dimanche 15 juin 2025

La femme n'est pas l'avenir de l'homme mais il y a un devenir femme de l'homme

        


                Aragon a écrit dans le fou d’Elsa que « la femme est l’avenir de l’homme », donnant lieu à de multiples commentaires et prolongements dont finalement tous tournent avec plus ou moins de bonheur autour de la  nécessaire passation de pouvoir affirmée de sociétés patriarcales à des sociétés de type matriarcal. Il n’est pas du tout question de critiquer ces interprétations qui expriment sans aucun doute des pistes fécondes de cet avenir (nous avons vu jusque là ce que le mâle "peut" et il serait temps de voir ce que "peut" la femme) mais simplement de s’interroger sur le postulat de la démarche. Cette affirmation semble nous parler d’un renversement de régime, militer pour une révolution sexuelle. Le terme d’avenir dit la rupture entre un pouvoir masculin passé et un pouvoir féminin futur et nous retrouvons alors la paradoxe de toute révolution qui consiste à instaurer la forme même de ce qu’elle prétend renverser. Si c’est un pouvoir nouveau qu’il s’agit de substituer à l’ancien, alors rien vraiment ne va changer parce qu’une fois de plus la passation de pouvoirs s’effectuera au détriment de la circulation de la puissance.

            Ce qui pointe ici c’est la fécondité et la subtilité du concept Deleuzien de « devenir », et l’esprit de réalisation qu’une telle notion peut apporter à la phrase d’Aragon en la reformulant. Il y a un devenir femme de l’homme et de la femme. Mais il est impossible d’explorer toute la profondeur de champ que cette perspective nous fait gagner sans comprendre ce que devenir veut dire, pour Gilles Deleuze et c’est précisément ce que François Zourabichvili a tenté de faire lors d’une conférence qu’il a donnée à Lyon le 27 mars 1997. Nous reprenons et essayons d'éclairer  les points principaux de son analyse du devenir  chez Gilles Deleuze afin de comprendre ce que "devenir femme" veut dire.

                               



        Dans Logique du sens, Gilles Deleuze évoque la chute d’Alice et les métamorphoses de son corps qui se rapetisse et qui grandit. Lorsque son corps s’étend, on peut dire qu’il devient plus grand que ce qu’il était mais il est aussi en train de devenir plus petit que ce qu’il sera. Le devenir est paradoxal. Il est ce réalité dynamique à propos de laquelle nous avons envie de dire immédiatement: « tout dépend de… » Tout dépend de quoi? Du terme vers lequel va le mouvement , sauf que justement ce que fait le devenir ou ce qu’il est, c’est ce trouble même des termes, l’efficience pure d’un changement qui, en tant que tel, ne se résout pas à être un terme. Autrement dit, quant j’essaie de rendre compte d’un mouvement en disant qu’Alice devient plus grande ou plus petite je réfère la métamorphose d’Alice à ce qu’elle ne sera jamais justement, à savoir définitivement grande ou définitivement petite. Le devenir est le trouble et le paradoxe. L’avenir dit au contraire le terme, l’horizon achevé et la Doxa. Le devenir c’est l’inachèvement du processus d’individuation, c’est quand on y pense la seule vérité.




                Ce processus d’individuation que nous suivons et dans lequel nous consistons ne peut se concevoir sans rapport. Devenir c’est devenir différent de ce qu’on était, changer à l’occasion d’une rencontre. On peut certes s’entendre avec des gens mais ce qui fait qu’on s’entend avec « des gens » n’est pas compris dans les gens en question, dans cette entité là. C’est beaucoup plus fin, beaucoup plus petit que cela. On va parler d’ « affinités », mais on sait très bien que c’est autre chose, ce que l’on recouvre par le terme de « charme » ou de « je ne sais quoi » et que Deleuze désigne par le terme de « signes », lesquels nous dévoilent étrangement une dimension inconnue de nous à la fois attractive et un peu effrayante, suscitant de la fascination. On ne peut pas être charmée par une personne qui ne fait que rappeler du déjà connu. Tomber amoureux.se, c’est ressentir ce mélange de joie, de jouissance et d’effroi. 

        Il nous faut aller au bout de tout ce qu’implique cette perspective ouverte par Deleuze: nous ne sommes attirés dans la personne d’autrui que par ce que l’on peut y rencontrer de non-humain, ce qui nous va nous situer dans une dimension parfaitement inconnue. Rien de ce qui est humain  chez l’autre ne peut nous dérouter et le charme de quelqu’un, ce qui en nous va exacerber le trouble de la rencontre, c’est son inhumanité et par inhumanité, il convient évidemment de ne pas entendre du tout méchanceté ou cruauté, froideur, mais simplement et littéralement ce qui nous déroute de toute humanité déjà bien connue. Nous ne désirons pas rencontrer des affects qui nous entraînerait sur le trajet ennuyeux de la promenade dominicale. Nous sommes troublés par les signes "d’aller sans retour", de dépaysement radical. " Rien de ce qui est humain ne m’est étranger" dit Térence, mais justement c’est pour cela que les rencontres ne se font jamais avec l’humanité des gens mais avec cette part des gens qui est aux prises avec de la non-humanité.


        Evidemment on peut situer ici le rapport avec l’animal comme étant finalement cette part de non-humanité qui suscite les signes d’une rencontre vraie. Si on évoque le fait d’avoir un rapport animal avec un humain, on pense immédiatement à un rapport pulsionnel, à la sexualité. Mais c’est complètement faux justement car rien n’est moins instinctif, vital, simple que ce rapport là. Il suffit de prendre le terme « animal » comme « non-humain »   et pas du tout comme voulant dire « primitif ». Ce qui nous touche des personnes que nous aimons, ce sont ces moments d’égarement dans lesquels nous nous rendons compte qu’ils ont un grain de folie, qu’ils sortent des sentiers battus en avouant balbutiants et honteux leurs relations coupables à des devenirs animaux: le devenir centaure du cavalier, par exemple, ou le devenir poisson du nageur, sachant qu’il n’est pas du tout question pour le nageur de copier le poisson mais de composer par la nage un assemblage nouveau, inédit, d’explorer un style d’être jamais vu, jamais ressenti, de tester le « jamais-tenté-jusque-là » du devenir. Il n’est pas du tout question d’être humain avec les animaux parce que rien ici ne susciterait la rencontre, rien ne pourrait faire signe à notre désir de devenir. 

             




                    Une remarque d’une importance capitale s’impose ici: il ne s’agit même pas pour le cavalier de devenir le cheval, de ne composer qu’un être avec lui. C’est un « voisinage » qu’il est affaire ici d’explorer. Ce dont la figure du centaure est la part émergée et mythologique, c’est d’un désir humain d’explorer cette zone de voisinage avec l’animal cheval étant entendu qu’il n’est aucunement question pour l’homme de devenir ce cheval mais d’expérimenter tout ce qui ne peut être que faux dans le travail de catégorisation d’une langue qui distingue conceptuellement l’être « homme » et l’être « cheval ». La philosophie de Deleuze s’adresse finalement à des Bergsoniens non rassasiés, voire à des « Saussuriens non rassasiés» c’est-à-dire à des élèves qui ont parfaitement compris:

1) Que ce n’est pas parce qu’il y a des choses qu’il y a des mots, mais parce qu’il y a des mots qu’il y a des choses. 

2) Par conséquent, ce sont les concepts qui insinuent dans ce flux d’affects (meute) qu’est la réalité des pointillés qui en réalité ne s’y trouvent pas

3) Qu’il reste ainsi toute une réalité fluide, continue, dont il nous revient d’explorer « les plis », les jeux d'échos et de renvois, les traits d’union et de noces (puisque il n’y a plus de pointillés de démarcation) en abandonnant la fausse idée de leurs contours linguistiques, hétérogènes.

            Une fois détectée l’hallucination commune des concepts linguistiques, un monde réel, littéral nous tend les bras et des zones de voisinage fourmillent alors à des yeux avertis, un peu déments, mais incroyablement aiguisés. C’est cela que le centaure exprime en fait et c’est cela aussi qu’un certain rapport à la nage peut consacrer: non pas devenir un poisson mais expérimenter la zone de voisinage homme/poisson. Il faut bien avoir en tête cette perspective du voisinage pour rendre compte de ce que Gilles Deleuze appelle parfois des « noces » et pour réaliser aussi tout ce qui se joue entre nous les humains que nous soyons des mâles ou des femelles. Il n’y a pas de choses ni d’êtres dans le monde mais seulement des flux de devenirs qui se croisent, s’attirent et se repoussent. C’est comme un champ magnétique de forces. 


                Être attiré par une femme pour un homme (mâle), c’est vouloir expérimenter ce voisinage d’affects là, cette multiplicité attractive précise, celle que dessine un échange de signaux à un moment donné pour des raisons données, extrêmement ténues, presque indiscernables: un regard, le sillage d’un parfum, une vitesse gestuelle, du presque rien (qui en réalité fait vraiment tout). Lui n’aime en elle que le devenir-elle qu’il n’est pas question d’être mais juste d’explorer comme une zone de voisinage même si ce voisinage peut durer conjugalement toute une existence. Il y a là quelque chose d’animal au sens de premier si l’on y tient mais pas du tout de primitif ou de grossier puisque au contraire, cela fait appel à une sensibilité qu’on pourrait dire littéralement hors du commun. Elle impose que nous nous dégagions des zones de voisinage communes que créent les noms communs pour éprouver ce fond de libération d’affects non communs dans lesquels consistent la réalité pure et nue. C’est cela l’animalité dont nous parle Gilles Deleuze.

            Il importe de bien saisir les caractéristiques de ce rapport animal avec l’animal. Il n’a rien de familier, ni d’humain. Il n’est pas du tout « rencontre avec un visage », mais au contraire expérience de ce qui n’en a pas. Ici l’opposition totale de perspectives (sur tous les sujets en fait) entre Emmanuel Lévinas et Gilles Deleuze est particulièrement vive, non seulement parce que toute référence à l’animal est finalement exclue de la philosophie de Lévinas, mais aussi parce que le respect chez Lévinas suppose le visage et que le refus du visage est donc irrespect, violence, alors que la rencontre avec une réalité non "visagée » chez Deleuze est exactement ce qui en nous suscite l’envie de la rencontre, le désir de devenir.

               



Plus encore qu’à Lévinas, Gilles Deleuze s’oppose ici à Lacan: si pour ce dernier je ne m’identifie à moi-même qu’au travers de mon reflet dans le miroir, alors je n’aurai jamais d’autre existence que « clonée », ce qui signifie que les affects suscitant mes désirs sont toujours retraduits, déportés comme étant ceux de cet autre que je suis pour moi. Dans le domaine amoureux, cela signifie, par exemple, que j’aimerai moins la rencontre pure avec telle femme que l’apparence du couple que je formerai avec elle dans ce « miroir du couple" que nous projetterons à nous-mêmes et aux autres, le but étant alors de donner l’image d’un couple harmonieux. Certains couples se suffisent de cela (peut-être la plupart). Mais dans quel déni vivent-ils alors leur conjugalité? Dans le refus de quelle évidence horrible et chaotique ont-ils choisi d’entretenir le rêve (cauchemardesque) d’une telle représentation? L’évidence de cette réalité assez difficile à digérer pour nos estomacs fragiles: nous n’aimons que la part non identifiable de la personne aimée. On ne l’aime pas en tant que personne morale, on n’aime pas « la respecter », on jouit en réalité de ne pouvoir que la méconnaître et pas du tout de la reconnaître, on jouit de ceci qu’elle ne se reconnaît même pas elle-même, que sa part la plus authentique est celle qui n’a jamais passé le stade du miroir, qui a tourné le dos à cette phase, à ce seuil du monde des gens bien élevés. Ce qui nous attire, c’est qu’elle n’ait pas de visage, qu'elle ne consiste ni moralement ni existentiellement dans le fait d'en être un (nous sommes totalement dans une autre philosophie que celle d'Emmanuel Lévinas)

            



Mais alors qu’est-ce qui nous trouble? Des inflexions de voix, des intensités de gestes,  des vitesses de regard, des attitudes difficiles à intégrer dans une quelconque fonction ou normalité, une façon de remettre une mèche de cheveux derrière son oreille, des signes fulgurants, fugaces qui finalement font étrangement « meute » plutôt que d’incarner une figure, une personne, une fonction familiale, ou professionnelle. On tombe amoureux des personnes exactement comme on suit la piste de certains animaux parce que l’on apprend peu à peu à mesure qu’on la suit à devenir le voisinage de l’animal que l’on guette. On s’incorpore alors à "l’évènement d’être de quelqu’un ». On suit l’autre à la trace et on le saisit dans le sillage que trace cette empreinte. On la suit parce que déjà on commence à explorer sa "zone d'existence" (et on ne peut pas l'explorer sans la devenir), ou, pour le dire autrement on la suit à la trace dans le souci amoureux de devenir cette trace qu’elle sillonne. Tout chasseur sans le savoir explore en le suivant le devenir proie laissé par sa proie, proie qu’il n’a finalement de cesse que de "devenir" (explorer cette zone de voisinage là). Aucune chasse n’est alimentée à l’insu même du chasseur par autre chose que le devenir-proie du chasseur de la même façon que le capitaine Achab est animé tout au long du roman de Melville d’un devenir-baleine qui le guidera jusqu’à la fin. On s’est même rendu compte que les toiles d’araignée portaient la trace dans leur composition de l’intégration par la « fileuse » arachnide des séquences triangulaires de vol de la mouche, par quoi il apparaît qu’il y a un devenir-mouche de l’araignée. 

                


                Résumons: un devenir, c’est finalement cela même qui fait l’être en devenir du processus d’individuation. Il revêt dés lors quelque chose d’authentique. Non seulement les seules vraies rencontres sont celles qui s’effectuent entre des devenirs mais en réalité, dans cette dimension là, les rencontres ne cessent de se susciter en émettant des signes, signes que l’on pourrait quasiment qualifier d’amoureux. Il existe donc quelque chose de non-humain dans les rencontres parce que ce désir de l’autre ne peut être aimanté que par du non connu, voire du méconnaissable, du non humain (mais cela ne signifie pas du tout du «  méchant » ou de l’agressif).  Pour bien comprendre cela, on peut penser au stade du miroir et situer la rencontre avec le devenir d’une personne autre (par exemple mais nous ne rencontrons pas que les devenirs des autres êtres humains)  dans l’exploration du sens contraire à tout ce que développe Lacan. Si je veux vivre une autre existence que celle de mon reflet cloné, adhérer à la vie par un ancrage qui n’est pas celui de la seule reconnaissance de mon visage dans le miroir, alors je dois accepter cette fascination qu’exerce sur moi le devenir-autre des autres (et par « autres » il faut ici penser à absolument tout, pas seulement des autres êtres humains mais aussi des éléments, des forces, des paysages, des animaux, des végétaux, des atmosphères, des climats, etc.) Nous pointons ici des niveaux de perception dont on pourrait dire paradoxalement qu’ils sont imperceptibles à l’oeil nu. Nous ne sommes pas loin des petites perceptions de Leibniz. 

                 

Il y a ce que dit Freud sur cette procédure de déplacement qui nous fait aimer les personnes en tant qu’elles sont pour nous des façons détournées d’aimer d’autres personnes qu’elles (le père ou la mère, en tout premier lieu) mais ici Deleuze évoque un autre type d’inconscient plus physique: cette multiplicité de petits gestes, de vitesses, de plis ou de tressaillements inaperçus, irrepérables pour notre conscience mais parfaitement saisis par une forme d’affût, d’attention, toujours aux aguets des devenirs qui se libèrent dans ce qu'il appelle « un plan d’immanence », disons un champ de perception plus intuitif qui paradoxalement nous rend sensible à l’imperceptible. Considérons cette multiplicité et baptisons la de ce terme très inspirant de « meute », nous posséderons alors de quoi en effet concrétiser notre détournement définitif du stade du miroir de Lacan. Il n’y a pas vraiment d’alternative: soit nous consentons à nous satisfaire d’une vie reflétée dans le miroir de la reconnaissance sociale entre humains, soit nous nous mettons sur la piste de toutes les meutes animales qui secouent "la jungle" de nos relations d’une réalité insoupçonnée par nous jusqu’alors. François Zourabichvili  décrit ce processus de la façon suivante:

        « Mais on n’est pas déconcerté par quelqu’un sans rencontrer en lui un ensemble de traits singuliers, intensifs, plutôt que des caractères particuliers qui le distinguent des autres et constituent son «identité» (telles caractéristiques physiques, tels goûts, telles qualités et tels défauts). On entre alors en rapport avec quelque chose qu’on ne saurait identifier ni reconnaître: là où l’humain tend vers une zone qui ne l’est pas – pure intensité dans les gestes, les inflexions de la voix, tel détail du corps, ou fragilité, ou déséquilibre insaisissable... Ce qu’on appréhende ici n’est plus humain ni animal au sens de caractères spécifiques identifiables : ce sont seulement des rapports de vitesses, des allures et des dispositions dynamiques variables. Et l’on peut dire, sans métaphore, que la personne est saisie comme une meute, ou comme une meute de meutes, qui passent par des états intensifs. Toute rencontre a pour «objet» un être en devenir, non qu’il soit en train de changer, mais ce qu’on capte en lui ne relève pas de caractères identitaires stables. »

              


                Il faut que nous comprenions que tout se passe finalement ici dans ce pressentiment finalement très vivace, toujours actuel où des meutes entrent mutuellement en contact, s’envoient des signes plutôt que dans des salutations distinguées qui s’échangeraient entre personnes identifiées. Il ya toujours du non-identifiable qui précède le moment des présentations au cours duquel finalement plus rien ne se dit, plus rien ne se fait. C’est finalement cela "le devenir animal" de toutes rencontres y compris celles que nous faisons avec d’autres humains. Nous ne les rencontrons que pour autant que nos meutes de signes se télescopent et nous ne nous désirons que pour autant qu’elles se fascinent. Aucune rencontre humaine ne peut se concevoir autrement qu’à partir de ce soubassement animal.

             



                    Nous sommes désormais à même de saisir à quel point le devenir femme de tout humain « mâle » n’est qu’un cas particulier de cette faune étrange que sont les rencontres humaines. Tout ce-qui-n’est-pas-nous suscite notre désir de le devenir parce qu’il n’existe pour nous rien d’autre à initier que la démarche même de cette individuation sans terme qui constitue un devenir. Quiconque a le regard suffisamment affûté et une perception suffisamment amoureuse, suffisamment aiguisée par le désir pour capter les meutes de signes qui sans cesse libèrent leur flux dans le réel voit en tout instant des célébrations orgiaques de noces incongrues, quasi inconcevables. L’affirmation selon laquelle la femme serait l’avenir de l’homme accuse donc un regard certain par rapport à ces attelages monstrueux que composent de vrais couples. Ce n’est même pas comme le défend une psychologie un peu facile que l’homme ait une part féminine ou que la femme ait une part masculine, c’est plutôt que rien n’existe qu’en passant par des devenirs et que les devenirs ne s’attirent et ne s’inspirent les uns les autres qu' à composer des zones de voisinage en créant ainsi des assemblages hétéroclites et des  "meutes" d'intensités affectives en variation constante.




mercredi 11 juin 2025

Terminales 1 / 4 / 5: réponses aux questions de dernière minute

 


(J'exagère un peu: disons que je réponds ici à des questions qui m'ont été posées récemment donc dans les quelques jours qui précédent l'épreuve. Comme ce sont des bonnes questions, j'en fais profiter tout le monde...Enfin celles et ceux qui lisent ce blog...Parce qu'en fait, j'ai un blog  😇)

Voici les questions:

 1) Je ne comprends pas la différence entre parler et dire (j'ai compris que la conclusion c'était que la vérité ne peut pas être dite mais parlée mais je n'arrive pas à voir ce qui fait vraiment la différence). 

 2) Ensuite, toujours dans le langage, le petit fils de Freud, dit-il ou parle-t-il sa vérité ? Est-ce qu'il est dans le connaitre ou dans l'être ?

3)  Par ailleurs, par rapport à Descartes et sa fameuse citation : "je pense donc je suis". Vous nous l'avez souvent expliqué mais j'ai peur d'avoir compris trop facilement cette citation alors qu'elle est assez importante. Est-ce que c'est le fait de se considérer comme un être pensant et de de me dire que je ne suis rien et ainsi en me disant que je ne suis rien, je pense et donc je suis ? Et c'est cette seule vérité d'après Descartes qui est vraie? 

4) Ensuite, vous aviez parlé de l'anti-cogito  de Jacques Lacan mais je vous avoue ne pas avoir bien saisi pourquoi il disait : je pense où je ne suis pas et je suis où je ne pense pas (est-ce vraiment en rapport avec le je de l'énoncé et de l'énonciation?).

5) Et pour finir, dans votre dernier article sur la mort : est ce que les parties extensives désignent l'existence et les parties intensives l'essence et qu'est ce que le plus important en fin de compte ?

Et voici mes réponses: 

1) Vous dites quelque chose alors que vous parlez. Parler est un verbe intransitif. Quand vous le faites, l'action ne désigne pas de quoi il est affaire  dans votre discours. Quand vous dites, on attend l'objet dont vous parliez. Ici au contraire c'est transitif. Donc quand lace dit: moi la vérité je parle, il vaut dire que la vérité ne dit pas la vérité, qu'elle "parle" que la vérité réside dans l'acte et pas dans le contenu de ce que vous dites. On pourrait dire qu'il y a de la vérité dans toute prise de parole en ceci qu'elle est un acte.  La seule vérité que nous vons vraiment c'est celle d'agir en parlant. Il n'y pas possibilité de dire la vérité dans un discours dont vous essayeriez de trouver la vérité de ce qui est dit. Par contre c'est un fait ça parle; quelque chose parle. Tout ceci est causé par la différence entre le je de l'énoncé et le je de l'énonciation. Vous dites quelque chose mais le fait même que vous le disiez crée la distinction entre ce que vous dites (je de l'énoncé ) et le fait que vous le disiez (je de l'énonciation) par conséquent surtout si vous parlez de vous, vous êtes en train de na pas être celle que vous dites que vous êtes en le disant. Vous dites "je suis humble" et forcément vous ne 'l'êtes pas en le disant. Vous dites "je suis amoureuse" mais que vous posez cet énoncé vous n'êtes déjà plus cette amoureuse dont vous parlez. Dire c'est mentir ou potentiellement mentir parce que cela crée de la dissociation et pas de l'adéquation. 
Par contre parler de tout et de rien ça va parce que là il n'y a pas d'objet et en plus on ne sait pas bien qui parle quand "les gens" parlent.  
Lorsque Lacan fait dire à la vérité ceci:
« J’ai fait dire à la vérité — Moi, la vérité, je parle. Mais je ne lui ai pas fait dire par exemple — Moi, la vérité, je parle pour me dire comme vérité, ni pour vous dire la vérité. Le fait qu’elle parle ne veut pas dire qu’elle dit la vérité. C’est la vérité, et elle parle. Quant à ce qu’elle dit, c’est vous qui avez à vous débrouiller avec ça » 
Il veut dire exactement ça: il y a de la vérité dans l'acte de parler mais il ne peut y en avoir dans ce que je dis, parce quand je parle il est sûr qu'il y a de la parole. C'est un ACTE
Voilà!


2) Sur l'enfant à la bobine, il FAUT absolument que vous vous disiez que l'on assiste en direct à l'acquisition du symbole par un enfant. Or il ne peut y avoir langue sans symbole. L'enfant s'extrait d'une situation qui est à son désavantage pour pouvoir signifier son désarroi. Mais il le fait d'abord par un jeu où la bobine symbolise la mère. Il se détache d'une réalité où il est passif (abandonné) pour créer une dimension symbolique où il est maître du jeu puisque c'est lui qui fait disparaître et réapparaître. Cela devient génial quand on réalise que là dessus, sur cette première couche symbolique en vient une 2e qui est le oh et le ha c'est-à-dire déjà le fort et le da allemand. L'enfant est en train de réaliser que la maîtrise des mots lui donnera le pouvoir sur les choses. Il pourra, en parlant, dire à sa mère de ne pas partir. Donc non, pas du tout: ce n'est pas SA vérité. L'enfant apprend ici à se défaire d'une réalité pour se retrouver dans la dimension du symbole puis finalement de la langue où il pourra dire. En fait si vous prêtez attention à toutes les définitions de la vérité (sauf Aléthéia et cette distinction est trés importante)  vous remarquerez que la vérité porte sur une adéquation, sur des propositions, c'est-à-dire sur de la langue. On dit la vérité, cela suppose que cette vérité là ne peut s'effectuer que dans un discours que dans une proposition. Donc ce n'est déjà plus du réel pur.

3) Pour le "je pense donc je suis", oui c'est ce que vous dites en résumé mais il faut bien insister quand même sur le fait que Descartes cherche une certitude que l'on puisse accepter comme telle.   Quel peut être le fondement assuré de mes connaissances? On peut douter de tout (mes sens, mes raisonnements mes pensées) mais alors où ça s'arrête ce doute? Se pourrait-il que moi qui doute de tout je ne sois rien? Pourrais je être aspiré dans cette spirale du néant? Non absolument pas puisque si je pense que je ne suis rien, je suis au moins ça: cette pensée de n'être rien. Et Voilà je suis parce que je pense quel que soit ce que je pense, il faut forcément être quelque chose pour penser qu'on est rien, donc je suis, même si je ne sais pas trop ce que je suis. 



4) L'anti-cogito de Lacan défait totalement le cogito en disant finalement : oui d'accord mais tout ça ce ne sont que des mots! Ce n'est pas parce que tu penses que tu es parce que tu dis que tu penses et que tu dis que tu es. Donc la distinction entre le je de l'énoncé et de l'énonciation agit et tu ne peux pas être ce que tu dis que tu es en le disant, c'est impossible. Quoi que l'on dise et a fortiori de soi, on ne l'est pas parce qu'on dit qu'on l'est et qu'il y a une différence entre être et dire que l'on est. Je ne peux pas être en même temps celui qui est et celui qui dit qu'il est. On est toujours ce que notre discours ne dit pas, on est justement là où rien n'est dit. Il faut juste que vous compreniez cela ce que je dis que je suis, forcément je ne le suis pas, je ne suis pas entrain de 'l'être puisque je suis en train de dire que je le suis. En un sens, aussi sincère que je puisse être, je mens (c'est aussi avec ça que j'oppose Lacan et kant dans "d'un prétendu droit de mentir par Humanité;" 
Par contre quand je parle, la question de la vérité (impossible) de ce que je dis ne se pose plus et là ça va, il y a la vérité de la parole. Il est vrai qu'une parole est en train de s'effectuer. Dit elle la vérité? Forcément non!

5) Enfin sur Spinoza et la mort; Il faut que vous oubliez un temps la distinction entre l'existence et l'essence, disons que ce n'est pas ici une opposition qui joue un rôle. C'est un peu compliqué mais Deleuze fait dans la philosophie de Spinoza qu'il connaît bien un lien que Spinoza ne fait pas explicitement. On trouve chez Spinoza la théorie des 3 modes de connaissance: 1) le mode inadéquat (les sens et l'opinion) 2) la démonstration mathématique le raisonnement logique 3) l'intuition.  Deleuze relie ça à la conception des trois niveaux d'un individu que l'on trouve chez Spinoza: 1) nous sommes une multitude parties extensives, de particules de corps  2) Nous sommes la mise en rapport de ces particules, de ces morceaux. Nous consistons dans le fait que ces particules composent entre elles dans un certain rapport  3) enfin je vais libérer une certaine quantité de puissance de "vouloir vivre"  comme tout un chacun. C'est ça mon essence, c'est la super thèse de Spinoza, nous sommes l'intensité avec laquelle nous insistons pour persévérer dans notre être, nous voulons continuer à être, ou à tendre vers l'être, nous faisons un effort pour exister et c'est cela que l'on est le plus authentiquement (c'est donc là que l'on trouve les parties intensives).
Par conséquent pour vous répondre très clairement: les parties extensives c'est le corps, les parties intensives, c'est le conatus, c'est le désir de persévérer dans son être. Je reprends ici l'exemple de la présence en cours d'une élève. Ses paries extensives sont là assises sur une chaise devant une table. Elle est là du point de vue des parties extensives mais il est possible qu'elle se "désunisse": c'est un terme très juste que l'on utilise souvent dans l'effort physique mais qui vaut pareillement dans les efforts de présence ou les efforts plus intellectuels. Si vous n'avez pas envie d'être là, vos parties intensives vont lâcher l'affaire et vous ne serez qu'" extensivement "présente. Il y aurait beaucoup à dire que les heures de présence en cours imposées aux élèves en France. On vous demande d'être intensivement présents dans des journées qui comptent parfois plus de 8 h de cours, c'est franchement impossible et si certaines personnes réfléchissaient un peu plus, elles réaliseraient peut-être qu'il est grand temps d'alléger les emplois du temps pour que votre présence soit aussi intensive. Tout ce que l'on accomplit VRAIMENT, ce sont les parties intensives qui le réalisent , c'est-à-dire du point de vue de votre essence: de celle que vous essayez d'être VRAIMENT, de ce qui, de vous, persévère dans son être.
La mort, en un sens,  elle ne concerne que les parties extensives: c'est comme le rapport ne parvient plus à recoller entre elles les parties extensives. Du point de vue des parties intensives, on ne meurt pas, disons que les parties intensives ne désignent que les intensités que vous libérez en existant et donc la mort n'intervient pas ici, dans les parties intensives (une vie passée exclusivement dans les parties intensives, c'est une existence "sub specie aeternitatis" (sous le mode de l'Eternité). C'est ce qui explique que Spinoza ait dit: " L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie. " 



mardi 10 juin 2025

Terminale 1 / 4 / 5: L'humanité peut-elle exister sans religion ?

 L’humanité peut-elle exister sans religion? 

Ce qu’il faut avoir en tête tout de suite: les termes présents dans l’intitulé réclame une clarification. Par « humanité », on peut entendre à la fois la condition humaine et la totalité  (quantitative) des humain.e.s. La religion ne peut être vraiment comprise que si l’on fait une distinction avec le sacré:

Le sacré, c’est ce que l’on dote d’une valeur ou d’une attention plus marquée que ce que l’on appelle la dimension profane (pro fanum: au seuil du temple). Nous investissons des lieux, des personnes, des objets, des périodes d’une importance et d’une incitation au respect, à la vénération, voire à la crainte. Le sacré ne suppose pas nécessairement de rapport à une divinité ou à une croyance religieuse. Cela peut simplement revêtir le sens d’important, de spécial comme lorsque l’on dit que telle habitude est devenue, avec le temps « sacrée » à nos yeux. Dans un musée, il y a nécessairement du sacré de la même façon que l’on ne peut pratiquer un art sans l’investir de sacré, d’attention à ce qui revêt de la préciosité à nos yeux. 

La religion, est un système organisé de croyances, de rites, de pratiques et de communautés qui structurent le rapport au sacré. Elle est une institution. Ce terme est important, il vient  de « in situere »: ce qui est « situé dedans », ce qui finalement n’a de sens qu’à constituer l’intérieur d’un ensemble. Le sacré est finalement un rapport au monde et aux autre et à la vie mais la religion est le corps de régles, de doctrines et de rites par le biais duquel on sa structurer un ensemble fermé de tout cela. Ainsi, la religion est une forme institutionnalisée et codifiée du sacré, mais le sacré peut exister en dehors de toute religion, par exemple dans des cultes civiques ou des expériences artistiques ou philosophiques. Le sacré est donc une notion plus vaste, moins limitée que la religion, laquelle est une organisation symbolique et sociale qui crée des communautés (on pourrait dire sans jeu de mots des lieux communs). On peut donc être touché par une intuition sacrée sans pour autant adhérer à une religion, mais, par contre, toute religion repose nécessairement sur une certaine distinction entre le profane et le sacré.




Etre attentif.ve aux pistes qui s’ouvrent à partir de cette distinction: Il y a donc deux choses clairement différentes ici: un certain type de rapport au monde « sacré »  (ne pourrait-on pas aller jusqu’à dire d’ailleurs qu’il ne peut exister de monde qu’à partir du sacré?) Et une adhésion à des modes de vie imprégnées de la confession religieuse à laquelle on appartient. On peut s’extraire de la seconde mais se détacher de la première pose vraiment question. Ici on a trouvé l’angle d’attaque du sujet. Pourquoi?  Parce que de fait, il n’existe pas de société sans religion et à la base de toute communautés on trouve des croyances, des dogmes, des histoires, des rites, bref des religions mais en même temps, nous réalisons bien comment et pourquoi les religions se distinguent en cultivant des zones et des modalités de sacrés qui leur sont propres et qui sont susceptibles de faire naître des dissensions au sein même de l’humanité. Si le sacré concernent tous les humains, les religions structurent la vie des humain.e.s selon des habitudes différentes. Il existe sans aucun doute un rapport fondamentale entre socialisation et religion, laquelle manifeste une incroyable et puissante aptitude à structurer intelligemment des modalités de vivre ensemble. Ainsi par exemple l’amour chrétien indépendamment de toute référence à l’histoire célébrée du Christ est « une bonne idée » parce que cela peut structurer une communauté autour de cette valeur là. On retrouve une valeur particulièrement à même de construire un groupe dans toute religion: pour l’islam c’est la justice sociale et aussi l’amour du prochain. Pour le judaïsme, c’est la foi en un dieu unique. Pour le bouddhisme, c’est l’éveil. Pour l’hindouisme c’est le Dharma, le devoir. Il existe toujours un terme proche mais autre à partir duquel le sujet prend un sens tout particulier. Ici la différence entre le sacré et les religions est absolument décisive parce que ‘son comprend bien tout ce que la région peut revêtir de fondamental en terme d’organisation des humains au sein d’une communauté mais aussi de figé, de statique, d’opposition à toute évolution de la communauté en question. Peut-être convient-il également de pointer la dimension passive du sacré (numineux: sentiment de fascination et d’effroi devant quelque chose d’écrasant) et l’efficience active des religions (structures communautaires). Il y a un rapport avec une extériorité radicale dans le sacré alors qu’il y a une dimension institutionnelle dans la religion ce qui veut dire « intérieure », ou en d’autres termes: le sacré est un rapport à une altérité radicale alors que la religion est une façon de structurer et d’ordonner une communauté humaine, mais différemment, en fonction des cultures. 




Il est temps maintenant de penser à un plan lequel peut partir d’une référence particulièrement féconde - Nous allons choisir le rapport au visage dans la philosophie d’Emmanuel Lévinas

Il se trouve que cette référence est particulièrement probante parce que grâce à elle nous allons pouvoir dégager trois caractéristiques propres aux notions de religion et de sacré: le tabou, l’altérité et la notion de sens (donner du sens à ce qui n’en a pas). Il restera à nous interroger sur la question de avoir si ces trois données fondamentales de notre rapport à l’existence sont plutôt de l’ordre du sacré ou de la religion.


I. Lévinas : le visage - Le tabou, l’altérité et le sens

Le visage, chez Lévinas, n’est pas simplement une donnée physique ou religieuse, mais le lieu d’une expérience éthique radicale. Il s’agit d’un « absolu qui déchire le sensible » : dans le visage d’autrui, l’infini se manifeste, et avec lui, l’interdit du meurtre, la responsabilité éthique et l’appel à la bonté. Qu’est-ce que cela veut dire? Quand nous sommes devant le visage de l’autre, nous nous trouvons devant une réalité physique mais en même temps, quelque chose nous retient de considérer cette figure, cette peau traversée de rides ou d’expressions comme étant simplement physique. Nous ne pouvons absolument pas la chosifier. Il y a quelque chose d’un visage qui nous questionne et nous interpelle.

Dans l’un de ces films qui s’intitule « le genou de Claire » Eric Rohmer décrit l’attirance un peu perverse du personnage principal sur le genou d’une femme qui s’appelle Claire. Il est absolument impossible de fétichiser ainsi un visage. Pourquoi? Parce que le visage est incontenable, il s’échappe de la vision. Quand nous voyons quelque chose, nous le limitons à un cadre, nous limitons die champ visuel de ce qui est vu. Devant un visage nous ne pouvons pas faire ça parce que tout visage est expressif et cela indépendamment de l’expression voulue par la personne elle-même. Nous ne sommes pas du tout en train de parler du sourire ou de la peine que nous signifions par notre visage mais du fond signifiant de tout visage, même mort. 

Comme le dit Lévinas le visage est sens à lui tout seul et c’est là un phénomène extraordinaire, quasi miraculeux. Il y a dans tout visage une sorte de message dit par une langue sauf qu’il est impossible de la réduire à un message compréhensible. Le visage ne cesse de dire mais personne ne peut comprendre ce qui est dit. Pourquoi? Parce que pour tous les autres messages que nous recevons il y a un code une langue, des usages auxquels nous pouvons référer telle ou telle expression. Si je vois une éprenne avec une coupe de cheveux punk une crête  style iroquois, je pourrai sans peine en déduire une certaine révolte, une certaine affirmation de valeurs ou de contre-valeurs mais l’expression d’un visage n’a pas de références, de codes. Le sens est enfermé dans l’expression. Un visage est fondamentalement chiffré et indéchiffrable. Il est « sacré ».




Cela ne veut pas dire que le meurtre est rendu impossible mais qu’il est interdit pas le visage et que l’on peut physiquement tuer le porteur ou la porteuse de visage mais qu’e l’on ne peut pas ignorer l’avertissement que porte tout visage en soi. Dans le visage se concentre donc trois données fondamentales du religieux: le tabou (parce qu’une interdiction est proférée), l’altérité parce que ce visage se manifeste à moi comme ce que je ne peux pas ramener au même et le sens puisque tout visage est exprimant (je ne le sais jamais comme peau ou comme réalité physique sensible il intercale entre lui et moi une sorte de voile expressif constant et ce voile n’est pas un masque mais ce qu’il EST structurellement. 

Le visage est porteur d’un message universel : il exige la reconnaissance de l’autre dans sa vulnérabilité et sa transcendance, avant toute parole ou croyance religieuse.

Le visage est donc l’expression d’une intuition du sacré, au sens où il met en jeu une transcendance qui échappe à la totalité du monde et qui s’impose à la conscience éthique. Il n’est pas l’icône d’un Dieu particulier, mais la trace d’une altérité radicale, d’une « illéité » (l’Il au fond du Tu), qui renvoie à l’infini sans jamais s’y réduire. Ainsi, le visage n’est pas l’apanage de la religion juive, mais l’expression d’une structure universelle du sacré.


II. L’humanité peut-elle exister sans le tabou, l’altérité et le sens ?

1. Sans le tabou

Le tabou, étudié par Durkheim, est une limite sociale fondamentale. Il structure la vie collective en interdisant certains comportements et en protégeant le groupe. Le tabou n’est pas propre à la religion : il est présent dans toutes les sociétés, même les plus sécularisées. Il relève du sacré, au sens où il met à part ce qui est interdit, dangereux ou impur. Pour Agamben, dans Homo Sacer, le tabou est lié à la sacralisation de la vie nue, au cœur du pouvoir politique. L’humanité ne peut donc exister sans une forme de tabou, car celui-ci est constitutif de l’ordre social et symbolique.

il est également possible de réfléchir à la notion de désinhibiteurs dans le cours de Heidegger sur monde finitude et solitude. Le philosophe allemand utilise les travaux récents de Von Uexküll sur l’animal et son milieu.  La tique par exemple perçoit les trois affects à partir desquels elle est accaparée par la constitution de son biotope (nous avons largement déjà évoqué cela). Heidegger parle ici de « désinhibiteurs », comme si l’animal pouvait à partir des ces signaux libérer finalement ce qu’il est dans le rapport mutuel qui va se constituer avec son milieu. Mais l’humain lui n’a pas de désinhibiteurs. Nous pouvons ici envisager la possibilité qu’à l’inverse des animaux il soit ainsi placé dans la nécessité de s’imposer des inhibitions, des interdits, des tabous , ce qui donnera lieu à une existence collective possible et à une cité. C’est comme notre existence « d’animal naturellement politique », de zôon politikon ne pouvait dés lors se concevoir qu’en tant qu’elle serait fondée sur les tabous, sur des inhibitions, c’est-à-dure sur lu religieux ou de la religion.




2. Sans le rapport à l’altérité

L’altérité, chez Lévinas, est constitutive de l’humain. Elle n’est pas propre à la religion, mais à la condition humaine. Le visage d’autrui exerce sur le moi une contrainte éthique, une « sommation » à la responsabilité, avant même toute relation sociale ou religieuse. Heidegger, dans son analyse du Dasein, montre que l’être-au-monde implique une ouverture à l’autre, une co-existence qui précède toute institution. L’humanité ne peut exister sans rapport à l’altérité, car celui-ci fonde la socialité et la compréhension de soi.

Quand on est en face d’un visage on se sent appelé, réquisitionné par un devoir de révérence, de décence et toute grossièreté, toute agression, toute insulte est une déficience, une absence, une négation de sa propre humanité et plus encore un blasphème, une profanation. Ce visage en tant qu’inassimilable nous rappelle à l’existence de l’Autre, et plus encore à l’évidence qu’il y a dans ce face à face avec l’inassimilable l’occasion d’être à la hauteur de quelque chose, mais quoi: le tact de laisser intact le visage de l’autre, sa personnalité, son intégrité. On perçoit que l’on est appelé.e à une responsabilité, répondre de soi devant l’autre et de l’ autre devant soi. L’exigence éthique est là ici dans cette présence de l’incompréhensible devant moi à chaque visage rencontré.




3. Sans la capacité à produire du sens

Produire du sens est une capacité humaine fondamentale, analysée par Eliade et Otto. Eliade montre que l’homme cherche à donner du sens au monde à travers des récits, des rituels, des symboles. Otto, dans Le Sacré, insiste sur le mystère, le numen, qui suscite l’émerveillement et la recherche de sens. Même sans religion institutionnalisée, l’humain produit du sens, à travers l’art, la philosophie, ou la technique. Heidegger, dans « L’origine de l’œuvre d’art », montre que l’œuvre d’art permet de « faire monde », c’est-à-dire d’ouvrir un espace de sens, de révéler le monde dans sa vérité. L’art est donc une forme de sacré, qui n’est pas réductible à la religion.




III. Tabou, altérité, sens : dans le sacré ou dans la religion ?

Le tabou, l’altérité et le sens sont des structures fondamentales qui traversent l’histoire humaine. Elles apparaissent dans le sacré, mais ne sont pas l’apanage de la religion.

- Tabou : Le tabou est une opération de sacralisation, de mise à part, qui peut être religieuse, mais aussi politique ou sociale. Pour Durkheim, la religion est une institution qui organise le sacré, mais le sacré lui-même est plus large : il inclut tout ce qui est investi de valeur, de sens ou d’interdit. Pour Agamben, la sacralisation de la vie nue montre que le sacré est une opération politique et symbolique, pas nécessairement religieuse.

- Altérité : L’altérité, chez Lévinas, est une expérience du sacré, au sens où elle met en jeu une transcendance, une ouverture à l’infini. Cette expérience n’est pas propre à la religion, mais à la condition humaine. On peut d’ailleurs aller plus loin qu’Emmanuel Lévinas et remettre en question cette notion d’expressivité qu’il limite au visage humain. Baptiste Morizot pose à plusieurs reprises la question du regard des animaux et du rapport à une intériorité qu’il implique. Le simple fait que certains animaux nous regarde dans les yeux pose question, tout comme d’autre expériences dans lesquelles la relation au vivant révèle un « sens »



-  Sens : La production de sens est une capacité humaine universelle, qui peut prendre des formes religieuses, mais aussi artistiques, philosophiques ou techniques. Pour Eliade et Otto, le sacré est une dimension de l’expérience humaine, qui peut se manifester dans la religion, mais aussi dans l’art ou la pensée. Heidegger montre que l’œuvre d’art permet de « faire monde », c’est-à-dire d’ouvrir un espace de sens, de révéler le monde dans sa vérité. C’est tout ce qui sépare dans notre rapport au monde et aux autres et à nous mêmes l’axe horizontal fondé sur la vie (survivre, utilité, fonction, poiesis, vital) et l’axe vertical qui est celui de l’existence ( praxis,  gratuité, valeur, sacré ,religion) 

La religion n’est qu’une des formes possibles du sacré. Le sacré, entendu comme expérience fondamentale de la transcendance, de l’interdit et de la recherche de sens, est constitutif de l’humain. La religion institutionnalise le sacré, mais ne l’épuise pas. L’art, la philosophie, l’éthique sont autant de lieux où le sacré peut s’exprimer, sans passer par la religion.

Pour Lévinas, le visage est l’expression d’une transcendance éthique, d’une altérité radicale, qui n’est pas réductible à une croyance religieuse. Pour Eliade et Otto, le sacré est une dimension de l’expérience humaine, qui peut s’exprimer dans la religion, mais aussi dans l’art ou la pensée. Pour Heidegger, l’art est une forme de sacré, qui permet de « faire monde », d’ouvrir un espace de sens.




Conclusion: le monolithe et le sacre

L’humanité ne peut exister sans tabou, altérité et sens, qui sont des structures du sacré, mais pas nécessairement de la religion. Le sacré, entendu comme expérience fondamentale de la transcendance, de l’immanence, de l’interdit et de la recherche de sens, est constitutif de l’humain. La religion n’est qu’une des formes possibles du sacré, qui peut aussi s’exprimer dans l’art, la philosophie ou l’éthique. Ainsi, l’humanité peut exister sans religion, mais non sans sacré. Dans le film de Stanley Kubrick « 2001 Odyssée de l’espace », on comprend assez facilement ce pari osé du réalisateur de filmer l’émergence de l’être humain avec la création de l’outil et l’accompagnement musical de Richard Strauss « ainsi parlait Zarathoustra ». Mais avant cette scène il y a le passage tout aussi célèbre du monolithe: objet noir, lisse, vertical dans un mode dont les premières images accentuait plutôt les lignes horizontales. 

Plus encore qu’à Nietzsche (référence assez claire du film) c’est à Martin Heidegger que ce monolithe peut nous renvoyer et à la corrélation qu’il établit entre le Dasein, l’oeuvre et l’émergence d’un monde. En effet, il ne peut exister de monde tant que rien ne fait apparaître la présence des choses et des éléments comme effective, comme étant « là », en soi, et non en tant qu’ils seraient d’emblée là « pour nous », pour notre usage, pour notre consommation. Avant il n’y a à proprement « rien »: un désert  dans lequel des vivants errent sans histoire, ni puissance ni sens. Le monolithe peut difficilement être perçu autrement qu’en tant que manifestation du sacré et comme seuil à partir duquel ce chaos dispersé d’affects de peur, de faim et de stimulations multiples devient un monde et d’un seul coup la présence de l’humain en tant que dasein, de l’objet (la dalle) et du monde s’effectue simultanément. On sait à quel point dans cette séquence du film jusqu’au fondu enchaîné de l’os et de la station orbitale lunaire qui décrit le destin technologique humain, l’ordre des images est fondamental. Or ce n’est qu’après l’apparition du monolithe que l’être humain naît de et avec l’outil. Ce qu’il y a avant c’est le dasein, l’être là de l’humain, des choses et du monde, par quoi il semble évident, à la lumière de ce film ô combien mythique qu’il est impossible que l’humanité puisse exister sans le sacré, c’est-à-dire sans l’expérience de cette verticalisation par le biais de laquelle l’être humain est sur terre et en fait un monde, ce qui implique qu’il en « consacre » la naissance et la venue (venir au monde).