mardi 10 juin 2025

Terminale 1 / 4 / 5: L'humanité peut-elle exister sans religion ?

 L’humanité peut-elle exister sans religion? 

Ce qu’il faut avoir en tête tout de suite: les termes présents dans l’intitulé réclame une clarification. Par « humanité », on peut entendre à la fois la condition humaine et la totalité  (quantitative) des humain.e.s. La religion ne peut être vraiment comprise que si l’on fait une distinction avec le sacré:

Le sacré, c’est ce que l’on dote d’une valeur ou d’une attention plus marquée que ce que l’on appelle la dimension profane (pro fanum: au seuil du temple). Nous investissons des lieux, des personnes, des objets, des périodes d’une importance et d’une incitation au respect, à la vénération, voire à la crainte. Le sacré ne suppose pas nécessairement de rapport à une divinité ou à une croyance religieuse. Cela peut simplement revêtir le sens d’important, de spécial comme lorsque l’on dit que telle habitude est devenue, avec le temps « sacrée » à nos yeux. Dans un musée, il y a nécessairement du sacré de la même façon que l’on ne peut pratiquer un art sans l’investir de sacré, d’attention à ce qui revêt de la préciosité à nos yeux. 

La religion, est un système organisé de croyances, de rites, de pratiques et de communautés qui structurent le rapport au sacré. Elle est une institution. Ce terme est important, il vient  de « in situere »: ce qui est « situé dedans », ce qui finalement n’a de sens qu’à constituer l’intérieur d’un ensemble. Le sacré est finalement un rapport au monde et aux autre et à la vie mais la religion est le corps de régles, de doctrines et de rites par le biais duquel on sa structurer un ensemble fermé de tout cela. Ainsi, la religion est une forme institutionnalisée et codifiée du sacré, mais le sacré peut exister en dehors de toute religion, par exemple dans des cultes civiques ou des expériences artistiques ou philosophiques. Le sacré est donc une notion plus vaste, moins limitée que la religion, laquelle est une organisation symbolique et sociale qui crée des communautés (on pourrait dire sans jeu de mots des lieux communs). On peut donc être touché par une intuition sacrée sans pour autant adhérer à une religion, mais, par contre, toute religion repose nécessairement sur une certaine distinction entre le profane et le sacré.




Etre attentif.ve aux pistes qui s’ouvrent à partir de cette distinction: Il y a donc deux choses clairement différentes ici: un certain type de rapport au monde « sacré »  (ne pourrait-on pas aller jusqu’à dire d’ailleurs qu’il ne peut exister de monde qu’à partir du sacré?) Et une adhésion à des modes de vie imprégnées de la confession religieuse à laquelle on appartient. On peut s’extraire de la seconde mais se détacher de la première pose vraiment question. Ici on a trouvé l’angle d’attaque du sujet. Pourquoi?  Parce que de fait, il n’existe pas de société sans religion et à la base de toute communautés on trouve des croyances, des dogmes, des histoires, des rites, bref des religions mais en même temps, nous réalisons bien comment et pourquoi les religions se distinguent en cultivant des zones et des modalités de sacrés qui leur sont propres et qui sont susceptibles de faire naître des dissensions au sein même de l’humanité. Si le sacré concernent tous les humains, les religions structurent la vie des humain.e.s selon des habitudes différentes. Il existe sans aucun doute un rapport fondamentale entre socialisation et religion, laquelle manifeste une incroyable et puissante aptitude à structurer intelligemment des modalités de vivre ensemble. Ainsi par exemple l’amour chrétien indépendamment de toute référence à l’histoire célébrée du Christ est « une bonne idée » parce que cela peut structurer une communauté autour de cette valeur là. On retrouve une valeur particulièrement à même de construire un groupe dans toute religion: pour l’islam c’est la justice sociale et aussi l’amour du prochain. Pour le judaïsme, c’est la foi en un dieu unique. Pour le bouddhisme, c’est l’éveil. Pour l’hindouisme c’est le Dharma, le devoir. Il existe toujours un terme proche mais autre à partir duquel le sujet prend un sens tout particulier. Ici la différence entre le sacré et les religions est absolument décisive parce que ‘son comprend bien tout ce que la région peut revêtir de fondamental en terme d’organisation des humains au sein d’une communauté mais aussi de figé, de statique, d’opposition à toute évolution de la communauté en question. Peut-être convient-il également de pointer la dimension passive du sacré (numineux: sentiment de fascination et d’effroi devant quelque chose d’écrasant) et l’efficience active des religions (structures communautaires). Il y a un rapport avec une extériorité radicale dans le sacré alors qu’il y a une dimension institutionnelle dans la religion ce qui veut dire « intérieure », ou en d’autres termes: le sacré est un rapport à une altérité radicale alors que la religion est une façon de structurer et d’ordonner une communauté humaine, mais différemment, en fonction des cultures. 




Il est temps maintenant de penser à un plan lequel peut partir d’une référence particulièrement féconde - Nous allons choisir le rapport au visage dans la philosophie d’Emmanuel Lévinas

Il se trouve que cette référence est particulièrement probante parce que grâce à elle nous allons pouvoir dégager trois caractéristiques propres aux notions de religion et de sacré: le tabou, l’altérité et la notion de sens (donner du sens à ce qui n’en a pas). Il restera à nous interroger sur la question de avoir si ces trois données fondamentales de notre rapport à l’existence sont plutôt de l’ordre du sacré ou de la religion.


I. Lévinas : le visage - Le tabou, l’altérité et le sens

Le visage, chez Lévinas, n’est pas simplement une donnée physique ou religieuse, mais le lieu d’une expérience éthique radicale. Il s’agit d’un « absolu qui déchire le sensible » : dans le visage d’autrui, l’infini se manifeste, et avec lui, l’interdit du meurtre, la responsabilité éthique et l’appel à la bonté. Qu’est-ce que cela veut dire? Quand nous sommes devant le visage de l’autre, nous nous trouvons devant une réalité physique mais en même temps, quelque chose nous retient de considérer cette figure, cette peau traversée de rides ou d’expressions comme étant simplement physique. Nous ne pouvons absolument pas la chosifier. Il y a quelque chose d’un visage qui nous questionne et nous interpelle.

Dans l’un de ces films qui s’intitule « le genou de Claire » Eric Rohmer décrit l’attirance un peu perverse du personnage principal sur le genou d’une femme qui s’appelle Claire. Il est absolument impossible de fétichiser ainsi un visage. Pourquoi? Parce que le visage est incontenable, il s’échappe de la vision. Quand nous voyons quelque chose, nous le limitons à un cadre, nous limitons die champ visuel de ce qui est vu. Devant un visage nous ne pouvons pas faire ça parce que tout visage est expressif et cela indépendamment de l’expression voulue par la personne elle-même. Nous ne sommes pas du tout en train de parler du sourire ou de la peine que nous signifions par notre visage mais du fond signifiant de tout visage, même mort. 

Comme le dit Lévinas le visage est sens à lui tout seul et c’est là un phénomène extraordinaire, quasi miraculeux. Il y a dans tout visage une sorte de message dit par une langue sauf qu’il est impossible de la réduire à un message compréhensible. Le visage ne cesse de dire mais personne ne peut comprendre ce qui est dit. Pourquoi? Parce que pour tous les autres messages que nous recevons il y a un code une langue, des usages auxquels nous pouvons référer telle ou telle expression. Si je vois une éprenne avec une coupe de cheveux punk une crête  style iroquois, je pourrai sans peine en déduire une certaine révolte, une certaine affirmation de valeurs ou de contre-valeurs mais l’expression d’un visage n’a pas de références, de codes. Le sens est enfermé dans l’expression. Un visage est fondamentalement chiffré et indéchiffrable. Il est « sacré ».




Cela ne veut pas dire que le meurtre est rendu impossible mais qu’il est interdit pas le visage et que l’on peut physiquement tuer le porteur ou la porteuse de visage mais qu’e l’on ne peut pas ignorer l’avertissement que porte tout visage en soi. Dans le visage se concentre donc trois données fondamentales du religieux: le tabou (parce qu’une interdiction est proférée), l’altérité parce que ce visage se manifeste à moi comme ce que je ne peux pas ramener au même et le sens puisque tout visage est exprimant (je ne le sais jamais comme peau ou comme réalité physique sensible il intercale entre lui et moi une sorte de voile expressif constant et ce voile n’est pas un masque mais ce qu’il EST structurellement. 

Le visage est porteur d’un message universel : il exige la reconnaissance de l’autre dans sa vulnérabilité et sa transcendance, avant toute parole ou croyance religieuse.

Le visage est donc l’expression d’une intuition du sacré, au sens où il met en jeu une transcendance qui échappe à la totalité du monde et qui s’impose à la conscience éthique. Il n’est pas l’icône d’un Dieu particulier, mais la trace d’une altérité radicale, d’une « illéité » (l’Il au fond du Tu), qui renvoie à l’infini sans jamais s’y réduire. Ainsi, le visage n’est pas l’apanage de la religion juive, mais l’expression d’une structure universelle du sacré.


II. L’humanité peut-elle exister sans le tabou, l’altérité et le sens ?

1. Sans le tabou

Le tabou, étudié par Durkheim, est une limite sociale fondamentale. Il structure la vie collective en interdisant certains comportements et en protégeant le groupe. Le tabou n’est pas propre à la religion : il est présent dans toutes les sociétés, même les plus sécularisées. Il relève du sacré, au sens où il met à part ce qui est interdit, dangereux ou impur. Pour Agamben, dans Homo Sacer, le tabou est lié à la sacralisation de la vie nue, au cœur du pouvoir politique. L’humanité ne peut donc exister sans une forme de tabou, car celui-ci est constitutif de l’ordre social et symbolique.

il est également possible de réfléchir à la notion de désinhibiteurs dans le cours de Heidegger sur monde finitude et solitude. Le philosophe allemand utilise les travaux récents de Von Uexküll sur l’animal et son milieu.  La tique par exemple perçoit les trois affects à partir desquels elle est accaparée par la constitution de son biotope (nous avons largement déjà évoqué cela). Heidegger parle ici de « désinhibiteurs », comme si l’animal pouvait à partir des ces signaux libérer finalement ce qu’il est dans le rapport mutuel qui va se constituer avec son milieu. Mais l’humain lui n’a pas de désinhibiteurs. Nous pouvons ici envisager la possibilité qu’à l’inverse des animaux il soit ainsi placé dans la nécessité de s’imposer des inhibitions, des interdits, des tabous , ce qui donnera lieu à une existence collective possible et à une cité. C’est comme notre existence « d’animal naturellement politique », de zôon politikon ne pouvait dés lors se concevoir qu’en tant qu’elle serait fondée sur les tabous, sur des inhibitions, c’est-à-dure sur lu religieux ou de la religion.




2. Sans le rapport à l’altérité

L’altérité, chez Lévinas, est constitutive de l’humain. Elle n’est pas propre à la religion, mais à la condition humaine. Le visage d’autrui exerce sur le moi une contrainte éthique, une « sommation » à la responsabilité, avant même toute relation sociale ou religieuse. Heidegger, dans son analyse du Dasein, montre que l’être-au-monde implique une ouverture à l’autre, une co-existence qui précède toute institution. L’humanité ne peut exister sans rapport à l’altérité, car celui-ci fonde la socialité et la compréhension de soi.

Quand on est en face d’un visage on se sent appelé, réquisitionné par un devoir de révérence, de décence et toute grossièreté, toute agression, toute insulte est une déficience, une absence, une négation de sa propre humanité et plus encore un blasphème, une profanation. Ce visage en tant qu’inassimilable nous rappelle à l’existence de l’Autre, et plus encore à l’évidence qu’il y a dans ce face à face avec l’inassimilable l’occasion d’être à la hauteur de quelque chose, mais quoi: le tact de laisser intact le visage de l’autre, sa personnalité, son intégrité. On perçoit que l’on est appelé.e à une responsabilité, répondre de soi devant l’autre et de l’ autre devant soi. L’exigence éthique est là ici dans cette présence de l’incompréhensible devant moi à chaque visage rencontré.




3. Sans la capacité à produire du sens

Produire du sens est une capacité humaine fondamentale, analysée par Eliade et Otto. Eliade montre que l’homme cherche à donner du sens au monde à travers des récits, des rituels, des symboles. Otto, dans Le Sacré, insiste sur le mystère, le numen, qui suscite l’émerveillement et la recherche de sens. Même sans religion institutionnalisée, l’humain produit du sens, à travers l’art, la philosophie, ou la technique. Heidegger, dans « L’origine de l’œuvre d’art », montre que l’œuvre d’art permet de « faire monde », c’est-à-dire d’ouvrir un espace de sens, de révéler le monde dans sa vérité. L’art est donc une forme de sacré, qui n’est pas réductible à la religion.




III. Tabou, altérité, sens : dans le sacré ou dans la religion ?

Le tabou, l’altérité et le sens sont des structures fondamentales qui traversent l’histoire humaine. Elles apparaissent dans le sacré, mais ne sont pas l’apanage de la religion.

- Tabou : Le tabou est une opération de sacralisation, de mise à part, qui peut être religieuse, mais aussi politique ou sociale. Pour Durkheim, la religion est une institution qui organise le sacré, mais le sacré lui-même est plus large : il inclut tout ce qui est investi de valeur, de sens ou d’interdit. Pour Agamben, la sacralisation de la vie nue montre que le sacré est une opération politique et symbolique, pas nécessairement religieuse.

- Altérité : L’altérité, chez Lévinas, est une expérience du sacré, au sens où elle met en jeu une transcendance, une ouverture à l’infini. Cette expérience n’est pas propre à la religion, mais à la condition humaine. On peut d’ailleurs aller plus loin qu’Emmanuel Lévinas et remettre en question cette notion d’expressivité qu’il limite au visage humain. Baptiste Morizot pose à plusieurs reprises la question du regard des animaux et du rapport à une intériorité qu’il implique. Le simple fait que certains animaux nous regarde dans les yeux pose question, tout comme d’autre expériences dans lesquelles la relation au vivant révèle un « sens »



-  Sens : La production de sens est une capacité humaine universelle, qui peut prendre des formes religieuses, mais aussi artistiques, philosophiques ou techniques. Pour Eliade et Otto, le sacré est une dimension de l’expérience humaine, qui peut se manifester dans la religion, mais aussi dans l’art ou la pensée. Heidegger montre que l’œuvre d’art permet de « faire monde », c’est-à-dire d’ouvrir un espace de sens, de révéler le monde dans sa vérité. C’est tout ce qui sépare dans notre rapport au monde et aux autres et à nous mêmes l’axe horizontal fondé sur la vie (survivre, utilité, fonction, poiesis, vital) et l’axe vertical qui est celui de l’existence ( praxis,  gratuité, valeur, sacré ,religion) 

La religion n’est qu’une des formes possibles du sacré. Le sacré, entendu comme expérience fondamentale de la transcendance, de l’interdit et de la recherche de sens, est constitutif de l’humain. La religion institutionnalise le sacré, mais ne l’épuise pas. L’art, la philosophie, l’éthique sont autant de lieux où le sacré peut s’exprimer, sans passer par la religion.

Pour Lévinas, le visage est l’expression d’une transcendance éthique, d’une altérité radicale, qui n’est pas réductible à une croyance religieuse. Pour Eliade et Otto, le sacré est une dimension de l’expérience humaine, qui peut s’exprimer dans la religion, mais aussi dans l’art ou la pensée. Pour Heidegger, l’art est une forme de sacré, qui permet de « faire monde », d’ouvrir un espace de sens.




Conclusion: le monolithe et le sacre

L’humanité ne peut exister sans tabou, altérité et sens, qui sont des structures du sacré, mais pas nécessairement de la religion. Le sacré, entendu comme expérience fondamentale de la transcendance, de l’immanence, de l’interdit et de la recherche de sens, est constitutif de l’humain. La religion n’est qu’une des formes possibles du sacré, qui peut aussi s’exprimer dans l’art, la philosophie ou l’éthique. Ainsi, l’humanité peut exister sans religion, mais non sans sacré. Dans le film de Stanley Kubrick « 2001 Odyssée de l’espace », on comprend assez facilement ce pari osé du réalisateur de filmer l’émergence de l’être humain avec la création de l’outil et l’accompagnement musical de Richard Strauss « ainsi parlait Zarathoustra ». Mais avant cette scène il y a le passage tout aussi célèbre du monolithe: objet noir, lisse, vertical dans un mode dont les premières images accentuait plutôt les lignes horizontales. 

Plus encore qu’à Nietzsche (référence assez claire du film) c’est à Martin Heidegger que ce monolithe peut nous renvoyer et à la corrélation qu’il établit entre le Dasein, l’oeuvre et l’émergence d’un monde. En effet, il ne peut exister de monde tant que rien ne fait apparaître la présence des choses et des éléments comme effective, comme étant « là », en soi, et non en tant qu’ils seraient d’emblée là « pour nous », pour notre usage, pour notre consommation. Avant il n’y a à proprement « rien »: un désert  dans lequel des vivants errent sans histoire, ni puissance ni sens. Le monolithe peut difficilement être perçu autrement qu’en tant que manifestation du sacré et comme seuil à partir duquel ce chaos dispersé d’affects de peur, de faim et de stimulations multiples devient un monde et d’un seul coup la présence de l’humain en tant que dasein, de l’objet (la dalle) et du monde s’effectue simultanément. On sait à quel point dans cette séquence du film jusqu’au fondu enchaîné de l’os et de la station orbitale lunaire qui décrit le destin technologique humain, l’ordre des images est fondamental. Or ce n’est qu’après l’apparition du monolithe que l’être humain naît de et avec l’outil. Ce qu’il y a avant c’est le dasein, l’être là de l’humain, des choses et du monde, par quoi il semble évident, à la lumière de ce film ô combien mythique qu’il est impossible que l’humanité puisse exister sans le sacré, c’est-à-dire sans l’expérience de cette verticalisation par le biais de laquelle l’être humain est sur terre et en fait un monde, ce qui implique qu’il en « consacre » la naissance et la venue (venir au monde). 



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