Problématisation:
Pourquoi l’être humain utilise-t-il des objets techniques depuis toujours, c’est-à-dire précisément depuis qu’il est humain, comme Bergson le suggère en affirmant dans l’évolution créatrice: « Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l'homme et de l'intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. » Cette citation va très loin puisque elle suggère que ce n’est pas parce que l’humain serait savant ou pensant qu’il serait humain mais plutôt parce qu’il fabrique des objets. Nous avons déjà beaucoup parlé de tout ce qu’implique la fameuse définition de l’être humain comme « naturellement politique », mais ici Henri Bergson affirme qu’ être humain est naturellement technique, ce qui revient à dire qu’il est naturellement tout le contraire de "naturel" et qu’il est doté d’une façon d’être à la nature qui consiste à la transformer par des objets, par des vecteurs de médiation qui sont aussi des vecteurs de transformation.
Mais, de fait, il a raison. Il n’est aucune activité qui soit plus à même de qualifier non seulement l’évolution humaine mais aussi de l’impulser. Nous avons une modalité technique d’être à la nature et les objets que nous fabriquons nous créent en retour: l’homme crée l’objet qui réciproquement crée un certain humain de telle sorte qu’en lieu et place d’une temporalité naturelle cyclique (aiôn) nous faisons émerger une temporalité linéaire et technologiquement déterminée.
Le fameux premier Stasimon d’Antigone de Sophocle ajoute encore un trait déterminant à cette place vraiment fondamentale qu’occupe la technique dans la compréhension de ce qu’est l’être humain (à tel point que nous pouvons parler de consubstantialité: il est consubstantiel à notre existence que nous suivions une évolution technologique): il n’est aucune limite que la nature puisse nous fixer et dés lors rien ne saurait nous prémunir contre le risque d’une démesure dévastatrice (pour tout le monde) que nous-mêmes. Le caractère fondamentalement technique de notre être au monde impose une éthique, un ethos marqué par l’auto limitation (Cornelius Castoriadis); La technique est donc à la fois le trait par lequel il n’est aucune limite que l'on puisse fixer à l’être humain et aussi par conséquent ce qui rend absolument nécessaire que nous nous en donnions par nous-mêmes. Mais rien ne saurait être plus stupide et utopique que de demander à l’être humain de cesser d’être ce sans quoi il ne serait pas ce qu’il est, c'est-à-dire technique.
La technique pose la question du statut de l’être humain : est-elle son essence, sa nature, ou au contraire sa perte, sa perdition, ce qui l’excède et l’annule ? Faut-il voir dans la technique une limite à ne pas franchir, ou le lieu même où l’humain se définit ? Cette interrogation, déjà présente chez Sophocle – qui, dans Antigone, fait dire au chœur que l’homme est « le plus étrange (deinos: merveilleux et terrifiant) des êtres », capable d’inventer les arts et les techniques, mais aussi de s’autodétruire –, invite à penser la technique comme le lieu ambivalent à partir duquel non seulement se décide l’être de l’humain mais aussi ce qui se joue de l’être par et dans l’être humain. Se pourrait il que par la technologie et la puissance (mais aussi la vulnérabilité qui lui est inhérente), l’être humain soit le point critique de l’être, le pile ou face où se joue de l’être tout ce qui de lui peut se jouer?
I. Le Dasein et l’objet : prédisposition, orientation, médiation et exosomatisation
1. La prédisposition et l’orientation du Dasein vers le monde
Pour Heidegger, le Dasein (« être-là ») est l’être humain compris comme ouverture au monde, toujours déjà immergé dans un réseau de significations et de préoccupations. Son existence n’est jamais neutre : il est « jeté » dans le monde et orienté vers lui par la préoccupation (Besorgen), une sorte de disposition fondamentale qui le met en rapport avec les choses et les autres. Le monde n’est pas un simple environnement, mais un ensemble de renvois et de finalités pratiques (« en vue de… »), où chaque chose est saisie comme « util » (Zeug), c’est-à-dire comme moyen pour une fin.
2. L’objet comme médiation et l’homme comme exosomatisé
L’objet technique, dans cette perspective, médiatise le rapport de l’homme au monde. Il est ce par quoi le Dasein actualise sa compréhension du monde, transforme son environnement et se transforme lui-même. L’exosomatisation – concept issu de la biologie et repris en philosophie – désigne le fait que l’homme prolonge ses facultés à l’extérieur de son corps par des outils, des machines, des techniques. L’homme ne se contente pas d’utiliser des objets, il s’y projette, s’y reconnaît, et par eux, il modifie son rapport à la nature et à lui-même.
II. Le destin pharmacologique de l’homme et le deinos de Sophocle
1. Le destin pharmacologique : la technique comme remède et poison
Le concept de « destin pharmacologique » renvoie à l’idée que la technique est à la fois remède (pharmakon) et poison. Elle permet à l’homme de s’émanciper, de transformer la nature, de survivre, mais elle le menace aussi de déshumanisation, d’aliénation, voire d’autodestruction. Cette ambivalence est déjà présente chez Sophocle, qui voit dans la technique la marque du deinos, c’est-à-dire de l’inquiétante étrangeté de l’être humain, capable du meilleur comme du pire.
2. Le rapport avec la technique et le deinos
Le deinos, c’est la capacité de l’homme à inventer, à transgresser les limites, à se dépasser, mais aussi à se perdre. La technique, en ce sens, n’est pas un simple outil : elle est le lieu où l’homme se met à l’épreuve, où il se confronte à sa propre puissance et à ses propres limites. Elle est ce qui fait de l’homme un être de frontière, toujours en tension entre création et destruction, entre affirmation et négation de soi.
III. Heidegger, l’arraisonnement (Gestell), l’alétheia et Simondon
1. L’arraisonnement (Gestell) et l’alétheia
Pour Heidegger, la technique moderne n’est plus simplement un mode de dévoilement (alétheia) du monde, mais une façon de « mettre en réserve » tout ce qui est, de le rendre disponible, calculable, exploitable. L’arraisonnement (Gestell) désigne cette logique qui réduit le réel à une ressource, où tout, y compris l’homme, devient « fonds disponible » (Bestand). La technique moderne provoque le monde, le force à se montrer sous son aspect quantifiable, mais elle risque aussi de dissimuler l’être même des choses, de les réduire à leur utilité ou à leur valeur marchande.
2. Exemples concrets de techniques révélatrices et provocatrices
• L’intelligence artificielle révèle et stimule nos capacités intellectuelles, mais elle constitue aussi une sorte de consanguinité de la recherche qui se nourrit d’elle-même et ne crée qu’à partir de ce qui a déjà été écrit. C’est comme si l’on ne pouvait chercher qu’à partir de ce qui a déjà été trouvé, mais alors comment pourrions nous faire advenir ce qui n’a encore jamais été pensée?
• Les réseaux sociaux dévoilent de nouvelles formes de relation, mais nous renvoient sans cesse à un narcissisme délétère et anti créatif. Nous ne vison qu’à améliorer notre profil à nous intégrer à des réseaux en nous soumettons à des valeurs de groupes, à des conformismes de plus en plus anesthésiant pour toute pensée nouvelle. La création est non seulement ce qui échappe à l’IA mais aussi ce qui crée en nous un désintéressement à l’agréé de la seule activité à même de nous faire sortir de nous de notre ego, de nous faire comprendre l’absence de sens de la notion même d’ego.
• La robotique prolonge nos capacités physiques, mais elle ne fait que rendre inutiles les efforts physiques humains.
3. Simondon et le bon usage de la technique
Pour Gilbert Simondon, la technique n’est pas simplement un ensemble d’outils ou d’objets extérieurs à l’homme, mais un ensemble vivant dans lequel l’individuation humaine se déploie. L’individuation désigne le processus par lequel un être devient lui-même, à travers des relations avec son environnement, y compris technique. Simondon insiste sur le fait que l’individu et le monde ambiant technique sont indissociables : l’individu est toujours « individu-monde », c’est-à-dire qu’il se forme et se transforme en relation avec un environnement technique en constante évolution (l'homme ne peut assumer le fait d'être un "Je" qu'au sein d'un " Nous". Mais attention, ce n’est pas du tout le même rapport que celui de l’animal et du biotope
Il faut bien saisir qu’il y a une distinction entre robotisation (ou automatisation) et technique authentique
• Robotisation : Elle correspond à une vision réductrice de la technique, où la machine fonctionne de manière autonome, coupée des dynamiques humaines. Dans ce schéma, l’homme devient un simple opérateur ou un appendice du dispositif technique, ce qui conduit à une aliénation : l’individu perd son pouvoir d’agir et de créer, il est réduit à exécuter des tâches préprogrammées.
• Technique authentique : Simondon oppose à cette vision la notion d’une technique qui reste ouverte, plastique, et qui s’intègre dans le processus d’individuation humaine. La technique authentique est celle qui permet à l’homme de s’individuer, c’est-à-dire de développer ses potentialités, de créer, d’inventer, et de transformer à la fois le monde et lui-même. La technique n’est pas alors un simple outil, mais un « milieu associé » qui participe à la structuration de l’être humain.
La technique authentique, selon Simondon, est fondamentalement créatrice et esthétique. Elle stimule l’invention, la résolution de problèmes, l’adaptation, et la production de formes nouvelles. Ce processus créatif est ce qui permet à l’homme de ne pas se perdre dans la machine, mais au contraire de s’y retrouver, de s’y accomplir. La technique devient alors un « champ transindividuel » où s’entrecroisent les tensions et les inventions humaines.
Simondon développe la notion de « transduction » pour désigner ce processus dynamique où l’information circule, se transforme et crée de nouvelles structures, à la fois techniques et humaines. La transduction est à la fois une structure d’être et un acte de connaissance, qui permet à l’homme de s’individuer en relation avec la technique.
Conclusion: revenir à l’avertissement de Sophocle et à l’hybris technologique
Simondon ne nie pas le danger technique, mais il refuse de l’opposer à l’homme. Il insiste sur la nécessité de penser la co-évolution de l’homme et de la technique. Le danger ne vient pas de la technique en elle-même, mais de la réduction de la technique à la robotisation ou à l’automatisation pure.
Le « bon usage » de la technique consiste à l’envisager comme un milieu où l’homme se construit, se transforme et s’individue. La technique bien comprise est donc ce qui permet à l’homme de devenir lui-même, d’inventer, de créer, et de rester ouvert à ses propres potentialités. Simondon invite ainsi à dépasser la peur du danger technique pour saisir la richesse de la relation homme-technique, relation qui est au cœur même de l’individuation humaine. Simondon distingue donc la robotisation (réduction de l’homme à la machine) de la technique authentique (milieu d’individuation et de création). La technique, lorsqu’elle est comprise comme un milieu associé, devient une source de création, d’invention et d’individuation, permettant à l’homme de s’accomplir sans se perdre dans la machine. Cette vision est profondément esthétique et créatrice, car elle valorise l’invention, l’adaptation et la transformation, à l’opposé de la simple exécution mécanique. Avec la technique nous sommes en relation avec le potentiel humain, avec cette puissance qui se manifeste à nous à la fois comme une sorte d’héritage auquel il est impossible de se dérober et en même temps comme ce à partir de quoi nous allons nous constituer dans la bifurcation. Prenons l’exemple de la bombe atomique: nous pouvons toujours adhérer à des mouvements pacifistes défendant l’idée que « la bombe, c’est mal! », mais indépendamment du fait que cela ne fonctionnera pas, c’est surtout à côté de la plaque ontologique qui nous définit comme Deinos ou comme être pharmacologique: exister pour un être humain c’est co-exister avec ce risque de la destruction totale, c’est même cela qui fait de l’éthique humaine un exercice de très, très haute voltige. Nous avons à nous définir comme la quasi causalité de la bombe et du danger nucléaire, ce qui revient à trouve la voie par laquelle c’est dans le danger de la fin de toute existence humaine et de toute existence tout court qu’une voie spécifique et infirment stylée s’ouvre à nous. Avoir créé ce moyen de destruction, avoir trouvé dans la matière ce principe de conversion par le biais duquel je peux la transforme en énergie dévastatrice, il y a là de quoi avoir honte mais si honte il y a c’est justement que tout n’est pas perdu, que nous sommes aussi une espèce capable de ressentir de la pudeur, de la sollicitude, de la Sorge (sollicitude - Heidegger) et ce, au coeur même de la manifestation de notre potentiel le plus terrifiant qui soit.






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