Introduction
Le fait de vivre dans un état de droit se manifeste d’abord à nous par l’obéissance aux lois, dont nous savons bien qu’elle peut en dernier recours s’appuyer sur l’utilisation de la force publique. Etre citoyen c’est donc jouir d’une liberté de manoeuvre limitée. Que faire de cette limite? Est-elle une négation ou au contraire une condition qui rend possible l’exercice d’une faculté de la même façon qu’un jeu ne peut libérer de puissance et de la joie (de jouer) que dans le cadre donné de mouvements possibles et d’autres impossibles? Selon l’image célèbre d’Emmanuel Kant un être humain qui voudrait être libre sans lois ressemblerait à un oiseau qui croirait possible de voler sans la résistance de l’air c’est-à-dire sans se rendre compte que cette apparente résistance physique se trouve être en réalité le support même de l’exercice du vol. L’être humain vit il sur les lois de la même façon que l’oiseau a absolument besoin de l’air ?
1- Analyse du sujet et définitions:
Une loi peut être définie comme un principe qui oriente, régule ou détermine les comportements, les phénomènes ou les actions, en vue d’un bien commun, d’une harmonie naturelle ou d’un ordre déterminé. Cette définition englobe les lois physiques, légales, morales et éthiques, car toutes ont pour fonction d’ordonner la réalité selon des principes rationnels et universels même si leur mode d’application diffère.
- la loi naturelle
Elle a deux sens: elle désigne à la fois les lois physiques et l’idée d’une loi spontanée, effective en tout être humain et grâce à laquelle il jouirait d’un sens du bien et du mal. Dés que l’on y réfléchit, nous réalisons que toutes nos actions supposent l’existence de lois physiques comme la gravitation, principe d’inertie, la 3e loi de Newton sur l’action et la réaction, les principes de la thermodynamique, etc. Dans es deux sens, nous voyons bien qu’une certain liberté se détache de l’observation de ces lois: celle du discernement entre le bien et le mal en premier lieu et la liberté d’action dans le second, liberté de réguler le métabolisme de son corps avec des conditions extérieures données.
- Loi légale
Cette liberté est une règle édictée par une autorité compétente (État, gouvernement), promulguée pour organiser la vie sociale et garantir le bien commun. Elle end effective la liberté civile ou sociale, la possibilité d’agir dans le cadre fixé par la loi, protection des droits, sécurité et égalité devant la loi.
- Loi morale
C’est un principe intérieur, souvent lié à la conscience individuelle, mais qui oriente nos actes et nos intentions selon des valeurs universelles selon Kant. Cette loi morale permet à chacune et chacun d’acquérir un principe d’autonomie grâce auquel je sais sans aucun doute possible que faire en toute occasion tout simplement parce que le principe moral écrase le cratère singulier de toute occasion. Il n’existe de fait ici aucune eccéité
d. L’éthique
Pour l’éthique il n’y a pas de loi qui prévale sur la situation. Il ne s’agit pas pour autant de faire n’importe quoi. La question qui se pose ici est celle de « l’honneur » ou en d’autres termes du souci que l’on manifeste à son propre égard, à l’endroit de la considération que l’on peut avoir de soi, en soi, avec des degrés d’exigence différents selon les personnes. Il est « tout à notre honneur » d’avoir un souci de soi, de ne pas négliger l’estime de soi accessible à chacune et chacun en fonction de la situation. S’il est une loi ici, c’est celle de l’éternel retour (qui est sans conteste une loi tout à fait différente des autres: elle n’est ni une loi physique, ni une loi légale, ni une loi humaine au sens social ou juridique. Elle se présente plutôt comme un concept philosophique ou une doctrine existentielle.
Ce concept propose une vision du temps et de l’existence où tout revient éternellement à l’identique, sans but ultime ni transcendance, et invite l’individu à affirmer la vie telle qu’elle est, avec ses joies et ses souffrances, sans recours à un ailleurs ou à une justification extérieure. Il s’agit d’une expérience de pensée qui a une portée éthique et ontologique : elle vise à dépasser le nihilisme en incitant chacun à aimer et à vouloir sa vie dans toutes ses dimensions, comme si chaque instant devait être répété éternellement.
On pourrait donc qualifier la loi de l’éternel retour de Nietzsche de loi existentielle ou de loi ontologique : elle concerne l’être, le devenir, la manière d’habiter le monde et d’assumer pleinement son existence, sans recours à des valeurs transcendantes ou à une finalité extérieure. C’est une invitation à l’affirmation radicale de la vie, par-delà toute morale ou toute loi imposée de l’extérieur. Si ‘on tient à ce terme de loi, il faut bien concevoir qu’elle soit surhumaine.
2- Les lois naturelles : entre déterminisme et fondement de l’autonomie
a) Saint Thomas
Pour Saint Thomas d’Aquin: Les lois naturelles (au sens classique de droit naturel) , issues de la raison pratique prescrivent des principes universels comme « faire le bien et éviter le mal ». Elles sont inscrites dans la nature humaine et orientent vers des biens fondamentaux (vie, sociabilité, connaissance). Pour lui, la loi n’est pas une contrainte extérieure qui viendrait limiter la liberté ; elle est au contraire une règle rationnelle qui guide l’homme vers sa fin ultime, le bien et la béatitude. La vraie liberté consiste donc à agir selon la raison, c’est-à-dire en conformité avec la loi naturelle qui exprime ce qui est objectivement bon pour l’homme.
Dans la perspective thomasienne, vivre « hors la loi » n’est pas synonyme de liberté authentique. Au contraire, s’affranchir de la loi naturelle ou de la loi juste, c’est se priver de la direction rationnelle qui permet à l’homme de s’accomplir pleinement. La loi injuste, qui contredit la raison et le bien commun, perd cependant son caractère obligatoire : « une loi qui ne serait pas juste ne serait pas une loi ». Dans ce cas, la désobéissance peut être légitime, mais elle doit toujours viser le bien commun et éviter le scandale ou le désordre social.
Pour saint Thomas, la loi n’est pas une contrainte extérieure, mais un guide rationnel qui permet à l’homme d’atteindre sa fin ultime. Ainsi, être libre, ce n’est pas s’affranchir de toute loi, mais agir en accord avec la raison et la loi juste, qui sont des conditions de l’épanouissement humain.
b) Spinoza
À l’opposé, Spinoza récuse la notion de libre arbitre et affirme que tout, y compris l’homme, est soumis au déterminisme des lois de la nature. Pour lui, la liberté ne consiste pas à échapper à la nécessité, mais à comprendre les causes qui nous déterminent et à agir en accord avec notre propre nature. Il écrit : « La liberté consiste uniquement dans le fait que les hommes sont conscients de leurs appétits et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés ». La véritable liberté est donc une adhésion éclairée à la nécessité, non une négation ou une transgression des lois naturelles. L’homme libre, chez Spinoza, est celui qui agit selon la nécessité de sa propre nature, en comprenant et en acceptant les lois qui le déterminent : « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort ». Il ne fuit pas la loi naturelle, mais s’y conforme de façon rationnelle.
c) Docteur Manhattan (the watchmen)
Il est vraiment intéressant de penser ici aux super héros et de réaliser qu’au delà des exploits physiques qui nous sont abondamment montrés, la vraie question de leur existence tient précisément au fait qu’il ne cesse de progresser de cas de conscience en cas de conscience comme si la teneur même de leur vie était finalement d’abord éthique avant d’être physique. Plus exactement le caractère quasiment illimité de leur force les met en présence de la question cruciale de l’auto limitation. La loi se manifeste souvent à nous sous cette forme » ce n’est pas parce que tu peux faire ça que tu le peux légalement ou éthiquement mais si je peux tout, que faire de « tout »? N’est ce pas justement là qu’un je intervient? Ou bien les super héros n’ont-il pas de je? Dans the Watchmen, Docteur Manhattan va finir par revenir sur terre en réalisant à quel point l’existence des humains et notamment de sa compagne est « dérisoire », au sens de hasardeuse. C’est comme s’il réalisait que la capacité à s’accrocher à des conditions hasardeuses pour exister malgré elles et constituer malgré tout une existence « une » méritait finalement une sorte de participation, voire d’hommages, d’aide, de soin, de sollicitude. Lui qui peut tout réalise que la condition humaine consiste à donner du sens à ce qui vraiment n’en a aucun. Ce qu’il perçoit c’est justement l’absence de loi, une sorte de chaos existentiel profond, terrifiant, abyssal. C’est assez proche de l’absurde selon Albert Camus et de sisyphe poussant son rocher, comme l’hommage d’un super héros à un héros de la mythologie qui nous en dit bien plus sur notre condition qu’il y paraît.
3. - Les lois civiles : contrainte ou condition de la liberté ?
- La loi comme garantie des libertés
Le droit civil, « droit commun » régissant les rapports entre individus , protège les libertés fondamentales (ex. : Déclaration des droits de l’homme). Kant y voit un moyen de limiter l’arbitraire : « La liberté sauvage est une contradiction ».
b. L’ambiguïté de la coercition
L’obligation civile, juridiquement contraignante , peut aliéner les citoyens lorsqu’elle sert des intérêts oppressifs (la majorité écrase le devenir mineur de toute évolution sociale - Deleuze) . Agamben (État d’exception) analyse comment le droit suspendu (état d’urgence) peut annihiler la liberté. Il y a un totalitarisme dans la capacité de se donner un droit de créer de l’exception au droit.
Liberté comme participation : Pour Rousseau, la loi est expression de la volonté générale ; être libre, c’est « obéir à la loi qu’on s’est prescrite ».
4. Les lois morales : l’autonomie comme libération
a. La moralité kantienne : se donner sa propre loi
Pour Kant , la liberté est autonomie : « Une volonté libre est une volonté soumise à des lois morales ». Agir moralement, c’est suivre un impératif catégorique universel, non des inclinations sensibles. Cf « D’un prétendu droit de mentir par humanité »
b. La loi morale comme aliénation ?
- Nietzsche dénonce la morale comme instrument de domination. La « liberté » morale devient un carcan culpabilisant. Deux modalités de sur-humanité s’oppose ici: celle de Kant dans laquelle l’être humain se doit de toujours faire passer l’humanité avant ses intérêts sensibles et personnels et le surhomme de Nietzsche qui dit oui à l’éternel retour. C’est finalement une opposition entre une activité supérieure et une forme sublime de passivité (Pénélope)
5. Vers une liberté éthique : ipséité et puissance d’agir
a. Spinoza : La liberté comme puissance rationnelle
- Dans L’Éthique, Spinoza définit la liberté comme compréhension des causes qui nous déterminent. Être libre, c’est passer de la servitude (passions) à la puissance d’agir (conatus).
- Lien avec la loi : La raison, « véritable loi divine », permet de transformer les contraintes en opportunités.
b. Ricoeur : L’ipséité et le pardon
- L’identité narrative (Ricoeur) suppose une liberté créatrice : se raconter, c’est se réapproprier sa vie malgré les déterminismes mais aussi à cause d’eux. Etre libre c’est ne jamais renoncer à la nature lisible de notre existence c’est-à-dire susceptible d’être unie dans la trame d’un récit.
Éthique du care chez Ricoeur : La liberté émerge dans la relation à autrui, hors des normes rigides (ex. : pardonner, acte libre par excellence).
c. Agamben : Dépasser la loi par le « droit à ne pas avoir de droits »
- Dans Homo Sacer, Agamben montre que la loi exclut ceux qu’elle prétend protéger. La vraie liberté résiderait dans un « usage » des normes qui les rend inopérantes. Pour Agamben, la normativité du droit moderne n’est pas un garant de liberté, mais l’expression d’une violence fondamentale : la loi, en son essence, n’est pas distincte de la pure factualité, et son application est toujours une forme de « violence pure ». Le droit moderne, loin de protéger l’individu, expose la « vie nue » à la souveraineté, c’est-à-dire à un pouvoir qui peut à tout moment suspendre les garanties normatives.
Dans cette perspective, l’acte de désobéissance ne s’oppose pas simplement à la loi, car la loi intègre déjà sa propre transgression. Pour véritablement contrer la normativité, il ne suffit donc pas de désobéir de façon spectaculaire ou ponctuelle, mais de saper la logique même de l’exception, de refuser le jeu de l’inclusion/exclusion qui fonde la souveraineté. Cela implique de repenser l’agir politique non pas comme simple opposition à la loi, mais comme invention de nouveaux usages, de formes de vie qui échappent à la capture normative.
d- Faire de la liberté un objet d’expérimentation
La liberté s’expérimente dans la création de formes de vie qui ne se laissent pas réduire à la « vie nue » exposée au pouvoir souverain, mais qui inventent d’autres rapports à la norme, au droit et à la communauté. Pour être libre, il faut sortir du cercle où la loi et sa transgression se confondent, et inventer des usages qui échappent à la logique de l’exception. La liberté devient alors une pratique de déprise, une capacité à ne pas être assigné à la seule alternative entre obéissance et désobéissance, mais à créer de nouveaux possibles hors du champ de la souveraineté (préférer ne pas…comme le héros de Melville: Bartleby)
Agamben s’inspire de Walter Benjamin pour proposer une attitude de « jeu » avec la loi : il s’agit de traiter les normes juridiques non plus comme des prescriptions absolues à suivre ou à transgresser, mais comme des objets dont on peut se saisir de manière créative, en les détournant de leur usage normatif. Cela pourrait se traduire concrètement par des pratiques de désobéissance civile, d’occupation d’espaces publics, ou d’invention de formes de vie communautaires qui ne cherchent pas à fonder un nouvel ordre légal, mais à rendre inopérantes les oppositions traditionnelles entre légalité et illégalité, à brouiller leur opposition manichéenne et globalisante, caricaturale, comme si exister était sujet à innovation
Agamben utilise l’exemple d’Anna Akhmatova, poétesse russe écrasée par la répression stalinienne, pour illustrer ce qu’il appelle l’expérience de la potentialité” face à la souveraineté. Lorsqu’une femme lui demande, devant la prison où sont détenus des proches, si elle peut “parler de cela”, Akhmatova répond “Oui, je peux.” Pour Agamben, ce “je peux” ne signifie pas un acte effectif (parler, agir), mais l’expérience nue de la potentialité à l’état pur, dans une situation où toute possibilité d’action semble suspendue par la violence du pouvoir souverain. Ce n’est donc pas un acte de désobéissance, mais la manifestation d’une puissance qui n’est ni actualisée ni abolie : la puissance de “pouvoir ne pas” ou de “pouvoir sans faire”.
6 - La liberté comme création d’attitudes nouvelles
Dans la perspective agambénienne, être libre ne se réduit pas à désobéir aux lois (ce qui relèverait encore d’un rapport dialectique avec le pouvoir), mais consiste à rendre inopérant le dispositif même du pouvoir, à “destituer” la logique qui oppose obéissance et désobéissance. L’exemple d’Akhmatova ne montre donc pas la liberté comme transgression, mais comme exposition à une potentialité qui échappe à la capture du pouvoir. C’est une forme de présence qui, sans agir contre, “désactive” la logique du pouvoir en la rendant inopérante.
La performance “Rhythm 0” (1974) de Marina Abramovic , où elle se tient immobile tandis que le public est invité à utiliser sur elle divers objets, allant de la plume au pistolet chargé. Cette performance met radicalement en jeu la passivité, la vulnérabilité et la suspension de la volonté propre face à la potentialité de l’autre. En se rendant ainsi disponible à toutes les actions possibles du public sans intervenir, elle met en scène une forme de “désactivation” de la subjectivité active, du contrôle et de la réaction. Elle expose son corps à la potentialité pure des autres, sans chercher à contrôler, résister ou désobéir. De ce point de vue, sa performance incarne une forme de “pouvoir destituant” : elle ne cherche pas à instituer une nouvelle règle ou à s’opposer frontalement à l’autorité, mais à rendre inopérant le schéma habituel de l’action, du contrôle et de la violence.
L’exemple d’Akhmatova illustre la potentialité nue face à la souveraineté, mais peut sembler abstrait ou passif. L’exemple d’Abramović, au contraire, rend visible cette “inopérance” dans le champ artistique, en exposant le corps à la potentialité de l’autre et en désactivant la logique habituelle du pouvoir. Les deux exemples montrent que, pour Agamben, être libre n’est pas simplement désobéir, mais rendre inopérant le dispositif même qui oppose obéissance et désobéissance. Etre libre c’est renouer avec la source balbutiante de la puissance dans sa potentialité inchoative.
Conclusion
Vivre hors la loi n’est ni possible ni souhaitable : la liberté se construit dans un dialogue critique avec les lois. Des lois naturelles à l’éthique de l’ipséité, elle apparaît comme un processus de réappropriation – comprendre, réformer, ou subvertir les normes pour en faire des outils d’émancipation. Le propos n’est donc pas de rejeter la loi, mais de la repenser comme un cadre dont les normes seraient à aborder comme les occasions données de les brouiller, d’insinuer ce que Deleuze a défini comme « quasi causalité », c’est-à-dire puissance à canaliser le malheur de l’évènement tragique en insoupçonnable possibilité. C’est exactement comme si nous nous révélions dés lors capables de bifurquer là même où l’on ne nous impose que des voies balisées.








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