Qu’est ce qui se trouve vraiment en jeu dans ce contrepoint entre deux références aussi distinctes bien qu’ayant toutes les deux à voir avec cette notion de limites? La question fondamentale de la solitude des êtres humains et, par conséquent de la question de savoir si c’est vers  le rapport à Dieu ou bien vers une éthique qu’il faut nous tourner. Le propos de Saint Anselme est de nous démontrer pourquoi et comment une transcendance sort de sa nature idéale pour s’imposer à nous dans le réel de notre vie de mortels alors que celui de Sophocle est, à l’inverse de nous faire réaliser à quel point il n’existe pas la moindre extériorité susceptible de nous guider ici, de nous montrer un quelconque chemin. Il n’est strictement rien des dieux grecs qui puisse s’imposer à nous du haut de quelque transcendance que ce soit puisque de fait le polythéisme grec n’est pas transcendant mais immanent, et que finalement dés qu’il est avéré que les êtres humains sont suffisamment ingénieux pour n’être aucunement limités par la nature, il ne saurait pas l’être davantage par les Dieux eux-mêmes.  Par conséquent la nature de nécessité qui s’impose dans le fait de franchir pour la transgressivité ontologique divine n’est pas du tout la même que celle de ne pas la franchir pour la transgressivité potentielle de l’être humain. Il faut logiquement que Dieu soit pour saint Anselme et son but est de mettre en échec l’athée de façon démonstrative.  Il faut éthiquement que le deinon ne la franchisse pas et le but de Sophocle est de mettre en accusation toute tentation d’hybris.

Cette opposition est d’autant plus troublante pour nous qu’elle se situe à l’articulation des deux origines notables de notre civilisation: le judéo-christianisme et la Grèce antique, une religion monothéiste transcendante et un monde sacré polythéiste immanent.  Si nous prolongeons la description en contrepoint de ces deux transgressivités radicales, nous allons nécessairement trouver d’un côté l’idée  d’un être tel que rien de plus grand ne saurait être pensé et de l’autre l’épreuve d’une créature mutante telle que rien de plus puissant ne saurait être rencontré. De fait, ce sont aussi deux infinis qui sont alors désignés comme se contredisant fondamentalement: l’infini de Dieu dont l’illimitation excède le cadre de la seule pensée et l’infini technologique dont l’évolution perpétuelle annihile toute possibilité de limite temporelle effective. 



                Il y a quelque chose de cette question et de ces deux références qui nous conduit à nous interroger sur notre origine à nous la civilisation occidentale et à mesurer l’écart considérable entre, d’un côté,  ce que Nietzsche a appelé le tragique grec et dont le deinos de Sophocle est le « bras armé », et de l’autre un certain courant de la pensée judéo-chrétienne et la volonté que l’on retrouve non seulement chez Saint Anselme mais aussi chez René Descartes de prouver l’existence de Dieu, étant entendu que Dieu finalement pour ces deux penseurs (parce que Saint Anselme ici réfléchit davantage en tant que penseur chrétien qu’en tant que fidèle) c’est l’Autre, l'idée d'une altérité radicale. Autant pour ces deux auteurs il est finalement question de PROUVER par a+b que nous ne sommes pas seuls et que Dieu en tant qu’être illimité ne peut pas ne pas être, autant Sophocle dans le stasimon d’Antigone, utilise la tragédie pour nous faire réaliser l’inverse, à savoir que non seulement nous sommes seuls mais que cette limite perméable, poreuse qui nous sépare de la toute puissance divine et que nous POUVONS franchir, nous ne DEVONS pas la dépasser et que c’est une question d’éthique pas de logique.

Nous mesurons ainsi à quel point cette notion de limite est au coeur de la façon dont notre civilisation a conçu le concept même d’humanité, de condition humaine. Pour Saint Anselme, Il est logiquement évident que Dieu existe parce qu’il est impossible que l’infini de sa nature ne soit qu’une pensée, une abstraction, un possible, un concept. Par conséquent l’être humain n’est pas seul et son rapport au monde, à lui-même à ses actes peut être éclairé par cette présence effective de cet Autre qu’est Dieu. La transgressivité fondamentale, essentielle structurelle de Dieu peut  éclairer le chemin que l’humanité doit suivre à condition de maintenir l’évidence de ce rapport avec cette altérité radicale et supérieure (on peut aussi penser ici à la création continuée évoquée dans le cours sur rupture et continuité). 

Le rapport à la limite du deinos est évidemment totalement contraire à celui-ci. La transgressivité du deinos ne vient pas de l’infini de son concept mais de la puissance de son ingéniosité. Dés lors le tragique de sa situation vient précisément de cette solitude. Les dieux sont muets. L’ambiguïté du deinos, merveilleux et terrifiant, ne peut être appréhendée et comprise que dans la condition indépassable de cette solitude, et celle-ci ne peut se réaliser que par cette étrange relation de l’être humain avec la nature, à savoir cet étonnement du zôon politikon, cet animal naturellement politique et donc pas naturellement naturel qu’est l’être humain.

             La « limite », c’est-à-dire le sentiment puissant de n’être pas dans la nature, ni même dans la condition d’existant de plain pied, l’effet de sidération « interdite » de l’être humain projeté dans une condition d’existant qu’il n’habite pas spontanément, aveuglément est absolument première ici, dans le tragique grec, dans cette condition profondément oedipienne qui est la notre de « bâtard de l’existence ». Être humain, c’est éprouver ce sentiment d’être interdit devant le fait d’être, de nous situer au seuil de cette condition qui est bel et bien « notre », puisque nous existons, mais aussi « autre » puisque nous la tenons en vis à vis « devant nous ». Cette altérité que Saint Anselme et Descartes situent dans l’idée d’infini telle qu’elle se manifeste à notre pensée, le Tragique Grec (et Aristote) la ramène à cette existence première et finalement intrinsèque à l’être humain à ce que c’est qu’être un deinos. Tout s’éclaire à présent: C’est exactement comme si saint Anselme définissait la limite comme l’affaire de Dieu, celle là même qu’il va prendre à son compte par la transgression nécessaire et logiquement évidente de la transgression. Mais Sophocle décrit toute autre chose en faisant de la limite la question humaine et exclusivement humaine. Une éthique de la limite à ne pas transgresser ne peut se concevoir et se suivre que pour le seul être interdit (au sens de sidéré, étonné) devant le fait d’être: l’être humain.


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