vendredi 30 septembre 2011

Un texte de Michel Tournier sur le sujet: "Les autres nous empêchent-ils d'être nous-mêmes?"

« A Speranza, il n’y a qu’un point de vue, le mien, dépouillé de tout possible. Et ce dépouillement ne s’est pas fait en un jour. Au début, par un automatisme inconscient, je projetais des observateurs possibles – des paramètres – au sommet des collines, derrière tel rocher ou dans les branches de tel arbre. L’île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau d’interpolations (1) et d’extrapolations qui la différenciait et la douait d’intelligibilité. Ainsi fait tout homme normal dans une situation normale. Je n’ai pris conscience de cette fonction – comme de bien d’autres – qu’à mesure qu’elle se dégradait en moi. Aujourd’hui, c’est chose faite. Ma vision de l’île est réduite à elle-même. Ce que je n’en vois pas est un inconnu absolu. Partout où je ne suis pas actuellement règne une nuit insondable. Je constate d’ailleurs en écrivant ces lignes que l’expérience qu’elle tente de restituer non seulement est sans précédent, mais contrarie dans leur essence même les mots que j’emploie. Le langage relève en effet d’une façon fondamentale de cet univers peuplé où les autres sont comme autant de phares créant autour d’eux un îlot lumineux à l’intérieur duquel tout est – sinon connu – du moins connaissable. Les phares ont disparu de mon champ. Nourrie par ma fantaisie, leur lumière est encore longtemps parvenue jusqu’à moi. Maintenant, c’en est fait, les ténèbres m’environnent. 
Et ma solitude n’attaque pas que l’intelligibilité des choses. Elle mine jusqu’au fondement même de leur existence. De plus en plus, je suis assailli de doutes sur la véracité du témoignage de mes sens. Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d’autres que moi la foulent. Contre l’illusion d’optique, le mirage, l’hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l’audition…le rempart le plus sûr, c’est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu’un, grands dieux, quelqu’un ! »
                              « Vendredi ou les limbes du Pacifique » - Michel Tournier
(1) Interpolation : action d’insinuer des termes intermédiaires dans une série d’éléments connus
   
Quelques éléments d'explication:   plongé dans la solitude, Robinson perçoit certains automatismes inconscients sur lesquels se fonde ce que nous appelons notre perception dire « normale ». Ainsi, nous ne voyons jamais un objet sans lui supposer d’autres angles de vue possibles mais inaperçus de nous-même. Pour que nous les saisissions, il faudrait que nous ayons une sorte d’œil absolu capable de voir l’objet sous toutes ses faces, en même temps, ce qui est physiquement impossible. Toutes les expériences des choses que nous avons sont donc des constructions de notre esprit pour lesquelles nous mêlons la réalité partielle, fragmentée de l’objet que nous saisissons maintenant avec ce que nous supposons que les autres aperçoivent de cet objet. Si nous en restions strictement à ce qui se manifeste vraiment à nos sens, nous ne pourrions pas parler d’objets mais d’une multitude d’impacts sonores, visuels, tactiles qui saturent notre sensibilité sans lui donner la marge de manœuvre lui permettant d’y distinguer quoi que ce soit. C’est pourtant bien à cette sorte de déferlement de « pixels impressifs » que nous sommes livrés à chaque instant. Si nous ne le vivons jamais comme tel, c’est parce que les autres, par leur présence effective ou éventuelle, prennent suffisamment d’importance dans notre perception du réel, pour que nous nous représentions l’objet tel qu’il serait visible par tous les autres et jamais tel qu’il est vraiment vu par nous. Nous évoluons donc dans un univers d’objets dont pourtant nous ne percevons jamais vraiment le statut d’objet « un ».
On pourrait presque dire que tout homme vivant en société et percevant une chose fait comme s’il portait avec lui « l’humanité percevante », de telle sorte que ce que nous ne voyons pas en fait, nous savons que c’est visible en droit. C’est ainsi qu’en un sens nous n’existons jamais vraiment dans le monde tel qu’il est mais tel qu’il pourrait être puisque je ne vois jamais une montagne sans substituer au fragment visuel que je perçois en fait la synthèse de tous les angles, de tous les fragments visuels de la montagne telle qu’elle n’est visible qu’en droit car personne ne peut voir la montagne comme synthèse de tous les fragments visuels. Si l’on objecte ici qu’on peut faire le tour, survoler la montagne afin de constituer une vision qui serait l’addition de tous les angles, la question se pose de savoir dans quoi ces différentes visions vont s’additionner et la réponse est « notre mémoire », de telle sorte qu’il s’agit bien encore d’une interprétation, d’une construction mentale qui s’appuie sur l’aptitude humaine au souvenir et pas de la montagne « telle qu’elle est ».
Dans notre perception de l’espace, des murs d’une maison, des maisons composant une ville, de toutes les villes composant un pays, etc, s’impose l’idée que si nous, physiquement, ne voyons pas les autres maisons des autres quartiers de la ville, ces maisons sont occupées, perçues par d’autres que nous, de telle sorte qu’elles ont bien une réalité perceptible. Non perçues par nous maintenant d’un point de vue physique, elles sont « peut-être » perçues par d’autres, comme si le phénomène de leur pesée effective sur le réel s’accomplissait dans l’épaississement de cette « chair perceptive » qu’est le ressenti des autres. On comprend ce que Michel Tournier veut dire quand on envisage la possibilité qu’une catastrophe nucléaire aient tué toute la population mondiale, nous excepté. Au bout de quelques années, cette assurance d’une ville existante parce que composée de quartiers perceptibles par d’autres s’effritera pour laisser place au champ de perception réduit au seul rayonnement de ma perception. C’est finalement très logique et très juste : si aucun autre homme n’existe ailleurs pour voir une maison, alors cela veut dire qu’aucun modèle humain donc linguistique n’existe ailleurs pour unifier un flux de ressentis sous le terme de « maison ». Il y a ailleurs des flux d’impressions qui ne cessent d’émettre mais pas d’homme pour les constituer humainement. C’est donc une nuit insondable.
 En vérité il n’y a pas de montagne, il y a des impressions que nous ne recevons jamais sans les soumettre déjà au fait de leur recoupement sous l’étiquetage d’un nom « commun », de telle sorte qu’au-delà des différences notables entre toutes les montagnes, toute élévation d’un terrain vers un sommet sera une montagne. La certitude dans laquelle nous installe un conditionnement humain commencé très tôt selon laquelle toutes les choses ont un nom nous donne ainsi accès à un monde dans lequel les impressions ne sont jamais ressenties dans leur réalité « donnée » immédiate mais toujours à partir de cet a priori selon lequel elles dressent devant nous un tableau de choses connues. Sujets que nous sommes à une déferlante incessante de ressentis multiples, changeants, uniques, inédits et inconnus nous ne percevons que du « déjà vu » puisque nous ne relevons de cet assaut continu d’impressions que leur recoupement sous la classification de mots. Nous croyons que les choses reviennent alors que ce n’est que le mot qui sans cesse revient à notre esprit, faisant du monde perçu un monde « lu »,  décrypté, en vertu d’une certaine grille d’interprétation.
Utiliser le langage signifie symboliser, c’est-à-dire rendre compte d’un certain « bloc » de ressentis par un symbole vocal et graphique qui permet non seulement de reconnaître ce bloc à chaque fois qu’il arrive mais aussi de l’évoquer quand il n’est pas directement présent. Nous pouvons ainsi évoquer les montagnes, les vallées, les océans, etc, parce que le symbole graphique « océan » vaut pour tous les océans. L’homme en se dotant de cet outil s’est donné les moyens de ranger l’univers dans des « cases ». Il reconnaît bien des variations de grandeur, d’intensités, etc, mais toujours à partir de sa classification fondamentale : deux océans restent quand même deux très grandes étendues d’eau. Nous ne réalisons jamais que la synthèse d’un certain ensemble de ressentis en « une chose » est déjà du langage, c’est-à-dire le parti pris d’une certaine intelligence humaine pour percevoir le monde.
La notion même de « monde » est un « effet de langue » puisque ce qu’il y a vraiment, indépendamment d’une interprétation humaine, trop humaine, c’est la totalité d’un être qui est maintenant. Nous disons ainsi par exemple que ceci est la terre et ceci est la lune, mais ce que nous révèle la trajectoire orbitale, c’est justement le fait que l’une est indissociable de l’autre et qu’elles sont toutes deux prises dans une loi qui les confond. Nous essayons alors de comprendre avec des symboles la réalité d’un phénomène qui nous interroge et nous échappe précisément à cause de cette interprétation antérieure que nous avons faite avec des symboles, ce qui nous a fait adhérer comme à une évidence à l’idée qu’il y a une chose « lune » et une chose « terre ». Or, Il n’y a ni l’une ni l’autre, il y a ce que l’on pourrait appeler un « plein » de forces en incessante mutation dans lesquelles tout « interagit ». Si nous réalisions cela en nous mettant à distance du langage, nous serions pris de panique en éprouvant le fait de notre immersion dans une totalité physique incessamment changeante, imprévisible et parfaitement indifférente à notre sort en tant qu’infime partie de cet ensemble. 
Représentons-nous quelqu’un (l’autiste ?) dont la perception est suffisamment fine pour saisir tout ce qui rend impossible le rapprochement entre deux nuages, entre deux montagnes, entre deux océans et qui pousserait cette impossibilité d’assimilation jusqu’à rejeter les mots puisque ils mettent ensemble deux réalités toujours distinctes, nous commencerions de comprendre ce que robinson est en train de décrire. Privé de communauté, il commence à perdre le commun des noms, comme si chaque moment, chaque perception ne pouvait se laisser baptiser que par un nom propre. Quand je dis « ceci est une montagne », je ne fais pas que classer cette montagne ci dans l’ensemble de toutes les montagnes, je donne à ma perception intime et particulière, effectuée ici et maintenant un sens « commun ». Moi, cet homme je fais comme si j’étais en même temps tous les hommes et comme si je ne voyais que du « visible humain ».
 On comprend donc bien pourquoi l’autre est le meilleur rempart contre la folie : limité dans une perception personnelle, incomparable et unique de son environnement, Robinson perd le réflexe de ce classement conditionné. Ce n’est même pas que « tout peut arriver » dans une dimension où nous ne distinguons plus des choses, des éléments, c’est plutôt que tout ne cesse jamais d’arriver, de changer, de se transformer, comme une réalité monstrueuse, avec cette terreur supplémentaire que l’on est « avalé » dedans.
Finalement, faire usage de sa raison c’est, sans jeu de mot, appeler un chat un chat, garder les pieds sur une terre « concevable », délimitable, conceptualisable en tant que « chose ». Si nous n’avions pas le langage, nous serions plongés dans les flux dérivants, en constante interaction, d’une infinie multiplicité de vagues de ressentis, celles-là même que certains peintres, au prix parfois de leur raison, vont saisir en jetant un coup d’œil de l’autre côté du mur des mots. Plutôt que d’invoquer autrui comme le meilleur rempart contre la folie, Robinson devrait préciser qu’il a besoin du contact avec l’autre pour revenir à la perception « usuelle », « normative » du réel, mais le fait même qu’il soit en train de la perdre prouve justement qu‘elle n’est que normative. Ce qu’il vit est un retour angoissant à la réalité la plus stricte, littérale et donnée de ce qui est, perception crue et inhumaine d’une vie sans pointillés, ni « choses » à percevoir. C’est donc bien ce que nous appelons la folie et ce qui nous amène parfois à enfermer des personnes dont les modalités de perception sont incompatibles avec les nôtres, parce qu’elles refusent de ne ressentir le réel qu’au travers des caricatures de choses nommées sur la base desquelles nous constituons une perception « commune ».

2 commentaires:

  1. Bonjour je suis Nicolas de la TS1
    J'ai une question à vous poser sur la dissertation du vendredi 4 novembre
    Pouvons nous parler de La Déclaration Des Drois de l'Homme? on peux dire que ce texte vient du droit naturel. Les villageois en avaient marre de vivre dans ces conditions, ils se sont revolté on peux dire qu'ils etaient dans leur droit naturel?
    Les droits positifs actuel sont ils des perversions des droits naturels?
    Si vous voullez vous pouvez me répondre sur mon adresse mail nicoco39@hotmail.fr

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  2. Bonjour Nicolas,
    Oui, vous pouvez parler de la révolution française et des droits de l'homme. Cette référence est très riche dés qu'on l'approfondit un peu parce que justement ça ne suffit peut-être pas de dire que le peuple français en avait assez et qu'il s'est révolté à cause du droit naturel. Il s'est probablement révolté d'abord parce qu'il avait faim et que les conditions minimales d'existence d'une collectivité n'étaient pas assurées. S'est-il vraiment senti spolié, floué dans son "droit", cela n'est pas vraiment évident, car la monarchie était installée depuis longtemps comme de "droit divin". Une bonne part de la population ne sait ni lire ni écrire. La révolution française est un mouvement populaire, orchestré, organisé, dirigé et "mis en mots" par des bourgeois lettrés qui vont faire le lien avec certaines idées. Le philosophe allemand Karl Marx insistera beaucoup sur le fait que la révolution française est une transformation politique mais pas économique puisque avant comme après il y a toujours des exploiteurs et des exploités. La grande question elle est là: le peuple français a-t-il réellement eu l'intuition d'un droit naturel maltraité par la noblesse, le clergé et la monarchie ou bien s'agit-il ici de la "traduction" douteuse d'un soulèvement par certains intellectuels soucieux de renverser le régime? Les Droits de l'homme constituent la première manifestation écrite de cette idée selon laquelle tout homme a des droits, quelque soit sa naissance. En ce sens, on a envie, en effet, de parler de droit naturel, terme utilisé par les révolutionnaires. Rousseau avant eux avait commencé son livre "le contrat social" par cette phrase: "L'homme est né libre et partout il est dans les fers (en prison)". Il fait bien référence à un être libre de droit de tout homme. La notion de droit naturel existait depuis bien longtemps (Sophocle en un sens) mais la déclaration des droits de l'homme est un document juridique inspirant directement une constitution. C'est pour cela que c'est aussi important. Beaucoup de philosophes de l'époque ont eu l'impression qu'un peuple d'Europe réalisait leurs idées. Autrement dit, vous pouvez tout à fait évoquer le droit naturel pour la révolution française mais cela n'explique peut-être pas tout, voire rien du tout, si l'on croit Marx, car cette notion a pu être plaqué "après coup" sur un"ras le bol" plus terre à terre lié à la misère de la condition du peuple français.
    Merci pour votre question.

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