« L’homme a un penchant à s’associer car dans un tel état, il se sent plus qu’homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à s’isoler, car il trouve en même temps en lui le caractère d’insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et, de ce fait, il s’attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu’il se sait lui-même enclin à résister aux autres. C’est cette résistance qui éveille toutes les forces de l’homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse, et, sous l’impulsion de l’ambition, de l’instinct de domination, de cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu’il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer. L’homme a alors parcouru les premiers pas, qui, de la grossièreté, le mènent à la culture dont le fondement véritable est la valeur sociale de l’homme ; c’est alors que se développent peu à peu tous les talents, que se forme le goût, et que même, cette évolution vers la clarté se poursuivant, commence à se fonder une forme de pensée qui peut avec le temps transformer la grossière disposition naturelle au discernement moral en principes pratiques déterminés. Par cette voie, un accord pathologiquement (1) extorqué en vue de l’établissement d’une société peut se convertir en un tout moral. Sans ses qualités d’insociabilité, peu sympathiques certes par elles-mêmes, source de résistance que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient à jamais enfouis en germes, au milieu d’une existence de bergers d’Arcadie (2), dans une concorde, une satisfaction et un amour mutuel parfait. »
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(1) pathologiquement : chez Kant, ce qui relève du sentiment, de l’inclination, par opposition à ce qui est volontaire
(2) L’Arcadie est une région de Grèce que les poètes antiques considéraient comme un lieu idéal dans lequel tous les hommes seraient bons.
Emmanuel Kant
Finalement en tout être humain se mêlent deux genres différents d’aspiration au pouvoir : celle du développement de soi vers la constitution d’un idéal humain et celle de la domination des autres. Toute l’originalité de la pensée de Kant consiste à définir cette opposition comme une heureuse compatibilité dans la mesure où si notre volonté de constituer avec les autres une humanité oeuvrant sans cesse vers le progrès n’était pas contrariée par notre désir de nous isoler, de nous considérer comme meilleur que les autres et d’entrer avec eux en compétition, probablement ne travaillerions-nous pas à cette évolution. Il nous faut de mauvaises raisons de poursuivre un très noble but, de lutter pour la meilleure des causes.
Il existe donc un projet « souterrain » de la nature visant à nous sortir radicalement d’une innocence ou d’un bonheur niais et improductifs. Si nous n’avions que de bons sentiments envers autrui, nous vivrions dans une paix aussi stérile que figée. Finalement Kant ne voit pas comment nous aurions pu sortir de l’état de nature pour accéder à celui de culture sans cet antagonisme et sans cette hostilité mutuelle. Quelque chose de la nature travaille à ce que l’homme ne soit pas un être pacifique et naturel. Il convient de donner à ce devenir culturel de l’homme toute sa portée, dans l’esprit de Kant. Il s’agit bel et bien d’un « arrachement » que l’on peut situer à deux niveaux : d’une part l’individu se détache de ses penchants naturels à l’oisiveté, d’autre part l’humanité sort de l’état de nature. Cet arrachement correspond finalement à la liberté.
Sans l’efficience de cette constante stimulation à dépasser son prochain, à le surclasser, nos qualités demeureraient à l’état de germe et l’humanité dans son ensemble ne profiterait pas de nos talents. Les autres, en suscitant en nous des sentiments de gêne et d’hostilité nous contraignent à faire la preuve de nos capacités, à les « produire », à les traduire en actes. Autrui c’est l’actualisation de nos aptitudes par la mise sous tension de l’existence sociale comparable dés lors à un champs de rivalité plus ou moins sous-jacente. C’est parce que nous sommes tous les uns contre les autres que nous contribuons paradoxalement à l’élaboration d’un progrès commun. Pour que l’humanité soit vraiment ce qu’elle doit être, c’est-à-dire culturelle, il faut que nous sortions de la naïveté d’une harmonie naturelle. « L’homme veut la concorde, dit Kant, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde. »
Kant développe ici une théorie originale parce que différente de celles de Hobbes et de Rousseau. Pour le premier, l’homme est naturellement tourné vers l’agression de son prochain et la loi ainsi que l’état de culture ne peuvent se fonder que sur un contrat par lequel les hommes, finissant, par force, de comprendre qu’ils ne peuvent assurer leur sécurité personnelle par leur force personnelle accepte de donner leur liberté au souverain en échange de la garantie de leur sécurité. Au contraire, Kant reconnaît chez l’être humain une prédisposition au bien mais grossière et maintenue à l’état de germe. Ces principes moraux déterminés auront besoin de l’instinct de domination, de l’ambition, etc, pour voir le jour à partir de cette prédisposition. Mais ce n’est pas pour autant que Kant se rallie aux thèses de Rousseau considéré comme l’adversaire attitré de la théorie de Hobbes puisque contrairement au philosophe français, Kant considère ici que c’est justement la socialisation qui rend finalement l’homme bon, « vu de loin » pourrait-on dire. A son insu, la nature suscite et tire parti de son insociable sociabilité, ce qui signifie qu’il ne concourt à une finalité bonne que dans l’exacte mesure où il manifeste à l’égard de l’autre une méchanceté ainsi qu’un désir de domination radicale. C’est justement d’un état de bonté naturelle qu’il convient de sortir l’homme parce que cet état ne « produit » rien. Il n’est pas vraiment bon naturellement d’ailleurs car cette bonté n’est qu’une disposition.
On pourrait dire finalement que, selon Kant, la nature joue de notre nature pour parvenir à ses fins, lesquelles semblent avoir un rapport avec notre développement culturel. La nature de l’homme, c’et justement de ne pas en avoir. Les espèces animales qui vivent en groupe, fourmis, termites, etc. ne semblent pas avoir les mêmes problèmes de cohabitation à gérer, peut-être parce que finalement elles n’ont pas à être autre chose que ce qu’elles sont alors que l’homme, lui, a à « devenir » et ce devenir est celui que dessine un horizon moral.
Il importe de bien saisir la hauteur de vue requise par l’angle adopté dans le texte. Comment un être si égoïste peut-il sous l’impulsion de ses pires penchants concourir à son insu à des finalités morales et nécessaires ? On peut répondre, d’une part, par ce que l’on pourrait appeler une forme d’harmonie des hostilités, la dynamique d’une perfectibilité gagnant peu à peu une cohérence dans la multiplication même des conflits nés de la volonté de surclasser et dominer son prochain. Les volontés se neutralisent de la même façon que chaque arbre animé de sa propre force de croissance ne tend qu’à s’élever au-dessus des autres afin d’offrir le plus de feuilles possible à la lumière du soleil et participe ainsi à la dynamique « collective » d’une forêt « droite ». Un nouvel angle de réponse commence ainsi de se profiler : celui d’une action sous-jacente oeuvrant au cœur même des agissements des hommes, faisant le meilleur profit du conflit de leurs ambitions. C’est donc parce que l’homme est individuellement « mauvais » qu’il contribue à imposer des normes de droit, lesquelles concrétisent notre aspiration universelle à un idéal de bien moral. L’homme est à la fois un être soumis à des appétits, à des sentiments qui l’inclinent plutôt à favoriser ses propres affaires et son bien être personnel, et un être de raison accessible à des idéaux universels. La nature joue de son premier penchant pour œuvrer en vue de lui donner de quoi satisfaire le deuxième, lequel est moins un penchant qu’une noble finalité.
Ce texte sur l’insociable sociabilité humaine est donc au cœur de la question de savoir si les autres nous empêchent d’être nous-mêmes. C’est justement parce que la réponse est d’abord : « oui » qu’elle s’oriente finalement vers le « non ». Les hommes ont besoin d’être contrariés, gênés, jugés, mis en compétition avec les autres pour se détacher d’une nature inerte, improductive et stérile vers le dynamisme d’un processus de civilisation dans lequel seulement ils trouveront de quoi se constituer une identité. Ce que les autres empêchent de nous mêmes ce sont justement ces réflexes de paresse et d’oisiveté maintenant le soi-même à l’état de germe. Ils sont donc absolument nécessaires à l’accomplissement de notre vraie nature, laquelle se situe dans la culture et la perfectibilité de notre statut d’être raisonnable et moral.
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